«Miracleman», le contrecoup de la métamorphose miraculeuse

«Miracleman», le contrecoup de la métamorphose miraculeuse

Soumis par André-Philippe Lapointe le 18/04/2016

 

Alan Moore est un bédéiste émérite qui a su modifier grandement la tradition superhéroïque avec des œuvres comme V pour Vendetta (1982-90) et Watchmen (1986-7). Cependant, son premier chef d'œuvre, Miracleman (1982-85), reste généralement méconnu1 du public. L'auteur transforme complètement l'univers traditionnel de l'ancien superhéros en modifiant la structure des personnages et l'enjeu de l'histoire. 
 
Avant d'analyser l'œuvre, reconstruire très succinctement l'évolution du superhéros Miracleman va permettre de présenter les différentes versions qui étaient déjà parues (et à quel point celles-ci étaient fondamentales). On pourrait les décrire comme une série de métamorphoses à partir de Superman. Nous avons donc d'abord Superman, premier superhéros, qui va inspirer d'une certaine façon tous les autres superhéros à venir (Knowles, 2007; 121). Puis, Captain Marvel ou Shazam qui est le premier  superhéros à permutation, dont la ressemblance avec l'homme d'acier est flagrante. La plus grande différence est que l'alter ego (aussi journaliste) doit dire la formule incantatoire Shazam pour se transformer magiquement en superhéros. Marvelman est une version britannique très fortement inspirée de Captain Marvel (en ajoutant toutefois une dimension scientifique au récit). C'est ce personnage que Moore va ressusciter dans sa première grande œuvre, au début des années 80. Il deviendra, pour des raisons légales, Miracleman.
 

 

De la transformation du superhéros à celle de l’œuvre

La métamorphose est déjà fondamentale chez un superhéros à permutation. Moore va cependant tout transformer dans l'œuvre: c'est-à-dire le superhéros Miracleman, l'alter ego Moran, l'univers narratif et le médium. Tous les codes habituels du Comic sont brillamment relus, comme le souligne Millidge, biographe de Moore:

Moore transpose le personnage innocent et kitsch des années 1950 dans un monde réaliste et contemporain. Ce faisant, il inspire une révolution consistant à réexaminer toute la mythologie super-héroïque, qui se poursuit aujourd'hui encore. (Millidge, 2011; 76)

 

Commençons par le modèle initial des années 50 (c'est d'ailleurs ainsi qu'Alan Moore commence son œuvre). Nous avons la «famille» de superhéros, avec sa hiérarchie implicite: le père Miracleman, l'ainé adolescent Young Miracleman, l'enfant Kid Miracleman (uniquement des personnages masculins). Les personnages sont joyeux et positifs, ils combattent ensemble, usant de leurs immenses pouvoirs pour faire le bien. La menace vient de l'altérité. Dans notre exemple, il s'agit du «Kommando de la Gestapo scientifique» venu du futur (tome 1; 1). L'altérité est donc double, puisqu'il s'agit non seulement d'une altérité spatiale (de l'Allemagne nazie), mais aussi temporelle (venue du futur).

Les âges d'argent et de bronze auront des conséquences directes sur les protagonistes des aventures. Contrairement à l'âge d'or (le premier âge des superhéros), la quête ne se manifeste plus comme des aventures essentiellement positives qui distraient ponctuellement le superhéros. Morrison souligne l'aspect infiniment sombre des superhéros d'argent: «From now on, having superpowers would come at the very least with great responsibility and, at worst, would be regarded as a horrific curse» (Morrison, Supergods). À la fin du premier chapitre, qui présentait les anciennes aventures du personnage, un agrandissement s'effectue sur le visage du superhéros. En même temps que s'opère le zoom, la narration insère une citation sur le surhomme (ou le superman) d'Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche: «Behold…/ I teach you the superman:/ He is this lightning…/ He is this madness…» (tome 1; 11). La séquence montre très bien que l'œuvre va regarder de très près la figure superhéroïque en remontant à sa source. Pour Moore, il n'y a pas seulement une lumière apollinienne qui brille dans le regard du superhéros, mais également sa flamme dionysiaque.

 

Miracleman va aussi découvrir sa propre genèse à travers le projet Zarathustra. Il s'agit d'un projet confidentiel, mené par le gouvernement britannique et le Dr Gargunza, destiné à créer des surhommes à partir d'une technologie extraterrestre. Trois individus superhéroïques (Miracleman, Young Miracleman et Kid Miracleman) sont maintenus endormis, vivant dans leur sommeil les aventures des Comics de Miracleman des années 50, pendant que les chercheurs font différents tests sur eux. Ce regard métafictionnel renvoie à l'origine même de la figure superhéroïque et permet de poser de nombreux topoï du genre (de l'ancien nazi et savant fou au monde extraterrestre utopique).

 

C'est dans ce contexte que va resurgir Miracleman. Moore explique la raison de l'absence narrative du superhéros: après de longues années d'amnésie, de migraines et de rêves étranges, Moran (re)découvre qu'il peut se transformer en superhéros grâce à la formule Kimota! La formule qui lui donne tant de pouvoir se présente ainsi comme l'envers du pouvoir Atomik. C'est d'ailleurs une bombe atomique du gouvernement britannique qui l'avait plongé dans cette amnésie. Il se souvient également de la formule au moment où des terroristes menacent de voler une arme nucléaire (tome 1; 16). La transformation est extrêmement dommageable pour le trop proche spectateur. Toute personne se trouvant près du protagoniste, lors de sa transformation, est littéralement foudroyée. Mais, c'est également le regard du lecteur qui est constamment placé devant les terribles implications de la réapparition de Miracleman.

 

Pour les autorités, Miracleman n'est rien de moins qu'une abomination qui n'aurait jamais dû voir le jour. Ceux-ci sont conscients de l'immense pouvoir de cette arme qu'ils ont créée. Ils appelleront le personnage «monster» ou «creature» (tome 3; 1-4), ce qui rappelle sans trop d'étrangeté la création du Dr Frankenstein. Les réactions oscilleront entre l'effroi des dommages que peut engendrer un tel homme, invincible et tout-puissant, et l'émerveillement quasi mystique de ses capacités phénoménales. Il va de soi qu'il pourrait s'ériger au rang de Dieu vivant (ce qui semble d'ailleurs être une conséquence inévitable de ses capacités). Ce regard réaliste sur ces dernières est fondamental pour déconstruire le superhéros classique, mais aussi l'humaniser. Il est rapidement conscient de toute la puissance dont il dispose et qu'il peut utiliser lorsqu'il est en colère (comme lorsque sa femme est enlevée par le Dr Gargunza (tome 4; 15)). Les émotions ne le frappent pas moins violemment qu'un individu normal (du moins, durant la première moitié du récit).

 

Mais, au début, le surhomme tente surtout de redécouvrir ses capacités. Sa femme Liz note ses différents pouvoirs: sa puissance et son invincibilité notamment. Si la séquence est assez amusante (sa femme trouve notamment plusieurs Comics de superhéros pour les aider dans leur investigation (tome 1; 16)), elle contribue aussi à créer un climat de vraisemblance et de questionnement scientifique. Au début du récit, les personnages tentent de comprendre comment profiter de l'anormalité que constitue la transformation superhéroïque. Si le fan de superhéros veut naturellement voir les capacités de son nouveau superhéros, la démonstration surpasse de loin ses attentes, comme le montre l'expression de son visage (tome 4; 9-10). Déjà la puissance illimitée du superhéros dépasse ce que les personnages peuvent sereinement accepter.

 

Nikolavitch souligne l'importance du couple superhéros et alter ego dans Mythe & super-héros:

La double identité est un ressort classique de ce type d'illustrés? Le héros à permutation la poussera, et poussera d'un coup sa problématique, dans ses derniers retranchements. Il est une spécificité du genre. (Nikolavitch, 2011; 43)

Le surhomme Miracleman et le journaliste Moran sont deux personnages bien distincts. Outre l'évidente différence physique, Miracleman possède une assurance à la mesure de son intelligence spectaculaire. En comparaison avec celui-ci, son alter ego ressent tout son pathétisme et sa vulnérabilité, exprimant des limites humaines. Il mène une vie banale, il est bedonnant et tellement faible, il parait vieux et de plus en plus las à mesure qu'il devient l'ombre de Miracleman. Eco nous apprend dans Le mythe de Superman que, normalement, l'alter ego permet au lecteur de s'identifier à une part du superhéros, celle un peu maladroite et mal aimée que Clark Kent représente parfaitement. Si nous pouvons certes nous identifier au personnage de Moran, Miracleman constitue un autre personnage qui nous est de plus en plus inaccessible à mesure qu'il s'éloigne de son alter ego humain.

 

À ce titre, une certaine compétition nait entre le journaliste et le superhéros. Le couple initial devient un étrange triangle amoureux. Le héros atomique aura, par exemple, une enfant avec la femme de Moran, alors que ce dernier était incapable d'en avoir un avec elle. Il se sent de plus en plus délaissé et incapable de faire face à la situation, qui augmente en intensité. De plus, sa femme éprouve un plaisir sexuel évident à faire l'amour avec le surhomme (tome 4; 5). Il finit en quelque chose par se suicider en prononçant un dernier Kimota! et en laissant la place au vrai héros. Qui pourrait honnêtement se mesurer à un surhomme comme Miracleman?

 

La réponse est simple: un autre surhomme. Le retour du superhéros est d'abord perçu par Kid Miracleman, devenu adulte. L'ancien side-kick du héros apparait comme un effroyable psychopathe, aux pulsions meurtrières et sadiques, et aux actes d'une violence démesurée. L'ancien superhéros Kid Miracleman a pris la place de son alter ego enfant et a grandi sans que son alter ego puisse lui-même vieillir. Son parcours n'a pas du tout suivi le développement normal d'un individu: il a, pour cette raison, développé une soif de pouvoir inquiétante et une volonté de prouver sa supériorité terriblement dangereuse, deux caractéristiques qui critiquent implicitement le thatchérisme, qui est alors présent en Angleterre. Cela dit, la critique frappe fort narrativement, dans la mesure où la némésis du héros est bien plus forte que ce dernier. Elle n'a pas passé presque vingt ans dans un coma amnésique. Elle a plutôt passé ce temps à bâtir un immense empire financier et, maintenant qu'un nouveau jouet est à sa disposition, elle compte bien s'en divertir. La némésis n'hésite pas à tuer un de ses employés simplement pour montrer sa volonté de confronter l'ancienne figure hiérarchique que représente Miracleman (tome 2; 3). Il projettera un très jeune enfant à une vitesse telle que même en l'attrapant, Miracleman ne pourra empêcher que l'enfant ait plusieurs côtes brisées (tome 2; 5). La puérilité avec laquelle il triomphe de Miracleman est assurément effrayante lorsqu'on réalise le pouvoir que détient ce surhomme-enfant (tome 2; 12). 

 

Une autre figure est radicalement transformée: il s'agit du père spirituel de Marvelman qui est l'ancien nazi et docteur Gargunza. C'est en effet lui qui l'a créé et qui a nourri son imaginaire, tandis qu'il le gardait endormi. Il connait aussi la formule pour annuler sa métamorphose et le rendre aussi vulnérable que le serait son enfant. Il compte par ailleurs s'emparer du nouveau-né de Miracleman, de manière à implanter son esprit dans celui-ci et accéder à une forme parasitaire d'immortalité.

 

Le Dr Gargunza peut aussi transformer son petit chien en redoutable monstre à l'allure vaguement reptilienne. Alors que normalement le super-animal appartient au superhéros et fait office de gentil fidèle compagnon, l'allié canin terrifiant appartient ici au terrible savant fou.

 

La force d'Alan Moore est d'avoir légitimé les précédentes aventures du protagoniste dans son œuvre. Elles ne sont évidemment pas réalistes du point de vue extérieur (le nôtre par exemple), mais permettent de garder le trio superhéroïque concentré dans un univers narratif énergique et qui ne cesse de muter (ce qui représente, pour le lectorat aussi, une des forces de l'âge d'argent). C'est ainsi que le Dr Gargunza garde captives les armes vivantes qu'il a créées! Mais, l'esprit superhéroïque de Miracleman ne cesse de faire apparaitre des images dans son sommeil de manière à prendre conscience qu'il rêve et qu'il doit se réveiller. Il se voit par exemple lui-même, géant et endormi, sur la table d'opération, avec des électrodes (tome 4;  22). Le Dr Gargunza doit alors faire apparaitre un méchant illusionniste pour expliquer l'étrange vision (tome 5; 18-22). Le regard du superhéros perce néanmoins le 4e mur. Tandis que le monde part en vrille, Marvelman découvre que le méchant magicien n'est autre que le Dr Gargunza lui-même dans le monde onirique (en lui retirant son masque). Gargunza parvient à rétablir momentanément la situation, en narrant que tout ceci n'était finalement qu'un rêve (un peu à la manière du dénouement d'Alice au pays de merveilles).

 
 
 

 

La condition humaine: de pauvre mortel à dieu vivant

Avec une telle puissance, tous les héros qui ressemblent à Superman sont appelés à devenir des dieux vivants. Dans les Comics pourtant, très peu le deviennent avant Miracleman. Très peu de morts durables surviennent également dans l'univers des superhéros: que ce soit le héros lui-même, ses alliés ou ses adversaires. Souvent, les superpouvoirs semblent au final toucher seulement le décor ou des personnages figurants.

Jean-Pierre Thomas souligne la faible valeur de la mort dans l'univers de superhéros: «les scénaristes de bédé ont commis l'erreur de dévaloriser la teneur péjorative rattachée à la mort en favorisant l'éternel retour à la vie de personnage. "Death, in comics, has no meaning"» (Thomas, 2014; 113).

Dans Miracleman, la mort est hautement présente et alarmante. Le premier allié de Miracleman, l'agent Evelyn Cream, se fait sauvagement décapiter (tome 6; 13), et Moran se fait tout aussi violemment amputer de deux doigts (tome 7; 2). Moran s'écroule pathétiquement après sa confrontation avec Miracledog: sa tentative pitoyable pour rassurer sa femme, qui n'en est que plus inquiète, lui accorde toute la pitié du lecteur (tome 10; 5). Les affrontements physiques entrainent des conséquences immédiates, généralement la mort d'un des personnages. Moore s'affranchit ainsi du schéma classique avec des supervilains qui reviennent constamment ébranler l'univers narratif à chaque nouvel épisode. Il bouleverse ainsi tout l'univers du superhéros en question. D'ailleurs, de façon générale, lorsque Moore referme sa boucle narrative après qu'un superhéros lui ait été confié, aucun développement futur ne serait vraiment intéressant (l'histoire semble nécessairement devoir finir avec la fin du récit).

 
 
 

La puissance de Miracleman est démesurée. Il peut disposer à sa guise des pauvres mortels qui croisent son chemin. Même s'il s'agit d'hommes du Dr Gargunza, il ne s'agit vraisemblablement pas de si mauvais diables. Miracleman peut néanmoins les juger, à la manière d'un dieu. La position à genou du dernier homme du trio, son air serein et détaché, et ses paroles (ce dernier explique à Miracleman que lui et ses amis l'ont attendu pendant des années (tome 7; 11)) lui donnent l'air d'un fidèle devant son créateur. Le dieu en question va d'abord le toucher, puis le pénétrer de son immense puissance. Marvelman se détache peu à peu de son humanité et de son ancienne vie, tandis qu'un processus de déification s'opère. 

 

Évidemment, une grande part des superhéros correspond à la figure messianique (Superman, le premier2). Mais, Moore a su mettre de l'avant la dimension messianique de son personnage, comme le montre l'illustration ci-dessus (tome 9; 4).

Une mort succède généralement aux affrontements dans le récit. Le pauvre petit chien innocent du Dr Gargunza (sous sa forme normale, lorsqu'il n'est pas un surchien tueur) est tué par Moran, qui utilise un caillou (tome 7; 6). L'alter ego exprime une rage quasi démente du survivant à un milieu incroyablement hostile. L'alter ego de Kid Miracleman, un enfant pourtant, est également tué (tome 15; 18). Marvelman éclate en sanglots en l'éliminant d'un seul coup, qui répand, dans son visage, une goutte de sang3, pour éviter toute souffrance à l'enfant (innocent et même torturé par le superhéros avec lequel il partage le corps, Kid Miracleman adulte). C'est ainsi que s'achève le second affrontement avec sa némésis. La première fois, il n'avait pu se résoudre à supprimer l'enfant malgré la menace latente qu'il représentait. Celui-ci a été trois fois victime: enlevé par le Dr Gargunza à des fins d'expérimentations, hanté par le supervilain qui l'habite et finalement tué par Miracleman.

 

Cela dit, les ravages que sa némésis fait subir à Londres sont considérables et faits d'une façon épouvantablement perverse (tome 15; 1-5). La violence atteinte peut aisément se comparer aux meilleurs tableaux de l'Apocalypse (par exemple, «Le triomphe de la mort» (1562) de Brueghel) (tome 15; 20-1). Même la scène finale de Watchmen (379-84), pourtant monumentale et ayant assurément contribué au succès de l'œuvre, ne produit pas un effet visuel aussi incroyablement inquiétant d'une grande ville moderne aussi horriblement mutilée, métamorphosée. 

 
 
 

Après avoir vaincu et tué sa némésis, Miracleman et ses alliés extraterrestres en viennent naturellement à imposer une utopie. Le superhéros explique au premier ministre britannique leur plan d'action. Quand celle-ci indique que jamais le marché économique ne pourra permettre le plan soumis (tome 16; 6), Miracleman la regarde seulement intensément, manière d'indiquer tout son pouvoir et son autorité, en questionnant le mot «Allow?» Une case plus tard, l'une des alliées de Miracleman explique aux représentants des Nations Unies que les armes atomiques doivent disparaitre de la Terre. En conséquence, elles ont toutes été téléportées sur le Soleil. Ce qui semble d'abord une plaisanterie utopique, qui fait rire l'assemblée, se transforme en panique générale lorsque de nombreux téléphones commencent à sonner (tome 16; 8). Devenu l'égal d'un dieu, Miracleman peut transformer son monde de façon radicale et, de son point de vue, idéale. Rendu à ce point du récit, son pouvoir est tel que personne ne peut se mesurer à lui et que l'intrigue n'a plus de raison d'être. Rien ne semble pouvoir altérer l'équilibre qu'il a mis en place. Il a offert à chacun la possibilité de devenir un surhomme en libérant son super potentiel humain (tome 16; 24), grâce au processus du Dr Gargantua. De sa forteresse qui surplombe symboliquement la ville, il peut surveiller le monde à sa guise (tome 16; 31-2). Son nom Olympus dénote sa volonté créer une nouvelle mythologie. Il a à ce titre libéré l'humanité de son aventure et tracé la voie à suivre vers une posthumanité. 

 
 

La métamorphose ne touche pas seulement le superhéros, mais également sa société et l'œuvre elle-même. Toute l'œuvre insiste sur les modifications que ne manquerait pas de provoquer l'arrivée d'un réel superhéros. Alan Moore insiste sur cette transformation en renversant la structure des figures du genre superhéroïque (superhéros, side-kick, compagnon animalier, père spirituel, etc.). Le récit est également bien plus dense que la quasi totalité des Comics de son époque. De nombreux événements surviennent et ceux-ci provoquent des conséquences durables, mais également une évolution: le superhéros devient un nouveau dieu (Morrison utilise le terme de Supergod pour désigner l'ampleur de certains superhéros).

La transformation qui survient chez Miracleman ressemble beaucoup à celle du superhéros bleu de Watchmen, le Dr Manhattan. Chez lui, on observe une absence de vieillissement, une jeunesse éternelle donc, et une complète connaissance du futur, qui lui font aussi progressivement comprendre l'impossibilité d'établir une relation durable avec un être humain. Par contre, lui se détache peu à peu de son intérêt pour l'humanité (76-7), il choisit plutôt d'aller créer la vie ailleurs, sur une autre planète, à la fin du récit (405). Ses actions finissent par correspondre tout à fait à l'imaginaire divin: de fait, il va foudroyer un autre justicier (402), marcher sur l'eau (403) et déclamer la vérité au justicier prophète (405).

Se trouvant au fondement du genre, cette thématique de la métamorphose permet d'en poser de nombreux enjeux: les héros problématiques, la narrativité de l'existence, l'utopie, la permanence de la mort, l'imaginaire de la fin, le posthumain. Déjà, Alan Moore avait compris qu'une violence démesurée permet de transformer l'expérience de lecture et le regard du lecteur. Car, au final, c'est ce que devrait vouloir tout grand créateur que de parvenir à métamorphoser jusqu'à son lecteur.

                                                                                                 

Bibliographie

Œuvres analysées

MOORE, Alan, Miracleman #1-16, Eclipse Comics, 1982-85

MOORE, Alan, Dave Gibbons, Watchmen, France, Urban Comics, 2012, 441p.

 

Corpus théorique

Eco, Umberto, «Le mythe de Superman», In Communications, 24, 1976, pp. 24-40.

Knowles, Christopher, Our gods wear Spandex: the secret history of comic book heroes, San Francisco, Red Wheel/Weiser, 2007, 233p.

Millidge, Gary Spencer, Alan Moore: une biographie illustrée, Paris, Huginn & Muninn, Dargaud, 2011, 320p.

Morrison, Grant, Supergods. What Masked Vigilantes, Miraculous Mutants, and a Sun God From Smallville Can Teach Us About Being Human, New York, Spiegel & Grau, 2011, 444p.

Nikolavitch, Alex, Mythe & super-héros, Lyon, Moutons électriques, 2011, 194 p.

Ouellette, F., Berthiaume, J.-M. (2013, 29 novembre). L'Éternel Retour de Miracleman [Webradio]. Récupéré le 11 mars 2015 de <http://popenstock.ca/podcast/l%C3%A9ternel-retour-de-miracleman>

THOMAS, Jean-Pierre, «Acta est fabula: La mort de la mort dans la bande dessinée de superhéros», Mythologies du superhéros: histoire, physiologie, géographie, intermédialités, Liège (Belgique), Presses universitaires de Liège, 2014, 256p.

VELLEMAN, Michel-Éric, Watchmen, de Alan Moore et Dave Gibbons un comic d'avant-garde qui réinterprète les procédés de la BD, Mémoire (M. en études littéraires), Université du Québec à Montréal, 1995, 182p.

 

  • 1. Ceci s'explique sans doute avec la série de batailles légales qui ont opposé DC Comics, Marvel Comics et d'autres plus petits éditeurs, et qui ont assurément parasité la diffusion du Comic (Jean Michel Berthiaume et Francis Ouellette ont largement analysé l'historique de ce superhéros dans leur podcast «L'Éternel Retour de Miracleman» sur Pop-en-Stock).
  • 2. «The Messiah superhero became so wildly popular because he addressed deep-seated anxieties in American life. Fascism, corporate corruption, and organized crime had grown to such a degree by the late 1930s that they seemed both overwhelming and intractable. Superman rose from the ranks of the common man to counter these threats» (Knowles, 2007; 120).
  • 3. Même si la goutte ne se répand pas de la manière que dans Watchmen, il est nécessaire que cette dernière œuvre utilise l'iconographie de la goutte sur le visage d'un smiley. Celle-ci exprime aussi «la perte de l'innocence, la chute ou, justement la tache» (Velleman, 1995; 70) vis-à-vis d'un autre acte brutal, mais commis avec les meilleures intentions.