De l'instinct rythmique de la musique: physicalité et inconscient chez Death Grips et Technical Kidman

De l'instinct rythmique de la musique: physicalité et inconscient chez Death Grips et Technical Kidman

Soumis par Charles St-Michel le 15/12/2015
Institution: 
Catégories: Esthétique

 

L’héritage magistral de la musique classique (depuis Bach) — sans chercher a disqualifier celle-ci pour autant — serait celui d’une rationalisation à l’extrême de la pulsion musicale qui nous habite (arranger, composer, annoter, accorder, harmoniser, mesurer, etc). Toutes ces considérations vont dans un sens particulier — celui de donner à la musique un langage, notamment écrit, mais aussi une base fondamentale pour la composition musicale en Occident. John Cage l’aura bien expliqué au XXe siècle, lorsqu’il parlera d’une musique concrète — du fait que tout est musique — d’une musique qui, au final, n’est pas vouée à être harmonisée, composée, arrangée — la musique fait partie du monde, elle est dans la nature1. Dans cette analyse, nous tenterons de considérer la musique dans son état le plus fondamental. Il sera question de l’instinct primaire qui pousse les humains à humaniser les instruments mis à leur disposition pour faire de la musique — plus précisément, nous présenterons deux groupes musicaux, Death Grips et Technical Kidman, qui, au sein d’une production musicale faite à partir d’instruments électroniques, cherchent à rendre cette musique de machines plus humaine et organique. Finalement, il sera question de comprendre comment la musique, dans le cas spécifique qui nous intéresse ici, présente une part importante d’inconscient et d’intuition, d’instinct — plus précisément en mettant en relief le discours musical que présentent les membres de Death Grips, et en questionnant le matériau principalement utilisé par les membres de Technical Kidman. 

Pour commencer, il sera question du groupe californien que les critiques auront qualifié de punk-rap — ou de hard hip-hop — Death Grips. À la sortie de leur premier mixtape gratuit (téléchargeable en ligne) Exmilitary (2011), la question d’un mélange entre le hip-hop et le punk sera déjà relevée: «Sacramento punk-rap outfit Death Grips are known for starting frothing mosh pits with a style that seems in keeping with the hardcore-meets-hip-hop confluence that first ran through skate culture a few decades back» (Patrin, 2011).

Reprise, donc, d’une culture qui avait déjà connu son apogée dans les années 1990 — et qu’on pouvait croire dépassée (il suffit de penser à des groupes tels que Rage Against the Machine, KoRn, Linkin Park, Limp Bizkit, pour n’en nommer que quelques-uns, desquels nous n’entendons à peu près plus parler, mis à part les rumeurs de comeback qui pourraient éventuellement satisfaire les nostalgiques de cette époque) —, une culture qui mélangeait à la fois les paradigmes vocaux et instrumentaux du hip-hop et du punk (ou du hardcore), mais qui — au sein de la musique que nous propose Death Grips — n’est pas exactement identique à ce que nous avons pu connaître auparavant: «The production does its damnedest to capture punk aggression for a hip-hop context without pushing things too far in either direction» (idem).

En fait, ce dont nous sommes témoins lorsque nous entendons pour la première fois Death Grips n’est pas aussi simple que du chant à la manière punk sur un beat de hip-hop, ou que du rap sur des rythmiques musicales punks. L’intérêt de ce mystérieux groupe californien (formé de MC Ride au chant et de Zach Hill — ancien batteur du groupe math-rock Hella — à la batterie) réside justement dans le fait qu’ils mixent ces deux univers dans un seul et même produit, offrant à la fois l’agressivité et l’énergie qui sont propre à la musique punk et à la musique hip-hop, sans toutefois (comme il est mentionné plus haut) aller trop loin dans l’une des deux directions. Et c’est précisément là que se posera notre intérêt, puisque nous sommes persuadés qu’un élément crucial de leur univers musical vient donner le ton de leur style bien particulier; nous voulons parler ici de l’utilisation délibérée et assumée des technologies électroniques et numériques au service de la composition musicale qui — mis à part quelques utilisations ponctuelles dans des groupes tels que Linkin Park ou encore Slipknot — était à peu près absente de la mode punk-meets-hip-hop des années 19902.

Mais plus spécifiquement encore, nous voulons questionner le désir de physicalité dans la musique électronique que cherchent à atteindre les membres de Death Grips, comment eux-mêmes abordent le médium électronique en musique et comment ils   essaient — du mieux qu’ils peuvent — de le rendre énergique et plus humain. Umberto Eco, dans son court article La musique et la machine, remet en question le sujet de la musique faite à l’aide de machines, et dénonce plus précisément l’attitude négative et réactionnaire de ceux qu’il s’amuse à appeler les moralistes de la culture, ceux qui

doué[s] d’une intelligence certaine, [repèrent] l’apparition des phénomènes éthiques, sociologiques et esthétiques; mais qui, ceci fait, ne [prennent] pas le risque d’une analyse de ces phénomènes, de leurs causes et de leurs effets à long terme, des particularités de leur fonctionnement; [ils préfèrent] consacrer l’acuité de [leur] intelligence à les examiner à la lumière d’un soi-disant humanisme et à les reléguer parmi les éléments négatifs d’une société en proie à la massification et à la science-fiction.  (Eco, 1965: 10)

Plus précisément, Eco dénonce cette suprématie de l’organique en musique, en répondant aux détracteurs de la musique reproduite et/ou faite à l’aide de machines que «depuis l’origine des temps, toute la musique — sauf la musique vocale — a  été produite au moyen de machines» (idem). En prenant l’exemple d’un violoniste, il  explique «[qu’il] est vrai qu’il se crée entre l’exécutant et l’instrument un rapport presque organique, au point que le violoniste pense et sent à travers son violon, que le violon devient partie de son corps, chair de sa chair» (idem). Toutefois, Eco continue en rétorquant aux défenseurs de la musique d’instruments3qu’«il n’a jamais été prouvé que ce rapport organique n’existe que lorsqu’il s’agit d’un instrument dont le caractère manuel est tel que l’identification au corps de l’exécutant s’opère facilement» (Eco, op. cit.: 10).

D’ailleurs, d’où nous vient cette idée de considérer la musique faite à l’aide de machines comme étant moins organique? Comment cette idée a-t-elle bien pu s’insérer aussi radicalement dans l’imaginaire collectif occidental? Ce que Eco soulève ici est primordial, puisque rien n’a effectivement prouvé — depuis l’apparition de ces technologies — qu’un rapport plus artificiel et indifférent qualifiait la production musicale faite à l’aide de moyens électroniques; et bien au contraire, il sera ici question de montrer comment, même en travaillant avec les machines, plusieurs musiciens (plus précisément Death Grips et Technical Kidman) cherchent et arrivent à rendre cette dialectique musicale de la machine beaucoup plus humaine et naturelle. À y penser en jetant un regard rapide, il semblerait que les défenseurs de la musique classique, harmonique, tonale, etc., auraient qualifié cette musique électronique d’artificielle et d’aliénante, puisqu’elle semblait peut-être, à leurs yeux, aller de pair avec une industrialisation aliénante du monde occidental, une domination de la machine sur l’homme — une espèce de Modern Times de la musique.

Mais tout n’est pas si simple. Death Grips, dans une entrevue qu’ils ont accordée au blogue Pitchfork.com le 19 novembre 2012, parlent de l’essence de leur musique, et de comment ils tentent de rendre cet univers digital plus physique. Zach Hill, le batteur, explique que «the majority of the drums and things like that on the recording are made from digital base, but even though it’s like human feel ‘cause I’m actually performing all that stuff. When we put the things on LIVE, after that, I don’t struggle with how it sounds, I’m not trying to recreate it exactly. I don’t like let’s say cymbals and everything. My drums are tuned very low, so it’s like a lot more primal, which I think is more appropriate when playing with myself already playing» (Pelly, 2012: 9 min. 7 sec.). Hill explique ici le fait que la majorité des tracks de batterie et le reste sur les enregistrements sont faits à partir d’une base digitale, mais que tout cela garde toutefois une essence humaine puisqu’il performe réellement ces éléments musicaux. L’intérêt ici réside dans le fait que le batteur — qui, déjà au sein du groupe Hella, présentait un talent hallucinant — joue réellement les sections rythmiques qui se retrouvent dans les pièces de Death Grips; les séquences ne sont pas écrites manuellement et millimétriquement sur le programme LIVE (programme très populaire en musique électronique) — ce qui arrive, plus spécifiquement, c’est que Zach Hill branche une batterie électronique sur son ordinateur, ce qui lui permet d’utiliser les drum-machines du programme LIVE, ainsi que plusieurs samples qu’il aura choisi d’utiliser pour leur fonction rythmique au sein de leurs pièces. Le batteur peut alors créer des rythmiques originales et singulières, propres à lui et fidèles à sa manière d’appréhender la batterie, sans qu’il soit contraint à suivre la temporalité millimétrique d’un programme numérique qui, pour sa part, peut rester assez limité quant aux explorations temporelles (entendu ici dans le sens de tempo) qu’il propose. Ce qu’il explique dans la fin de sa phrase est le fait qu’une fois qu’il a enregistré ces éléments musicaux dans LIVE, il ne se concentre pas à essayer de reproduire les mêmes choses en spectacles. Il parle aussi du fait que sa batterie (la vraie) est accordée très basse, et qu’il considère que cela est plus approprié pour jouer par-dessus lui-même en train de jouer lors de leurs performances live; car les membres de Death Grips désirent garder un degré radical de minimalisme. Ce qu’ils font, c’est qu’ils utilisent leurs enregistrements en background, et par-dessus, Zach Hill joue de la batterie organique, et Stefan Burnett chante ses vocales. Zach Hill continue en expliquant ceci: «Also I wanted to challenge myself to see what you can do minimaly. I like that idea of being minimal, nothing obstruct us when I’m broking down and he’s broking down, we’re more like on the same page — he has a microphone and I only have three drums, it’s minimal you know?» (idem). Donc, Zach Hill désirait aussi se donner un certain défi, et voulait voir ce qu’ils pouvaient arriver à faire tous les deux en étant le plus minimalistes que possible.

Cette idée du minimalisme nous amène à rebondir sur une idée que le batteur effleurait un peu plus tôt, mais qui semble être un élément important et même central de l’univers musical de Death Grips; cette idée du primitif4, lorsqu’il explique que le fait d’accorder ses peaux de tambours très basses apporte quelque chose de très primal à leurs performances en spectacle. En fait, il serait intéressant de mettre en relief la part d’inconscient qui réside dans l’élan musical en général, et plus précisément ici dans le cas de Death Grips. Georg Groddeck, dans son court texte Musique et inconscient (1927), affirme que «la musique ne vient pas de la partie consciente de l’âme et ne s’adresse pas au conscient, mais sa force afflue de l’inconscient et agit sur l’inconscient» (Groddeck, 1964: 1). Malgré le fait que certains propos dans ce texte — qui pousse assez loin l’analyse psychanalytique de l’idée de musique — nous semblent tendre vers un extrême qui ne nous serait pas utile ici, nous croyons qu’une idée cruciale de Groddeck s’avère intéressante à retenir pour le bien de notre analyse: «Les données physiologiques de la période qui précède la naissance, où l’enfant n’a rien d’autre à découvrir par ses impressions que le rythme régulier du cœur maternel et du sien propre, mettent en lumière les moyens dont se sert la nature pour inculquer aussi profondément à l’homme le sentiment musical […]» (ibid: 3).

Cette notion de rythme, donc, dépasserait toutes formes de langage et de rationalisation, de conscience et de mesure de la musique — la musique, en fait, serait cet art qui (avant qu’il ne devienne écrit, composé et arrangé) est dépourvu de langage propre. La musique s’insèrerait profondément dans l’inconscient de l’humain, puisque le battement du cœur de la mère et de l’enfant pendant la grossesse donne déjà une idée du rythme à l’embryon. L’élan musical pourrait être considéré dès lors comme étant l’un des éléments les plus primaires de la vie, assimilé avant même l’instinct qui nous pousse à nous nourrir où à respirer. Ce caractère inconscient de la musique peut être facilement relevé dans le discours musical que proposent les membres de Death Grips. Dans cette même entrevue du 19 novembre 2012, MC Ride commence en expliquant ceci: «I don’t really look up to anybody […] I don’t emulate anybody. I’m not that fascinated by human acheivements. I’m not really that inspired by people. As I grown more, humans aren’t really my inspiration. I look more inside, internal struggle, look inside more than outside. I’m not that much into surface reality» (Pelly, op. cit., nous soulignons). Ce qu’il explique, c’est qu’il cherche son inspiration plus profondément à l’intérieur de lui-même, plutôt qu’en regardant le monde qui l’entoure, cette réalité de surface, comme il l’appelle. Plus loin, Zach Hill parle de l’énergie qui se dégage dans leurs spectacles, et qui est partagée entre la foule et eux: «Actually the fact that I can describe a lot of the energy going on whitin the shows is pretty good. I mean, it’s what we encourage, the environnement that we make, the idea is to not think when you’re in it, you just do what you fucking feel like doing you know. That’s what we do when we play live…» (idem). MC Ride revient souvent, pour sa part, sur l’importance de faire ce qu’il ressent l’envie de faire: «You know when something feels good, you know when something doesn’t feel right… and it’s not personal but, you do what you feel and everything we’ve done is what we felt like doing, and that’s what we’re gonna continue to do […] we kind of just do what we feel like and see what happens and… so far so good you know?» (idem).

Cette mise de l’avant de la physicalité en musique électronique — et dorénavant indissociable de l’état inconscient de la rythmique musicale5 — serait aussi discernable dans la production musicale du groupe montréalais de wild-électro Technical Kidman (formé de Mathieu Arsenault à l’organisation de sons et à la voix, Thomas B. Champagne à l’organisation de sons et Pierre-Luc Simon à la batterie). En effet, lors d’une entrevue qu’ils nous ont accordée le 16 novembre 2014, Mathieu explique la part importante que prend l’investissement physique dans leur démarche musicale:

J’ai l’impression que depuis le début du groupe, on a toujours voulu créer quelque chose live qui était engageant physiquement, du moins, intense d’une certaine façon […] on passe beaucoup de temps devant l’ordinateur à écrire de la musique, mais on ne sait jamais si c’est vraiment bon avant de jouer en groupe. Puis on apprend à les jouer en groupe pour pouvoir les jouer live et c’est vraiment là que l’on sait si la pièce fonctionne, si l’arrangement fonctionne. Quand on joue juste les trois, si l’énergie passe, ça fonctionne et si l’énergie ne passe pas, alors il y a un problème. On veut vraiment être capable de rendre une énergie forte pour chaque pièce.6

On comprend donc assez facilement l’importance que le groupe accorde à l’énergie et à la phyisicalité de leur musique. Précisément, cette volonté de rendre physique leur musique à un point tel qu’elle est testée à la fois en groupe, mais aussi en spectacle résiderait probablement dans le fait qu’ils utilisent les technologies électroniques et numériques pour composer leurs pièces — le fait de passer un temps fou devant l’ordinateur, même si ce processus est intéressant et enrichissant, les amènerait à vouloir dépasser cette surface virtuelle pour l’amener à un autre niveau. Mathieu, en répondant à une question par rapport à l’utilisation de l’ordinateur dans leur musique et à sa présence sur la scène (puisque l’ordinateur est effectivement caché par terre lors de leurs spectacles), explique que

Il y a quelque chose dans la performance live qui est vraiment fort, de pouvoir associer avec ton œil un mouvement à un son, c’est vraiment fort comme expérience sensorielle, et tu perds tout ça avec la musique de laptop […] Tu ne peux pas associer un geste, je trouve que dans un sens, il n’y a pas d’énergie insufflée dans la performance. L’énergie est dans la musique, mais tu ne sens pas que la personne met de l’énergie dans la performance et nous, c’est vraiment ça qu’on essaie de faire. (Idem)

Plus loin, il parle de l’apport de la batterie et de comment celle-ci est mise de l’avant, beaucoup plus que ce que nous avions imaginé avant de les rencontrer:

Quand [Pierre-Luc] se met à [frapper et jouer plus fort], ça nous pousse à essayer d’amener cette énergie-là dans les instruments électroniques.  Donc, cela nous pousse à être plus intenses, ce qui est toujours un défi. Mais c’est ça le gros défi du band. Jusqu’où on peut aller? On met un drum et ça nous pompe et on dirait que ça nous réveille. Puis aussi, j’aime qu’il y ait un drum, et j’aime qu’on joue avec le moins de trucs séquencés possible. On essaie que tout soit joué dans l’immédiat, parce que ça nous donne la possibilité de faire des erreurs, et ça c’est le fun, parce que c’est ça la musique. Il y a une grosse part de ça, du pourquoi regarder un bon groupe de musique jouer c'est impressionnant, c’est qu’à chaque seconde ça peut s’effondrer. Mais ça ne le fait pas, et des fois ça le fait un peu et ils se rattrapent. Ça fait partie du pourquoi c’est excitant la performance musicale live. (Idem)

Ce qui est intéressant ici, c’est le fait que la batterie occupe un rôle et une place prépondérante dans la composition de leur musique. Comme le disait Pierre-Luc lui-même en entrevue: «Je n’accompagne pas la musique électronique, je joue avec, on joue ensemble» (idem). Et c’est là que réside la part physique la plus centrale, selon nous, de l’approche musicale de Technical Kidman — c’est dans le fait que le batteur (le rythme, le primal de la musique) — vient donner le ton au reste. Mathieu et Thomas tentent de suivre la vague que leur propose leur batteur, et en ce sens, ils humanisent bien effectivement la musique électronique, puisqu’à la place de préparer millimétriquement des séquences de batterie électronique exacte et infaillible auxquelles Pierre-Luc devra ensuite obéir, c’est l’inverse qui se passe — Pierre-Luc donne le tempo, la vélocité, l’énergie de la pièce, et les autres tentent de suivre cette vibe ensuite à l’aide de leurs machines, leurs banques de samples et les possibilités que leur permettent les technologies électroniques et digitales. Mathieu continue en expliquant ce qu’ils désirent atteindre en tant que groupe dans un avenir rapproché:

Notre idéal, ça serait de faire de la musique électronique où on pourrait ralentir quand on veut, allonger n’importe quelle section quand on veut, sur le fly. On s’en approche lentement, c’est vraiment ça le but — qu’on soit complètement libre des contraintes de l’ordinateur. (Idem)

Donc, tout comme Zach Hill au sein de Death Grips, la section rythmique n’est pas limitée ni calculée; la singularité humaine du batteur est insufflée dans la musique des deux groupes présentés ici. Mais pour mettre encore plus concrètement ces deux groupes musicaux en relations, nous terminerons en questionnant la part d’inconscient qui agit sur la production musicale du groupe Technical Kidman.

Car les membres fondateurs de ce groupe (Mathieu et Thomas) utilisent une technique bien connue, mais d’une manière très particulière — le sampling7. Plus précisément, c’est leur matériau de travail principal qui nous intéresse, dont Mathieu nous a parlé en entrevue:

On essayait de trouver une façon qui serait à nous d’utiliser l’électronique. On ne voulait pas faire de la musique électronique juste parce que tout le monde fait ça. On a commencé à se demander qu’est-ce qu’on allait utiliser comme source… On voulait utiliser les échantillonneurs. On s’est dit qu’on allait essayer de trouver des sons auxquels on était attaché. Thomas avait une grosse archive de cassettes VHS de son enfance, mais une vraiment grosse archive. On s’est mis à l’éplucher, on a installé un mini studio chez Thomas, dans son salon, et on regardait les tapes en les passant dans des machines et on les transformait en essayant de voir qu’est-ce que cela allait stimuler […] Éventuellement on s’est rendu compte que dans ces tapes-là, ce qui nous attirait le plus, ça revenait tout le temps aux publicités entre les films et les émissions [que Thomas] avait archivé (nous soulignons). (Entrevue du 16 novembre 2014)

Ici, ce sont particulièrement les termes d’attachement et d’enfance qui nous intéressent, puisqu’ils auront manifestement influencé le matériau qu’auront choisi d’utiliser les membres de Technical Kidman — les jingles de publicité des années 1990, directement en lien avec leur enfance. Ces publicités, bien précisément, auront été oubliées complètement par Mathieu et Thomas — des années plus tard, en les revisionnant, ils prendront alors conscience de l’attachement affectif qu’ils avaient développé par rapport à ces sonorités bien particulières, et de comment cedit attachement se sera effectué sans même qu’ils ne s’en rendent compte. Mathieu, toujours durant l’entrevue, nous a confié ceci:

Je commençais à trouver ça un peu inquiétant le fait que je me souvenais aussi bien de ces pubs-là, du point auquel je les aimais, entre guillemets. J’avais un rapport affectif quand même par rapport à ces pubs-là, j’étais nostalgique du moins. Je me suis dit que c’était fucked un peu, que ces pubs-là qui annoncent, je sais pas, une auto ou bien un produit quelconque, que ce petit fragment-là me tienne autant à cœur. Donc là toute la question de qu’est-ce qui forge nos goûts — j’utilise beaucoup le mot cœur pour ça — qu’est-ce qui forge ton cœur, engineer ton cœur, on ne le contrôle vraiment pas et ça peut vraiment être insidieux. Justement, là c’était des pubs qui s’étaient faufilées en dedans de moi et je ne le savais pas. (Idem)

À la lumière de ces propos, nous pouvons comprendre qu’il y a un fort rapport affectif qui s’est développé entre ces jingles de publicité et la psyché de Mathieu et Thomas — ces publicités qu’ils auront assimilées pendant leur enfance sans même sans rendre compte auront résidés au fond de leur inconscient, cachées, mais aucunement pour autant oubliées. C.G Jung affirme, dans son Essai d’exploration de l’inconscient, que «lorsque quelque chose échappe à notre conscience, cette chose ne cesse pas pour autant d’exister, pas plus que la voiture qui disparait au coin de la rue ne se dissout dans le néant. Nous l’avons seulement perdue de vue» (Jung, 1964: 50). Il continue en expliquant que «de même que nous pouvons revoir cette voiture plus tard, nous pouvons aussi retrouver les pensées que nous avions momentanément perdues» (ibid.: 51). Jung insiste aussi sur le fait qu’«une partie de l’inconscient consiste donc en une multitude de pensées, d’impressions, d’images temporairement oblitérées qui, bien qu’elles soient perdues pour notre esprit conscient, continuent à l’influencer» (idem). Mais plus spécifiquement, l’idée la plus significative pour notre présente analyse serait celle-ci: «Mais les idées oubliées n’ont pas cessé d’exister. Bien qu’il ne soit pas en notre pouvoir de les reproduire volontairement, elles sont présentes dans un état subliminal, juste au-dessous du seuil de remémoration, d’où elles peuvent resurgir dans notre conscience à n’importe quel moment, souvent après des années d’un oubli apparemment total» (ibid.: 54, nous soulignons). Il continue en expliquant qu’«il nous arrive à tous de voir, d’entendre, de sentir, de goûter des choses sans le remarquer, soit parce que notre attention est occupée ailleurs, soit parce que l’excitation transmise par nos sens est trop faible pour laisser en nous une impression consciente. L’inconscient, toutefois, les a notées, et ces perceptions sensorielles subliminales jouent un rôle important dans notre vie quotidienne» (idem).

Cela est particulièrement vrai dans le cas de la publicité. Pensez au moment où vous êtes assis sur un banc, par exemple lorsque vous attendez le métro, et que vous portez votre regard sur les publicités se trouvant devant vous dans les cadres à affiches — il se peut que cela prenne un certain temps avant que vous ayez une pensée en rapport direct avec ces affiches publicitaires, parce que vous pensiez au déroulement de votre journée qui vient de passée, et de votre soirée dans l’avenir; reste que, de manière subliminale — et sans vouloir tomber ici dans la démonisation maladroite de la publicité — ces panneaux vous auront influencés, et auront eut accès à votre psychée sans que vous ne vous en soyez même rendu compte.

On pourrait supposer que c’est exactement ce qui est arrivé avec Mathieu et Thomas de Technical Kidman. Peut-être étaient-ils en train de monter des blocs Legos pendant que ces publicités audiovisuelles défilaient devant eux — peut-être est-ce seulement les jingles sonores, sans visuel même, qui les ont influencés, faisant partie prenante de l’univers sonore dans lequel ils ont grandi. La télévision est souvent allumée par reflex dans certaines maisons — nous ne la regardons pas consciemment, elle est seulement là, présente, pour meubler un peu l’espace de notre existence.

En somme, il y aurait certainement une part d’inconscient qui réside dans la production musicale de Technical Kidman — ce fait est pour nous indubitable. Ce qui est intéressant ici, c’est le fait qu’ils aient utilisé la musique électronique pour pouvoir se réapproprier et dénoncer cet effet insidieux qu’à eut la publicité sur leur enfance. En entrevue, Mathieu affirme que «ce qui [lui] restait à faire, c’était de reprendre ces trucs-là qui s’étaient infiltrés en [lui], parce que maintenant ils [lui] appartiennent, ils font partis de [lui]. Donc de les prendre, de les transformer et d’essayer de leur donner un nouveau sens, c’est en quelque sorte un salut. C’est la seule issue [qu’il] a trouvé [pour arriver à accepter la situation]. [De] prendre ces choses-là, les plier, jusqu’à ce que cela donne une autre signification» (Entrevue du 16 novembre 2014).

Dans le cas de Death Grips, nous pourrions supposer qu’il y aurait une volonté similaire au niveau de leur utilisation du sampling — car effectivement, la technique utilisée par les membres de Technical Kidman occupe une place prépondérante dans la composition musicale du groupe Californien. Toutefois, faute d’avoir eu la chance d’obtenir une entrevue avec eux, nous n’aurons pas eu l’occasion d’approfondir cette question par rapport à Zach Hill et Stefan Burnett (MC Ride), le groupe étant assez discret sur ce qu’ils utilisent et pourquoi ils l’utilisent de telle ou telle manière. Or, ce qui importait pour nous dans ce cas-ci, c’était plus précisément de montrer de quelle manière la musique entretient un rapport intrinsèque avec l’inconscient, de quelle manière elle s’inscrit au plus profond de l’humain et comment, par son caractère primal, physique et instinctif, elle peut se manifester de toute sorte de manières dans des musiques différentes qui présentent, dans leur fondement — et ce malgré la distance qui pourrait séparer les acteurs de ces manifestations musicales — des similitudes remarquablement fascinantes.

 

Bibliographie

ECO, Umberto, «La musique et la machine», dans. Communications, 6, 1965, Chansons et disques, pp. 10-19.

GRODDECK, Georg, «Musique et inconscient», dans. Écrits psychanalytiques pour la littérature et pour l’art, Wiesbaden, Limes Verlag, 1964 [1927], 3 p. 

JUNG, C.G, Essai d’exploration de l’inconscient, Denoël, Editions Robert Laffont pour la traduction française, 1964, coll. Folio/Essais, 181 p.

PELLY, Jenn, «Watch: Death Grips Talk About What's Next After "Purposefully" Leaving Major Label», sur Pitchfork.com, Blogue, 19 novembre 2012, entrevue vidéo,           9:07 minutes, consulté le 6 décembre 2014, http://pitchfork.com/news/48642-watch-death-grips-talk-moving-forward-wi...

SAINT-MICHEL, Charles, Entrevue avec Technical Kidman, propos recueillit le 16 novembre 2014 à la Casa del Popolo, Montréal. 

 

  • 1. Il suffit de penser à la musique de la tribu des Kalulis, en Papouasie Nouvelle-Guinée — qui aura été mise sur disque en 1991 par l’ethnomusicologue Steven Feld (Voices of the Rainforest) — pour comprendre que ce que nous considérons comme musique, ici, en occident, est culturellement définit, et répond à des normes strictes telles que l’harmonie, la tonalité et la mesure.
  • 2. Nous pourrions noter au passage le fait que l’apparition d’un DJ — ou d’un membre utilisant des technologies électroniques quelconques — dans les groupes de cette époque pourrait s’apparenter à une espèce d’effet de mode, puisqu’il ne s’agissait pas d’un médium qui était vraiment mis de l’avant au sein de ces groupes, alors que Death Grips en fait une utilisation constante et à peu près jamais vue auparavant, sans qu’il y ait formellement de membre assigné au travail d’organisation de sons dans leurs spectacles et même sur leurs albums.
  • 3. Relevons au passage le comique qui réside dans la défense d’un rapport instrumentiste à la musique à la lumière de la définition du mot «Instrument, n.m (v. 1200; lat. instrumentum, I. Objet fabriqué servant à exécuter qqch., à faire une opération (Instrument est plus général et moins concret que outil […] V. Appareil, engin, machine, outil, ustensile […]» (Le Petit Robert 1, 1990, nous soulignons). Nous pourrions supposer alors que le poids sémantique accordé au mot instrument en musique serait une conception culturelle qui lui aura été attribuée bien plus tard dans l’histoire de la langue.
  • 4. Nous utilisons ici le mot primitif pour définir quelque chose d’archaïque, de lointain, qui remonterait possiblement aux temps premiers de l’humanité — ici plus précisément le rythme.
  • 5. Effectivement, nous croyons que le désir de rendre plus humaines les productions musicales faites à partir d’instruments électroniques est directement lié à cette qualité primitive de la musique. Nous proposons l’idée selon laquelle cette volonté d’humaniser la musique électronique est un processus humain normal — un nouvel objet musical faisant son apparition dans le monde devra, un jour ou l’autre, être questionné et mis en relief par rapport à sa relation qu’il entretient avec nous, humains.
  • 6. Les propos cités ici sont extraits d’une entrevue que le groupe Technical Kidman nous a accordée le 16 novembre 2014 dernier, à la Casa Del Popolo (Montréal), pour nous permettre d’approfondir notre recherche sur le sujet précis de leur démarche musicale.
  • 7. Sampling: Terme anglais pour désigner un échantillon de musique fait à partir d'une machine n'ayant pas de son propre à elle-même au préalable, ne fonctionnant que lorsqu'un sample y a été enregistré, celui-ci pouvant être alors coupé, transformé, permuté, répété, etc.