Anastasia Steele, innocence et décadence

Anastasia Steele, innocence et décadence

Soumis par Valérie Levert le 09/04/2013
Catégories: Erotisme

 

L’innocence de la vierge et la décadence sublime de la soumission du personnage d’Anastasia Steele envers un homme dominant dans le roman 50 nuances de Grey d’E.L. James.

«Je suis vierge!» Voilà les mots qui ont été clamés par plusieurs starlettes populaires telles que Britney Spears ou Jessica Simpson afin d’atteindre des sommets de ventes inégalés. Et ce marketing fonctionne bien. Très bien même. C’est un fait bien connu, le spectacle de l’intimité fait vendre et encore plus si on aborde un thème tabou, tel que la virginité, dans une société complètement envahie par le sexe. Le sujet devient alors entièrement exotique. C’est notamment le cas dans le roman 50 nuances de Grey de E.L. James où l’auteure exploite la virginité de la protagoniste, Anastasia Steele, une jeune femme de 21 ans, comme  une  facette  de soumission évidente envers le genre masculin dominant. Dans cette brève analyse, il sera discuté de la représentation virginale du personnage d’Anastasia, allant de l’innocence jusqu’à la chute, par le désir de transgression, mais aussi, par le contact d’un homme dominant tel que Christian Grey.

 

Anastasia: de l’innocence à l’effacement.

Aux premiers abords, le personnage d’Anastasia est illustré comme une forme de la Vierge, au sens orthodoxe du christianisme, puisqu’elle adopte plusieurs caractéristiques attendues de cette icône. En effet, «le gène ‘’j’ai besoin d’un mec’’ [lui] fait défaut»1, elle sort rarement en boîte, elle n’a jamais été ivre, elle avoue n’avoir «jamais eu de relations sexuelles»2, et l’auteure pousse l’extrême encore plus loin: elle ne pratique pas l’onanisme. Bref, la sexualité, ainsi que le fait d’éprouver des désirs érotiques en tant que femme adulte, sont des sensations qui la rendent, au départ, complètement de glace. Ce personnage sera si chaste qu’elle sera incapable de reconnaître le désir érotique. Elle dira même qu’elle «ne comprend rien à cette réaction»3 lorsqu’elle se sentira émoustillée par la présence de Grey. Mais, au contact de cet homme, le roman prendra une tournure à saveur initiatique puisque, à la suite de sa première nuit chez Grey, elle connaîtra sa première forme d’onanisme dans la douche de celui-ci.  Toutefois, cela restera au stade très primaire de la chose:

L’eau chaude me réconforte. […] Je m’enduis de son gel douche de la tête aux pieds, en fantasmant que c’est lui qui faIt mousser ce savon au parfum divin sur mon corps, mes seins, mon ventre, entre mes cuisses, avec ses grands doigts. Oh mon Dieu. Mon cœur s’emballe à nouveau. C’est si …bon.4

Cette citation rappelle une forme de pureté chez la jeune femme, car bien qu’elle en soit à une des premières formes de ressenti de désir érotique et de masturbation, la jeune fille ne fait pas d’excès dans cette scène qui est plutôt du type «fleur bleue». De plus, les points de suspension évoquent une hésitation à déterminer la sensation éprouvée et établissent l’innocence d’Anastasia dans le domaine sexuel. Ce thème de l’innocence sera renforcé en nous dévoilant une femme complètement analphabète du côté sexuel et cela sera reflété dans toutes les autres sphères de sa vie, au point de croire qu’elle n’est qu’une fillette. L’auteure insistera même sur l’image de la petite fille en la coiffant de «couettes»5; comme une enfant le ferait. Cette personnification immature sera d’autant plus accentuée avec le personnage de Grey qui l’attribuera du surnom de «bébé» et qui lui dira à plusieurs reprises qu’elle est une «vilaine petite fille»6. De plus, le fait qu’elle ne soit pas encore initiée au monde du travail «adulte» (elle travaille dans la quincaillerie de son oncle et non dans un domaine connexe à ses études littéraires) contribue à renforcer cette idée. Néanmoins, le comportement de la jeune femme commencera à dévier au contact de Grey et son «innocence» se perdra au fil des pages par son incessante envie de se faire culbuter à tout moment, et cela, selon les termes de Grey.   

Assurément, cette naïveté enfantine qui évoque la pureté et la virginité sera un enjeu majeur pour le désir érotique de Grey et la perte du pucelage d’Anastasia fera de celle-ci un être complètement effacé une fois que l’on s’écarte un peu de ses ébats sexuels. Effectivement, les seules choses que l’on apprendra sur elle seront, en majeure partie, de courtes descriptions sur ses attributs corporels qui inspirent la pornographie telles que ses seins, ses jambes, ses fesses et son pubis. Le personnage, lui-même, ne se décrira que par sa «saleté de tignasse»7 sans en préciser la couleur. Donc, les seules descriptions physiques que nous aurons de la femme, seront dites au travers des yeux de Grey, et, ce, que dans les moments de leurs élans charnels. L’effet d’effacement sera soutenu par le fait que l’on connaît très peu le côté social et psychologique d’Anastasia, soit son entourage, son travail, ses intérêts, ses études.

Aussi, le fait de la décrire comme un personnage qui étudie en littérature, donc qui est habilité à travailler et à analyser les émotions des personnages de roman, mais qui, elle, n’en dégage très peu, sinon en ce qui a trait avec Grey, renforce la pensée de l’effacement et démontre une certaine incohérence dans le roman. Même les conversations, qui occupent une grande partie du roman, seront aussi vides que la personnalité de la femme elle-même, car elles ne tourneront qu’autour, d’une part, du contrat que Grey tient à imposer à Anastasia pour délimiter les frontières de la violence sexuelle émise envers la jeune femme, et d’autre part, de l’hésitation de celle-ci à céder à ses demandes. Leurs ébats sexuels, comme le reste, formeront alors un effet de «réverbération dans l’espace, un jeu de miroirs sans perspective»8 de la femme puisqu’en dehors du toucher sexuel, ces scènes demeureront aussi vides avant qu’après l’amour. La vacuité des moments non érotiques et ce vide personnel représenté chez Anastasia formeront même un double avec le personnage de Grey puisqu’il sera, lui aussi, peu décrit au plan psychologique. Seules sa beauté, sa richesse et la violence de ses désirs seront mises sous les projecteurs en oblitérant complètement ses 50 nuances. Kristeva explique que «l’acte amoureux est souvent l’occasion d’une telle réduplication [où] chaque partenaire devient le double de l’autre […] de sorte que les personnages finissent par paraître comme deux voix»9 complémentaires. Conséquemment, plus l’histoire avancera, plus le personnage d’Anastasia ne sera là que pour plaire aux désirs de l’homme. Par la vision unique de l’homme qui fige l’accent que sur «l’apparence physique de la femme [et que] sur l’exposition et le spectacle imagier de son existence sexuelle [cela formera une perspective] façonnée par le regard jouisseur»10 de l’homme, en l’occurrence de Grey. Cela contribuera donc à accorder peu d’importance à la profondeur de la personnalité du personnage féminin et accentuera la sensation étrange d’être incapable de percevoir le personnage dans son entier, sinon que dans ses ébats sexuels. Anastasia deviendra alors complètement effacée et elle se transformera, inévitablement, en un objet sexuel. L’héroïne dira enfin qu’elle a l’étrange impression de se sentir comme «un réceptacle, une coupe vide qu’il remplit à sa guise»11 ce qui confirme cette pensée du vide.

 

Mademoiselle Steele: Soumission et décadence

Bien que la soumission d’Anastasia s’illustre nécessairement au travers de son inexpérience sexuelle, il aisé de remarquer que d’emblée elle possédait cette caractéristique en choisissant pour amie Kate, une amie qu’elle qualifie, tout comme Grey, de «maniaque de contrôle»12. En effet, dans l’incipit du roman, l’auteure démontre cette caractéristique en disant que Kate «l’a désignée volontaire»7 pour effectuer une entrevue. La jonction de ces termes illustre que notre héroïne possède peu de pouvoir décisif, car elle ira faire ce travail alors qu’Anastasia n’est visiblement pas qualifiée pour le produire, ni même intéressée. Knipe décrit la personnalité soumise comme quelqu’un qui «éprouve un sentiment d’infériorité en présence de la plupart des gens [et comme quelqu’un qui] n’a pas une bonne opinion de lui-même. Si la chose était possible, il se voudrait autre»13 et c’est précisément le cas d’Anastasia. En effet, elle imaginera mieux sa colocataire Kate aux bras de Grey que sa personne parce qu’en son amie elle verra tout ce qu’elle n’est pas14. Elle la trouvera «irrésistible, belle, sexy, drôle, effrontée» et elle dira qu’elle ne pourra «pas [s]’empêcher de l’envier15. Cette personnalité soumise se découvrira aussi par son incapacité à prendre des décisions aussi futiles que de commander son repas au restaurant.  Elle dira qu’elle se sentira soulagée lorsque Grey le fera à sa place puisqu’elle ne se «croi[t] pas capable de prendre la moindre décision»16. Avec cette amitié et le choix de se lier à Grey, il est aisé de croire qu’Anastasia aime s’entourer de personnages dominants afin de combler un manque d’assurance et afin de l’aider à pallier son inaptitude à diriger sa vie17. Cela fera donc d’elle une personne qui se délivre de responsabilités, mais aussi, une personne facilement malléable. Cette vierge inexpérimentée deviendra alors complètement naïve au point de faire d’elle une excellente candidate de personnalité soumise par son manque d’estime de soi.

Ainsi, Anastasia deviendra complètement disponible et soumise pour la satisfaction des désirs de Grey, mais aussi des siens, car elle se complaira largement dans ce rôle de femme assujettie. Avec Grey, et au travers de ces relations charnelles aux pulsions sadomasochistes, notre héroïne éprouvera un pouvoir de transgression incomparable que Bataille explique par le fait qu’au moment de la transgression, nous ressentons une forme d’angoisse sans laquelle l’interdit ne serait pas  et que cet interdit représente l’expérience du péché18. Cette expérience profanatoire prend alors des allures de sublime et l’interdit devient alors séduisant. Au travers de la transgression, il est donc possible de ressentir un sentiment d’effroi et de tremblement, mais ce sentiment commandera le respect fasciné19. Et, c’est précisément de cette fascination effroyable que Grey assouvira ses pulsions sexuelles et que Steele les souffrira. Il est possible de le constater dès leur première relation sexuelle puisqu’au moment où il la dépucèlera il lui dira:

Et maintenant, je vais vous baiser, mademoiselle Steele, murmura-t-il en positionnant son gland à l’entrée de mon sexe. Brutalement. […] [Q]uand il déchire mon hymen, je hurle en sentant un pincement au plus profond de mon ventre. Il se fige en me regardant d’un œil extatique et triomphant20.

Cette citation témoigne du plaisir ressenti en la faisant souffrir par les termes «extatique» et «triomphant» alors qu’il entre en elle «brutalement» en la faisant «hurler» de douleur. De plus, le fait de la dépuceler sera pour lui une façon de lui dire qu’elle lui appartient, comme lorsqu’une jeune fille offrait sa virginité à son mari une fois le mariage célébré. Cette idée, il la répétera maintes fois au cours du récit. Il le lui dira, notamment, la première fois qu’ils feront «l’amour»: «Tu es à moi. Rien qu’à moi […] Tu-es-à-moi»21. Il renchérira cette idée en disant «Je vous suis reconnaissant de votre inexpérience. Elle m’est précieuse. […] En un mot…elle signifie que vous êtes à moi, sur tous les plans» 22.Ces extraits démontrent combien il possède littéralement la jeune femme par le fait qu’elle soit totalement inexpérimentée et qui, de ce fait, entraîne une forme de soumission. Hegel consolide aussi cette idée en disant que «céder à l’amour érotique avant le mariage implique un rapport de domination qu’exerce l’homme séducteur sur la jeune fille»23. Cela renforce aussi l’archétype de la femme-objet disposée pour les désirs de l’homme puisqu’elle semble représenter pour lui une acquisition, comme celles de ses transactions financières. D’ailleurs, la protagoniste s’interrogera sur leur relation, car elle se demandera si celle-ci relève «d’une opération de fusion-acquisition»24 en se comparant à une entreprise.

Aussi, par le biais de cette possession, Grey aimera bien la marquer physiquement afin de lui faire comprendre qu’elle lui appartient: «J’aime bien que tu aies mal. Ça te rappelle que je suis passé par là, moi et personne d’autre» 25. Et cela soutient d’autant plus l’idée de l’acquisition puisqu’en lui infligeant des blessures corporelles, il lui imprime sa signature et la possède toute entière ce qui a pour effet de lui procurer un sentiment de pouvoir et de domination totale. Bataille ajoute que:

La femme dans les mains de celui qui l’assaille est dépossédée de son être. Elle perd, avec sa pudeur, cette barrière qui, la séparant d’autrui, la rendait impénétrable: brusquement elle s’ouvre à la violence du jeu sexuel déchaîné dans les organes de la reproduction, elle s’ouvre à la violence impersonnelle qui la déborde du dehors.26

Et c’est parfaitement ce qui se produira avec Anastasia puisqu’au contact de cet homme l’auteure nous illustrera une jeune femme dépossédée de son être par la vacuité de celui-ci. Avec lui, elle se fera violence physiquement et psychologiquement, mais bien que l’on soit tenté d’éprouver de la pitié pour cette femme qui se laisse ainsi malmener, il sera aisé de constater qu’elle y prendra beaucoup de plaisir à se laisser traiter de la sorte. En effet, elle admettra trouver cela «plus que fascinant, plus érotique [; que faire l’amour avec Grey est comme] la chose la plus excitante et la plus effrayante qui [lui] soit arrivé de [s]a vie»27. Par conséquent, cette sensation de plaisir dû à la douleur lors des passions érotiques confirme la pensée qu’elle est du type masochiste. Deleuze décrit le masochisme comme suit: «La masochisme se caractérise, non pas par le sentiment de culpabilité, mais par le désir d’être puni: la punition vient résoudre la culpabilité et l’angoisse correspondante, et ouvrir la possibilité d’un plaisir sexuel.»28 Et parce qu’elle s’adonne a des relations sexuelles avec un homme déviant, elle voudra se punir. Afin d’accéder à la jouissance avec cet homme, elle devra donc se faire brutaliser. «Le bonheur ressenti [sera] comparable à la souffrance»29 et ces sentiments seront confondus au travers de sa sexualité. «Le partenaire féminin de l’érotisme apparaî[tra alors] comme la victime, le masculin, comme le sacrificateur, l’un et l’autre, au cours de la consommation, se perd[ron]t dans la continuité établie par le premier acte de destruction» 30. L’un, complémentaire de l’autre, se détruiront par le biais de la fusion charnelle agressive et nous ferons la démonstration des tendances masochistes d’Anastasia qui, elles, combinées à son inexpérience, la rendra parfaitement obéissante et fera donc d’elle une femme-objet.

Enfin, bien qu’à un moment l’auteure tente de nous faire croire que le personnage possède une certaine résistance, notamment lors du passage où elle se rend à l’hôtel et refuse de coucher avec lui dans une salle de location afin de réfléchir à leur situation, Anastasia demeure un personnage soumis, car elle demandera à Grey la permission de quitter les lieux. Elle lui dira: «S’il te plaît» et lorsqu’il aura acquiescé à sa demande, elle «le suivra docilement dans l’escalier jusqu’au hall»31. Cet épisode annule donc l’idée de nous la faire passer pour une femme plus forte que les apparences puisque l’auteure termine ce passage en disant qu’elle le suit «docilement». De plus, l’emploi des termes «s’il te-plaît» sera inlassablement répété au cours du récit, notamment, afin qu’il ne la brutalise pas: «s’il te plaît, ne me bats pas…»32. Elle utilisera même ces termes pour lui demander d’aller aux toilettes33 ce qui énonce toute l’ampleur de sa soumission. Par conséquent, il est aisé de souligner que ce personnage lui inspire de la terreur et que même s’il lui «donne envie de [s]’enfuir en hurlant»34 il usera, avec elle, du «sexe comme d’une arme»35 pour la ramener à lui puisqu’elle sera totalement possédée de désir pour lui. C’est donc qu’il parviendra à son but, soit de la posséder sur tous les plans. Plusieurs fois, elle voudra faire cesser cette violence en ayant l’envie de le supplier d’arrêter, mais elle ne le fera jamais: «J’aurai envie de le supplier d’arrêter. Mais je me tais»36. Ce qui énonce combien Anastasia est incapable de s’affirmer auprès de lui, mais aussi, combien elle a peur de cet homme.

L’emploi de l’impératif sera extrêmement présent dans le roman pour l’initier au plaisir sexuel et pour énoncer la domination/soumission de nos deux protagonistes. Grey voudra la dominer tant au niveau psychologique que physique qu’organique et cela fonctionnera à merveille avec Anastasia puisqu’elle s’empressera d’agir en automate à chaque commande. En effet, quand il lui demandera de retenir sa jouissance, elle le fera, et quand il lui demandera de jouir ce sera la même chose: «Jouis pour moi Ana […] à ces mots, j’explose»37, et ce, même la première fois alors qu’elle n’a jamais connu l’orgasme. Par conséquent, cette littérature qui se voudra érotique, ne sera rien d’autre qu’une représentation pornographique que l’on pourrait qualifier de série B puisqu’elle sera «réduite à quelques mots d’ordre, suivis de descriptions obscènes [où] violence et érotisme s’y rejoignent[…], mais de façon rudimentaire»38. L’enchaînement des scènes seront construites de façon à ce que les personnages se dévêtissent rapidement, de manière à érotiser le lecteur, et tout le reste du roman ne seront que des moments prétextes, des moments vides de contenu, pour ces enchaînements. Conséquemment, ce roman regorgera de stéréotypes sexuels et genrés puisque, elle, sera perçue comme une jeune fille maladroite, naïve, mais possédant un corps et un esprit idéal: soit parfait, disponible en tout temps et malléable et, lui, il sera riche, considéré viril par son côté dominateur, par son «érection d’une longueur impressionnante»39 ainsi que par ses prouesses sexuelles. Ces stéréotypes feront alors de notre héroïne une femme-objet qui sera d’autant plus accentuée par le fait qu’elle se considérera comme une «pute»40. Cette idée de prostitution sera renforcée par le fait qu’elle sera rémunérée par des dîners et des accessoires luxueux, telle une voiture. L’auteure en fera même le rapprochement avec les termes «putain de bagnole»41 et en faisant le lien avec le sexe et la richesse, par les termes «richesse obscène», comme si les deux allaient de pair: «un type d’une richesse obscène me propose une relation perverse»42. Au final, on pourrait penser que Grey représente à merveille le système de surconsommation en Occident: lui, en s’achetant du sexe à rabais par l’utilisation d’une marchandise peu coûteuse, soit la «fusion-acquisition» d’Anastasia, et, elle, par le fait qu’elle ne soit rien d’autre qu’une consommatrice avertie, mais qui refuse allègrement de ne pas voir.

En somme, pour Anastasia, «sa virginité signifiait qu’elle conservait une liberté de choix: accepter ou repousser les amants [… et] sa chasteté signifiait avant tout qu’elle ne pouvait être ni subjuguée ni possédée.»43 Mais, au contact de Grey, le personnage perdra sa force morale et deviendra complètement sous l’emprise de Grey au point de devenir une ombre pâle à côté de lui. Le discours érotique contenu dans ce roman se repaîtra majoritairement que du corps de la femme44  ainsi que de sa naïveté entourant l’acte sexuel puisque les orgasmes et les représentations corporelles seront très souvent axés sur ce personnage. Anastasia sera complètement naïve et soumise et elle considérera peu la brutalité des actes de Grey. Pour l’excuser, elle mettra cela sur le dos de son innocence. Du moins,  jusqu’à ce qu’elle lui dise de laisser libre cours à sa brutalité misogyne. À ce moment, elle se rendra compte de toute la problématique de l’homme, de toute la brutalité colérique qu’il retenait dans leurs précédents actes sexuels. Nous laissant croire à une certaine évolution de la part du personnage, le lecteur sera cruellement déçu, car elle dira que la douleur de le perdre est pire que la fessée qu’il vient de lui imposer. Cela a donc pour effet de nous démontrer un statu quo de la protagoniste puisqu’elle laisse entendre qu’elle préfère encore se faire brutaliser sauvagement que de le perdre. Ainsi, il sera aisé de constater que notre personnage féminin n’aura pas évolué de manière à reconstruire son moi, ni à remplir la vacuité de son esprit, bien qu’elle ait fait un pas vers une autonomie en rompant tous leurs liens.

 

Conclusion

Finalement,  50 nuances de Grey c’est un Harlequin remodelé à la saveur soft du sadomasochiste tout en ne possédant aucune profondeur, ni très grand romantisme, car il passe totalement à côté de son sujet: les nuances de Grey. Le roman met en scène une jeune femme vierge de même que tous les stéréotypes dont les féministes essaient, depuis plusieurs années, de se débarrasser, et qui, malheureusement, fait jouir les lectrices qui consomment ce roman qui se vend en milliers d’exemplaires. En effet, cette version dite «adulte» de Twilight se veut aussi sexiste que cette dernière par les comportements des deux protagonistes adoptés envers la femme, et ce, dans une perspective ratée où l’auteure essaie de jouer avec les peurs dites «féminines», comme la première fois ou les salauds45. Au final, on pourrait se demander pourquoi un livre aussi vide de sens se vend en autant d’exemplaires. Peut-être est-ce par le besoin constant de ne pas vouloir vieillir en Occident en tentant de renouer avec une forme de virginité retrouvée par le processus d’identification, ou encore, peut-être est-ce parce que ce roman expose toutes les caractéristiques recherchées dans notre société de Spectacle46 tels que le luxe, le sexe, la marchandisation de celui-ci, le pouvoir, bref, le plaisir à l’infini. Quoi qu’il en soit, avec un roman comme celui-ci, l’auteure illustre parfaitement comment les femmes sont encore prises dans l’ancrage des stéréotypes patriarcaux et des apparences, et comment elles aiment encore s’y complaire et fantasmer sur le rôle, à la fois de la vierge soumise qui se prostitue, et sur le rôle de celle qui se fait entretenir et posséder par un homme riche et sexy puisque ce roman est maintenant un best-seller, encore pire pour le genre féminin, une trilogie.

 

Bibliographie

Articles de périodiques

BROUSSON-ROSAY, Marie-Christine. «Psychanalyse et féminité: le désir de l’un — inscrit sur l’autre-femme — pour l’Un», Philosophiques, vol. 12, n° 1, 1985, p. 177-190.

CARANI, Marie. «Le désir au féminin», Recherches féministes, vol. 18, n° 2, 2005, p. 9-37.

REID, Jeffrey. «La jeune fille et la mort: Hegel et le désir érotique», Laval théologique et philosophique, vol. 61, n° 2, 2005, p. 345-353.

SALAÜN, Élise. «Le dévoilement des filles d’Ève», Québec français, n° 120, 2001, p. 77-79.

 

Monographies

JAMES, E.L.. 50 nuances de Grey, JC Lattès, Canada, 2012, 551 p.

 

Ouvrages de référence

BATAILLE, Georges. L’érotisme, Les Éditions de Minuit, France, 2011, 285 p.

DELEUZE, Gilles. Présentation du Sacher-Masoch- Le froid et le cruel, Éditions de minuit, Paris, 1967, 275 p.

DEBORD, Guy. La société du Spectacle, Gallimard folio, Barcelone, 2010, 209 p.

KNIPE, Humphrey. L’homme dominant, Robert Laffont, Paris, 1973, 254 p.

KRISTEVA, Julia. Soleil noir, Gallimard, France, 1987, 265 p.

WARNER, Marine. Seule entre toutes les femmes mythe et culte de la Vierge Marie, Collections: Rivages/histoire, Paris, 1989, 420 p.

 

Sites Internet

Figure 1: Échos de la pyramide du salut, [En ligne], http://www.pyramidedusalut.net/la-virginite-sexuelle-une-gloire-divine-bien-meritee/, (page consultée le 16 octobre 2012).

UQAC, (CM) Le ça et le Moi de FREUD, Sigmund, [En ligne], http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/essais_de_psychanalyse/Essai_3_moi_et_ca/moi_et_ca.html, (page consultée le 1 février 2012).

L’EXPRESS. «Fifty Shades of Grey: préparez-vous à souffrir», [En ligne], http://blogs.lexpress.fr/styles/le-boulevardier/2012/06/12/fifty-shades-of-grey-preparez-vous-a-souffrir/, (page consultée le 31 octobre 2012).

 

  • 1. JAMES, E. L. 50 nuances de Grey, p.32.
  • 2. Idem, p.124.
  • 3. Ibid, p.82.
  • 4. E.L. JAMES, op.cit, p. 83.
  • 5. Idem, p. 204.
  • 6. Ibid, p. 138.
  • 7. a. b. Ibid, p.9.
  • 8. KRISTEVA, Julia. Soleil noir, p. 253.
  • 9. Idem, p. 256.
  • 10. CARANI, Marie, Le désir au féminin, p. 33.
  • 11. E.L. JAMES, op.cit, p. 219.
  • 12. Idem, p.55.
  • 13. KNIPE, Humphrey. L’homme dominant, p. 10.
  • 14. E.L. JAMES, op.cit, p. 99.
  • 15. Idem.
  • 16. E.L. JAMES, op.cit, p. 237.
  • 17. Humprey KNIPE, op.cit, p. 45.
  • 18. BATAILLE, Georges, L’érotisme, p.42.
  • 19. Idem, p. 71-72.
  • 20. E.L. JAMES, op.cit, p.134.
  • 21. Idem, p. 137-139.
  • 22. Idem, p. 318.
  • 23. REID, Jeffrey. La jeune fille et la mort: Hegel et le désir érotique, p.348.
  • 24. E.L. JAMES, op.cit, p.250.
  • 25. Idem, p.402.
  • 26. Georges, BATAILLE, op.cit, p.96.
  • 27. E.L. JAMES, op.cit, p. 347.
  • 28. DELEUZE, Gilles. Présentation du Sacher-Masoch, p. 91.
  • 29. Georges, BATAILLE, op.cit, p.22.
  • 30. Idem, p.20.
  • 31. E.L. JAMES, op.cit, p. 246-24.
  • 32. E.L. JAMES, op.cit, p. 374.
  • 33. Idem, p.387.
  • 34. Idem , p. 424.
  • 35. Idem p. 243
  • 36. E.L. JAMES, op.cit, p. 299.
  • 37. Idem, p.135.
  • 38. DELEUZE, Gilles, Présentation du Sacher-Masoch, p. 17.
  • 39. E.L. JAMES, op.cit, p. 214.
  • 40. Idem, 274.
  • 41. Ibidp. 284.
  • 42. Ibid, p. 226.
  • 43. WARNER, Marina. Seule entre toutes les femmes. Mythe et culture de la Vierge Marie, p. 58.
  • 44. SALAUN, Élise. Le dévoilement des filles d’Ève, p. 77.
  • 45. L’EXPRESS. «Fifty Shades of Grey: préparez-vous à souffrir», [En ligne], http://blogs.lexpress.fr/styles/le-boulevardier/2012/06/12/fifty-shades-of-grey-preparez-vous-a-souffrir/, (page consultée le 31 octobre 2012).
  • 46. DEBORD, Guy, La société de spectacle.