Élire Adam Sutler: la responsabilité morale collective dans «V for Vendetta»

Élire Adam Sutler: la responsabilité morale collective dans «V for Vendetta»

Soumis par Kevin Voyer le 06/07/2016
Institution: 
Catégories: Dystopie, Idéologie

 

Les formes de discrimination comme le racisme, l’islamophobie ou l’homophobie constituent un tort envers autrui. Comme le groupe discriminé est composé de personnes humaines qui méritent d’être traitées avec respect et dignité, il est moralement blâmable qu’une société encourage une telle discrimination par l’entremise de ses institutions. Or, les attitudes discriminatoires peuvent être répandues dans une société jusqu’à ce que ces attitudes soient adoptées par la majorité. Dans un système démocratique, un politicien peut se faire élire parce qu’il proclame des idées discriminatoires à un auditoire majoritaire réceptif à ses idées. C’est exactement ce qui s’est produit dans l’Angleterre dystopique du film V for Vendetta de James McTeigue (2005). Cette société a en effet élu le politicien fasciste Adam Sutler (John Hurt) et son parti Norsefire avec une majorité écrasante. Ce politicien a appuyé sa campagne sur des discours discriminatoires envers les Musulmans, les homosexuels, les immigrants ainsi que les «terroristes», c’est-à-dire tous les opposants à leurs idées fascistes.

L’exemple de Sutler n’est qu’un cas de figure d’une situation générale qui pose problème: dans une situation de vote démocratique menant à l’élection d’un politicien notoirement discriminatoire, qui est moralement responsable de cette faute? Dans le film, certains personnages jettent le blâme sur le politicien qui a véhiculé ses idées discriminatoires ou sur le parti qui le soutient. Cette position nous apparaît simpliste, car le politicien et son parti ne peuvent pas être élus dans une situation démocratique normale (nous supposons que le vote s’est fait en l’absence de toutes formes de menaces). Le processus démocratique doit faire son œuvre: pour qu’il soit élu, les membres de la société ayant le droit de voter doivent exercer librement leur droit de vote et choisir ce candidat parmi d’autres. L’élection de ce politicien actualise sa position discriminatoire dans une pratique institutionnelle, et c’est à ce moment que la situation devient problématique. Si les citoyens ne votaient pas pour ce politicien, sa position resterait marginale et inoffensive sur le plan institutionnel. Cependant, le vote pour un politicien discriminatoire notoire fonctionne comme une quantification institutionnelle des croyances discriminatoires, et ce, peu importent les motivations des citoyens qui ont voté (ou non) pour ledit politicien. La faute morale devient alors difficile à cerner, quoiqu’elle semble se situer du côté des membres de la société. Dans le film, le terroriste «V» (Hugo Weaving) semble d’ailleurs placer le blâme sur la population. Dans un message télévisé, il énonce que, si la population veut blâmer quelqu’un pour le régime de peur dans lequel elle est plongée, elle n’a qu’à «regarder dans un miroir».

Les votants anglais sont-ils moralement responsables de l’élection du fasciste Adam Sutler? S’ils sont responsables, le sont-ils de manière individuelle ou y a-t-il une dimension collective à leur responsabilité? Notre étude tentera d’élucider ces questions.

Tout d’abord, le philosophe Jan Narveson affirme que la responsabilité morale est seulement individuelle, et jamais collective. Selon lui, l’action collective peut (et devrait) être réduite aux individus.

And that is what is wrong with collective responsibility. Precisely because it will not reduce, it precludes you from getting at anybody – all you can do is wave flags and write poems. But in fact, it was this person’s grandfather who was brutally murdered by that soldier and his buddies, this other person’s sister who was raped and tossed down a well, these people over here who were herded into a gas chamber, by these particular soldiers. Only individual agents can do such things – this grandfather and that sister were not murdered by an irreducible entity. And neither was anyone else who was in any way harmed. But absent such harms, there is no genocide (Narveson: 185).

Le groupe apparaît alors comme une fiction utile plutôt que comme une entité dont il faudrait tenir compte. Dans le cas d’un génocide, par exemple, le crime est constitué d’une série d’actions individuelles condamnables qui, de par leur nombre et leur gravité, mènent à un génocide (Narveson: 184). Dans l’exemple qui nous intéresse, le crime «collectif» ne serait qu’une série de petits crimes individuels, à savoir chacun des votes pour le parti aux convictions moralement condamnables.

Il serait pertinent de nuancer la position individualiste radicale de Narveson avec celle de Lewis, qui laisse place à une certaine forme de devoir envers autrui. Lewis affirme lui aussi que les membres de la société agissent individuellement, mais il précise que les membres de la société ne sont pas isolés les uns des autres en ce qui a trait aux actes ayant des conséquences morales.

We may insist […] that no one can have proper interests of his own unless he has also interests in others, that we are “members of one another” even with regard to properly moral struggles in so far as the attainment or failure of one person is a matter of concern to his neighbours who are to that extent involved in his moral attainment or failure. No one lives in a vacuum, no one is, or should be, unaffected by the destinies of others. And where natural sympathies reach their limit, or where the welfare of one is opposed, as in many ways it may be, to the welfare of others, there yet remain our duties to further the wellbeing of others independently of any advantage to ourselves (Lewis: 17).

Cette conception individualiste un peu plus «inclusive» engendre d’ailleurs des conséquences sur le plan de la responsabilité morale d’un individu par rapport aux autres membres de la société: même si l’individu porte la responsabilité morale, il a tout de même un devoir envers autrui.

Although no one is “responsible for” others in the sense that he is answerable for the conduct of others, we are all extensively “responsible for” our fellows in the sense that we have duties towards them — most of our duties are of this sort. But all this may be fully allowed without affecting the principle that value belongs to the individual and that it is the individual who is the sole bearer of moral responsibility (Lewis: 17).

Bref, les membres d’une société agissent de manière individuelle, mais ils ont la responsabilité morale, par exemple, de ne pas voter pour un politicien ouvertement discriminatoire comme Adam Sutler. Le fait de voter pour ce politicien contreviendrait aux devoirs que chaque membre de la société a envers les autres membres de la société.

Cette conception «individualiste» de la responsabilité paraît pourtant faire fi de l’aspect intrinsèquement collectif de certains actes. Dans de nombreuses situations, nous croyons, à l’instar de Christopher Kutz, de Margaret Gilbert et de Tracy Isaacs, que les individus agissent avec l’intention de contribuer à un résultat collectif. Cette «action collective» est le résultat d’un groupe d’individus qui s’orientent autour d’un objectif commun (Kutz: 67; Isaacs: 23-51). Ce but commun (ou co-engagement) forme l’intention qui définit le groupe. Même si l’intention en tant que telle est individuelle et non vérifiable, il s’agit tout de même d’un engagement qui n’est plus personnel. Le co-engagement ne correspond alors pas à la somme des engagements personnels et distincts, mais véritablement à une décision commune (Gilbert: 901). Cette intention commune peut prendre différentes formes tout en demeurant collective.

Les co-engagements peuvent se rapporter à des objectifs très divers. En termes généraux, ils impliquent toujours que des parties s’engagent à X en tant que groupe. On peut imaginer de substituer à « X » différents contenus: intention, croyance, valeur, mépris, etc. Pour s’arrêter à l’un de ces exemples, que signifie l’intention de faire telle ou telle chose en tant que groupe? On peut le résumer à peu près en ces termes: il s’agit de constituer ensemble, autant que possible, un groupe singulier dont l’intention est d’accomplir la chose en question. […] Être partie prenante d’un co-engagement, c’est s’engager à agir de son mieux, en conjonction avec les autres, pour atteindre l’objectif visé. L’engagement, dans ce cas, n’est pas personnel au sens où nous l’avons défini plus haut (Gilbert: 901).

Il est important de noter que c’est le co-engagement qui fonde l’acte collectif (Gilbert: 905). Les membres du groupe n’ont pas à agir concrètement dans le sens de l’objectif commun. Ils doivent néanmoins avoir une connaissance minimale du but partagé. Il est donc possible qu’un groupe soit formé autour de l’intention de mépriser un ou plusieurs autres groupes. Dans le cas qui nous intéresse, des membres de la société anglaise votent pour un politicien dont le but est de mépriser les Musulmans, les homosexuels, les immigrants ainsi que les opposants au parti. Dans une telle situation, il semble y avoir une part de responsabilité morale à imputer au groupe.

Il est possible qu’ils portent néanmoins une part – relativement mineure – de responsabilité dans la faute collective. Par exemple, ils peuvent avoir délibérément contribué à élire un candidat dont le programme était moralement douteux, lui laissant ainsi le champ libre pour le mettre en application, avec ou sans leur aide. Dans La culpabilité allemande, une série de conférences destinées au public allemand et rédigées peu de temps après la Seconde Guerre mondiale, Karl Jaspers recense par exemple une série d’actes « indirects » qu’un individu pouvait se voir reprocher, même s’il n’avait pas directement pris part aux atrocités collectives (Gilbert: 908-909).

Bref, dans des circonstances où les individus performent une action collective, il est alors possible d’affirmer non pas que la somme d’individus a agi, mais plutôt que c’est le groupe qui a agi (Kutz: 67). Le groupe qui accomplit l’action collective est doté d’une intention collective, constituée d’une composante individuelle ainsi que d’une composante collective.

A participatory intention has two representational components, or sets of conditions of satisfaction: individual role and collective end. By individual role I mean the act an individual performs in order to foster a collective end; and by collective end I mean the object of a description that is constituted by or is a causal product of different individual’s acts. This is to say that individual participatory action aims at two goals: accomplishment of a primary individual task that contributes to a secondary collective achievement be it an activity or an outcome. The collective end might be a state of affairs whose realization depends upon several agents acting together [...] or it might be a social group with characteristic behavior or internal culture [...]. The defining characteristic of a participatory intention, then, lies in the form of relationship between individual act performed and the group act or outcome that rationalizes the part (Kutz: 81-82).

Il ressort de cette analyse qu’il faut à la fois tenir compte de la responsabilité individuelle et de la responsabilité collective. Afin de bien répondre à la problématique initiale, nous devrions donc être en mesure d’articuler les deux niveaux d’analyse avec leur part de responsabilité morale respective. Or, comment répartir la faute de manière adéquate?

Une réponse intuitive serait d’attribuer la faute au groupe en entier, car tous les membres votants sont également responsables de l’élection du politicien. Cette position, attribuable entre autres à Joel Feinberg, distribue de façon égale la responsabilité du groupe à travers la totalité de ses membres.

Sometimes we attribute liability to a whole group because of the contributory fault of each and every member. Group responsibility, so conceived, is simply the sum of all the individual responsibility. Since each individual is coresponsible for the harm in question, no one's responsibility is vicarious (Feinberg: 683).

Cette position est intéressante dans la mesure où elle tient compte de l’aspect égalitaire de chacun des votes. Or, il existe tout de même une ambiguïté concernant le concept de groupe. Fait-on référence à la totalité de la société, à la totalité des personnes ayant le droit de voter, aux personnes qui ont voté pour les partis représentés, aux personnes qui ont voté pour le parti fautif, etc.?

Pour notre analyse, nous croyons qu’il faut diviser les différents votes en catégories cohérentes. Dans la société anglaise de V for Vendetta, un premier groupe contient la totalité des personnes ayant exercé leur droit de vote, et ce, peu importent les allégeances politiques. Ce groupe général de votants correspond à un collectif orienté autour d’un but commun: celui de voter. Cet agent collectif ne contient pas tous les membres de la société. En effet, les personnes n’ayant pas le droit de voter (comme les enfants) ne peuvent pas être prises en considération dans l’analyse puisqu’elles ne font pas partie du processus démocratique. Il en va de même pour les électeurs qui n’ont pas exercé leur droit de vote. Quelle que soit la raison, un électeur qui n’a pas voté ne peut pas faire partie du groupe général de votants simplement parce qu’il n’a pas actualisé le co-engagement commun (l’intention collective de voter) qui fonde ce groupe.

Le groupe général de votants se divise en plusieurs sous-groupes qui représentent chacun la somme des électeurs ayant voté pour un parti donné. Ces sous-groupes sont eux aussi des collectifs orientés autour d’un objectif commun. Le but est toutefois différent d’un sous-groupe à l’autre, car l’intention commune est d’élire un politicien (ou un parti) donné. Dans une même élection, chacun des votes se retrouve dans un sous-groupe correspondant au politicien vers qui le vote est orienté. Par exemple, lors de l’élection du film, 87% des électeurs ont voté pour le Norsefire Party, 8% pour le Labour Party et 5% pour le Conservative Party, ce qui correspond aux trois sous-groupes composant le groupe général des votants.

Dans cette élection, le seul sous-groupe responsable du méfait collectif correspond à celui qui a voté pour Adam Sutler. Ce sous-groupe est doté d’une intention collective, à savoir élire ce politicien fasciste pour ses positions discriminatoires, et le collectif actualise cette intention par l’entremise d’une action volontaire: le vote. Cette action volontaire a un lien causal direct avec l’objectif moralement douteux puisqu’il constitue la condition nécessaire à l’élection de ce politicien aux idées discriminatoires. La responsabilité morale individuelle, quant à elle, revient à la contribution personnelle (le vote) dans la réalisation de l’objectif fautif (Isaacs: 120-121).

Il est toutefois moins manifeste que le sous-groupe fautif représente un agent épistémique par rapport au résultat escompté. Certains votants peuvent connaître les idées du politicien problématique et les endosser de manière absolue. La responsabilité de ces gens ne pose pas de difficulté. Mais qu’en est-il des personnes qui ont voté pour le politicien sans savoir qu’il était discriminatoire ou pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la discrimination? Dans une situation de processus démocratique, les motivations individuelles des électeurs ne sont pas vérifiables. Seul le vote l’est. Le vote agit comme l’actualisation des intentions publiques du politicien, et non de celles des électeurs individuels. Lorsqu’un votant se prononce pour un politicien, il lui donne son approbation, si bien qu’il doit endosser les positions du politicien pour qui il a voté, même s’il n’est pas totalement en accord avec lui. Il en va de même pour un votant qui ignore les croyances du politicien pour qui il a voté. Certains affirment que l’ignorance de pratiques moralement blâmables peut constituer une excuse adéquate, surtout quand cette ignorance est généralisée (Isaacs: 156-176). Dans un processus démocratique, nous ne croyons pas que l’ignorance constitue une excuse recevable. L’adhérence à la discrimination est certes plus blâmable que de voter pour un politicien discriminatoire sans le savoir. Or, le vote discriminatoire connaissant et le vote discriminatoire ignorant participent d’une façon égale à l’élection du politicien moralement blâmable, si bien que les votants ignorants peuvent être tenus moralement responsables de ne pas savoir.

En conclusion, nous avons vu que l’élection d’Adam Sutler pose problème d’un point de vue de la responsabilité morale. La faute morale ne semble pas se situer du côté du politicien seul. Au contraire, elle s’articule autour de deux niveaux d’analyse qui fonctionnent en symbiose: l’individuel et le collectif. Tous les individus qui ont voté pour le parti d’Adam Sutler partagent une part de responsabilité morale individuelle par leur contribution personnelle (leur vote) à cette élection blâmable. La faute morale de l’acte collectif revient toutefois au groupe de votants qui est fondé par l’intention commune d’élire ce politicien pour ses positions discriminatoires.

 

Bibliographie

FEINBERG, Joel. 1968. «Collective Responsibility.» Journal of Philosophy. Vol. 65, no 21, p.674-688.

GILBERT, Margaret. 2008. «La responsabilité collective et ses implications.» Revue française de science politique. Vol. 58, no 6, p.899-913.

ISAACS, Tracy. 2011. Moral Responsibility in Collective Contexts. Oxford: Oxford University Press, 204p.

KUTZ, Christopher. 2000. «Acting Together.» In Complicity: Ethics and Law for a Collective Age. Cambridge, New York: Cambridge University Press, p.66-112.

LEWIS, Hywel David. 1948. «Collective Responsibility.» Philosophy. Vol. 23, no 84, p.3-18.

MCTEIGUE, James. 2005. V for Vendetta. États-Unis, Grande-Bretagne et Allemagne: Warner Bros, 132 min.

NARVESON, Jan. 2002. «Collective Responsibility.» Journal of Ethics. Vol. 6, no 2, p.179-198.