Carnavalesque et ironie dilbertienne, regard sur la production de Scott Adams

Carnavalesque et ironie dilbertienne, regard sur la production de Scott Adams

Soumis par Simon Lemieux-Huard le 10/11/2015
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Laurence J. Peter et Raymond Hull publiaient en 1969 The Peter Principle, un essai qui, selon ses auteurs, jetait les bases d’«une nouvelle science, "la hiérarchologie", ou étude des hiérarchies.» (Peter et Hull, 1970: 23) Dans cet essai plutôt ludique malgré sa prétention scientifique on retrouvait des thèses qui opéraient un certain détournement de la façon classique de concevoir les hiérarchies. Par exemple, pour les auteurs «la hiérarchologie démontre clairement que rien n’échoue comme la réussite […] et que rien ne réussit comme l’échec.» (Peter et Hull, 1970: 65) Sans que l’essai de Hull et Peter ne vise spécifiquement les gens les plus hauts gradés du monde du travail, il cherche à déconstruire l’idée que les grades valent le niveau de compétence qu’ils sous-entendent. Au contraire, montrent-ils, plus le travailleur évolue dans la pyramide hiérarchique, plus il risque d’atteindre son niveau d’incompétence. Aussi, nous remarquons dans les productions culturelles contemporaines une tendance à mettre en scène des exemples similaires à ceux donnés par Peter pour représenter le monde du travail et de l’incompétence. Vu la profusion d’un tel type de production, on a donné le nom d’office comedy aux fictions qui s’occupent de représenter le travail et ses hiérarchies de façon à s’en moquer. C’est tout le travail de Scott Adams que de participer à ce microgenre de la fiction. D’abord bédéiste, Adams a diversifié sa pratique en publiant plusieurs essais humoristiques ainsi qu’une série-télé animée, coréalisée avec Larry Charles, dont la durée fut de deux saisons. Adams considère être bien placé pour parler de l’expérience bureaucratique, ayant travaillé 17 ans dans un cubicule (Adams, 1996: 4), et son œuvre n’a pratiquement jamais dévié de l’univers de Dilbert, créé à la fin des années 1980. Dans le but de comprendre la nature de la critique d’Adams ainsi que sa portée, nous nous intéresserons ici à deux objets spécifiques de sa production: la série télévisée Dilbert mentionnée plus haut (1999-2000) et un essai intitulé Dogbert’s top secret management handbook (1995) qui met en scène les conseils satiriques d’un personnage de l’univers d’Adams envers les futurs cadres d’entreprise. Nous verrons d’abord plus largement l’univers d’Adams à travers la série et comment elle œuvre surtout grâce au concept d’inversion carnavalesque tel que théorisé par Mikhaïl Bakhtine et comment cela s’articule avec une critique de la bureaucratie et du travail. À partir de cette vision spécifique que nous offre la série télévisée, nous tenterons de voir comment fonctionne la réception de ce message en lien avec son propre médium. La notion d’ironie sera reprise pour l’étude de l’essai dont la position énonciatrice relève d’un lien complexe avec celle d’auteur implicite et d’(un)reliability théorisée par Wayne Booth. Une œuvre ironique comme celle d’Adams ne manque pas d’être interprétée de plusieurs façons et entretient certes des ambiguïtés axiologiques confondantes.

 

Carnaval et inversion, brisure temporaire de la hiérarchie

La série réalisée par Scott Adams et Larry Charles entre 1999 et 2000 se base sur un univers fictionnel préexistant. L’univers de Dilbert qui avait déjà commencé à être étudié à l’époque était bien connu par le biais des comic-strips qui paraissent dans plusieurs journaux américains de l’époque. Mais la série télé, dans sa structure, comporte des différences fondamentales avec sa version imprimée. La temporalité fixe, mais plus longue d’un épisode (21 minutes) force Adams à explorer plus en profondeur certaines thématiques tout en respectant une certaine unité de son propos. Aussi, il doit se plier à une structure itérative schématique caractéristique du récit sériel.

Dans ce schéma classique, un élément vient perturber le statu quo que Dilbert, héros rationnel de l’émission tentera de rétablir avec succès pour retourner à son monde prosaïque. Dans le cadre de l’univers désenchanté de Scott Adams, cela n’est pas sans signification. Larry Charles explique, dans le matériel supplémentaire de l’édition DVD de la série, qu’il voit l’univers de Dilbert comme une opposition entre «l’homme logique et le monde illogique.» (Making Dilbert Work, 1999) Il y a bien sûr quelque chose de kafkaïen dans l’univers de Scott Adams. Dilbert, ingénieur pour une grosse compagnie dont personne ne sait vraiment ce qu’elle produit, est sans arrêt confronté à des situations absurdes et des décisions prises sans raison ni logique qui affectent sa vie professionnelle. Or, ce personnage est complètement aliéné par son travail et malgré sa lucidité quant à l’incompétence qui l’entoure, il demeure passionné par l’ingénierie et reste toujours à son poste, dans son cubicule. Cette situation sans issue se répercute dans la structure de la série en ceci que les situations perturbatrices de Dilbert sont le plus souvent caractérisées par l’introduction d’un moment carnavalesque entre deux moments d’aliénation par l’ordre hiérarchique. Selon la lecture du concept bakhtinien de carnavalesque par Renate Lachmann, Raoul Eshelman et Marc Davis, «[the] provocative, mirthful inversion of prevailing institutions and their hierarchy as staged in the carnival offers as a permanent alternative to official culture even if it ultimately leaves everything as it was before.» (Lachmann et al., 1988-1989: 125) Nous trouvons dans plusieurs épisodes de Dilbert des inversions de nature semblables qui malgré qu’elles soient cadrées par un retour à l’oppression, établissent un dialogue de nature subversive avec la culture dominante, soit celle du management et du capitalisme. La notion de communication revient dans l’essai mentionné plus haut: «For Bakhtine […], carnival culture does communicate with this official culture in its concrete textual and corporeal rituals, even though this communication takes place through inversion and negation.» (128) Le carnavalesque passe donc par le travestissement des codes dominants.

Dans l’épisode intitulé «The Knack» (Charles et Adams: 1999), Dilbert, pour avoir bu dans la tasse de son manager, perd le «knack», maladie propre à l’ingénieur qui lui confère un sens de l’intuition hors du commun en ce qui concerne la technique et l’informatique. Résulte de cette perte du «knack» une erreur monumentale du personnage, qui, chargé par son manager de polluer l’espace en y posant une affiche publicitaire de la taille de la Nouvelle-Zélande, détraque tous les satellites de la terre interrompant ainsi toute technologie. Par la faute de Dilbert et, par extension, du projet absurde dont il était responsable, le monde retombe littéralement au Moyen âge. Un joyeux chaos s’organise alors autour des gens qui revêtent des costumes et se baignent dans la boue en chantant. Dans l’entreprise où Dilbert travaille, plus personne ne veut occuper son poste. Alors que Dilbert tente de raisonner Wally afin de faire en sorte que tout retourne à la normale, ce dernier lui rétorque: «Oh forget it, stop being a stick in the mud, everybody is having a great time: no more multitasking, no more fax modems, e-mail, voice-mail, videoconferencing, teleconferencing [etc.]» Mis à part Dilbert qui cherche à pouvoir retourner travailler, tous s’amusent. Il s’agit apparemment pour eux d’un retour à l’ordre naturel des choses: «We’re celebrating the return to simpler times. With technology out we are free to enjoy our true nature, release the animal within and let it live wild and untamed.» Dans cette atmosphère de fête, de corporalité et de chaos, les hiérarchies sont rétablies telles qu’elles devraient l’être dans un monde logique: le patron est transformé en bouffon, en troubadour, et chante des poèmes dont le langage énigmatique, celui de la langue de bois des gestionnaires, est pris dans son sens réel, c’est-à-dire comme une chaîne de mots complètement vides de sens. Nous avons déjà mentionné que Dilbert était un personnage dont la logique se heurtait au monde illogique. Or, il apparaît ici que lorsque le monde devient logique, reprend une forme sensée et Dilbert cherche le retour à l’aliénation. Cela fait partie de la complexité du personnage: le travail, aussi absurde peut-il devenir, est le seul cadre qui permet l’assouvissement de son désir créatif. Dilbert, dans l’épisode «The Trial», où il retrouve en prison les conditions idéales à la création, comme dans «The Competition» où, après avoir été pour un bref moment employé dans une firme qui n’exploitait pas ses employés, retourne heureux dans le climat concentrationnaire de sa compagnie. Le côté masochiste et contradictoire de Dilbert apparaît aussi plus clairement. Ayant donc retrouvé son «knack», Dilbert rétablit le contact avec les satellites et met fin à la fête.

Dans l’épisode intitulé «Charity» (Charles et Adams, 1999), un renversement temporaire connexe a lieu. Lucide devant le caractère factice des campagnes de charité auxquelles participe sa compagnie, Dilbert donne un discours déclaré «cynique» qui expose l’absurdité de la pratique dite «charitable». À l’écoute de ce discours, les illusions de la population s’écroulent. L’artificialité du monde se suspend pour un moment et l’on se retrouve une fois de plus dans un monde représenté comme «réel». Dilbert organise une foire («carnival») durant laquelle le monde du travail est exposé dans sa vérité. Plusieurs attractions de la foire sont significatives sur ce point. La première consiste en une installation où les employés doivent se pencher pour embrasser les fesses du patron. Il s’agit de l’interprétation littérale d’une expression figurée qui confronte le travailleur à la «réalité» de la hiérarchie. La seconde attraction, un freakshow, présente des cages en forme de cubicules où les curieux peuvent trouver des employés aliénés par leur exposition à la bureaucratie. Le dernier freak de la séquence invoque le bas corporel: l’employé qui mange des fèves pendant l’heure du dîner et empoisonne les autres par ses flatulences. Ces derniers exemples consistent en l’exposition directe à la condition aliénante du travail de col-blanc et la proximité physique qu’elle impose. La troisième attraction, celle menée par Dogbert, personnage qui, nous y reviendrons plus tard, est la figure ultime du cynisme et de la lucidité, présente une véritable exhibition de la nature du capitalisme: pour gagner des prix, les participants doivent lancer des balles sur des orphelins afin de les faire tomber. Il fait allusion au fait difficilement acceptable qu’il faut marcher sur les plus démunis pour s’élever financièrement. Enfin, la dernière attraction s’exerce sous la forme d’exutoire où tous les employés lynchent le patron jusqu’à le noyer. Lorsque Dilbert le sauve, l’espoir de la population renaît en la faveur de la charité, mais pendant un moment, l’illusion aura été suspendue et les gens auront été confrontés à la vraie nature de leur condition jusqu’à exercer le pouvoir exutoire de l’inversion qui consiste à donner au patron la saveur de son propre traitement.

Ce genre d’événement est monnaie courante dans les épisodes de Dilbert, que ce soit dans la monstration excessive de l’oppression où dans une brève libération des contraintes, l’émission met toujours en scène un moment où l’ordre hiérarchique est violé. Ce pouvoir passe parfois par la mise en scène d’action carnavalesque comme dans «The Knack» ou comme à la fin de «Charity». Il est aussi souvent mis en scène par ce que John Fiske, dans son essai Television Culture appelle l’excess as hyperbole: «Excess as hyperbole works through a double articulation which is capable of bearing both the dominant ideology and a simultaneous critique of it […].» (Fiske, 2001: 90) Dans Dilbert, cette forme d’excès se présente entre autres, comme dans l’attraction où les employés devaient littéralement embrasser les fesses du manager, dans une présentation hyperbolique de faits sociaux critiqués par Adams. Dans «The Competition», pour donner un autre exemple, la dérive sécuritaire fasciste entreprise par le manager et Dogbert consiste en une exagération critique des pratiques de surveillance dans les entreprises.

D’un point de vue plutôt global, Dilbert est aussi carnavalesque dans son mode de représentation. Comme dans la plupart des office comedies, les personnages sont sujet à une inversion qualitative par rapport à leurs rangs hiérarchiques ou ontologiques. Le patron, dans la série, même s’il est tyrannique, est surtout imbécile et incapable de raisonner. Dilbert, au contraire, est une sorte de génie, mais il doit se contenter d’un poste dégradant. Autrement, les animaux de la série, Dogbert et Catbert, sont caractérisés par leur cynisme, mais surtout par leur intelligence tactique et leur accès à une connaissance des humains qui leur permet de les contrôler à leur guise. Enfin, un des personnages récurrents de la série, le vidangeur, montre qu’il a accès à un savoir occulte sur le monde. Ainsi, la plupart des personnages de la série jouent un rôle hiérarchique qui se situe en opposition avec leur rôle ontologique et social. Il s’agit bien d’inversion carnavalesque. Sur ce point, le carnavalesque et l’inversion n’auraient plus seulement lieu à l’intérieur de la diégèse comme un temps encadré entre l’élément déclencheur et le rétablissement de l’ordre, mais dans la façon dont sont représentés les personnages dans le modus operandi de l’univers adamsien. De cette façon, l’émission elle-même fournirait une forme d’exutoire pour la masse qui la consomme. Toutefois, à ce sujet, il ne faudrait pas assimiler d’emblée la consommation d’une œuvre dite carnavalesque à un potentiel subversif. John Fiske souligne le scepticisme des théoriciens quant à la valeur de la réception d’une œuvre télévisuelle comme étant critique: «As we have seen, the effect of putting a socially interrogative view of the world into conventional form is debatable. MacCabe Also argues that the conventionality of the forms will always, finally, defuse any radicalism.» (Fiske, 2001: 37) D’ailleurs, la notion de carnavalesque implique une participation active et un esprit de communauté auquel il est relativement impossible d’accéder par ce qu’Edgar Morin appelle «téléparticipation mentale». (Morin, 1968: 70) La participation au plaisir carnavalesque perdrait alors son utilité. Cependant, Fiske intègre à son modèle critique certaines théories de la réception et voit le texte télévisuel comme une surface de discussion avec son lecteur:

As society consists of a structured system of different, unequal, and often conflicting groups, so its popular texts will exhibit a similar structured multiplicity of voices and meaning often in conflict with each other. It is the heteroglossia of television that allows its text to engage in dialogic relationship with its viewers. (Fiske, 2001: 90)

Ainsi, comme le carnaval permettait, à l’intérieur de la diégèse, le dialogue entre les structures dominantes et leur déconstruction, les téléspectateurs de Dilbert, émission qui articule l’idéologie et son contraire par l’ironie et l’excès, ont la possibilité d’y reconnaitre des messages qu’ils peuvent intégrer à leurs vies quotidiennes. Selon Vladimir Jankelevitch, l’ironie est liée à la prise de conscience «qui est revanche sur l’objet dont elle prend conscience» et à la lucidité: «où l’ironie est passée, il y a plus de vérité et plus de lumière.» (Jankelevich, 1962:21) Dans ce cas, si Dilbert met en évidence les tares de la culture du travail, il n’est plus possible de les voir a posteriori de façon naïve. Nous étudierons plus loin l’essai Dogbert Top Secret Management Handbook qui consiste, pour nous, en un cas de non-fiabilité narratoriale et qui convoque une autre facette de l’interprétation de l’ironie.

 

Entre Dogbert et Adams, complexité d’une relation ironique

Nous avons eu, dans la partie précédente, un aperçu de l’univers de la série Dilbert. Antérieur à cette série, l’essai Dogbert Top Secret Management Handbook met en scène le personnage de Dogbert et ses conseils aux futurs managers. Il est donc à la frontière entre l’essai et la fiction. De plus, le personnage de Dogbert, narrateur de l’essai, est une figure particulièrement problématique dans l’œuvre. Il est, selon Adams, une façon d’exprimer les pensées qui entrent en conflit avec sa psyché consciente: «Dogbert is probably one of my favorite characters. He kind of channels the worse impulses that I have; the part of my brain that I am least proud of.» (Dogbert Speaks, 1999) Il représente aussi pour Adams un moyen de dire les choses qu’il pense, mais qu’il n’ose pas extérioriser: «[Dogbert] kind of says the things that I’d like to say but am afraid of retribution.» (Making Dilbert Work, 1999) Pour Larry Charles, la relation Dilbert/Dogbert est une relation qui met en valeur l’archétype de l’ombre (Making Dilbert Work, 1999). Dogbert paraît donc évidemment comme une représentation du mal et fait le «mal» de façon constante dans la série autant que dans le strip en exploitant les gens, en s’enrichissant à leur dépend et surtout, en leur mentant. Contrairement à la plupart des essais de Scott Adams, malgré le fait qu’ils soient humoristiques et très peu scientifiques, Dogbert Top Secret Management Handbook pose problème, car il est narré par cette figure ambiguë qui correspond plus ou moins aux valeurs de l’auteur, du moins l’auteur implicite. Le double statut d’essai et de fiction de cette œuvre est donc problématique et met en jeu les notions d’unreliability et d’ironie telles que théorisées par Wayne Booth.

Ce théoricien américain de la littérature s’est beaucoup intéressé aux relations entre l’auteur implicite et l’auteur réel. «Cet auteur implicite [explique Booth] est toujours différent de "l’homme réel" – quoi que l’on imagine de lui – et il crée, en même temps que son œuvre, une version supérieure de lui-même.» (Booth, 1977: 92) Or, dans les cas où le narrateur entretient une distance avec l’image de l’auteur implicite, il devient indigne de confiance et dans ces cas, «tout l’impact de l’œuvre qu’il nous relate est modifié.» (Booth, 1977: 105) Dans un article qui se penche sur cette notion, Greta Olson relie la théorie de Booth aux théories de la lecture. Olson reprend d’abord les deux types de non-fiabilité nommés par Booth afin d’identifier plus précisément le type de lecture que cette relation avec le narrateur implique. En premier lieu, fallibility «imply that the narrator makes mistakes about how she perceives herself or her fictional world.» Alors qu’untrustworthy «suggests that the narrator deviates from the general normative standards implicit in the text.» (Olson, 2003: 96) Nous le verrons en détail plus tard, l’énonciation de Dogbert dans l’essai-fiction qui nous intéresse tient de l’unthrustworthy qui implique donc une mise en question systématique des propos du narrateur: «Readers  attribute  internal  inconsistency  and  self-contradiction  to  narrators  they  judge  to  be  lacking  in trustworthiness.  We predict  that  they will  continue  to  contradict  themselves  and  take on  a  reading  strategy  that questions  and  revises  all  that  they  say.» (Olson, 2003: 104) L’effet de complicité qui nait de cette relation entre le lecteur, l’auteur, et le narrateur intéresse aussi Booth: «[P]roblably the most important of these kinds of distance is that between the fallible or unreliable [le terme équivaut ici à untrusworthy] narrator and the implied author who carries the reader with him in judging the narrator.» (Booth, 1983: 158) Ainsi, le narrateur jugé indigne de confiance est moqué par le lecteur et l’auteur implicite ensemble. Une telle complicité implique une lecture ironique du texte qui doit d’abord être reconnue comme étant ironique par des marqueurs textuels volontaires. Ces marqueurs textuels sont cachés en sorte qu’ils ne signifient pas ce qu’ils paraissent dire à la surface, mais dès qu’ils sont reconstruits par le lecteur, gardent une nature stable. (Booth, 1974: 6) Notons que la notion d’ironie chez Booth implique une lecture du texte comme élément stable et que l’interprétation n’a pas beaucoup de jeu dans la construction du sens.

Le texte Scott Adams comporte plusieurs composantes qui le font paraître comme indigne de confiance. D’abord, quiconque connait l’univers de Dilbert sait quelle position occupe le chien dans ce monde fictif. Cette position est conservée dans l’essai. Dogbert y porte des propos hautement cyniques. Ces derniers sont destinés aux managers qui, eux aussi, sans avoir l’intelligence de Dogbert, tiennent un rôle généralement négatif dans les fictions adamsiennes. Dogbert s’adresse aux managers de façon à leur conseiller des actions grandement cyniques: «You need to develop the distinctive mannerisms and pratices that will distinguish you from the exploited masses» (Adams, 1995: 11) ou plus radicalement:

It will no longer be necessary to be witty or attractive in order for people to pay attention to you. As a manager, your power and charisma will carry you through any social situation. In fact, you can be physically repulsive and still have a good chance of bedding one of your attractive employees through the use of subtle intimidation. From a strict legal perspective, this is a criminal behavior. But let’s face it – you didn’t become a manager so you could get the best parking space. You did it so you could talk dirty to attractive people who couldn’t complain. (17)

Ces extraits peuvent être lus dans le sens du texte comme ils peuvent l’être à l’envers dans un retournement du sens. Pour cela, il faut que l’on trouve des marqueurs de l’ironie autres que la simple idée que l’on a de l’auteur implicite. En ce sens, l’essai fictivement dicté par Dogbert comporte plusieurs illustrations, des strips qui ne concordent pas avec le reste de la logique du texte. Si la narration adopte le côté de l’oppression du travailleur, les strips prennent plus le côté de la dénonciation des comportements des managers encouragés par Dogbert. Dans le strip présenté plus bas, Dilbert profite de l’imbécilité du patron pour retourner sa stratégie de contrôle des employés contre lui (Adams, 1995: 33).

 

Comme l’œuvre divulgue alternativement texte et images, ces dernières sont constamment en contradiction avec les idéologies de Dogbert. Si ces idées peuvent être lues à rebours comme ils peuvent l’être littéralement (on peut être encouragé par l’ambition de Dogbert et prendre aussi le côté de l’oppresseur), la lecture des strips travaille en constante contradiction avec le texte et empêche l’expression monologique.

D’autres éléments contribuent à encourager la lecture ironique du texte. Le péritexte, par exemple, fournit des propositions de prélecture intéressantes. Entre autres, la mention «as told to Scott Adams, the author of The Dilbert Principle» sur la page couverture (Adams, 1995: page de couverture) convoque un horizon d’attente basé sur la cohérence. En effet, l’œuvre citée portait un jugement anti-mangement sans équivoque. Aussi, les commentaires critiques des médias encouragent une compréhension de l’œuvre comme étant satirique et critique du discours de Dogbert: Le Business Week écrit «There’s a fox in the corporate henhouse and his name is Dilbert» amalgamant le personnage de l’auteur. Quant au Times, il commente: «Every calamity as its bard, and downsizing’s is Scott Adams.» (Adams, 1995: quatrième de couverture) Cette critique influence peut-être moins une herméneutique claire, mais reste qu’en identifiant Adams à l’acte d’écriture, elle distancie le propos de Dogbert de celui de l’auteur implicite. Ces critiques participent d’une logique qui tente d’influencer la lecture et celle qu’elle propose ne laisse pas d’ambiguïté possible quant à l’interprétation du texte.

Nous reconnaissons alors dans l’essai de Dogert le modus operandi de l’excess as hyperbole de Fiske. Ce que Dogbert dit n’est pas nécessairement à l’opposé de ce que l’auteur implicite considère comme vrai. Au contraire, la lecture ironique du texte montre une volonté de dénoncer de telles pensées. Ainsi, l’ironie doit se lire comme un changement de perspective. Scott Adams opérerait alors un travail de déconstruction de sa perception du monde de la gestion.

 

Conclusion

L’œuvre de Scott Adams offre sans aucun doute un espace de réflexion sur le monde du travail et exprime même à plusieurs égards, une critique virulente. La série télévisée le fait sur le mode du carnavalesque. D’abord à l’intérieur de la diégèse, elle présente des moments de suspension de la hiérarchie et du non-sens de la culture officielle. Elle présente aussi des personnages qui remettent en question les positions hiérarchiques par leurs propres situations. Les hauts gradés sont souvent présentés comme moins intelligents que les personnages tels que Dilbert et le vidangeur qui malgré leurs rôles sociaux limités, montrent des capacités intellectuelles supérieures. Le mode carnavalesque s’y lit donc aussi dans la totalité de l’œuvre où l’on pourrait considérer le moment de visualisation dans l’émission comme un espace de dialogue entre le public et les idéologies qui sont discutés dans l’univers diégétique de Dilbert. Quant à l’essai faussement écrit par Dogbert, il engage un acte interprétatif tout aussi intéressant que celui de la série. Le lecteur qui l’interprète fait dialoguer les points de vue divulgués par une lecture de messages contradictoires. Une lecture des théories narratologiques de Wayne Booth nous a permis d’identifier la narration de Dogbert comme non-fiable et d’ainsi identifier une idéologie que l’œuvre, dans son péritexte, semble indiquer comme celle à suivre. Malgré le message clair de la série contre le management, on peut noter une lecture contre le grain de la critique proposée par Adams. Par exemple, certaines compagnies ont réutilisé le personnage de Dilbert dans leurs formations aux employés 1. Cet emploi du cadre fictionnel laisse croire aux thèses des théoriciens de l’école de Frankfort qui veulent que dans la société de masse, tout message subversif tend à être récupéré.

 

Bibliographie

ADAMS, Scott. The Dilbert Principle, New York, HarperCollins Publishers, 1996, 336 p.

ADAMS, Scott. Dogbert’s Top Secret Management Handbook, New York, HarperCollins Publisher, 1995, 176 p.

ADAMS, Scott et Larry Charles. «Charity» In: Dilbert, Columbia TriStar Television, 1999, 22 min.

ADAMS, Scott et Larry Charles. «The Knack» In: Dilbert, Columbia TriStar Television, 1999, 22 min.

C. BOOTH, Wayne. «Distance et point de vue», dans: Poétique du récit, Paris, Éditions du Seuil, Coll: «Points», 1977, pp. 85-113.

C. BOOTH, Wayne. The Rhetoric of Fiction, Chicaco, The university of Chicago press, 1983 (deuxième edition), 552 p.

C.BOOTH, Wayne The rhetoric of irony, Chicago, The university of Chicago Press, 1974, 292 p.

DYRUD, Marylin. «Ethics d la Dilbert» In: Business Communication Quarterly  No.61, Decembre 1998, pp. 113-118.

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MORIN, Edgar. L’esprit du temps, Paris, Éditions Grasset, Coll: «Le livre de poche, Biblio, Essais», 1962, 288 p.

PETER L.J. et HULL, R. Le principe de Peter, Paris, Stock, Coll: «Le livre de poche», 1970, p.187.

LACHMANN, Renate, Raoul Eshelman et Marc Davis. “ Bakhtin and Carnival: Culture as Counter-Culture”, dans: Cultural Critique, No. 11, Winter 1988-1989, pp. 115-152.

OLSON, Greta. “Reconsidering Unreliability: Fallible and Untrustworthy Narrators”, dans: Narrative, Vol. 11, No. 1, Ohio University Press, 2003, pp. 93-109.

YOUTUBE.COM. https://www.youtube.com/watch?v=R7Pdq1RlNa4, Dilbert DVD Extra Dogbert Speaks (español english CC).

YOUTUBE.COM, https://www.youtube.com/watch?v=hN0kG12Owvs, Dilbert DVD Extra Making Dilbert Work.

 

  • 1. Voir à ce propos, Marylin Dyrud, «Ethics à la Dilbert» In: Business Communication Quarterly  No.61, Decembre 1998, pp.113-118.