«Pablo... de Fer» de Pierre-Louis Rehm: une poétique de l'interstice générique?

«Pablo... de Fer» de Pierre-Louis Rehm: une poétique de l'interstice générique?

Soumis par Paul Kawczak le 29/04/2015

 

L'entre-deux-guerres française voit apparaître une production nouvelle de romans d'aventures littéraires. Le domaine de l'aventure était jusque-là réservé aux collections populaires, fonctionnant en outil idéologique colonial et bourgeois destiné aux jeunes garçons. Sous l'influence du modèle anglo-saxon, et particulièrement celui de Conrad, il accède, après la Première Guerre mondiale, à un statut plus «littéraire». Cette nouvelle production d'aventure, dont le représentant le plus célèbre reste peut-être Malraux, s'accompagne d'une concrétisation et d'une consécration institutionnelle. La critique de revues prestigieuses, telles que La Nouvelle Revue française ou Le Mercure de France, en donne régulièrement des comptes-rendus. Des maisons d'édition lancent de nouvelles collections d'aventures: «La collection littéraire des romans d'aventures» de l'Édition française illustrée, créée après-guerre; Gallimard, également, lance en 1925 sa collection des «chefs d'œuvres du roman d'aventures»; Grasset encore, qui crée une collection intitulée «Lectures et aventures». Le roman d'aventures est par ailleurs couronné de prix littéraires, le Grand prix du Roman de l'Académie française pour L'Atlantide de Pierre Benoit en 1919, le prix Goncourt pour Un Homme se penche sur son passé, de Maurice Constantin-Weyer. Albert Pigasse crée en 1930 un prix du roman d'aventures, mais celui-ci est rapidement destiné à la production de romans policiers1. D'origine populaire, le roman d'aventures se fait donc littéraire, même si la production populaire parallèlement continue d'exister. De la paralittérature, il passe à la littérature.

Or les notions de «populaire» et «littéraire» sont bien délicates à manier. La production que je qualifie de «littéraire» est hétérogène, comprenant, aux côtés de la grande aventure aux accents métaphysiques (Malraux, Kessel, Saint-Exupéry), le pastiche amusé de l'aventure traditionnelle (Mac Orlan, t'Serstevens) ou encore sa parodie (Pierre Billotey). Par où commence et quand finit la différence entre le populaire et le littéraire? Difficile question à laquelle des éléments d'histoire de la littérature et de ses institutions et de poétique romanesque peuvent apporter des pistes de réponse. Ambitieuse question, que l'on peut formuler autrement: par où commence et quand finit l'indifférenciation? et dont ma communication se tiendra prudemment à l'écart. Si je la pose ici, c'est dans le but de contextualiser et d'éclairer la problématique selon laquelle m'interpelle un roman, publié en 1923 à la Renaissance du livre par un quasi-inconnu, Pierre-Louis Rehm2: Pablo... de Fer. Parmi les romans d'aventures de l'entre-deux-guerres qu'il m'ait été donné de lire, Pablo... de Fer est celui qui, de la façon la plus intrigante, insère des éléments populaires dans un roman que l'on classerait à première vue dans le domaine littéraire3. Je tenterai donc de démêler et de comprendre ce jeu des registres romanesques – populaire et littéraire, paralittérature et littérature –, à une époque où les frontières, si elles commencent à se perméabiliser, restent relativement étanches. Si on a examiné, déjà, les emprunts de la littérature à la paralittérature4, d'une littérature dont la littérarité nous apparaît à l'heure actuelle évidente et qui nous semble transmuter les traits paralittéraires qu'elle côtoie en éléments littéraires, on a encore peu étudié cet aspect au sein d'œuvres au seuil de la reconnaissance littéraire, inconnues ou presque de l'histoire, tel Pablo... de Fer, pour lesquelles il n'existe que le jugement de chacun à défaut de consécration officielle. Peut-être le paralittéraire connaît-il un déploiement particulier à la frontière du littéraire?

Plusieurs aspects narratologiques et thématiques relèvent, dans Pablo... de Fer, du paralittéraire. En premier lieu, le dynamisme et la linéarité de l'intrigue. Dans son Introduction à la paralittérature, Daniel Couegnas liste une série de «critères paralittéraires» selon lesquels il articule son étude. Il postule d'ailleurs en introduction, “la «dispersion” des traits “paralittéraires” […] et l'extrême variété de leur “dosage” dans les textes» (Couegnas, 1992: 22). L'esprit de mon analyse adopte entièrement cette souplesse théorique. L'un des traits paralittéraires que relève Daniel Couégnas est «la fébrilité de la diégèse». Il entend par là, une narrativité qui foisonne de personnages et d'événements et insiste sur la prolixité du récit populaire. Nous retrouvons dans le roman de Rehm une richesse d'événements peu commune dans le roman littéraire français. En deux cent soixante pages, Pablo Urruchoa assassine son frère, tente une première insurrection contre son gouvernement, est envoyé en prison, échappe à une tentative d'assassinat, intègre l'armée, retourne en prison, s'échappe à nouveau, traverse un désert, devient pêcheur, s'embarque clandestinement pour la Californie, devient pêcheur de perles, amant d'une espionne, agent des services secrets allemands; général d'une armée libératrice, il envahit le Mexique, livre plusieurs batailles, affronte seul l'armée adverse, survit à une avalanche d'obus, vend une fausse mine d'or au gouvernement allemand avant, enfin, de se retirer dans son village natal. Quelle vie que ce roman! sommes-nous tentés de dire.

Dans son étude du roman d'aventures traditionnel, dont le fonds commun appartient au domaine du roman populaire jeunesse, Matthieu Letourneux souligne l'importance du hasard dans le déroulement de l'aventure, dont les événements s'enchaînent selon «une logique de l'improbable, qu'appellent le cadre fictionnel et la nature des événements» (Letourneux, 2010: 198). L'action de Pablo... de Fer obéit à une telle logique de l'improbable. Pablo retrouve toujours au moment propice, selon un immense hasard, des personnages qu'il a connus par le passé. En Californie, il rencontre le traître qui l'avait envoyé en prison. Cela lui permet de se venger (il lui vole sa maîtresse) et de poursuivre sa quête (sa maîtresse le conduit au gouvernement allemand qui financera sa révolution). De retour au Mexique, il croise la route du juge qui l'a condamné. Il se venge et apprend de lui ce qui est advenu de Natalia, sa novia. Au cours d'une bataille, il retrouve la soldadéra qu'il avait abandonnée, ainsi que le capitaine qui l'avait condamné à mort. Il se venge et répare ses torts envers la jeune femme. Quelque peu mal en point après avoir été la cible de deux salves d'artillerie, Pablo est sauvé par sa première amante, celle de son adolescence, qui se trouve miraculeusement être là...

Un autre trait paralittéraire du roman de Rehm est son décor: le Mexique. Dès le premier chapitre, l'accent est mis sur le dépaysement mexicain. Les mots espagnols colorent la narration: novio, réqha, campo, tapalo, léperos, péones, vagos... vocabulaire que l'on retrouve tout au long du roman. Le roman s'ouvre sur un Mexique de carte postale: Amants à la fenêtre de leur belles, guitares dans la nuit, coyotes hurlant à la lune. C'est un Mexique stéréotypé qui fait le décor de Pablo... de Fer. Chaleur écrasante, piété, fureur révolutionnaire, sens de l'honneur, Indienne Cochimis qui «lorsqu'elle avait bu du mezcal, comme les autres, […] devenait enragée, […] glapissait le populaire “levantate boratchito” ou avec un camarade […] dansait le “bailé del toro”, celle-là franchement obscène, à la mimique réaliste, indescriptible» (Rehm, 1923: 65). Un Mexique dont le narrateur prend le temps d'expliquer les mœurs au lecteur européen, tant il sait qu'il est différent du vieux continent. Aussi apprend-on que la loi mexicaine interdit chaînes, fers et menottes ou toute entrave jugée trop humiliante, que la môle de gouacalote est «de la dinde bouillie accompagnée d'une sauce composée de chocolat, piment, tomates et graines de sésame», ou encore que «les officines du Nouveau Continent n'ont aucun équivalent en France» (Rehm, 1923: 56; 68; 131). Dépaysement et pédagogie, on retrouve l'esprit vernien des romans jeunesse du siècle précédent. Mais qui éduque-t-on? Pablo... de Fer n'est pas un livre pour les enfants... Le lecteur adulte du roman est placé dans une position analogue à celle de l'adolescent curieux et émerveillé des romans d'aventures jeunesse. L'adulte est un peu un enfant dans Pablo... de Fer. Nous reviendrons plus loin sur ce point...

Continuons avec le dépaysement mexicain dans Pablo... de Fer. Matthieu Letourneux montre que la cadre, dans l'aventure traditionnelle, «non seulement […] correspond à l'univers dans lequel se déroule l'action, mais […] définit la cohérence à partir de laquelle le lecteur va déterminer ce qui est vraisemblable et ce qui ne l'est pas» (Letourneux, 2010: 77). Or, le Mexique tient exactement ce rôle dans Pablo... de Fer. À plusieurs reprises, l'esprit mexicain, les mœurs mexicaines motivent des actions qui, ailleurs que dans ce Mexique fantasmé, auraient paru invraisemblables. Ce Mexique stéréotypé permet de mettre en scène des Mexicains stéréotypés, exaltés, ardents, intransigeants sur les questions d'honneurs: les Mexicains de Rehm ont les manières d'hommes rudes, mais les âmes altières d'aristocrates. «Comme tout Mexicain, nous dit le narrateur, [Pablo] avait les instincts d'un grand seigneur et chérissait le beau geste de large dépense» (Rehm, 1923: 98). L'honneur démesuré du Mexicain confine au paradoxe, emprisonné, Pablo explique à sa compagne qu'au nom de la noble mission qu'il a entrepris, la révolution mexicaine, celle-ci se doit de se sacrifier et de vendre son corps au geôlier pour obtenir sa libération. «Puisque tu dois être la victime d'élection qui sauvera la sainte cause, résigne-toi, songe à ton devoir, au grand honneur qui en rejaillira sur ton nom...» (Rehm, 1923: 76) La jeune femme obéit, Pablo est libre, elle se jette à son cou, celui-ci s'écrie: «Arrière femme souillée et méprisable. […] Ta présence me fait horreur, je préférerais m'unir à une tarentule» (Rehm, 1923: 77). Pablo suit les contradictions de son âme mexicaine, et la femme rejetée l'admire pour cela... L'âme mexicaine est intransigeante, et si Natalia, sa novia, épouse un autre homme alors qu'elle croit Pablo perdu à tout jamais c'est que, ayant grandi aux États-Unis, elle n'est pas tout à fait mexicaine... «Si Natalia eût été une pure Mexicaine, rien n'aurait altéré ses sentiments et, miséreuse, elle aurait conservé sa fidélité à Pablo» (Rehm, 1923: 138). Le lecteur sourit. On comprend que le cliché emprunté au domaine du roman populaire s'accompagne chez Rehm d'une certaine ironie critique. Pourtant le roman est surchargé des ces extravagances mexicaines, à un tel point qu'il en étouffe sa propre ironie. Maladresses? Peut-être? On hésite. D'où le problème, et l'intérêt, de ces œuvres à la lisière du canon littéraire. Je veux mener cette analyse vers un aspect plus sérieux du roman, qui fait usage également de ces emprunts au paralittéraire et qui peut-être les éclairera d'une lumière nouvelle.

Dans le Que sais-je? qu'il consacre à la paralittérature, Alain-Michel Boyer observe que toute œuvre paralittéraire s'articule autour d'un noyau sémique appelé «dominante» dont il emprunte le concept à la linguistique. La dominante du roman policier est la résolution d'une énigme, celle du roman pornographique est l'acte sexuel, certaines sciences-fictions se bâtissent autour d'une nouveauté d'ordre pseudo-scientifique5... Selon mon hypothèse, Pablo... de Fer se construit autour de l'affirmation d'une force surhumaine. Toute la vie de Pablo n'est que le triomphe de sa force et de sa volonté. Dès sa prime enfance, il est «le plus fort à tous les jeux» (Rehm, 1923: 19), son père l'ayant fouetté «il s'était obstiné à rire et chanter sous les coups […]: – Encore! Encore! S'il te plaît, petit papa! J'avais bien chaud et tu m'éventes!» (Rehm, 1923: 20). Alors que pour se débarrasser de lui des gendarmes le lient à un cheval au galop, Pablo réussit à contenir le cheval à la force de ses reins. Sans eau, il traverse à pied un désert. Pêcheur, «il alla chaque jour en mer pêcher les garoppas rutilantes, cabrillas qu'un seul homme ne saurait porter, les tortues larges comme des roues de chars» (Rehm, 1923: 88). En campagne militaire, il ne se repose jamais et acquiert le surnom de Pablo de fer: «Pablo s'était montré un cavalier infatigable, un chef juste, mais inflexible. Ses hommes l'admiraient. Ils le surnommèrent: «Fesses de Fer» (“Naglas de hierro”) ou plus couramment “Pablo de Fer”». Au cours de son dernier combat, Pablo survit à deux salves d'artillerie, dont la dernière ne comprend pas moins de quatre-vingt-deux obus. En un mot: Pablo est un surhomme.

Si l'on en croit l'ouvrage d'Umberto Eco, De Superman au surhomme, l'idée même de surhomme trouve son origine dans la paralittérature et en est donc un trait fondateur. Selon une idée qu'il reprend à Antonio Gramsci, Eco postule que la prétendue «surhumanité» nietzschéenne a comme origine et modèle doctrinal non pas Zarathoustra, mais le Comte de Monte-Cristo d'Alexandre Dumas. Ce culte de souche nationaliste et fasciste serait né d'un complexe de frustration petit-bourgeois. Ceci posé, je voudrais montrer que Pablo... de Fer offre une variation française du fantasme du surhomme en parodiant la geste napoléonienne. Des ingénieurs français pris en otage par Pablo de Fer le comparent au général corse pour l'adoucir: «À Paris, on vous nomme le Napoléon mexicain» (Rehm, 1923: 224). Pablo l'inflexible est tellement flatté qu'il les libère, depuis sa jeunesse, le libérateur voue un culte à l'Aigle français. Au début du roman il promet à Natalia: «Tout comme Napoléon, je t'épouserai en grande pompe, comme il épousa Joséphine […] J'aime Napoléon. Il fut le plus grand des hommes» (Rehm, 1923: 16). Exilé du Mexique en Californie, Pablo revient en libérateur à la tête d'une petite armée, comme Napoléon est revenu pour les cent jours. De retour au Mexique, Pablo s'offre aux balles des soldats du gouvernement mexicain. Aucun d'eux ne tire, ils se rendent tous à sa cause. On pense à cette scène de la légende napoléonienne qui eut lieu le 7 mars 1815, et qui fut peinte par le peintre allemand Steuben. Napoléon se serait offert aux balles des soldats de Louis XVIII: «S'il est parmi vous un soldat qui veuille tuer son Empereur, me voici», leur aurait-il dit, tous l'auraient rejoint. Enfin le second chapitre de la septième et dernière partie du livre, qui relate l'échec militaire de Pablo se nomme «Santa Margarita! Waterloo», du nom de la bataille qui mit fin aux cent jours.

Les traits paralittéraires de Pablo... de Fer servent la destinée napoléonienne de Pablo. La surcharge d'événements est la marque de son activité surhumaine, le décor mexicain stéréotypé donne le champ libre à son ardeur et sa démesure, le hasard est la marque d'une destinée hors du commun.

Le mythe napoléonien est aussi un mythe littéraire. Napoléon est un héros romantique. Pierre Paraf écrit: «De même qu'il y eut, par leurs aspects falots, médiocres, gris, des antihéros, Napoléon, par son génie, ses exploits et ses crimes, devait s'inscrire au premier rang parmi les héros romantiques» (Paraf, 1969: 105-113). À propos du mythe napoléonien au XIXe siècle, si Pierre Barbéris écrit «[…] le mythe napoléonien sublime et transpose en poésie prométhéenne le besoin de pleinement être que bloque la société bourgeoise et pseudo-féodale sous sa forme restaurée» (Barbéris, 1970: 1056), il souligne que le mythe touche également «à toutes les fuites en avant d'une France affairiste, militariste objectivement au service d'entreprises non de création, mais de conquête et d'appropriation» (Barbéris, 1970: 1056). Cette France est celle que promeut le roman d'aventures traditionnel ainsi que le montre Sylvain Venayre: «Le thème des aventures, écrit-il, est en effet utilisé à des fins politiques, et ce dans deux directions principales: défendre la politique de colonisation et promouvoir l'esprit d'entreprise» (2002: 85). Napoléon et le roman d'aventures populaire: même combat. Notons enfin que Pablo de Fer épouse complètement (sur le mode de la parodie) le mythe napoléonien en ce qu'il est, comme l'Empereur6, une figure du Christ. Pablo connaît ses quarante jours de retrait du monde: une maladie vénérienne le confine tout ce temps dans sa chambre. Comme mort après avoir affronté l'armée ennemie presque à lui seul, Pablo «ressuscite» dans un chapitre intitulé «Le Miracle». La croyance populaire veut alors qu'il revienne, car, l'affirme une témoin du miracle, «le Libérateur est invulnérable! Il ne peut mourir que lorsque sa patrie sera libre» (Rehm, 1923: 241).

Les références à la littérature populaire et au roman d'aventures traditionnel établies, avant de poursuivre, je voudrais m'arrêter sur une scène du roman qui établit de façon explicite son rapport à l'hypotexte paralittéraire. Pablo décide de s'embarquer clandestinement sur un vapeur à destination de San Francisco. Parmi les livres qu'il lui fut donné de lire dans sa jeunesse, «il y avait des romans de voyages et d'aventures traduits du français. Il se souvint d'un certain “tour du monde” qui l'avait tant amusé. Comme le héros du récit, il entreprit de se cacher à bord à l'heure du départ, sa bonne étoile aidant» (Rehm, 1923: 89). Le passage fait bien sûr référence à Jules Verne et serait déjà parodique en soi. La scène du vapeur évolue toutefois vers l'humour scatologique. Le roman extravagant se veut soudain réaliste, et le surhomme devient un humain7. Le narrateur précise:

Les auteurs qui écrivent les romans d'aventures sont de redoutables fantaisistes. Ils présentent les événements sous un jour si plaisant, si favorable, qu'on rêve pareille existence et tous ceux qui s'y sont laissé prendre en ont été les victimes. Pablo devait connaître à ses dépens que voyager, caché à fond de cale, est autre chose lorsqu'il s'agit d'un héros de roman et d'un homme en chair, sur un véritable bateau. La cause en est assez délicate à expliquer. Les humains sont soumis à des exigences naturelles. Pablo avait prévu les vivres et paré à la boisson, mais... il n'avait point songé à leur sort final. (Rehm, 1923: 92)

Pablo ne peut se retenir éternellement, et l'odeur alerte les hommes de bord. Pablo est découvert et doit quitter le navire. La critique parodique du roman populaire est ici évidente. J'insiste néanmoins sur le fait que la critique n'est ailleurs aussi explicite qu'en ce passage. On pourrait arguer qu'il donne le ton au reste du roman. Nous verrons que le rapport au paralittéraire est toutefois plus complexe et nuancé.

Donc, à ce stade de mon analyse, pour résumer quelque peu, Pablo... de Fer intègre des éléments paralittéraires, surcharge événementielle, rôle du hasard, décors stéréotypés, qui tous servent une «dominante» qui est l'affirmation d'une force surhumaine. Pablo de Fer apparaît, sur un mode qui est a priori celui de la parodie, comme une figure de surhomme, déclinaison du mythe napoléonien. Une première hypothèse serait que l'utilisation d'éléments paralittéraires serait un moyen de mettre à distance, de parodier, le mythe, et la littérature populaire de cette France affairiste, militariste et conquérante dont parle Barbéris, et qui s'effondre à la suite de la Première Guerre mondiale. Cette hypothèse m'apparaît défendable, mais pourtant incomplète. La dimension parodique du roman est certes présente, mais pas assez pour confirmer une telle analyse. Il me semble que plutôt que de rejeter le mythe de la force, Pablo... de Fer exprime une inquiétude indécise à son sujet, un questionnement qui précisément habite la frontière entre le fantasme de puissance et ce qu’une certaine psychanalyse nommerait le principe de réalité. C'est ce que je voudrais montrer à présent.

Du héros aspirant aventurier de Marc Chadourne, Vasco, dans le roman éponyme, le narrateur écrit: «[…] ce qui nous attirait le plus vers lui c'était au fond cette inquiétude, je veux dire cette chimérique attente où il nous tenait de la vie» (Chadourne, 1994: 16). Sans vouloir faire d'un personnage le reflet d'une littérature, il me semble que la vogue de l'aventure de l'entre-deux-guerres française partage cette inquiète attente. Et tout comme Vasco, il me semble qu'elle est «tout[e] congestionné[e] […] du Nietzsche de ses 18 ans» (Chadourne, 1994: 30), du Zarathoustra, peut-être, que les soldats lisaient dans les tranchées... François Ouellet montre que le roman moderne français se structure autour de la figure du Père, et que ce rapport à l'autorité procède d'une question fondamentale qui habite cette littérature, question dans laquelle le verbe «pouvoir» prend son sens le plus plein: que peut un homme?

C'est à cette question que répond Edmond Dantès, dans Le Comte de Monte-Cristo, quand il élabore un plan de vengeance sur plusieurs années, c'est cette question que le Vautrin de Balzac incarne, sorte de Protée tout-puissant qui revêt aussi bien l'habit du crime que celui de la loi; c'est aussi cette question qui sert d'assise à Jean Valjean cherchant à refaire sa vie. Ce sont des héros de la toute-puissance. À cette question: «que peut un homme?», ces personnages offrent des réponses élaborées et convaincantes. (Ouellet, 2011: 352)

Parmi ces trois «héros de la toute-puissance», il y a Edmond Dantes que Eco intègre à son étude des surhommes de romans populaires. Dantes, Vautrin, Valjean sont des surhommes. Aussi, et cela d'autant plus dans le domaine de l'aventure, l'inquiétude de puissance qui sous-tend le roman moderne est à mettre en lien avec la figure du surhomme. Il est celui qui peut tout et dont la figure exalte nos fantasmes de puissance en même temps qu'elle renvoie l'image de notre impuissance. Inversement, un roman du surhomme, roman d'aventures des années 20 de surcroît, est potentiellement un roman de l'inquiétude.

Pessimisme et inquiétude ne sont pas absents du roman de Rehm. La fin déceptive du roman rompt avec les codes du roman populaire. Pablo perd au combat sa femme et ses plus fidèles alliés. Donné pour mort, il est trahi par ses propres officiers qui vendent à leur profit la révolution amorcée par l'homme de Fer. Pablo finit, après une dernière vengeance qui le rend richissime, par s'en retourner dans son village natal pour y écouler dans la somnolence le reste de ses jours: «Pablo s'est retiré à San Brouno, il savoure la douce existence des Mexicains véritables qui haïssent tout effort et vivent l'heure présente en philosophes. N'ont-ils pas inventé cette admirable formule qui répond à toute question et suffit à tout problème: “quien sabe?” – “Qui sait?”» (Rehm, 1923: 263). Fin à l'ironie voltairienne, en apparence apaisée, mais qui entérine le renoncement à la puissance, la retraite de Pablo moque les fins triomphantes du roman populaire en même temps qu'elle constate, de façon quelque peu amère, il me semble, la vanité des rêves d'action.

Autre source d'inquiétude dans Pablo... de Fer: la violence de son héros. Si Pablo n'hésite pas à tirer une balle dans la tête au premier homme qui le contredit, c'est dans son rapport avec les femmes qu'il se montre le plus cruel. À l'adolescence, Pablo découvre que son amante est aussi celle de son frère. Il les surprend pendant l'amour, tue son frère et laisse le cadavre de celui-ci maintenir de son poids inerte la fille sous lui toute une nuit. L'ex-amante de Pablo devient folle et sombre dans la déchéance. Quelques années après, une autre fille a le malheur de transmettre une maladie vénérienne à Pablo: il l'abandonne sur un rocher en pleine mer, elle meurt de pneumonie. Nous avons vu plus haut la façon dont il traite celle qui s'était donnée pour le sauver. On apprend plus loin dans le roman que depuis ce jour-là la pauvre femme n'a connu que souffrance et déchéance. Il n'y a que Natalia, sa novia, que Pablo respecte, mais celle-ci est la plus masculine de toutes, chevauchant à ses côtés, habillée en cavalier, les cheveux coupés courts: «Natalia s'était battu comme un homme. […] Pablo pouvait être fier. Natalia était digne de son amour» (Rehm, 1923: 184). Pourtant Pablo doit tout aux femmes, à Natalia qui lui inspire ses premières idées révolutionnaires, à la soldadéra qui se donne pour le sauver, à une comtesse allemande qui l'entretient, que pourtant il délaisse à la première occasion (elle mourra de chagrin), à l'amante de son frère qui le retrouve et le soigne alors qu'il agonise. Pablo réussit par les femmes: «Il considère tous les grands hommes qui eurent une femme à l'origine de leur fortune: Mirabeau, Napoléon, Thiers, et tant d'autres. Avec de la force, de l'intelligence et l'aide d'une femme aimante et riche, on peut prétendre à tout» (Rehm, 1923: 115). La violence de Pablo suit une misogynie utilitaire. Le cliché du machisme latin permet à Rehm de développer une inquiétante relation homme femme, de l'homme à la femme, basée sur le besoin et la haine. La femme est menaçante en ce que le surhomme a besoin d'elle, elle incarne une limite à sa puissance et pour cela il la hait. La violence de Pablo est une peur de l'impuissance.

Cette puissance inquiète que met en scène Pablo... de Fer, nuance donc l'interprétation selon laquelle l'usage parodique d'éléments de paralittérature serait le rejet franc des fantasmes de puissance d'une France d'avant-guerre. Cette inquiétude trahit un désir de puissance en dépit de l'ironie que déploie le roman. Il est significatif que ce soit des obus et l'avidité de ses officiers qui mettent fin à la carrière de Pablo: que peut un héros populaire face à la guerre industrielle, face au pouvoir de l'argent (qui mènera à la crise de 1929)? Des rêves d'enfant que nourrissait la littérature populaire, il ne reste à la fin que l'échec et la violence.

Je peux donc revenir à ma problématique initiale concernant l'usage du paralittéraire dans le roman de Rehm. Ce dernier fait donc usage d'éléments de paralittérature pour habiller une inquiétude de la puissance inhérente au roman de cette époque. La paralittérature permet d'abandonner, tout en le conservant, le rêve de toute puissance. Pour Jean Tortel, la parole paralittéraire, «c'est cette parole-là qui est reçue le plus naïvement, le plus indiscutablement par son lecteur» (12), or il me semble que cet aspect de la paralittérature se conserve en partie dans Pablo... de Fer: tant est extravagante l'intrigue que le lecteur, même «littéraire», baisse sa garde et se laisse emporter par le flot de puissance qui mène les aventures de Pablo. Ainsi les pointes ironiques, la violence inquiète, si elles instaurent une distance avec le fantasme de puissance porté par ces éléments paralittéraire, n'empêchent pas paradoxalement le lecteur d'adhérer à ce plaisir que l'on a qualifié de populaire. Le drame de ce roman étant peut-être de célébrer une littérature qu'il jette à terre.

Les œuvres littéraires ont ceci en commun avec les particules de la physique quantique qu'elles restent indéterminées – même si leur détermination est prédictible selon certaines probabilités – tant qu'elles n'ont pas été observées. Pablo... de Fer est-il une œuvre dont l'histoire littéraire, même spécialisée, retiendra une certaine qualité? Ou restera-t-il une œuvre oubliée, dont aucune valeur littéraire ne sera retenue? Un seul lecteur, fût-il universitaire, ne peut répondre à cette question, aussi je ne me prononcerai pas. Je veux seulement suggérer que le rôle de la paralittérature dans Pablo... de Fer reste indéterminé et fonction de l'avenir de l'œuvre: si pour certaines raisons, un certain public de chercheurs commence à s'y intéresser et à y voir une œuvre littéraire au discours critique sur le roman populaire alors la paralittérature y deviendra (car elle sera perçue comme telle) un outil critique; au contraire, si le roman reste dans l'oubli ou reste dans les mémoires comme un mauvais roman, la paralittérature y conservera peut-être toute sa naïve puissance, non intellectuelle et fantasmatique. Une troisième solution dépend de l'avenir des études en paralittérature: plus la paralittérature sera connue, plus la lecture que l'on fera de telles œuvres, aussi littéraires pourra-t-on les concevoir, conservera à l'esprit quelque chose de ce premier éclat paralittéraire qui brille en dehors de toute réflexion littéraire et métalittéraire.

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Cet article est issu du colloque étudiant Interstices: la richesse des frontières, organisé par Mathieu Villeneuve, Paul Kawczak et Samuel Archibald, dans le cadre du Congrès Boréal 2014.

 

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Bibliographie

BARBÉRIS, Pierre. 1970. «Napoléon: structure et signification d'un mythe littéraire» Revue d'Histoire littéraire de la France. n°6, Vol.70, pp.1031-1058.

BOYER, Alain-Michel. 2008. Les paralittératures. Paris: Armand Colin, 123p.

BOWMAN, Franck-Paul. 1969. «Napoléon et le Christ» Europe. n°480, Vol.47, pp.82-105.

CHADOURNE, Marc. 1994. Vasco. Paris: La Table Ronde, coll. «La petite vermillon», 288p.

COUÉGNAS, Daniel. 1992. Introduction à la paralittérature. Paris: Seuil, collection «Poétique», 200p.

ECO, Umberto. 1978. De Superman au Surhomme. Paris: Grasset, collection «Le livre de poche», 217p.

GENETTE, Gérard, 1992. Palimpsestes. La littérature au second degré. Paris: Seuil, coll. «Essais», 573p.

LETOURNEUX, Matthieu. 2010. Le roman d'aventures. 1870-1930. Limoges: Presses universitaires de Limoges, 455p.

OUELLET François. 2011. «“Que peut un homme?” Une poétique de l'histoire littéraire» Impuissance(s) de la littérature? sous la direction de Éric Benoit et Hafedh Sfaxi, Bordeaux: Presses universitaires de Bordeaux, coll. «Entrelacs», 449p.

PARAF, Pierre. 1969. «Napoléon et le romantisme» Europe. n°480, Vol.47, pp.105-113.

VENAYRE, Sylvain. 2002. La gloire de l'aventure. Genèse d'une mystique moderne. 1850-1940. Paris: Aubier, 350p.

  • 1. La frontière encore très poreuse qui séparait le roman policier du roman d'aventures, s'affirme alors.
  • 2. Pierre-Louis Rehm est né en 1884 à Versailles et est décédé en 1941 à Marseille. Médecin, il est connu pour sa Nouvelle Encyclopédie Pratique de Médecine et d'Hygiène, publiée chez Quillet en 1922, également homme de lettres et journaliste (il fut rédacteur en chef au Matin), il a publié entre autres: La Famille tuyau de Poêle, roman de la vie de l'arrière-front (1919), Pablo...de Fer (1923), Les Bestiales (1927), Guérir... sans médecin! (1928).
  • 3. Publié à La Renaissance du livre, dans la collection «Littéraire», Pablo... de Fer bénéficie d'une critique favorable dans Le Divan.
  • 4. Alain-Michel Boyer rappelle dans Les paralittératures que de Rabelais à Joyce, en passant par Balzac, Lautréamont ou Dostoïevski, nombreux sont les grands noms de la littérature mondiale à avoir repris à leur compte des éléments de paralittérature. (Boyer, 2008: 94-95).
  • 5. Il précise toutefois que la dominante à elle seule ne peut suffire à établir une typologie des genres. (Boyer, 1992: 127).
  • 6. À ce sujet je renvoie à l'article de Franck-Paul Bowman (Bowman, 1969)
  • 7. Suivant en quelque sorte le genre de la parodie mixte selon la classification qu'identifie Gérard Genette dans le style classique. L'héroï-comique fait parler un personnage vulgaire en un style noble, le travestissement burlesque fait parler un personnage noble en un style vulgaire, la parodie mixte transpose le personnage noble en un personnage vulgaire s'exprimant en un langage vulgaire. (Genette, 1992: 198)