Baise-Moi ou la cruauté au féminin

Baise-Moi ou la cruauté au féminin

Soumis par Valérie Levert le 31/01/2013
Catégories: Féminisme

 

«La violence est ce qui ne parle pas, ce qui parle peu, et la sexualité, ce dont on parle peu en principe1». Par ce côté tabou et mystérieux, ces thèmes octroient, dans nos sociétés occidentales, une certaine puissance équivalente à celle du Bien et, ainsi, fascinent au plus haut point les penseurs, mais aussi, la communauté littéraire. Plusieurs auteurs abordent ces thèmes pour essayer de les comprendre, mais aussi, pour le plaisir de transgresser ou pour afficher leurs idées. Mais qu’en est-il de la violence faite par les femmes? Dans le roman Baise-moi, Virginie Despentes transgresse en renversant les rôles normalement attribués aux hommes en exposant le thème de la cruauté exécutée par les femmes. Elle formulera cette idée par l’incarnation de deux jeunes filles issues de mêmes milieux, soit des environnements tout aussi violents que sexuels. L’auteure utilisera donc la pornographie pour en faire la démonstration, mais plus précisément, elle utilisera les rapports genrés, comme vecteur de la violence. Ces filles, qui incarneront une paire parfaite de sociopathes, se compléteront donc par leurs milieux, mais également, elles se parachèveront par leur sexualité débridée de même que par leurs élans sadiques et masochistes. Leurs lourds environnements sociaux ne seront que l’amorce de la violence, déjà bien présente en elles, qu’elles déchaîneront. Pour chacune d’entre elles, des événements bien précis dans l’histoire désamorceront leur bestialité grandissante envers le genre humain, spécifiquement envers l’homme. Pour Nadine se sera son entourage, tandis que pour Manu se sera le viol. Cette écrivaine, qui appartient au courant de la transgression, abordera donc la cruauté de manière physique et psychologique, mais surtout de façon exponentielle dans une vision post-féministe, et où, le titre du roman prendra tout son sens. Dans cette analyse, il sera donc question de la représentation de la violence contenue dans ce roman sous un projecteur féministe, et ce, tout d’abord, au travers  des personnages de Nadine et de Manu et ensuite, au travers de l’esthétique de la transgression présentée dans  ce roman.

 

Nadine, la masochiste, la douce cruelle

En ce qui concerne Nadine, Despentes la décrit comme une jeune fille aux tendances masochistes. En effet, elle passe ses journées à regarder des pornos sur cassette, elle fume des joints, se prostitue, se dévalorise en s’entourant de gens qui accentuent cette condition. D’abord, elle fréquente un homme «paranoïaque et coléreux, veule, voleur et querelleur» (B, p. 34). Cette description peu flatteuse décrit son copain comme un homme dépourvu de moralité et rempli de violence, mais aussi, cette description démontre, qu’avec lui, Nadine s’assure d’être en position de soumission en acceptant ce genre de comportement puisqu’elle dira qu’elle agit en «infirmière dévouée […] sans être bien sûre qu’il ait conscience de sa présence»(B, 34-35). Non seulement, son ami Francis est violent de manière physique envers ses pairs, mais il l’est aussi psychologiquement, et quotidiennement, en ne faisant pas attention à elle en ignorant l’importance de sa présence. Cet état de violence est d’autant plus accentué puisque l’auteure écrira qu’elle «l’aime à bout portant et s’en prend plein la gueule» avec lui (B, 34). Par la métaphore de l’arme à feu, l’auteure démontre combien ces sentiments sont violents et destructeurs pour la protagoniste, mais aussi, cela souligne  l’attraction qu’éprouve son personnage envers le mal par la coexistence de cet homme avec lequel «elle [décide de rester] à ses côtés obstinément» (B, 34). Cette citation formera même une mise en abyme puisqu’à la fin elle désirera en prendre littéralement «plein la gueule». De plus, cela met surtout en évidence que l’amour, la sexualité de même que la violence vont de pair chez Nadine. Qu’ils sont indissociables. Enfin, cela évoque, de la part de Nadine, une forte tendance au masochisme que Freud a décrit comme étant une caractéristique «authentiquement féminin[e]2», qui «concerne la répression de l’agressivité chez la femme [et] qui favoris[e] le développement de fortes tendances destructrices tournées vers le dedans3». Cette tendance masochiste et cette séduction du mal s’avèrera encore plus vraie par le métier de prostituée de Nadine, qui se donne à des hommes sales et répugnants, et que l’on appelle via les petites annonces. En effet, dans son annonce elle se peint comme une «jeune fille vénale très docile [qui[ cherche monsieur sévère» (B, 105). Ce travail, de la même manière que Francis, la confinera dans un état d’oppression et de soumission constant envers la gent masculine:

Il va encore mettre sa langue dans sa bouche. Elle l’a laissé faire une fois et maintenant c’est tous les coups qu’il veut l’embrasser. […] Entre ses cuisses ça fait loin de sa tête, y a moyen de penser à autre chose. Mais la bouche, ça te remplit vraiment. […] Puis, il la fait s’allonger et vient sur elle. […] Il la creuse, transpire abondamment et souffle bruyamment. L’haleine fétide. Enculé de vieux. Il se retient vraiment bien d’éjaculer pour que ça dure longtemps […] Il fait tous les gestes auxquels il pense pour bien montrer qu’il se sert d’elle.4

Cette scène précise cet état de soumission de la femme sur l’homme, de l’employeur sur l’employée, aura pour effet d’enlever l’engrenage qui retenait, jusqu’alors, l’explosif de la violence chez Nadine puisque ce «client» ira jusqu’à vouloir la creuser dans son âme, jusqu’à la remplir vraiment «longtemps» de son essence «fétide» et «pestilentielle» 5, jusqu’à lui faire comprendre qu’elle n’existe que pour lui. Que lorsqu’il est en elle, il peut faire ce qu’il veut avec elle. Plus encore, il vient pénétrer et salir «l’intérieur caverneux», «l’objet interne, introjecté, psychisé»6, le Moi profond de notre protagoniste. Finalement, il lui fait comprendre qu’elle lui appartient toute entière et que c’est son rôle de femme, mais aussi de prostituée, d’accepter toutes ces bassesses sexuelles en échange d’un salaire. Par conséquent, son travail de prostituée de bas étage, tout particulièrement cet épisode, combiné à la présence de Sévérine, sa colocataire, aura raison d’elle, de sa moralité, et aura tôt fait de désamorcer la précarité de la violence explosive qui se tapissait dans l’âme de la jeune femme. En effet, Sévérine, en tant que représentation sociale de la femme, fait tout pour lui faire sentir qu’elle n’a pas sa place en tant que femme dans cette société et elle ne se gênera pas pour le souligner par le fait de porter une attention très particulière à son apparence: «Elle se traque le corps avec une vigilance guerrière, déterminée à se contraindre le poil et la viande aux normes saisonnières, coûte que coûte» (B, 8). Elle le fera aussi en agissant selon les stéréotypes féminins: «Tant qu’il ne signe pas, t’écarte pas […] Elle s’entretient la personnalité comme elle entretient l’épilation du maillot» (B, 9-10), ou sinon, en lui reprochant de regarder sa porno de manière totalement ouverte: «encore en train de regarder tes saloperies» (B, 7). Sévérine irritera Nadine qui, elle, ne croira pas correspondre aux attentes sociales exigées d’une femme. Ce personnage, quoique d’apparence secondaire, sera donc la dernière des sources qui poussera Nadine à s’engager dans la voie de la violence. Effectivement, Sévérine, qui même de par son prénom implique une «sévérité» la poussera à commettre l’irréparable: le meurtre. Son meurtre. Elle n’en pourra plus de ses diktats sociaux, et elle n’en pourra plus de n’avoir jamais le «droit de coller un de ses sales avis» (B, 63). Elle la «f[era] taire» (B, 64), une bonne fois pour toutes, en l’étranglant avec rage. L’auteure exposera alors, une fois de plus, le lien inexorable qu’entretient la violence avec la sexualité puisqu’elle décrira la scène du meurtre comme une scène pornographique: «À califourchon sur elle, Nadine la maintient au sol. […] Quand elle baise, des fois, elle a l’impression d’être sortie d’elle-même, de s’oublier un moment […] Ça lui fait cet effet» (Idem). Cette citation évoque donc l’idée du plaisir ressenti au moment du meurtre comme le plaisir éprouvé lors des rapports sexuels. Cela propose aussi une certaine tendance de vouloir renverser les rôles et de vouloir dominer l’autre en étant sur elle et en la maintenant au sol, mais aussi en voulant lui faire ressentir sa douleur de même que l’on veut partager de l’amour durant les rapports sexuels. De surcroît, cela éveille l’idée d’une forme de sadisme chez Nadine puisqu’elle éprouve du plaisir en la faisant souffrir. Selon Sophie Mijolla-Mellor, «la cruauté est un dynamisme primitif sans amour, sans haine, mais hostile, qui ne manifeste aucune pitié. […] le sujet projette ses états de détresse, ses douleurs psychiques [… et] peut s’allier à l’emprise et se sexualiser pour devenir cruauté sadique ou masochique»7 et c’est précisément ce que cette scène tend à expliquer en représentant Nadine dans une  position à connotation sexuelle. Elle est hostile et sans pitié envers son amie tout en expulsant sa détresse psychologique.  Mais si Nadine a pu être sadique pendant un instant en éprouvant du plaisir à faire souffrir l’autre, elle s’avèrera être beaucoup plus dans le masochisme, car elle projettera sa souffrance accumulée ainsi que sa douleur sur Sévérine, au point de la tuer. Ce masochiste s’avère  encore plus vrai lorsqu’elle se déshabille le dos devant Manu et lui montre ses «inquiétants hiéroglyphes déchaînés dans [s]a chair» (B, 98) dus à des sévices sexuels commis avec une cravache. Elle avouera aimer être payée pour se faire cogner par un homme (B, 98). Elle ajoute même que c’est un rêve d’enfant que de se faire «solidement ligoter sur une table de bas, le cul bien ouvert» et de se faire faire «des choses déroutantes», «très dégradantes», mais qui, au final, s’avèrent être «très agréables» (B, 99). Cela explique donc parfaitement son masochisme et illustre qu’il y a bien longtemps que son moi s’est déconstruit. Depuis, c’est au travers de sa sexualité qu’elle cherchera à se faire violence, à se punir pour se donner le droit d’éprouver du plaisir qui passe, essentiellement, au travers de sa sexualité. Kristeva explique ce genre de comportement en disant que «la jouissance seule fait exister l’abject comme tel. […] On en jouit. Violemment et avec douleur. Une passion. […] On comprend ainsi pourquoi tant de victimes de l’abject en sont les victimes fascinées sinon dociles et consentantes»8 puisque les sensations éprouvées sont immenses.

Finalement, avec le personnage de Nadine l’auteure expose clairement le lien indissociable entre la violence et la sexualité. De plus, par le biais de cette première partie et au travers du personnage de Sévérine et de Nadine, l’auteure prône ses idéaux féministes en utilisant le discours de Sévérine pour faire l’illustration d’une forme d’incohérence dans le discours féministe «qui condamne à la fois la pornographie, qui identifie [...] la femme à la victime» 9 tout en faisant de celle-ci une personne soumise aux diktats de la mode et de la pornographie. L’auteure condamnera alors la société, ses mœurs, en disant qu’elle est «l’essence même du mal», que les villes et les belles filles sont les «foyers d[e l’]infamie» (B, 66).

 

Manu complémentaire de Nadine

Le deuxième personnage principal est Manu. L’acolyte de Nadine. Celle-ci est décrite de manière tout aussi déviante, soit comme une alcoolique toujours heureuse d’avoir quelque chose à boire chaque jour et de trouver un garçon «pour l’enfiler» (B, 14). Ce personnage se dit «habituée à avoir la vie terne, le ventre plein de merde et à fermer sa gueule» (Idem). Manu, elle aussi «une femme de rue» (B, 81), vient rejoindre et compléter Nadine dans le masochisme  puisqu’elle s’évertue, elle aussi, à se faire souffrir quotidiennement, mais aussi, à «fermer sa gueule», soit à se soumettre dans un univers tout aussi déviant que celui de Nadine. Toutes les deux se situent dans l’autodestruction, mais dont celle-ci est chargée de passion puisqu’elles éprouvent du plaisir dans ce carnage personnel. Cette soumission, similaire à celle de Nadine envers le genre masculin, se dévoile totalement dans la scène horrible du viol collectif que subira Manu. En effet, cette scène trahit une résignation absolue de la part de la jeune fille à accepter cette violence masculine puisqu’elle dira que se sont «des trucs qui arrivent…On est jamais que des filles» (B, 57). Cette pensée viendra aussi dire que les femmes sont impuissantes face à la violence de l’homme et que celui-ci les domine. Cela vient aussi exprimer l’idée que les femmes sont à la disposition des hommes quoique que la femme décide et que vaut mieux ne pas y résister pour se préserver un minimum. En effet, Manu fera «comme on lui dit. Elle se tourne[ra] quand on le lui dit» (B, 52) pour éviter un maximum de coups:

Mais peut-être qu’ils veulent juste les violer. Il ne faut surtout pas leur faire peur, surtout qu’ils ne paniquent pas. Surtout ne pas les provoquer à aller plus loin que des coups dans la gueule et leurs brusques coups de reins […] Surtout rester vivante. Faire n’importe quoi pour rester vivante. 10

Cette passivité aura pour grand effet de choquer Karla, l’autre victime qui, elle, nous fera la démonstration de la vérité contenue dans ses propos puisqu’elle se fera tuer pour avoir protesté. Au travers de cette citation, il est aisé de saisir la pensée de l’auteure sur le genre masculin par l’ampleur du pouvoir physique que détient l’homme sur la femme dans cette histoire. Elle démontre aussi comment Manu est dans une logique de survie dans ce système patriarcal en déclarant que ce «n’est rien à côté ce qu’ils peuvent faire» aux femmes, le viol n’étant «qu’un coup de queue» (B, 56) et qu’elle n’en a «rien à foutre de leurs bites de branleurs [qu’elle] en a pris d’autres dans le ventre [ et qu’elle ne] peu[t] pas empêcher les connards d’y entrer [puisqu’elle n’y a ] rien laissé de précieux» (B, 56-57).  Cette dernière pensée, illustre combien elle se sent impuissante face au pouvoir de ce genre d’homme par son attitude défaitiste, mais aussi, combien la violence est une fatalité dans un monde masculin. De plus, il est aisé de constater qu’elle était dans le dénigrement de soi, dans le masochisme, bien avant le viol, puisqu’elle admet n’avoir rien laissé de précieux dans son intérieur alors que celui-ci représente, selon Freud, son moi, son identité profonde. On peut donc observer un anéantissement du moi chez cette victime et cela finira par la déshumaniser puisqu’elle considérera son sexe comme un trou béant où l’homme peut la pénétrer sans qu’elle éprouve le moindre sentiment; comme si elle était vide de tout. Le viol, cette forme de meurtre,  fera d’elle un cadavre vivant et, à partir de ce moment, elle se remplira et intègrera littéralement toute cette violence. La banalisation du viol ouvrira la voie au monstrueux de Manu. De même, cela produira un retournement de ses pulsions de mort sur l’objet masculin. Elle éprouvera du plaisir à utiliser les hommes comme ils l’ont utilisée, pour enfin, les tuer. Afin de renverser les rôles de pouvoir, Manu adoptera l’attitude masculine de même que des tendances fétichistes. En effet, elle «ressemble[ra] vraiment à un mec» (B, 232), elle urinera debout et prendra toujours les devants sexuellement. Au point de provoquer et de mettre les hommes mal à l’aise lors des relations sexuelles. En effet, elle poussera les hommes à avoir honte de leurs pulsions en les dominant dans leur espace sexuel par son regard, par la pulsion scopique, mais aussi par son langage acéré jusqu'à ce que ces derniers n’arrivent plus à avoir d’érection (B, 205).

L’objet fétiche, quant à lui, sera l’arme à feu qui représentera le substitut d’un phallus féminin, c’est-à-dire un moyen pour compenser le manque de pénis.  Manu sera atteinte que ce que Freud qualifiait d’angoisse de la castration, car cette femme cherchera à tout prix à posséder un phallus pour mieux contrôler son adversaire11 croyant d’y trouver là tout le pouvoir masculin. L’image sera frappante puisqu’elle «coince[ra] le flingue entre son ventre et son pantalon. Elle le sent[ira] quand elle marche[ra]» (B, 122). Elle dira même qu’elle voudra se «branler avec ce flingue» (B, 217). Elle voudra carrément s’enfoncer cette arme dans son vagin qui, alors, représente en soi, une mise en danger, une forme de mise à mort. C’est pourquoi il est aisé de dire que Manu baigne aussi dans le masochisme, car, selon Deleuze, le fétichisme appartient seulement au masochiste par le processus de dénégation12 puisqu’elle refusera de s’estimer en danger en se croyant toute-puissante. Encore une fois, l’auteure mêle violence et sexualité. Elle fera même dire à Manu que «ce qui convient à la main, c’est le flingue, la bouteille et la queue» (B, 195). Cela nous donne l’amplitude de sa violence, mais aussi de sa déviance. L’arme à feu fera partie intégrante de son corps au point de dire que c’est ce «qui lui manquait au bras» (B, 154). Tranquillement, nous la verrons s’éteindre à petit feu et cela figurera aussi comme étant une forme de mise en abyme du personnage, car à la fin, elle y laissera sa vie. En effet, lorsqu’elle aura des rapports sexuels elle dira qu’elle «s’empale[ra] consciencieusement» (B, p.108).

De plus, par l’image même du sang, il sera aisé de constater sa déchéance. Cela se produira notamment dans la scène de la chambre d’hôtel où elle a ses règles et se balade nue, le sang dégoulinant sur ses cuisses. Kristeva explique que

les objets polluants sont, schématiquement, de deux types: excrémentiel et menstruel. […] L’excrément et ses équivalents (pourriture, infection, maladie, cadavre, etc.) représentent le danger venu de l’extérieur de l’identité: le moi menacé par du non-moi, la société menacée par son dehors, la vie par la mort. Le sang menstruel, au contraire, représente le danger venant de l’intérieur de l’identité (sociale ou sexuelle); il menace le rapport entre les sexes dans un ensemble social et, par l’intériorisation, l’identité de chaque sexe face à la différence sexuelle. 13

Normalement, le sang fait peur puisqu’il représente ce qui se sépare de notre corps et en grande quantité, il signifie la mort. Ce genre de déjections rappelle donc la mort, que nous ne sommes pas éternels. Mais pour Manu, le sang menstruel n’évoque pas le sang du mort puisque celui-ci, celui de la femme, représente la vie, sa capacité de donner la vie. Alors pour Manu, ce sang est beau et inoffensif et, par celui-ci, elle arrive à se sentir invincible de par sa fonction vitale. Manu en retira alors un plaisir abject et se «barbouillera de sang jusqu’aux seins» et fera «exprès de tout tâcher» (B, 152-153). Pour elle, ce sera «spectacle» et ça lui fera «plaisir à voir» (Idem). L’abject, sous toutes ses formes, sera donc bordé de sublime pour Manu et elle s’y adonnera même dans ses relations sexuelles. En effet, elle le cherchera au travers du sexe même dans les lieux les plus impropres tels que dans les ruelles miteuses où sont entassées les poubelles et où il y a donc «odeurs d’ordures» (B, 127).

Par conséquent, avec l’aide de Nadine, Manu aura du mal à contenir sa violence, sa cruauté. Cela engendrera la déshumanisation de ces deux personnages à un rythme quasi-frénétique puisque les meurtres s’enchaîneront l’un après l’autre et elles éprouveront un plaisir sadique dans cette violence non-maitrisée. Le sexe et la violence seront de connivence au point où elles ne sauront plus ce qu’«elle[s] préfère[nt] pratiquer, la levrette ou le carnage» (B, 128). Mais une chose est sûre, c’est qu’elles préféreront que cela soit «Bestial, vraiment. Bon comme de la baise» que la baise soit aussi bonne que le massacre (Idem). De leurs pénétrations sales commises par leurs élans sexuels, les filles chercheront à pénétrer eux aussi, au moyen de la balle, ceux qu’elles considéreront comme des monstres sociaux. Elles voudront faire jaillir le sang des femmes qui se soumettent aux diktats conformistes féminins et celui des hommes parce qu’ils représentent la domination. L’auteure utilisera donc la scène de viol pour dénoncer les inégalités sociales entre les sexes et elle cherchera, par le biais du roman, à transformer la vision sociale sur les rôles dominants.

En somme, la première partie explique les origines de la violence des deux personnages et dénonce la violence des hommes qui, elle, est décrite comme une violence cruelle et physique qui vise particulièrement les femmes. Ainsi, elle condamne un rapport de pouvoir associé à cette force physique de la part des hommes sur les femmes. Enfin, l’auteure utilisera la pornographie pour mettre en évidence les codes sociaux qui poussent les femmes à se conformer et ainsi à faire d’elles des êtres soumis à ces codes. Cette forme d’écriture tend à prévenir le lecteur sur les jugements trop hâtifs quant à cette forme de cruauté émise la société qui prône des normes genrées.

 

L’esthétique de la transgression

L’esthétique de la transgression est présente tout au long du roman: par les scènes pornographiques, par la violence ou par la jonction de la cruauté, de l’abject et du sexe. Afin de maximiser cette transgression, la violence sera commise par accélération, soit par la multiplication des victimes et des douleurs. Elle sera guidée par l’idée qu’elle est menée de sang-froid. Il y aura une minutie quantitative et qualitative dans l’exécution des victimes par la description des scènes et cette description portera essentiellement sur les actes cruels et dégoutants. La pulsion de mort qui habite nos deux protagonistes sera au rendez-vous et «se déplace[ra] en construi[sant] une logique»14 implacable. Cette logique sera la doublure de leurs êtres symboliques et elles chercheront sans cesse à magnifier leurs scènes de crimes: «Putain, on a pas le sens de la formule, on a pas la bonne réplique au bon moment […] Merde on est en plein dans le crucial, faudrait que les dialogues soient à la hauteur. Moi, tu vois, je ne crois pas au fond sans la forme» (B, 121). Ces actes cruels seront glorifiés au point où elles trouveront «d’un point de vue strictement visuel, […] plus probant que la première fois, plus de couleurs. Et puis moins elle [se sentiront] novice[s], mieux elle[s] en profite[ront]» (B, 75). «Il se produi[ra] alors un étrange aller-retour entre l’acte de fantasme où, tour à tour, [nos tueuses] affirme[ront] la relance du fantasme par l’acte et l’insuffisance de l’acte à égaler le fantasme, rendant nécessaires des perfectionnements toujours plus poussés et en tous les cas la réitération de l’acte»3. En effet,  chaque meurtre deviendra une mise en scène où tout semblera savamment planifié et réfléchi et à chaque tuerie, on observera une gradation du cruel où le plaisir n’aura cesse d’augmenter, de même que la transgression en y mêlant l’abject des déjections:

Elle baisse son fute, s’accroupit au-dessus de la tête de l’architecte et l’arrose de pisse en bougeant son cul pour qu’il en prenne bien sur tout le visage. Les gouttes dorées avec le sang par terre lui donne une jolie couleur. Déplacée. Elle susurre niaisement:
-Tiens, amour, prends ça dans ta face.
Nadine l’observe. Elle trouve ça pertinent. Elle pense qu’il aurait sûrement apprécié l’hommage à sa juste valeur. (B, 226)
 

Ainsi, on voit combien le cruel se mêle dans son action en lui urinant au visage, aussi combien elles aiment et éprouvent du plaisir en le nommant «amour». De plus, cet acte est dédié à lui rendre hommage et, bien évidemment, elles supposent que la victime aurait apprécié comme s’il s’agissait d’une normalité. Il est donc aisé de constater à quel point le cruel est bordé de sublime. La transgression du meurtre et du cruel atteindra son apogée lorsque Nadine ira jusqu’à tuer un enfant devant les yeux de sa grand-mère. Les crimes seront alors devenus de plus en plus gratuits, de plus en plus incontrôlés de par le plaisir éprouvé, mais aussi de par le besoin de satisfaire constamment ce plaisir. En effet, tout ce qu’elles voudront se sera «de remettre ça» (B, 119). Pour elles, «le péché [sera] un état de plénitude, d’abondance […]et dont la puissance est proportionnelle à la sainteté qui le désigne comme tel»15 et cette passion du crime deviendra leur aliénation. Effectivement,

la passion du crime devien[dra] aliénation [puisque] la seule identité possible pour son auteur est celle de cette folie après l’acte […] L’aliénation passionnelle se lira donc en négatif au travers de la déshumanisation [...] à laquelle sera soumise la victime, mais aussi […] l’assassin.16

Cette passion d’agir épargnera aux filles «les affres du doute et ceux de la culpabilité» 17, car elles n’éprouveront aucun remords pour leurs actes. Seule la mort finira par les délivrer de leur cruauté, car Manu mourra avec un rictus et Nadine sera «paisible» et «gorgée de soleil» (B, 249) alors qu’elle tentera de se suicider.

En définitive, le titre du roman Baise-moi prend tout le sens de l’esthétique de la transgression puisque, tout au long, il commandera la baise à l’impératif, mais cela, en provoquant l’homme à l’acte sexuel en le mettant au défi de le faire avec des filles telles qu’elles et en l’invitant à côtoyer sa propre violence physique. De plus, l’auteure en fera aussi une mise en garde, car les filles utiliseront principalement l’acte sexuel pour être cruelles et retourner cette violence subie contre ces hommes. La baise ne sera, au final, qu’un piège pour ces derniers, mais adjoint à la cruauté, elle deviendra alors une source inépuisable de plaisir pour ces serials killers, qui elles, ne feront que projeter leur douleur sur leurs victimes.

 

Conclusion

En somme, la violence, le mal et la cruauté s’expliquent, encore aujourd’hui, bien difficilement dans la nature humaine puisqu’on classe ce genre de comportement à l’inhumanité. En ce sens, elle est paradoxale et soulève plusieurs questions quant à la nature de l’homme, et donc, elle soulève les passions. Avec le roman Baise-moi, Despentes a voulu utiliser la transgression pour faire réfléchir ses lecteurs à propos du statut de l’homme et de la femme, mais surtout de la femme. Elle a voulu choquer en représentant deux femmes, qui adoptent des comportements violents et sexuels associés plus couramment au masculin.18 En effet, ce genre de comportement violent est observé tous les jours, par exemple dans les films américains ou même l’armée, mais ceux-ci n’offensent pratiquement plus personne puisqu’ils sont devenus banalisés et profondément stéréotypés au genre masculin. Mais, venant d’une femme ces comportements viennent choquer le public de même que la communauté littéraire et cinématographique. On a même pu observer la censure de l’obscénité explicite, que l’on retrouve dans son livre, dans son film. Pourquoi ces réactions? Avec ce roman, l’auteure a su donc poursuivre la réflexion féministe des Américaines des années 1990 sur la question de l’identité sexuelle et des comportements attendus selon les sexes3 en utilisant le moyen le plus efficace dans son domaine: l’écriture à connotation transgressive.

 

Bibliographie

Monographies

DESPENTES, Virginie. (B) Baise-moi, Éditions J’ai Lu, Paris, 1999, 249 p.

DESPENTES, Viginie. King Kong théorie, Éditions Le livre de poche, Paris, 2006, 151 p.

 

Ouvrages de référence

BUTLER, Judith. Trouble dans le genre, Édition La Découverte, Paris, 2005, 284 p.

CRIGNON, Claire. Le mal, Flammarion, 2000, 242 p.

DELEUZE, Gilles. Présentation de Sacher-Masoch-Le froid et le cruel, Éditions de minuit, Paris, 1967, 275 p.

FRAPPAT, Hélène. La violence, Flammarion, Paris, 2000, 251 p.

KRISTEVA, Julia. Pouvoirs de l’horreur, Éditions du seuil, 1980, France, 247 p.

De MIJOLLA-MELLOR, Sophie. La cruauté au féminin, PUF, Paris, 2004, 195 p.

YOTOVA, Rennie. Écrire le viol, Éditions non-lieu, Paris, 2007, 164 p.

 

Maitrise

OUELLETTE, Julie. La pornographie comme espace de décentrement du discours hétéronormatif. L’exemple du roman Baise-moi de Virginie Despentes, UQAM, août 2005, 143 p.

 

Sites Internet

UQAC, (IÉ) L’inquiétante étrangeté de FREUD, Sigmund, [En ligne], http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/essais_psychanalyse_appliquee/10_inquietante_etrangete/inquietante_etrangete.html (page consultée le 23 janvier 2012).

UQAC, (CM) Le ça et le Moi de FREUD, Sigmund, [En ligne], http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/essais_de_psychanalyse/Essai_3_moi_et_ca/moi_et_ca.html, (page consultée le 1 février 2012).

DAILYMOTION, Rue89, «Interview de Virginie Despentes - L'intégrale», [En ligne], http://www.dailymotion.com/video/xev7gi_interview-de-virginie-despentes-l-i_creation, (page consultée le 5 mai 2012).

  • 1. DELEUZE. Présentation du Sacher-Masoch, p.1.
  • 2. KRISTEVA, La cruauté au féminin, p. 84.
  • 3. a. b. c. Idem.
  • 4. Ibid, p. 59.
  • 5. Ibid, p.60
  • 6. MIJOLLA-MELLOR, La cruauté au féminin, p. 11.
  • 7. MIJOLLA-MELLOR. Op.cit.., p. 63.
  • 8. KRISTEVA. Pouvoirs de l’horreur, p. 17
  • 9. OUELLETTE. La pornographie comme espace de décentrement du discours hétéronormatif. L’exemple du roman Baise-moi de Virginie Despentes, p.21.
  • 10. DESPENTES. Baise-moi, p. 54.
  • 11. MIJOLLA-MELLOR, La cruauté au féminin, p. 82
  • 12. DELEUZE, op.cit., p. 28-29.
  • 13. KRISTEVA. Pouvoirs de l’horreur, p. 86-87.
  • 14. KRISTEVA. Pouvoirs de l’horreur, p. 131.
  • 15. KRISTEVA. Pouvoirs de l’horreur, p. 145.
  • 16. Idem, p. 50-51.
  • 17. Idem, p. 48.
  • 18. DAILYMOTION, «Interview de Virginie Despentes -L'intégrale».