Anonymous ne sont pas des hackeurs (et pourtant…) Partie 1: L'utopie pirate

Anonymous ne sont pas des hackeurs (et pourtant…) Partie 1: L'utopie pirate

Soumis par Jean-François Legault le 03/05/2012

 

Le nom est sur toutes les lèvres, se retrouve régulièrement sur toutes les unes: Anonymous, ces pirates informatiques, ces hackeurs. Or, il suffit d’y regarder d’un peu plus près pour constater que les Anons cadrent mal sous les définitions usuelles du pirate ou du hackeur informatique. Les journaux eux-mêmes ont fait leurs devoirs: ils parlent de moins en moins de piraterie ou de hacking et de plus en plus de cyberattaques et d’hacktivisme. Toutefois, nous allons amorcer ici l’exploration de tangentes récemment ouvertes qui permettent, au prix d’une révision à la hausse de ces termes, d’affirmer que les Anons sont en effet des pirates et des hackeurs, mais pas de la façon, ni pour les raisons, qu’on croyait.

Dans le contexte de la rédaction de ce texte (le Printemps érable québécois de 2012), les jeux de langage sont au menu du jour. Les sophismes sémantiques servent d’arguments idéologiques pour discréditer les mouvements grassroots, leur ouvrant bien grand la trappe stratégiquement vaseuse de la justification des termes, qui barbe systématiquement tout le monde, mais dans laquelle ils n’ont pas vraiment le choix de s’engouffrer.

Car il faut et il faudra toujours la faire, cette clarification des termes, puisque même lorsque les matraques se font lourdes, le langage reste le mécanisme le plus efficace de l’exploitation. Pour Jacques Dubois, le moteur de l’idéologie se trouve être un

discours cohérent servant d’horizon au vécu des individus. En dernier recours, il s’agit toujours de justifier des inégalités économiques, sociales et politiques en leur conférant la transparence du naturel […]. Ainsi l’idéologie de la classe dominante opère insidieusement en se constituant en discours général, en discours de tous […]. (Dubois: 63)

Dans le cas d’Anonymous, c’est avec force qu’on sent le langage travailler en ce sens. Par exemple, dans cette récente nouvelle de l’Agence France-Presse, on peut lire que:

Les pirates informatiques d’Anonymous ont affirmé que le blocage pendant plusieurs heures de sites Internet américains, dont celui du FBI et du ministère de la Justice, en représailles à la fermeture de Megaupload.com, était à ce jour leur «plus vaste attaque». (AFP, 2012)

Encore qu’on daigne préciser dans la phrase suivante que «Le collectif de pirates […] se présente volontiers comme un défenseur des libertés sur Internet.» (AFP, 2012), l’effet est consommé. Rincez et répétez, vous obtiendrez effectivement un discours cohérent et général. Le problème est que ce discours ne rend ni justice à la nature d’Anonymous, ni aux définitions du pirate et du hackeur.

Le premier sens de pirate renvoie à sa naissance historique: «Aventurier qui courait les mers pour piller les navires de commerce.» (Petit Robert, 2006) Ce sens s’est élargi aujourd’hui pour recouvrir les pirates de l’air qui ne réquisitionnent plus des bateaux, mais des avions, et les pirates informatiques, qui surfent sur les vagues d’Internet à bord de navigateurs programmés maison dans le but de piller la culture et l’économie par la copie illégale, la fraude et le vol de cartes de crédit.

On trouvera peut-être ce qui le distingue le pirate du simple brigand dans ce souffle d’air salin qui l’accompagne, qui appelle les grands espaces (marins ou aériens, réels ou virtuels) et le romantisme d’une vie pleine de dangers à laquelle on adhère librement.

Qualifier Anonymous de pirates informatiques fait peu de sens en regard de leurs véritables actions. Les intérêts du groupe sont extérieurs et désintéressés: il ne pille pas les sites qu’il attaque; il ne choisit pas ses cibles en raison d’une cargaison précieuse cachée derrière les firewalls. Surtout, le groupe possède pignon sur rue, le site www.whywefight.net, une adresse où on peut les interpeler directement et s’informer adéquatement des raisons de leur combat pour la liberté d’expression et d’information.

Certes, certains groupes plus radicaux qu’Anonymous, Lulz Security en étant le plus récent exemple, profondément conscients de cette utilisation maladroite du mot «pirate», choisiront de s’en faire un manteau. LulzSec a poussé la logique de la représentation du pirate jusqu’au ridicule, par exemple en détournant la chanson-thème de la série The Love Boat et en composant des œuvres ASCII comme celles-ci:

 

À la différence d’Anonymous, leurs actions consistent souvent à piller les sites qu’ils pénètrent. Le butin n’a pourtant jusqu’à présent jamais été pécuniaire, puisqu’ils semblent engagés ultimement dans une lutte similaire à celle d’Anonymous vers la réduction du contrôle étatique et commercial des échanges internautes.

Dans le cas d’Anonymous, les raisons derrière l’étiquette de «pirates informatiques» dont on les affuble se limitent donc à une désobéissance civile en ligne (vandalisme sur des sites web, attaques DDOS, etc.) et à une aura de mystère anxiogène qui accompagnent leurs actions et leur mode d’organisation1.

Et pourtant…

Ni la piraterie ni Anonymous ne sont des phénomènes faciles à cerner. Il est désormais difficile de faire la part des choses entre ce qu’était vraiment la vie d’un pirate et la représentation romanesque qu’on en a faite. C’est qu’en parallèle à l’âge d’or de la piraterie, de la moitié du XVIe au XVIIe siècle, on trouve la montée en popularité du récit de piraterie, au sein duquel se cache presque toujours, comme un leitmotiv, le thème de l’utopie pirate. Quelques républiques pirates en particulier, réelles ou fictives, ont su frapper l’imagination populaire: les îles de Saint-Domingue et de Tortuga, le territoire du Belize, la République de Salé au Maroc, la colonie de Ranter’s Bay et l’hypothétique Libertatia2 à Madagascar ou la ville de New Providence aux Bahamas3.

L’écrivain anarchiste Peter Lamborn Wilson consacre son ouvrage Utopies pirates à supporter l’hypothèse que les pirates auraient ouvert la voie aux grandes révolutions européennes, près de cent ans plus tôt, en expérimentant avec des formes de gouvernance libertaires, démocratiques ou anarchiques:

[…] dès 1640 [l’idée d’une république] fera irruption dans l’histoire européenne avec la révolution anglaise pour s’y ancrer avec les révolutions américaine puis française. Que toutes ces révolutions aient été précédées par la république de Salé, n’est-ce qu’un simple accident de l’histoire? […] Voilà une idée gênante, peut-être: des pirates mauresques et renégats convertis à l’islam seraient les pères fondateurs de la démocratie moderne. (Wilson: 123)

Avant d’en venir à cette république de Salé, attardons-nous d’abord sur la région des Caraïbes. Vers la fin du XVe siècle, l’île de Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti) a été abandonnée par ses premiers colons. Les indigènes y ont été presque tous exterminés, alors que les animaux domestiques, principalement des vaches et des porcs, ont repeuplé les forêts. Aucune puissance européenne ne semble y attacher d’intérêt, ce qui en fait une terre d’accueil pour les déserteurs et les naufragés. Le bétail féral leur fournit une source abondante de boucan, cette viande fumée selon une technique des Caraïbos, leur valant l’appellation de boucaniers (bucanners). Les premiers boucaniers sont suffisamment conscients de la précarité de leur liberté pour s’assembler en une communauté aux règles minimales destinées à assurer leur pérennité. Ils établissent d’autres communautés sur l’île de Tortuga et à New Providence. Ce n’est que graduellement qu’ils se tournent vers le pillage des navires européens, à bord d’embarcations de fortune. Les règles de démocratie directe s’appliquant sur terre se traduisent en mer par des «Articles», le mythique code de la piraterie.

[Ces Articles] stipulaient en général l’élection de chaque officier de bord, sauf du quartier-maître et d’autres «artistes» comme le voilier, le cuisinier ou le musicien. Les capitaines étaient élus et ne recevaient qu’une fois et demie ou deux fois la part d’un homme d’équipage. Les châtiments corporels étaient bannis et les différends, même entre matelots et officiers, étaient tranchés par un tribunal impromptu ou selon les règles du duel. […] Les vaisseaux pirates étaient de vraies républiques, chaque navire (ou flottille) était une démocratie flottante. (Wilson: 124)

À l’époque de la traite des esclaves sans vergogne morale, une portion non négligeable de l’équipage de ces démocraties flottantes était constituée d’anciens esclaves qui avaient trouvé dans la société des boucaniers une communauté sans jugement de valeur sur le critère de la couleur de peau. Le courage, l’équité et la liberté étaient les seules pierres de touche qui permettaient de juger de la valeur d’un homme.

 Leur destin a changé drastiquement d’orientation lorsque l’un des leurs, Henry Morgan, dans un mouvement stratégique de la couronne britannique, a obtenu les postes de gouverneur et de haut juge, puis a procédé à la capture et à la pendaison de nombre de ses anciens compagnons. Ceux qui auront survécu, privés de la sécurité de leurs enclaves terrestres et éprouvant un ressentiment compréhensible, enclencheront la première vague de l’âge d’or des pirates.

L’aventure des boucaniers est devenue le mythe fondateur de la piraterie dans les Caraïbes. Les hommes qui ont osé s’extirper de la situation intenable sur le continent européen (guerres de religion, guerres de succession, monarchies de plus en plus totalitaires, etc.) ont trouvé sur les îles tropicales du Nouveau Monde un endroit où expérimenter des modèles sociaux qu’eux-mêmes n’auraient su nommer, mais qu’on reconnaît aujourd’hui pour être de la démocratie directe:

[…] les marins du XVIIe siècle partageaient d’autres secrets que ceux de leur métier. Ils ont fort bien pu partager, en outre, des idées clandestines: l’idée de la démocratie, par exemple ou celle de la liberté spirituelle ―ou celle de s’affranchir de la civilisation chrétienne et de sa misère. (Wilson: 133)

En cela, ils ne firent que marcher dans les pas d’une autre république pirate mythique, mais bien réelle: la république du Bou Regreg, autrement appelée république de Salé.

Faire la chronique de la république du Bou Regreg, c’est exhumer l’histoire d’un personnage original, laissé largement dans l’ombre de l’histoire chrétienne et musulmane de l’Occident: le Renegado. À partir de 1492, date de la Reconquista, l’Europe a enfin réussi à extirper de son talon l’épine musulmane. Pourtant, à partir de cette date jusqu’au XVIIIe siècle, c’est par milliers que des chrétiens se convertissent à l’islam. Ceux qui seront appelés Renegados ont été «oubliés» par la Chrétienté comme une anomalie, un simple hoquet de l’Histoire. Selon Wilson, «Les Européens estimaient que les apostats étaient des rebuts de l’humanité et croyaient que les motifs de leur conversion étaient les plus vils qu’on pût imaginer: l’appât du gain, le ressentiment, la vengeance.» (Wilson: 14) Les Renegados, plus persécutés encore que les Juifs et les protestants, trouvaient dans les pays musulmans un accueil moins sévère, l’islam étant une religion encore jeune et avide de recevoir le sang neuf d’où qu’il provienne, mais ils cherchaient naturellement à mettre le plus de distance entre eux et l’autorité du Califat. La ville de Salé, sur les rives du Bou Regreg, aux confins des côtes de Barbarie, les attirait comme des aimants.

Après la Reconquista, le petit village berbère de Salé s’est grossi d’une première vague de Renegados venue d’Espagne. Les vagues successives d’apostats provenant de partout en Occident ont engendré un climat cosmopolite très particulier. Si les tensions étaient grandes entre les groupes ethniques, un gouvernement local, le diwan, formé à partir d’élus provenant des trois districts de la ville, disposait de l’assentiment général pour gérer les affaires et les différends au nom de tous. Le diwan disposait d’un budget constitué à partir d’une taxe de 10 % imposée à tous ses citoyens, sans discrimination. Du reste, la violence latente était canalisée dans l’industrie principale qui apportait la quasi-totalité des capitaux nourrissant l’économie de la ville: le pillage des navires commerciaux de plus en plus nombreux sur les routes marchandes récemment développées. Les pirates de Salé étaient connus4 et craints non seulement dans la Méditerranée, mais jusqu’à Terre-Neuve et les Antilles.

Le détail de l’organisation sociale de Salé n’est pas ce qui importe ici. Il n’est nécessaire que de réaliser combien radicalement original était le modèle de gouvernance de cette république de pirates en comparaison des monarchies fondées sur un pouvoir religieux, chrétien ou musulman, qui existaient à l’époque en Occident. Ses citoyens n’étaient pas des philosophes ou des clercs, mais des hommes incultes et barbares. Longtemps avant les Voltaires et autres Rousseaux de ce monde, les pirates de Salé avaient néanmoins mis en application «une authentique manifestation de génie politique spontané» (Wilson: 132), un idéal avant l’heure de liberté, de fraternité et d’égalité.

Concernant la piraterie, s’il est toujours difficile de départager la fiction romantique de la réalité (et plus particulièrement dans le cas de la république de Salé qui n’a laissé derrière aucun document écrit), c’est dans le motif derrière l’utopie pirate que Lambert Wilson trouve un enseignement. Le pirate est toujours un tourneur de veste, un apostat doublé d’un hérétique. Or,

l’hérésie est un mode de transfert culturel. […] Et dans le cas des Renegados, les techniques de navigation paraissent un domaine tout à fait évident de transfert culturel. Nous pouvons supposer que les Renegados n’ont pas seulement introduit les «embarcations rondes» et une métallurgie perfectionnée dans le monde islamique; ils ont peut-être aussi fait connaître aux marins européens une science mathématique utilisable en navigation et des instruments comme l’astrolabe. Cette frontière perméable entre l’Orient et l’Occident n’était nulle part aussi visible que dans l’Espagne des Maures, où l’osmose entre les cultures finit par donner un Christophe Colomb. (Wilson: 133)

Voilà l’enseignement du pirate: au prix de sa mise au ban hors de son environnement social, politique ou religieux, il entre dans une zone de libre-échange au sens territorial et philosophique, ce qui lui permet de repenser son existence sur des tangentes nouvelles. Les pirates de tous les âges ont expérimenté de la sorte. L’étymologie de pirate vient du grec peira signifiant un essai, une tentative périlleuse. La découverte intellectuelle n’est rien d’autre que la fuite vers le nouveau, vers le différent, au risque de passer pour un hérétique. Si le pirate n’a que rarement une idée aussi claire de ses motifs, la piraterie ne peut exister sans se doubler d’une fuite idéologique, d’une résistance à l’oppression du pouvoir. Il n’est alors pas farfelu de penser qu’à travers les transferts culturels, les pirates aient été les premiers à introduire les idéaux révolutionnaires en Europe et en Amérique.

Ceux qui qualifient Anonymous de pirates ne sauraient donc à la fois si mal et si bien-dire. On ne trouve qu’un lien ténu entre la violence qu’amène le pillage en haute mer des pirates et les désobéissances civiles qu’amène le combat idéologique d’Anonymous pour la liberté d’expression. Les médias de masse souhaiteraient associer dans les consciences Anonymous à ce genre de violence, angoissante parce qu’imprévisible et anarchique, qui caractérise plus le terroriste que le pirate. Il s’agit là d’une manipulation du discours qui cède rapidement à l’analyse.

Mais la comparaison prend tout son sens si on laisse de côté cet aspect de violence pour se recentrer sur le projet se cachant dans l’ombre de la piraterie: la fuite hors de la zone d’influence du pouvoir; un projet social aligné sur des idéaux de liberté, d’égalité et de démocratie, à l’opposé de la force centrifuge du pouvoir amenant la stratification, le contrôle et l’oppression. Le projet d’Anonymous, son existence, son organisation sociale et son modus operandi sont autant de tentatives de fuite hors du connu, hors de l’atteinte du contrôle étatique.

Là où cela devient franchement intéressant, c’est lorsqu’on constate que le transfert culturel entre l’hérésie et l’orthodoxie s’opère toujours. Des idées étranges commencent à poindre dans notre société. Le printemps arabe n’a pu éclore en décembre 2010 qu’avec l’aide de la décentralisation de l’information par les médias sociaux. Or qui retrouve-t-on en juin 2009 aidant les protestants iraniens à conserver la liberté d’information sur Internet après que le président nouvellement élu ait tenté de les censurer? Anonymous et ThePirateBay.org. Le masque de Guy Fawkes porté par les Anons est aujourd’hui aussi le visage des Indignés. La liste de ces transferts s’allonge toujours à mesure que le nombre d’Anons augmente dans le monde. La piraterie vit peut-être aujourd’hui un deuxième âge d’or…

Mais d’où proviennent ces idées d’Anonymous, quelle hérésie se trouve de l’autre côté de la frontière? La république de Salé se trouvait le point de contact privilégié entre les franges extrêmes de l’Occident et de l’Orient, du christianisme et de l’islam. Que se situe de l’autre côté du masque de Fawkes? Nous verrons dans la deuxième partie de ce texte comment Anonymous met en application les valeurs du hackeur et comment la vraie nature de ce hackeur, comme celle du pirate, diverge substantiellement de l’image véhiculée par les médias. Comme quoi rien n’est jamais simple.

 

Bibliographie

Agence France-Presse. «Anonymous se félicite pour une "journée épique"». La Presse.ca. 20 janvier 2012. En ligne. <http://technaute.cyberpresse.ca/nouvelles/internet/201201/20/01-4487741-anonymous-se-felicite-pour-une-journee-epique.php>.

Anonymous. 2012. Why We Fight. En ligne. <https://whyweprotest.net>. 3 mai 2012.

Dubois, Jacques. 1978. L’institution de la littérature. Bruxelles: Labor, 188 p.

Wilson, Peter Lamborn. 1998. Utopies pirates. Paris: Éditions Dagorno, 138 p.