Requiem pour la Beat Generation

Requiem pour la Beat Generation

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 06/11/2014

 

L’adaptation par Walter Salles du cultissime roman On the Road (2012) vient parachever un processus de recyclage culturel de la génération Beat, «rebootée» pour la génération (néo)hipster (le film lui-même semble, plus qu’une adaptation, le reboot d’une franchise imaginaire). Elle nous invite par là à nous replonger dans l’archéologie de la hipness qui transforma une poignée d’écrivains unis par une sorte de vœu profane de marginalité (dans la lignée de la bohème anti-bourgeoise étudiée par Bourdieu) en caricature, fétiche puis simple objet de consommation rétromane.

À l’origine, le paradoxe initial d’une “génération” qui n’en fut pas une, puis oui. S’il s’est conçu, sur le modèle de la Lost Generation qui le précédait, sur le modèle générationnel («I’ve seen the best minds of my generation destroyed by madness, starving hysterical naked, dragging themselves through the negro streets at dawn, looking for an angry fix”, selon le célèbre incipit du Howl de Ginsberg), le groupe «beat» «pouvait rentrer dans une salle à manger» selon le bon mot de Gary Snyder1. Il s’agissait d’un mélange hétéroclite d’individualités marginales et très disparates, non seulement du fait de leurs différentes origines (du prolétaire catholique franco-canadien de Lowell Jack Kerouac au riche dandy et junkie protestant de St Louis William Burroughs ou du délinquant juvénile du skid row de Denver Neal Cassady au Juif gai fils d’intellectuels du New Jersey Allen Ginsberg), mais par leur culte même de l’individualisme dans la lignée de la Bildung romantique. Ce culte les poussa vers des œuvres tout à fait idiosyncrasiques et distinctes quoique toutes «sauvages, indisciplinées, pures, venant des profondeurs, les plus folles le mieux», exprimant «des visions ineffables de l’individu»2.

Nul mieux que Kerouac pour présenter le mouvement initial tel qu’il le fit, déjà sur le mode élégiaque, dans la revue de l’establishment états-unien Esquire au moment même où s’effectuait sa récupération médiatique:

The Beat Generation, that was a vision that we had, John Clellon Holmes and I, and Allen Ginsberg in an even wilder way, in the late Forties, of a generation of crazy, illuminated hipsters suddenly rising and roaming America, serious, bumming and hitchhiking everywhere, ragged, beatific, beautiful in an ugly graceful new way—a vision gleaned from the way we had heard the word "beat" spoken on street corners on Times Square and in the Village, in other cities in the downtown city night of postwar America—beat, meaning down and out but full of intense conviction. (…) It never meant juvenile delinquents, it meant characters of a special spirituality who didn't gang up but were solitary Bartlebies staring out the dead wall window of our civilization -the subterraneans heroes who'd finally turned from the 'freedom' machine of the West and were taking drugs, digging bop, having flashes of insight, experiencing the 'derangement of the senses,' talking strange, being poor and glad, prophesying a new style for American culture, a new style (we thought), a new incantation...3

Par la suite le lien entre les bohèmes de Greenwich Village et les poètes de la San Francisco Renaissance (Gary Snyder, Lawrence Ferlinghetti, Michael McClure, etc) allait étendre le noyau initial pour former le dernier mouvement culturel occidental d’importance articulé autour du vieux médium littéraire, dont M. McLuhan dressait en ce moment même l’autopsie, et qui plus est autour de la poésie, déjà marquée, dans leur cas, par le poids d’autres médias de la culture populaire (notamment par le biais du jazz). Ce groupe de Outsiders (selon le terme alors employé par Howard Becker dans son étude sociologique homonyme de 1963) allait paradoxalement devenir l’emblème d’une tout autre génération, au sens massif cette fois-ci, celle des premiers Baby Boomers qui devenaient le groupe cible de la Teenager Revolution manufacturée par la culture de masse. Individualistes radicaux, les Beats allaient être récupérés par le Grand Récit de la collectivité dont ils s’étaient délibérément isolés.

Initialement les clochards célestes (oxymore compris dans la bivalence du terme «beat», à la fois «cassé» et «béat» selon l’appropriation que fit Kerouac du slang vernaculaire) constituèrent le négatif hégélien de la société de l’Abondance de l’ère Eisenhower (J. K. Galbraith analyse les contradictions de la «Affluent Society» en 1958, un an après la parution de On The Road). Il s’agit, pour ces jeunes nés dans la Grande Dépression et que la Deuxième Guerre a épargné pour les plonger dans l’angoisse de la Guerre froide qui lui succède, de rompre les ponts avec le «cauchemar climatisé» qu’est devenu l’Amérique telle que dénoncée par leur devancier, tout aussi marginal, de la Lost Generation Henry Miller en 19434. Ainsi, au moment où les États-Unis érigent le nouveau modèle de société de consommation, dominée par une culture de masse standardisée produite par les industries culturelles (dont les «Mad Men» de la révolution publicitaire de Madison Avenue), les Beats vont défendre la liberté absolue de l’individu, mise à mal par le triomphe de «l’Homme Organisationnel» (analysé par W.H. Whyte dans son ouvrage homonyme de 1956) au sein de la «Foule Solitaire» étudiée par D. Riesman (1950). De fait On the Road sera publié deux ans après son exact contraire, le bestseller de Sloan Wilson qui décortique la figure archétypale de L’Homme au complet gris (1955).

Plus spécifiquement, le culte de la liberté radicale («absolute personal freedom at all times» 5) prend tout un sens sur fond d’hystérie maccarthyste (Kerouac écrit son roman libertaire au cœur même de la chasse aux sorcières) dont elle constitue l’envers. La quête désespérée d’espaces de liberté «à l’intérieur du labyrinthe» selon l’expression de Diane di Prima6 est à lire à l’ombre de la stratégie de la peur installée par la Guerre froide, devenue un jeu de dupes asphyxiant entre totalitarisme et sociétés dirigées7. Ironiquement leur culte de la liberté coïncide avec la rhétorique du Monde Libre (Free World) sans cesse opposée par les institutions culturelles financées par la CIA au modèle du Big Brother soviétique. Cette ambiguïté se retrouve dans la dérive conservatrice de Kerouac, de plus en plus éloigné des mouvements contre-culturels des sixties. Les beats initiaux ne pourront, de fait, échapper au climat de malaise de ces années paranoïaques dont témoigne parfaitement l’œuvre de Burroughs, et l’ombre de l’existentialisme fauché et maudit des Films Noirs (et des romans qui les inspirèrent) de leur époque s’étend sur leur œuvre et sur leurs propres vies, souvent tragiques. Ce n’est pas un hasard si Junkie fut présenté comme un paperback hardboiled et si un climat de film noir flotte sur maint épisode de la vie beat (le meurtre de Kammerer par Lucien Carr, celui de sa compagne par Burroughs, la jeunesse délinquante de Cassady, etc.). Un même parfum de tragédie accompagnait les mythes populaires du malaise des Fifties, du «Rebelle sans Cause»  James Dean aux «Misfits» Montgomery Clift et Marylin Monroe du film élégiaque de John Huston. Ironiquement le film noir s’empara plus tard de la figure sensationnaliste du «beatnik» pour en faire un type du déviant criminel.

Le libertarisme des Beats les pousse au choix de la marginalité alors que triomphe le dogme du succès chiffré dans les termes d’un matérialisme absolu qui règne sans conteste. C’est ainsi qu’ils vont prôner la dérive (anticipant sur sa théorisation situationniste), voire la fuite (Kerouac parlera d’une «génération de furtifs»8, terme qui évoque irrémédiablement des classiques du Film Noir de l’époque tels que They Live By Night de Fritz Lang) alors que les banlieues s’étendent telle une métastase sur le territoire nord-américain. Contre le Grand Enfermement dans les «petites boîtes» de la Suburban Nation ils choisissent de prendre la Route. Contre la corruption du rêve démocratique américain jadis dénoncée par leur ancêtre Walt Whitman ils fuient les «ruines de la civilisation» (Le Déclin de l’Occident de Spengler fut une des lectures de choix de ces jeunes qui se reconnaissaient dans la figure du Fellahin9) pour refonder le mythe de la Frontière, fut-ce dans les traces mêmes de sa disparition.

Cette volonté nietzschéenne d’émancipation les voue à l’hétérodoxie, fût-elle raciale et sexuelle, au moment où triomphe la «manufacture du consensus» théorisée par les ingénieurs sociaux de la nouvelle technocratie. D’où la fascination pour toutes les altérités des laissés-pour-compte de l’Amérique, des clochards de la Dépression jadis chantés par Woody Guthrie aux petits délinquants et «hustlers» gravitant autour de la jungle des villes. La tradition du fantastique social cher à Cendrars, Carco ou MacOrlan est ici transformée par le biais de Céline et de Henry Miller qui l’acclimata à «l’âge du roman américain» (C. E. Magny), mais aussi par le culte du All American Outlaw.

Ce sont surtout les Noirs qui cristallisent le rêve de devenir autre de ces jeunes Blancs écoeurés par la marchandisation de leur propre culture. «Je veux être un Noir» écrira Kerouac dans une vision romantique ironiquement ethnocentrique où le Noir devient le pur rêve d’émancipation primitiviste du Blanc, le remède fantasmé de son malaise. C’est notamment à travers le culte du jazz, alors en pleine révolution Bebop (le lien entre les deux groupes, beat et bebop, sera sans cesse affirmé par la critique10), que les Beats aspirent à une refonte intégrale de l’esthétique et l’identité. Sur les traces des longues lettres de Cassady dont l’automatisme imbibé de jazz produit un nouvel effet de stream-of-consciousness, Kerouac aspirera dans ses phrases interminables à retrouver l’âme des solos de saxo de Charlie Parker11. Mais dans ces temps de lutte des droits civils vers la déségrégation, l’idéalisation faite par ces autoproclamés «Nègres Blancs» (N. Mailer, 1957) est condamnée à méconnaître le vrai sens du malaise des artistes afro-américains12. Ironiquement lorsque la sous-culture juvénile des Beatniks se définira par un uniforme tribal elle reprendra point par point les bérets, les barbichettes, les sandales, les lunettes fumées et les bongos des bebopers, les dépouillant de l’hermétisme résistant de leur semiosis initiale13.

Confrontés aux traumatismes d’une guerre marquée par les dérives affolantes de la rationalisation industrielle, d’Auschwitz à Hiroshima, les Beats vont chercher des échappatoires à ce qu’ils conçoivent comme une faillite de la Raison14. Ils renoncent alors à la fausse lucidité de la raison instrumentalisée qui marque la révolution managériale des Fifties au profit de la quête de la Révélation, unissant spiritualité et psychotropes. Héritiers de la révolte romantique contre le «désenchantement du monde» (Max Weber), ils sont en quête de réenchantements d’un monde entièrement sécularisé, dominé par le culte réducteur des choses. Comme leurs devanciers romantiques américains dont ils s’inspirent (notamment de leurs avatars états-uniens de Emerson à Whitman) ils sont à la fois en quête d’Ailleurs (de la réinvention de la mystique coloniale de l’Aventure à la redécouverte de l’Orient) et de la transsubstantiation du monde présent, pris dans toute sa «basse matérialité» bataillienne, en perpétuelle épiphanie ou, selon la terminologie zen qu’ils préféraient au franciscanisme, en un parfait satori. C’est là où les drogues deviennent, comme pour les romantiques, un parfait adjuvant, de la marijuana des premiers temps à l’héroïne du «Portrait de l’Artiste en Jeune Junkie»  qu’est le premier opus de Burroughs (1953) ou le LSD distribué par Cassady avec les Merry Pranksters lors d’un autre voyage «sur une autre route», celle du Electric Kool-Aid Acid Test narré par Tom Wolfe (1968). Encore une fois les Beats font figure de transition, entre la poétique romantique de l’exploration hallucinatoire à une poétique de la dépendance qui, de Burroughs à son propre fils (l’auteur regretté de Speed, 1970) ou Irvine Welsh, domine l’imaginaire désenchanté des stupéfiants contemporains.

Une même complexité régira le rêve de révolution sexuelle Beat, oscillant entre affirmation décomplexée d’une polysexualité transgressive (Cassady), revendication du droit à l’homosexualité, encore hantée par la criminalisation qui en même temps la pare d’un aura initiatique (Ginsberg) et la voue à l’abjection (Burroughs) ou enfin affirmation d’une dérive libidinale aux frontières confuses dans le cas de Kerouac, dont l’ambiguë mystique de la virilité coïncide avec l’apothéose du bachelor en feu des Men’s Magazines tels que Playboy15. Mais plutôt qu’annoncer l’euphorie perpétuelle de notre impératif de jouissance contemporain qui se veut déproblématisé et hygiénique (plus proche en cela d’une domestication de la thérapeutique hippie), la volonté inquiète des Beats de trouver une Révélation par le sexe (ou, en termes foucaultiens, une autre vérité du dispositif de sexualité, fut-elle comme chez Burroughs celle du «Ugly Spirit» du Contrôle), ainsi que les limites accordées à leurs existences par le puritanisme exacerbé de l’après-guerre, complexifiait, bien malgré eux, leur idéal émancipateur d’un amour libre sans frontières. C’est ainsi que les femmes resteront «Off The Road» selon le titre acerbe des mémoires de la deuxième femme de Cassady, Carolyn (1990), frontière centrale qui, comme dans le cas de la mystique primitiviste, minait le rêve de libération intégrale par le nomadisme sexuel.

Par une ultime ironie, le Système duquel ils avaient si activement cherché à fuir les rattrapa. S’ils furent d’abord censurés (le Festin Nu de Burroughs, Howl de Ginsberg), voire autocensurés (le rouleau original de Sur la Route, beaucoup plus explicite en ce qui concerne la sexualité), les beats furent, dès qu’ils eurent un écho médiatique, caricaturisés. Rebaptisés de façon méprisante en «beatniks» par un chroniqueur malveillant16 (il s’agissait, par le suffixe qui évoquait le Sputnik soviétique, de conspuer le mouvement en le rapprochant de la menace communiste), ils furent métamorphosés en un véritable patchwork qui les réduisit à une simple image, selon l’impératif visuel de la nouvelle société iconique analysée par D. Boorstin dans son étude classique (The ImageA Guide to Pseudo-events in America, 1961)17. Enfin, selon un processus classique, cette iconisation devint une véritable image de marque applicable à la machinerie de la consommation:

People wanted the quick thing, language reduced to slogans, ideas flashed like advertisements, never quite sinking in before the next one came alongBeat Generation" sold books, sold black turtleneck sweaters and bongos, berets and dark glasses, sold a way of life that seemed like dangerous fun—thus to be either condemned or imitated”, écrit Joyce Johnson, une des femmes beat “hors la Route”, “Suburban couples could have beatnik parties on Saturday nights and drink too much and fondle each other’s wives.18

Ainsi, sur les pas de Life Magazine, Atlantic Records se présentait comme «le label en phase avec la BEAT génération» et Playboy publiait un article qui proclamait à tue-tête: «join the beat generation! Buy a beat generation tiesclap! A beat generation sweatshirt! A beat generation ring!»19. On assistait par là à la naissance du «hip consumerism» étudié par Thomas Frank dans The Conquest of Cool (1997):

In the late 1950s and early 1960s, leaders of the advertising and menswear businesses developed a critique of their own industries, of over-organization and creative dullness, that had much in common with the critique of mass society which gave rise to the counterculture. Like the young insurgents, people in more advanced reaches of the American corporate world deplored conformity, distrusted routine, and encouraged resistance to established power. They welcomed the youth-led cultural revolution not because they were secretly planning to subvert it or even because they believed it would allow them to tap a gigantic youth market (although this was, of course, a factor), but because they perceived in it a comrade in their own struggles to revitalize American business and the consumer order generally. If American capitalism can be said to have spent the 1950s dealing in conformity and consumer fakery, during the decade that followed, it would offer the public authenticity, individuality, difference, and rebellion.20

Ces «Beatnicks» qui faisaient vendre furent inévitablement fictionnalisés dans quantité de productions d’exploitation, notamment des films tels que The Beat Generation (1959) ou The Beatniks (1960) où ils devenaient soit des poseurs lunatiques masquant leurs bas instincts dans un jargon incompréhensible et affecté (c’est là un des stéréotypes récurrents de l’anti-intellectualisme états-unien) soit carrément des dangereux criminels sur le modèle des films de délinquance juvénile (les deux stéréotypes allant le plus souvent de pair comme le montre l’artiste psychopathe du classique psychotronique de Roger Corman A Bucket of Blood, 1959). Ces caricatures contribuèrent, selon le même processus médiatique de bivalence, à la diffusion de leur modèle et finirent par avoir un accent sympathique même dans des cartoons tels que Cool Cat, Top Cat ou Scooby Doo (Shaggy, et oui, est un croisement entre le beatnick et le hippie). Logiquement, on assista alors à la création d’une éphémère sous-culture juvénile qui voulait rejouer le fantasme médiatique dans des bars tels que le San Remo de Greenwich Village.

Parallèlement la diffusion de l’œuvre et l’esprit beat dans la bouillonnante contre-culture des sixties nourrissait l’éclosion du hippisme (auquel Ginsberg et Cassady seront associés, mais que Kerouac, dépité dans sa croissante isolation, méprisera) et la transition du folk politique au rock’n’roll transgresseur, inspirant autant Dylan que Jim Morrison. Alors que les signes d’identité beat se diluaient dans la généralisation festive de la triade «sex, drugs & rock’n’roll» les pionniers restaient hantés par leurs démons intérieurs, voire disparaissaient de façon tragique dans l’oubli, tel Cassady mort toxicomane à 41 ans sur une voie de chemin de fer mexicain, Kerouac alcoolique et solitaire à 47, légende vivante qui n’attira que 300 personnes à ses funérailles21. Assimilé à la révolution des baby-boomers, l’esprit original de la beat génération ne pourra que muter, avant de se voir, comme le rock ou le hippisme, entièrement récupéré par le Système qu’il s’agissait de fuir, de combattre ou de, littéralement, «baiser». Au bout de ce processus étudié dans La Révolte Consommée de Joseph Heath et Andrew Potter (2004), le rêve beat est devenu un simple «supplément d’âme» de notre société de consommation, avec son culte banalisé des escapades sexuelles, du tourisme backpacker, des drogues récréationnelles et des spiritualités New Age (voire du simple «trip artiste» des jeunes –et moins jeunes- bobos). C’est ainsi que Nike embaucha Burroughs pour une de leurs publicités et Gap intégra Kerouac dans son panthéon des Outsiders glorieux et tragiques James Dean, Miles Davis et Chet Baker.

Parfaitement intégré dans le fonctionnement du «cauchemar (nouvellement) climatisé», le mouvement nostalgique postmoderne s’empare des beats comme une énième perte de l’innocence première de l’Amérique. Le film sur la lettre de Neal Cassady The Last Time I Committed Suicide (1997) ou celui qui trace les circonstances de la célèbre performance de Howl (2010) en témoignent, mais aussi l’œuvre complémentaire d’une sorte de compagnon de route inavoué, Revolutionary Road (roman de Richard Yates de 1962 tourné en 2008) ou d’un précurseur tel que John Fante (son Ask The Dust, de 1939 fut adapté en 2006). Cette tendance s’inscrit dans la vague majeure d’historicisation nostalgique du passé Américain, devenu pur fétiche dans l’accumulation de Americana (où l’Amérique devient, de façon exemplairement baudrillardienne, un pur signe d’elle-même) qui informe des films aussi divers que The Gangster Squad, My Week With Marylin, The Master ou bientôt le remake de Gatsby le Magnifique. Ils témoignent tous d’une véritable mélancolie du contemporain, au sens freudien: une nostalgie de ce qui n’a en fait jamais été, renforcée par le fait même que la majorité des spectateurs n’ont pu connaître ces époques devenues pour eux pur fantasme filtré par la doxa de l’infotainment.

On retrouve là la catégorie du «nostalgia film» analysé dans les années reaganiennes par Fredric Jameson comme symptôme central de la postmodernité. Plus encore, la «beat-manie» contemporaine nous plonge, comme le firent les films nostalgiques des eighties (Back to the FuturePeggy Sue Got MarriedRumble FishAngel Heart, voire Blue Velvet) dans une fantasmatique régressive des fifties: “for Americans at least, the 1950s remain the privileged lost object of desire – not merely the stability and prosperity of a pax Americana, but also the first naïve innocence of the countercultural impulses of early rock and roll and youth gangs.”22. Pris dans un “faux réalisme”, le film de nostalgie ne peut restituer le passé dans sa totalité vécue selon le rêve de l’historiographie moderne et est voué à réinventer «le feeling et le contour des objets d’art caractéristiques des périodes passées» en ayant recours à une série de stéréotypes par lesquels «l’histoire de l’art déplace l’histoire réelle», devenant des représentations de représentations23. Cette boucle métaréférentielle qui efface l’historicité en une «cannibalisation hasardeuse de tous les styles du passé par le jeu de l’allusion»24 rend compte pour Jameson de la «schizophrénie culturelle» de la postmodernité qui ne peut, atteinte d’une véritable «amnésie historique» que se diluer dans un flot discontinu de présents perpétuels.

Cette «nostalgie pour le présent» de la postmodernité est poussée à son comble dans la rétromanie hypermoderne analysée par Simon Reynolds dans son «classique instantané» Rétromania. Comment la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur (2012) et dont le hipstérisme constitue le point d’aboutissement. Le paradoxe apparent de ce mouvement qui se veut le dernier mot dans la hipness tout en recyclant jusqu’à son nom même du passé, ne pouvait que chercher dans le passé beat une sorte d’illusion rétrospective. C’est ce processus qui informe la relecture néo-hipstériste que fait Walter Salles du classique de Kerouac dans son adaptation placée tout entière sous le signe de la nostalgie à l’aune des publicités de American Apparel dont on croirait voir par moments des simples expansions (la persona médiatique de Kristen Stewart y étant pour beaucoup, vouée à une langueur qui en fait une parfaite «beauté d’époque» toute en consomption comme les muses préraphaélites qu’à bien des égards elle évoque). Incapable de restituer la tension du style qui articule, au croisement improbable de Céline et de Thomas Wolfe, la prose frénétique de Kerouac, le film devient une systématique mise à plat d’une écriture où il ne reste, outre la relative banalité de la «fable» au sens formaliste, que le spectacle solipsiste d’une époque se mirant au «Miroir de l’Histoire» (comme on disait à la Renaissance) en y épanchant son anémie.

Basé sur le modèle du biopic téléologique et triomphaliste (il s’agit avant tout de raconter la genèse de l’Œuvre, alchimie prévisible de toutes les scènes données à voir pendant le film) bien plus que sur la dynamique de la dérive, le film de Salles devient étrangement moralisateur (ou devrait-on dire politically correct?). Le renoncement à Moriarty, devenu un troublion à mi-chemin entre le springbreaker et le cas social, est ici montré non seulement comme l’avènement à la productivité de l’œuvre (qui transforme ces existences ratées en objet esthétique et quasi rituel), mais comme la normalisation du héros, enfin soumis au charme de la Good Girl (qui l’attend dans une voiture, domestication ultime du véhicule de leurs fuites précédentes) et délivré d’un désir homoérotique qui n’ose dire son nom. Toute la catabase entre épique et picaresque (les deux étant inévitablement liés dans la figure de l’Homo Viator moderne) de Sal Paradise et son Virgile fêlé devient alors un simple rite de passage, celui, rituellement répété par le cinéma hollywoodien, qui va de l’immaturité à une sorte de conformité enrichie des déviances passées.

Mais si l’adaptation se révèle si décevante c’est, au-delà de l’incapacité de traduire une magie incantatoire qui tient avant tout à l’écriture et d’une nostalgie qui évacue l’énergie d’une œuvre toute en dépense (au sens bataillien), parce que nous savons désormais que nous sommes parvenus à la Fin de la Route Américaine comme nous le montrait Cormac MacCarthy dans son élégie dystopique The Road. Ce n’est pas un hasard si l’adaptation de cette dernière par John Hillcoat réussissait, bien que sans génie, là où le très talentueux Walter Salles ne pouvait que faillir. La mélancolie chronique qui domine le film de Salles, travail d’un deuil impossible, aux antipodes de l’énergétisme bebop du roman, est alors moins le signe d’un échec sur le plan de la poétique de l’adaptation que d’une véritable aporie collective dont le phénomène hipster n’est qu’un symptôme.

Banalisé jusqu’à l’exténuation dans les publicités et les fictions de la nostalgie néo-hipstérique, le rêve beat ne serait plus que l’ombre de sa transgression première si ce n’était pour la force encore vibrante de textes tels que Howl, le Festin Nu ou l’inoubliable Sur la Route, véritable invitation au voyage dont nul lecteur de bonne foi  ne peut, encore, sortir inchangé.

We think of Jack Kerouac.

 

Bibliographie citée

Amiri Baraka [LeRoi Jones], Blues People: Negro Music in White America, New York, William Morrow, 1963

Ann Charters, The Portable Beat Reader, Penguin Classics, 2003

Diane Di Prima, Recollections of My Life as a Woman, NY, Viking, 2001

Michael J. Dittman, Masterpieces of Beat Literature, Greenwood Press, 2007

Thomas Frank, The Conquest of Cool: Business Culture, Counterculture, and the Rise of Hip Consumerism, University of Chicago Press, 1998

Fredric Jameson, “Postmodernism, or the Cultural Logic of Late Capitalism.” New Left Review. Number 146, 1984

“Postmodernism and Consumer Society.” Postmodern Culture. Hal Foster (Ed.). London: Pluto, 1985

"Nostalgia for the Present" The South Atlantic Quarterly, 88(2), 1989: 517- 537

Joyce Johnson, Minor Characters, Houghton Mifflin, 1987.

John Leland, Hip: The History, Harper, NY, 2005

Henry Miller, The Air-Conditioned Nightmare, New Directions, 1945

Gerald Nicosia, Memory Babe: A Critical Biography of Jack Kerouac, NY, Grove, 1983

George Plimpton (éd), Beat Writers At Work: The Paris Review, NY, Modern Library, 1999

John Tytell, Naked Angels: The Lives & Literature of the Beat Generation, McGraw-Hill, 1976

 
  • 1. M. J. Dittman, 2007, 4
  • 2.Wild, undisciplined, pure, coming in from under, crazier the better (…) releasing unspeakable visions of the individual”, Kerouac, cit in J. Tytell, 1976, 143
  • 3. J. Kerouac, “Aftermath: The Philosophy of the Beat Generation”, Esquire Magazine 3/1958. Dans cet article essentiel l’auteur évoque une certaine analogie avec le mouvement existentialiste «de Sartre et Genet».
  • 4.We are accustomed to think of ourselves as an emancipated people; we say that we are democratic, liberty-loving, free of prejudices and hatreds. This is the melting-pot, the seat of a great human experiment. Beautiful words, full of noble, idealistic sentiment. Actually we are a vulgar, pushing mob whose passions are easily mobilized by demagogues, newspaper men, religious quacks, agitators and such like. To call this a society of free peoples is blasphemous.(…) The land of opportunity has become the land of senseless sweat and struggle. The goal of all our striving has long been forgotten” (H. Miller, 1945, 20)”
  • 5. C’est la déclaration d’intentions que le jeune Kerouac donna au psychiatre de la Marine qui l’examinait après une série d’actes de rébellion, avant d’être diagnostiqué comme personnalité schizoïde (G. Nicosia, 1983, 104).
  • 6.Anything that took us outside –that gave us the dimensions of the box we were caught in, an aerial view, as it were –showed us the exact arrangement of the maze we were walking, was a blessing. A small satori. Because we knew we were caught…” (D. Di Prima, 2001, 203).
  • 7.The Cold War is the imposition of a vast mental barrier on everybody, a vast antinatural psyche. A hardening, a shutting off of the perception of desire and tenderness (…). Fear. Fear of total feeling, really, total being is what it is”, explique Ginsberg à la Paris Review (G. Plimpton, 1999, 58). Mais c’est sans doute William Burroughs qui, au sein des Beats, tire les conclusions les plus radicales de la Guerre froide, transfigurée en une série de «parano-fictions» autour de l’idée du Contrôle.
  • 8.It’s a sort of furtiveness”, [Kerouac] said. “Like we were a generation of furtives. You know, with an inner knowledge there’s no use flaunting on that level, the level of the “public”, a kind of beatness –I mean, being right down to it, to ourselves, because we all really know where we are –and a weariness with all the forms, all the conventions of the world… It’s something like that. So I guess you might say we’re a beat generation” and he laughed a conspiratorial, the Shadow-knows kind of laugh at his own words” (J. Clellon Holmes, in G. Nicosia, 1983, 252).
  • 9.Burroughs’s addicts, Kerouac’s mobile young voyeurs, my own Negroes, are literally not included in the mainstream of American life. There characters are people whom Spengler called Fellaheen, people living on the ruins of a civilization” (A. Baraka, cit in A. Charters, 2003, 339)
  • 10.Coming together in the same years as the bop musicians, the writers formed a parallel subculture that was just as self-mythologizing, exploratory and defiantly young, refusing the era’s most insistent demand: that they grow up and out of such curiosities. Both groups made exile a lifestyle choice” (J. Leland, 2005, 137)
  • 11.Yes, jazz and bop, in a sense of a, say, a tenor man drawing a breath and blowing a phrase on his saxophone, till he runs out of breath, and when he does, his sentence, his statement’s been made… That’s how I therefore separate my sentences, a breath separation of the mind… Then there’s the raciness and freedom and humor of jazz instead of all that dreary analysis” (J. Kerouac, cit in G. Plimpton, 1999, 116)
  • 12.The Beats made a fetish of black disenfranchisement. The white negro, whether in Kerouac’s sense or Mailer’s, aspired to a life unburdened by aspiration –to be, as Sal Paradise dreams, “anything but what I was so drearily, a “white man” disillusioned… wishing I could exchange worlds with the happy, true-hearted Negroes of America”. Those African Americans who would have exchanged their “happy” poverty for the opportunities the Beats were so eager to renounce were unrecognized in Kerouac’s cosmos” (J. Leland, 2005, 151).
  • 13. "The goatee, beret, and window-pane glasses were no accidents; they were, in the oblique significance that social history demands, as usefully symbolic as had been the Hebrew nomenclature of the spirituals (...). They pointed toward a way of thinking, and emotional and psychological resolution of some not so obscure social need or attitude. It was the beginning of the Negro’s fluency with some of the canons of formal Western nonconformity, which was an easy emotional analogy to the three hundred years of unintentional nonconformity his color constantly reaffirmed" (A. Baraka, 1963, 201).
  • 14.The burden of my generation was the knowledge that something rational had caused all this (the feeling that something had gotten dreadfully, Dangerously out of hand...) and that nothing rational could end it” (John Clellon Holmes, cit in A. Charters, 2003, 4)
  • 15. Sans aller jusqu’à faire comme Ellis Amburn de l’homosexualité la clé de «la vie secrète de Kerouac» (Subterranean Kerouac, 1998) force est de constater avec un biographe beaucoup plus impartial que, bien que l’auteur se soit toujours distancié des goûts des «big old fags» dont il aimait s’entourer (Nicosia, 493), insistant sur le fait que «le sexe gai n’était pas son truc ”(id, 142), ses amis intimes ont souvent témoigné de «sa participation dans des parties interminables de sexe avec des hommes et des femmes» (id, 102) et il a dû «lutter toute sa vie contre la stigmatisation queer» (id, 154). Son profond malaise envers cette question, dont témoigne sa correspondance avec Ginsberg, est une des tensions qui traverse en filigrane le bromance angélique de On The Road.
  • 16. Herb Caen, San Francisco Chronicle, Avril 2, 1958. Ginsberg réagit de suite à cette manipulation par les industries culturelles en dénonçant la création de ce “sale mot beatnik” sur le New York Times: "If beatniks and not illuminated Beat poets overrun this country, they will have been created not by Kerouac but by industries of mass communication which continue to brainwash man."
  • 17.What came out in the media: from newspapers, magazines, TV, and the movies, was a product of the stereotypes of the 30s and 40s —though garbled— of a cross between a 1920s Greenwich Village bohemian artist and a Bop musician, whose visual image was completed by mixing in Daliesque paintings, a beret, a Vandyck beard, a turtleneck sweater, a pair of sandals, and set of bongo drums. A few authentic elements were added to the collective image: poets reading their poems, for example, but even this was made unintelligible by making all of the poets speak in some kind of phony Bop idiom” (Lee Streiff, The Beat Vortex)
  • 18. J. Johnson, 1987, 187
  • 19. J. Leland, 2005, 164
  • 20. T. Frank, 1998, 9
  • 21. Ironiquement Kerouac avait déjà évoqué la disparition trafique du mouvement Beat dans son article pour Esquire précédemment cité: “In actuality there was only a handful of real hip swinging cats and what there was vanished mightily swiftly during the Korean War when (and after) a sinister new kind of efficiency appeared in America, maybe it was the result of the universalization of Television and nothing else (the Polite Total Police Control of Dragnet's 'peace' officers) but the beat characters after 1950 vanished into jails and madhouses, or were shamed into silent conformity, the generation itself was shortlived and small in number” (“Aftermath: The Philosophy of the Beat Generation”, Esquire Magazine 3/1958)
  • 22. F. Jameson, 1984, 67
  • 23. F. Jameson, 1985, 116
  • 24. F. Jameson, 1984, 65-66