50 nuances de romance: 50 Shades à la lumière de Twilight

50 nuances de romance: 50 Shades à la lumière de Twilight

Soumis par Geneviève Whitlock le 14/02/2013
Catégories: Erotisme

 

Twilight, de Stephanie Meyer, est une série de quatre romans racontant l’histoire d’amour de la jeune Bella Swan et du vampire Edward Cullen. Dès leurs publications, les romans remportent un succès international. La saga est adaptée au cinéma par les studios Summit Entertainement en cinq films, entre 2008 et 2012. La popularité de la série se répercute sur le web. Twilight règne sur une vaste et active communauté de fans, pour la plupart adolescente. Sur les sites de fanfictions, les œuvres inspirées de Twilight se multiplient. Certains de ces auteurs amateurs ont plus de succès que d’autres. C’est le cas de E.L. James et de sa fanfiction, Master of The Universe, qui met en scène les aventures érotiques de Bella et Edward. James est approchée par des éditeurs qui acceptent de la publier à condition, bien sûr, de changer les noms des personnages, de même que certains détails de l’histoire. Malgré tout, 90% du contenu de Master of the Universe est resté inchangé dans sa version publiée: Fifty Shades of Grey. À son tour, l’œuvre de James remporte un succès international aux proportions stupéfiantes. La série Fifty Shades est traduite en 35 langues et s’est vendue à plus de 60 millions de copies à travers le monde. Nous analyserons Fifty Shades of Grey en mettant en lumière trois aspects de l’œuvre. D’abord, nous la comparerons à Twilight. Puis, nous montrerons comment le roman correspond aux normes du genre du conte et de la chick-lit moderne. Enfin, nous démontrerons que le roman rejoint également la tradition des romans érotiques. Afin d’alléger le texte, nous emploierons désormais le terme 50 Shades pour désigner le titre de l’œuvre.

Avant de plonger au cœur de notre analyse, il est nécessaire de définir le concept de fanfiction. Ce terme s’applique à des

textes qui prennent le film ou la série comme un point de départ, comme un texte source, et qui, tout en reprenant des aspects différents de lui (des personnages, des motifs, des représentations, des lignes narratives) les remanient et produisent un nouveau texte qui tout étant tributaire du premier, peut arriver à être assez différent de son texte de base1.

Dans notre cas, le texte source n’est pas un film ou une série, mais un livre, bien que James s’appuie également sur l’adaptation cinématographique de Twilight. La fanfiction naît du désir du fan de s’approprier une œuvre qui lui est chère et de partager sa propre vision de l’univers de son texte source. Parfois, la fanfiction répond au besoin du lecteur de «remplir les vides 2» de l’histoire, par exemple, en changeant la fin d’un roman, en articulant la fable autour d’un personnage secondaire ou encore en ajoutant une trame romantique (et souvent érotique) à l’intrigue. Les auteurs de fanfiction n’ont pas qu’un seul type de lecture et ont toute la liberté de mêler différents genres. La littérature érotique est très populaire en fanfiction, sans doute à cause de ce désir de combler les vides du texte source. Les scènes érotiques sont souvent très peu détaillées dans les textes de base, ce qui laisse la place à l’imagination des auteurs amateurs. Le slogan du site www.fanfiction.net nous le rappelle d’ailleurs: «Unleash you imagination3». Sur ce même site, on retrouve environ 70 000 textes au contenu mature, classés M, seulement dans la catégorie Twilight. Le succès du genre érotique et de ses nombreux sous-genres dans la fanfiction (lemonslashthreesomeyaoi/yuri, etc.) s’explique en partie par l’anonymat complet dont bénéficient les auteurs. Les fans utilisent des pseudonymes qui leur permettent d’écrire et de publier leurs textes en toute liberté, sans recevoir de jugement critique. Cette absence de censure, de même que d’autocensure, a pour résultat la multiplication de textes crus et variés. 50 Shades est considéré soft, selon les normes du sous-genre de fanfiction érotique qu’est le BDSM (bondage/discipline-dominance/soumission-sadomasochisme).

Puisque 50 Shades était une fanfiction basée sur l’univers de Twilight, il est possible de trouver de nombreuses traces de l’influence de Stephanie Meyer dans l’œuvre de E.L. James. Les deux personnages principaux partagent plusieurs caractéristiques avec les protagonistes de Twilight. Anastasia, comme Bella, est maladroite, naïve et inexpérimentée. Christian, comme Edward, est incroyablement beau et riche, mais aussi contrôlant et névrosé. Dans 50 Shades, Christian est attiré par Ana car elle est la seule à résister à ses charmes (et à ses ordres). Dans Twilight, Edward est attiré par Bella car elle est la seule à être immunisée contre son pouvoir de télépathie. Même si l’aspect fantastique de Twilight a été évacué, on retrouve dans 50 Shades ce qui semble être d’anciennes références au pouvoir de Edward: «It gives me some sort of clue of what you might be thinking, he breathes. You’re a mystery, Miss Steel» (50S p.96), «He’s telepathic, surely.» (50S p.186.), «I’d give anything to know what you’re thinking…» (50S p. 329). Les personnages secondaires de 50 Shades ont presque tous un équivalent dans Twilight. José, l’ami hispanique amoureux d’Ana est une adaptation de Jacob Black, l’autochtone, le loup-garou ami de Bella. La famille Cullen est presque entièrement recréée au travers de la famille Grey. La sympathique Mia est évidemment un portrait d’Alice Cullen, comme Elliot est un mélange d’Emmet Cullen et de Jasper Hale. Les parents de Christian sont identiques aux parents d’Edward. Le père porte un nom similaire: Carrick plutôt que Carlisle. La mère, Grace, est médecin tandis que cet emploi était occupé par le père dans Twilight. La recette est la même avec les parents d’An, où on nous confronte à un père taciturne aimant la pêche et à une mère chaleureuse vivant à l’autre bout du pays. Les descriptions de Christian par James sont parfois identiques à celles d’Edward par Meyer. James décrit Christian comme ayant des «Unruly dark copper-colored hair and intense, bright gray eyes that regard me shrewdly.» (50S p. 21), alors qu’Edward est plutôt «bronze-haired» (T p.19). Leurs voix sont aussi similaires: «His voice is warm and husky like dark melted chocolate fudge caramel… or something.» (50S p. 57) et «low, attractive voice» (T p. 27) ou «His voice was husky» (T p. 208). De plus, les deux auteurs utilisent les mêmes expressions pour décrire la beauté hors du commun de leurs héros: «Looking like a male model» (50 S p. 89) /«Looking like a male model in an advertisement for rain coats» (T p. 358) et «Christian Grey, Greek god, wants me» (50S p. 169) /«Looking more like a greek god than anyone had the right to» (T p. 206). Meyer et James décrivent également leur personnage comme «intimidating» et ce, à plusieurs reprises. Finalement, les indices qui permettent de deviner qu’Edward est un vampire (peau pâle et froide, ne mange jamais en public, ne sort jamais au soleil, rapidité de mouvement, beauté étonnante, etc.) deviennent, dans 50 Shades, les indices qui illustrent le caractère dominant de Christian. Ana le traite déjà de «control freak» à la page 27. D’ailleurs, la scène où Bella questionne Edward sur sa vie de vampire est presque identique dans sa structure à celle où Ana s’informe auprès de Christian sur son mode de vie BDSM. Étonnamment, Edward partage le caractère dominant de Christian. En voiture, Edward et Christian insistent tous les deux pour que Bella/Ana attache sa ceinture de sécurité: «You really should wear your seat belt»(50S p.720) / «Put on your seat belt, he commanded.» (T p.162). De même, tous les deux suivent leur bienaimée pour assurer sa sécurité, en faisant détecter son téléphone cellulaire par satellite ou en utilisant ses sens ultra développés. L’image du stalker et l’idée du danger dans la séduction sont présentes dans les deux romans. Edward entrait par effraction chez Bella pour la regarder dormir. Pourtant, Ana et Bella expriment le même sentiment à propos de leur amoureux: elles se sentent en sécurité, «I feel safe. Protected.» (50S p.149) / «I feel very safe with you» (T p.170).  Christian/Edward, lui, rétorque qu’il est dangereux et qu’elle devrait s’éloigner de lui. L’amour est illustré comme une attirance mortelle. Dans 50 Shades, les métaphores pour expliquer cette attirance se succèdent: Icare se rapprochant du soleil ou encore un papillon se rapprochant d’une flamme. Dans Twilight, l’image récurrente est celle d’un agneau tombant amoureux d’un lion. L’attraction est indissociable de la peur:  «He turned slowly to glare at me – his face was absurdly handsome – with peircing, hate-filled eyes. For an instant, I felt a thrill of genuine fear, raising the hair on my arms» (T p.27). De nombreux autres détails tissent des liens entre les deux univers. Par exemple, Bella et Ana conduisent chacune une vieille guimbarde jugée dangereuse par leur partenaire dominant. Christian et Edward sont tous les deux des virtuoses du piano.

Le genre du conte a fait ces dernières années une résurgence au cinéma et à la télévision. Avec Once Upon a TimeGrimm ou Beauty and the Beast, la télévision offre des versions contemporaines des contes, où les personnages évoluent dans notre propre monde. Le cinéma, doté de plus gros budgets, semble conserver le contexte d’époque, mais remanie l’histoire afin de montrer au public ce que le conte ne disait pas, comme autant de fanfictions de l’œuvre des frères Grimm. En 2011, les studios Summit, qui ont produit Twilight, présentaient Red Riding Hood une reprise romantique du chaperon rouge. En 2012 seulement, le public a eu droit à deux méga-productions de Blanche-Neige. En 2013, s’annoncent Hansel et Gretel: Witch Hunters et Jack the Giant Killer, où les gentils enfants sont devenus adultes et meurtriers, et Cinderella et Maleficient, qui nous offriront le point de vue des méchantes sorcières. Devant une telle profusion du genre, il n’est pas étonnant de constater que l’on retrouve l’imaginaire des contes ailleurs dans la culture populaire, sous de multiples formes. La chick-lit et les romans Harlequin s’inspirent des univers du conte dans leur structure de base: une jeune femme ordinaire et souvent naïve rencontre un jeune, beau et riche célibataire. Cet homme idéal est une version contemporaine du prince charmant. Dans notre monde moderne, cependant, la magie n’existe pas. Les mères doivent rappeler à leurs enfants que «You have to kiss a lot of frogs before you find your prince» (50S p. 942). Le désenchantement, le prétendu retour à la réalité, est utilisé pour rehausser l’effet fantasmatique. Dans 50 Shades, Ana se présente comme une nouvelle Madame Bovary, victime de ses rêves et de ses lectures: «Perhaps I’ve spent too long in the company of my literary heroes, and consequently my expectations are far too high» (50S p.54). Cependant, étant elle-même un personnage de conte, elle rencontrera son prince avant la fin du premier chapitre. Christian est une réinterprétation du prince ténébreux, qui cache de terribles secrets à sa belle, et que seul l’amour peut sauver du mal. Il se reconnaît lui même comme un chevalier noir, mais Ana voit plutôt en lui le prince au cœur pur: «He’s not a dark kgnith at all but a white knight in shining, dazzling armor – a classic romantic hero- Sir Gawain ou Sir Lancelot.» (50S p.149). Malgré son passé troublé et ses tendances sadomasochistes, Christian reste un prince de la tradition romantique. La fin heureuse inhérente aux contes de fées modernes est déjà dessinée dans le premier tome de la série. Christian et Ana viendront à bout de tous les obstacles, se retrouveront, s’épouseront et formeront une famille modèle avec leurs meilleurs amis Elliot et Kate. Il s’agit ici d’un autre fantasme commun à la chick-lit. Le héros a un frère tout aussi charmant, qui tombe instantanément amoureux de la meilleure amie de l’héroïne. C’est une façon de boucler la boucle (car tous les personnages doivent trouver l’amour) et d’offrir aux héros la famille idéale. Dans le même esprit d’idéalisation,  Ana possède une «inner goddess», déesse intérieure qui semble sortir tout droit d’un manuel d’estime de soi ou d’un cours de yoga, qui représente ses états d’esprit et ses sentiments. La «inner goddess» l’encourage à aller plus loin dans ses expériences et dans sa relation avec Christian, au contraire de son subconscient qui cherche à la protéger.

Bien que le livre soit, en fin de compte, plutôt un roman d’amour, tout le marketing entourant l’ouvrage a été fait pour le présenter comme un texte érotique. La page couverture, sobre, offre à l’œil la cravate grise avec laquelle M. Grey attache Ana la première fois. Le rythme du roman est lent comparé aux normes du genre érotique. Les lectrices attendent patiemment que les ébats commencent. Il faut 168 pages avant que Christian se décide à embrasser Ana. Dans L’Histoire d’O de Pauline Réage (Dominique Aury), l’héroïne se retrouve déculottée dès la quatrième page. 50 Shades s’éloigne des allures de réalisme de la chick-lit en ce qu’il présente une pornotopie à travers les scènes érotiques. Les personnages sont toujours prêts pour l’amour. Le sexe énorme et parfait de Christian est toujours bandé. Ana la vierge est très «responsive» (50S p.245) et semble avoir un don pour le sexe. Elle parvient à prendre Christian en deep throat dès sa première fellation. Les héros ont toujours plusieurs relations sexuelles de suite, sans aucun répit. Cette pornotopie inscrit le roman dans la tradition des œuvres érotiques et a pour effet de la différencier de ce qui, autrement, pourrait passer pour un manuel de BDSM pour débutant. James rappelle ainsi à ses lectrices que l’histoire d’Ana et Christian tient du fantasme. Un schéma populaire du roman érotique est celui de l’initiation. Une jeune vierge découvre les multiples plaisirs du corps, ce qui permet à l’auteur du texte de varier les styles et expériences. Dans 50 Shades, James reprend cette idée d’initiation. Ana est vierge lorsqu’elle se rend chez Christian, qui l’initiera au sexe et lui fera peu à peu découvrir l’univers du sadomasochisme et de la soumission. Cependant, la forme de l’initiation ne fonctionne pas que pour Ana. Christian raconte aussi sa propre initiation sexuelle, tout à fait dans les normes du genre érotique. Adolescent, il a été séduit par une amie de sa mère qui l’a initié à la sexualité à travers des pratiques BDSM. Le surnom qu’Ana donne à la mystérieuse amie de Christian fait référence à la chanson «Mrs. Robinson» de Simon et Garfunkel, composée pour le film The Graduate, dans lequel un jeune étudiant se laisse séduire par une amie de son père. Ana a de la difficulté à comprendre le lien entre Christian et son ancienne maîtresse. Elle voit cette initiation comme un abus, affirmant qu’il a été «sexually abused as an adolescent» (50S p.326), alors que le jeune homme était tout à fait consentant. Cette affirmation témoigne de l’incompréhension d’Ana de la culture BDSM. Il faut dire que l’explication que Christian lui a donnée était plutôt vague: «It’s about gaining your trust and your respect, so you’ll let met exert my will over you. […] the more you submit, the greater my joy»(50S p.214). Ana s’imagine que Christian a été torturé, alors qu’il lui explique au contraire qu’il a reçu une précieuse aide. Christian, cependant, n’a pas terminé son éducation. Avec Ana, il vit une initiation amoureuse plutôt que sexuelle. «You know, Anastasia, it’s been a week-end of first for me, too» (50S p.321). Il dépasse constamment ses propres limites, acceptant de faire l’amour dans son lit, de dormir auprès d’Ana, de la présenter à ses parents ou de la faire monter dans son hélicoptère. «What are you doing to me?» (50S p. 321) demande Christian, qui ne semble pas comprendre la nature de ses sentiments, habitué de poser des limites claires à ses relations. Dans La vénus à la fourrure de Sacher-Masoch tout comme dans 50 Shades de James, le couple limite par un contrat leurs activités de dominance. Gilles Deleuze, dans son analyse de l’œuvre de Sacher-Masoch, revient sur l’importance du contrat dans les relations masochistes, qui «exige la limitation temporelle, la non-intervention des tiers, l’exclusion de certaines propriétés inaliénables (par exemple la vie)4». Chez James, le contrat installe des limites strictes, les limites hard et soft. Pour la plupart, même les limites hard de Grey sont plutôt soft: pas de marques corporelles durables, pas de sang, de brûlures, etc. Dans L’Histoire d’O, les marques sont faites au fouet ou à la cravache, pour créer des «zébrures longues et profondes, qui durent longtemps5». Soumise absolue, O est percée d’un anneau portant le nom de son maître et marquée au fer rouge. Un tel supplice est impensable dans 50 Shades, où Christian bat Ana avec une simple ceinture lorsqu’elle réclame d’expérimenter le niveau maximum de douleur. En comparaison à L’Histoire d’O, la domination qu’exerce Christian sur Ana semble bien innocente. Certains critiques relèvent que l’idylle de Christian et Ana est un cas de violence conjugale, car il la fait suivre, choisit ses vêtements et l’oblige à finir son assiette. O reçoit des ordres plus durs: «vous ne fermerez jamais tout à fait les lèvres, ni ne croiserez les jambes, ni ne serrerez les genoux [...] ce qui marquera à vos yeux et aux nôtres que votre bouche, votre ventre, et vos reins nous sont ouverts6». Christian, lui, prend le soin de faire plaisir à Ana. La seule scène érotique où la jeune femme n’a pas plusieurs orgasmes est celle où Christian le lui interdit: «That’s what you do to me by not talking to me, by denying me what’s mine.» (50S p.708). Christian tire certes son plaisir dans la domination, mais il n’a rien d’un héros sadique. «À comparer l’œuvre de Masoch à celle de Sade, on est frappé par l’impossibilité d’une rencontre entre un sadique et un masochiste. Leurs milieux, leurs cérémonies diffèrent entièrement; leurs exigences n’ont rien de complémentaire7». Un partenaire consentant, qui se plairait à recevoir les supplices d’un sadique, n’offrirait aucun plaisir à ce dernier. Là où Christian se rapproche du sadisme, c’est au travers du filtre des théories de Bataille, où chaque humain est en quelque sorte sadique. L’érotisme n’existe qu’à travers la transgression. La domination, pour Christian, provient plus d’un fantasme de transgression que d’un réel désir de blesser, c’est pourquoi il fixe des limites précises. Il oscille entre l’éros et le thanatos. «De l'érotisme, il est possible de dire qu'il est l'approbation de la vie jusque dans la mort8» affirme Bataille. En se rapprochant de la mort, Christian se rapproche de la vie. Il avoue lui-même que la domination agit sur lui comme une thérapie qui l’aide à vaincre ses mystérieux démons intérieurs. En cela, 50 Shades construit un paradoxe. Ana et Christian acceptent le BDSM tout en considérant ces pratiques comme découlant d’une sexualité déviante. Christian a vécu une enfance difficile auprès d’une mère prostituée et droguée. Tout s’explique! car personne de sain d’esprit ne s’adonnerait au sadomasochisme. À ce sens, James semble se rapprocher de la conception psychanalytique du masochisme. Psychopatia Sexualis de Von Krafft-Ebing présente le masochisme comme une véritable maladie mentale.

Malgré les scènes de sexe explicites, 50 Shades est un roman d’amour. En général, l’héroïne d’un texte érotique ne se permet pas de réfléchir à ses actes sexuels, sauf pour se les remémorer avec plaisir. Dans 50 Shades, Ana fait part de ses émotions pendant l’acte, mais également après. La scène de la première fessée ne présente rien d’original: Ana et Christian sont en extase. Cependant, une fois Christian parti, Ana est bouleversée du plaisir qu’elle a pu ressentir dans la douleur et la soumission. La narration à la première personne du singulier est commune au genre. 50 Shades, en revanche, possède un lecteur implicite qui, de par sa première nature de roman d’amour, est plutôt une lectrice, ce qui renverse les conventions du genre érotique classique. L’action passe entièrement par Ana qui décrit l’érotisme d’un point de vue bel et bien féminin. C’est l’homme qui est objet de fantasme. Les sensations racontées sont celles de la femme et c’est elle qui est toujours la première à jouir. L’érotisme n’est pas détaché du sentiment. Ana se rend rapidement compte qu’elle ressent plus que du désir pour Christian: «I want more» (50S p.412). Christian lui-même commence peu à peu à s’attacher à Ana et il accepte d’officialiser leur relation hors de la salle de jeux. Les histoires d’amour ne sont pas, en soi, étrangères aux romans érotiques, mais le fait de rattacher le désir à l’amour, lui, l’est. Dans 50 Shades le couple est fermé sur lui-même. Christian se dit monogame dans ses relations et interdit à Ana d’avoir d’autres partenaires. Ana avoue que sa relation avec Christian est «meaningless without his love», (50S p. 945) et c’est pourquoi elle le quitte à la fin du roman.

Malgré un croisement novateur des genres romantique et érotique dans une littérature populaire, les critiques sont assez dures à l’endroit de E.L. James. On reproche à l’auteure une écriture répétitive. Il est vrai qu’on retrouve au travers du texte une redondance abusive d’allusions au titre (50 shades of fucked up (p.548), So many shades of humiliation (p.132), 50 shades of exasperating (p.940), seven shades of sin (p. 971)). Si ces allusions peuvent la première fois faire sourire le lecteur, elles lassent et alourdissent le texte au fur et à mesure que l’intrigue avance. Ana semble s’exprimer uniquement par les quelques mêmes jurons (Holy crapJeezOh shitOh my), qu’elle utilise en toute occasion, mais particulièrement en réaction à ce que lui fait Christian pendant leurs ébats. Peut-être pour compenser les lacunes stylistiques de 50 Shades, le roman est appuyé par une impressionnante campagne de marketing. Les personnages de la série ont leur propre page Twitter et celles de Christian et Anastasia ont plus de 60 000 fans. Il est aussi possible d’acheter la trame sonore du livre, qui contient la musique que fait écouter Christian à Ana. Des centaines de sites de fans s’amusent à spéculer sur le casting du film qui devrait sortir l’an prochain. Ainsi, le fandom de 50 Shades est très actif, bien qu’il soit mature. La plupart des lectrices sont en effet des femmes mariées, ce qui explique que le New York Times qualifie le roman de «mommy porn». Or, cette étiquette se base sur l’idée voulant que les bonnes mères et femmes au foyer ne lisent pas de littérature érotique et reprend le cliché de la division femme-mère-putain. 50 Shades n’est pas un porno pour femmes prudes, car il n’est pas un porno du tout. Comme nous l’avons expliqué plus haut, 50 Shades se classe plutôt dans le genre romantique. Le roman respecte les normes de la chick-lit, mais inclut des scènes de sexe explicites là où les Harlequin ordinaires laissent les lectrices sur leur faim. C’est ce qui fait sa richesse et probablement son succès. En revanche, il faut admettre que les scènes érotiques de Fifty Shades of Grey, assez soft, sont une bonne introduction à la lecture de romans érotiques.

 

Bibliographie

 

Monographies

Bataille, George. 1957. L’Érostime. Paris: Éditions de Minuit, 306 pages.

James, E.L. 2011. Fifty Shades of Grey. Vintage Books: Random House. New York. 550 pages.

Meyer, Stephanie. 2005. Twilight. Little Brown and Company. New York. 498 pages.

Réage, Pauline. 1999. L’histoire d’O. Livre de poche: Paris. 291 pages.

Torres Vitolas, Miguel Angel. Approche sémio-pragmatique de pratiques nées de la réception médiatique. 16 juin 2011. Université de Toulouse. 412 pages.

Von Krafft-Ebing, Richard. 2008. Psychopathia sexualis. Projet Gutenberg Ebook. France. 511 pages.

 

Sources en ligne

«Bondage et discipline, domination et soumission, sadomasochisme». 2012 (9 décembre). In Wikipedia. En ligne. Consulté le 14 décembre 2012<http://fr.wikipedia.org/wiki/Bondage_et_discipline,_domination_et_soumission,_sado-masochisme>

«Fanfiction.net: Unleash you imagination» 2012. En ligne. Consulté le 11 décembre 2012.<www.fanfiction.net>

«Fify Sades of Grey». 2012 (19 décebre). In Wikipedia. .En ligne. Consulté le 10 décembre 2012.<http://en.wikipedia.org/wiki/Fifty_Shades_of_Grey>

«La fanfiction: étude sociologique». 2012 (18 novembre). In Études fanfiction. En ligne. Consulté le 10 décembre 2012.<http://etude.fanfiction.free.fr/index.php>

Little, Jane. 2012 (13 mars). «Master of the Universe versus Fifty Shades by E.L James Comparison». In Dear Author. En ligne. Consulté le 13 décembre 2012<http://dearauthor.com/features/industry-news/master-of-the-universe-versus-fifty-shades-by-e-l-james-comparison/>

Jenkins, Henry. 2007 (22 mars). «Transmedia storytelling 101». In Confessions of an Aca-fan: the official web blog of Henry Jenkins. En ligne. consulté le 10 décembre 2012.<http://henryjenkins.org/2007/03/transmedia_storytelling_101.html>

Lorenzo, Sandra. 2012 (16 septembre). «Fifty Shades of Grey, pourquoi ce roman érotique marche si bien». In Huffington Post. En ligne. Consulté le 10 décembre 2012.<http://www.huffingtonpost.fr/2012/09/14/fifty-shades-of-grey-pourquoi-ca-marche-si-bien_n_1884988.html>

«Dossier: Fifty Shades of Grey». 2012. In Slate.fr. En ligne. Consulté le 13 décembre.<http://www.slate.fr/dossier/38633/fifty-shades-grey>

Deleuze, Gilles. 2007 (5 juin).«De Sacher-Masoch au masochisme». In Multitudes: revue politique artistique philosophique. En ligne. Consulté le 14 décembre.<http://multitudes.samizdat.net/De-Sacher-Masoch-au-masochisme>

 

Vidéos

«20/20 on ABC News: Fifty Shades of Grey Author Speaks». 2012 (20 avril). In Youtube.Consulté le 10 décembre 2012.<https://www.youtube.com/watch?v=Fpm_1iERyoU&feature=watch-vrec>

 

 

  • 1. Torres Vitolas, Miguel Angel. Approche sémio-pragmatique de pratiques nées de la réception médiatique. 16 juin 2011. Université de Toulouse. p.209.
  • 2. Jenkins, Henry. 2007 (22 mars). «Transmedia storytelling 101». In Confessions of an Aca-fan: the official web blog of Henry Jenkins. En ligne. consulté le 10 décembre 2012.<http://henryjenkins.org/2007/03/transmedia_storytelling_101.html>
  • 3. «Fanfiction.net: Unleash you imagination» 2012. En ligne. Consulté le 11 décembre 2012.<www.fanfiction.net>
  • 4. Deleuze, Gilles. 2007 (5 juin).«De Sacher-Masoch au masochisme». In Multitudes: revue politique artistique philosophique. En ligne. Consulté le 14 décembre<http://multitudes.samizdat.net/De-Sacher-Masoch-au-masochisme>
  • 5. Réage, Pauline. 1999. L’histoire d’O. Livre de poche: Paris. p.17.
  • 6. Ibid. p.22.
  • 7. Deleuze, Gilles. 2007 (5 juin).«De Sacher-Masoch au masochisme». In Multitudes: revue politique artistique philosophique. En ligne. Consulté le 14 décembre<http://multitudes.samizdat.net/De-Sacher-Masoch-au-masochisme>
  • 8. Bataille, George. 1957. L’Érotisme. Paris: Éditions de Minuit, p.11.