Charles Soule et Swamp Thing (1): tradition et imagination

Charles Soule et Swamp Thing (1): tradition et imagination

Soumis par Philippe St-Germain le 26/01/2017
Catégories: Fiction, Bande dessinée

 

Swamp Thing est un personnage marginal dans l’histoire de DC Comics —sur le plan commercial, à tout le moins. Ses aventures n’ont pas été publiées de façon continue depuis sa création en 1971. Par ailleurs, à l’exception d’une première adaptation cinématographique écrite et réalisée par Wes Craven (1982), d’un passage très remarqué de l’auteur britannique Alan Moore sur la série de comic books entre 1984 et 1987 et d’une controverse qui a brutalement interrompu le passage de Rick Veitch sur le titre en 1989 1, le personnage a rarement été au cœur des discussions. Notons, en outre, que les séries dont il a été la vedette n’ont pas été exclusivement publiées sous la bannière de DC, mais parfois, aussi, chez Vertigo, une filiale proposant un contenu plus corsé et adulte.

Ce profil bas a permis à de jeunes auteurs promis à un bel avenir (dont Grant Morrison, Mark Millar et Brian K. Vaughan) de faire leurs premières armes —ou presque— sur la série, mais DC n’a jamais perdu l’espoir de transformer Swamp Thing en locomotive économique. Lors du redémarrage de 2011 intitulé New 52, Swamp Thing fut extrait de Vertigo et réintégré à l’univers principal de la compagnie; on le confia en outre à deux étoiles montantes de l’industrie: l’auteur Scott Snyder2 et le dessinateur québécois Yanick Paquette 3.

Une fois leur passage terminé, l’arrivée de l’auteur Charles Soule sur le titre souleva assez peu de vagues. Jusque-là, Soule (un avocat de formation qui exerce encore ce métier4 malgré une charge de travail de plus en plus considérable) était assez peu connu: il avait bien publié quelques miniséries dans des maisons d’édition indépendantes, mais rien chez les compagnies que l’on surnomme le big two (DC et Marvel), ni chez Image ou Dark Horse, entre autres exemples. En choisissant un auteur si peu établi, DC paraissait donc condamner la série à une fin prochaine.

Ces faibles attentes ont sans doute amplifié la surprise suscitée par les premiers numéros de Soule5. Il a rapidement déployé sa marque de commerce: une solide compréhension de l’histoire de son personnage, jumelée à la volonté d’en proposer une interprétation singulière; un travail d’équilibriste entre le respect de la tradition, les diktats de la bande dessinée commerciale et une imagination déliée. Comme on le verra, cette approche marque l’ensemble de son passage sur Swamp Thing, qui a engendré 25 numéros et environ 540 pages en deux ans (2013-2015 6). Je m’attarderai aux principales intrigues développées par Soule au fil de ces numéros en accordant une attention soutenue à sa réappropriation souvent judicieuse du patrimoine de son personnage en général, et des concepts d’Alan Moore en particulier; je m’efforcerai aussi d’en souligner les limites, qui sont plus flagrantes dans un sprint final marqué par des circonstances inhabituelles.

 

Un homme ou une plante?

Créé en 1971 dans House of Secrets #92, Swamp Thing fut la vedette d’une première série solo à partir de l’année suivante; puis, après une éclipse d’une dizaine d’années, quatre autres volumes de ses aventures ont été publiés (1982-1996; 2000-2001; 2004-2006; 2011-2015), sans compter des apparitions ponctuelles dans d’autres séries7. Cette longue et tortueuse histoire est cependant balisée par deux approches fondamentales que je résumerai d’emblée, puisque tous les auteurs ont pris position à leur sujet, explicitement ou non. Charles Soule ne fait pas exception à la règle: comme on le verra, la première page de son tout premier numéro amorce avec ces versions antérieures du personnage un dialogue qui se poursuivra par intermittence jusqu’à son dernier numéro, deux ans plus tard.

La première interprétation de Swamp Thing, que l’on pourrait qualifier de «classique» ou traditionnelle, fut d’abord celle de Len Wein, qui a créé le personnage avec le dessinateur Berni Wrightson. Cette approche rappelle des œuvres mettant en vedette des savants fous: le biologiste Alec Holland cherchait à mettre au point une formule biorestaurative; après une explosion dans son laboratoire, il dut plonger dans un étang pour éviter de brûler vif. Il a survécu à l’épreuve, mais sous la forme d’un monstre à l’allure végétale. Il poursuivra ensuite son chemin en tant que protecteur de la nature, mais aussi —et surtout— en tant que monstre, nostalgique d’un monde (et d’un amour) perdu(s). Ayant déjà été humain, il espère le redevenir. Selon cette version, Swamp Thing est donc un monstre produit par l’expérience scientifique d’un savant aux accents prométhéens.

 

La deuxième interprétation du personnage —de loin la plus célèbre— est celle d’Alan Moore. Après un numéro initial (le #20 du deuxième volume) dans lequel il s’est efforcé de conclure les intrigues amorcées par son prédécesseur Marty Pasko, Moore — avec ses brillants collaborateurs Steve Bissette et John Totleben— a produit l’un des numéros les plus remarquables de l’histoire du médium. En effet, à partir de ce #21 intitulé «The Anatomy Lesson», Swamp Thing n’est plus un monstre qui a déjà été un homme, mais une forme végétale qui a essayé d’imiter la forme humaine d’Alec Holland (l’allure physique, la vie psychique, les souvenirs, etc.). Loin de réduire la portée du personnage, cette révélation à la fois radicale et cohérente ouvrait un monde complètement neuf en délaissant le schéma amplement balisé du savant fou et de la science inquiétante. Moore en a enrichi les contours par la suite, créant une mythologie luxuriante autour du personnage de Swamp Thing. On lui doit notamment des concepts tels que le Vert (sorte de conscience collective de toute la végétation), les avatars (les représentants et protecteurs de la nature —Alec Holland étant le plus récent d’une longue succession) et le parlement des arbres (constitué de certains avatars «à la retraite»), mais aussi des personnages dont les aventures continuent d’être racontées aujourd’hui, comme John Constantine8.

Cette énumération est partielle et n’épuise pas l’ensemble des contributions d’Alan Moore à l’histoire du personnage, mais elle est loin d’être aléatoire: je m’en suis volontairement tenu à des concepts qui allaient jouer un rôle central pendant le passage de Charles Soule sur la série, qui m’interpellera à partir de maintenant. J’organiserai mes remarques en jumelant les points de vue chronologique —je suivrai, en gros, l’ordre des diverses intrigues— et thématique.

 

Nature et éthique

Dans le débat «humain ou plante?», Soule effectue son choix dès les premiers mots de son premier numéro. Il s’insère dans la continuité de l’auteur qui l’a immédiatement précédé (Scott Snyder), lui-même en continuité avec la première interprétation du personnage: dans cette version, Swamp Thing a été —et il est encore— un homme («I am a man. I’m Dr. Alec Holland»). Soule revendique cette notion après avoir fait un clin d’œil à la version de Moore («the last guy to have the job wasn’t really a guy at all»), qui apparaîtra quelques fois dans les numéros à venir.

À première vue, Soule s’en tient donc à l’approche classique et traditionnelle. Mais il impose sa marque grâce à la figure antagoniste qui traversera sa première longue histoire (celle qui se déploie, en gros, dans les #19 à 27, et qui m’occupera dans ce texte): Seeder («le semeur»). Ce nom pourrait bien s’appliquer à son auteur lui-même. Dans certaines entrevues livrées un peu avant et après la parution du #19, Charles Soule a dit qu’il travaillait sur plusieurs plans à la fois: certes, il voulait semer les graines —il ne faudrait tout de même pas abuser des métaphores agricoles…— d’intrigues futures, décision normale d’un auteur œuvrant dans un médium proche du feuilleton, mais il entendait néanmoins exploiter prestement les idées qui lui tenaient à cœur. Après tout, aucun auteur ne sait à quel moment il quittera une série donnée; surtout un auteur méconnu, comme l’était Soule à l’époque. La promesse de résolutions éventuelles peut aussi être comprise comme une stratégie visant à séduire à la fois ses lecteurs et ses patrons.

Étant donné le contexte décrit plus tôt, le #19 allait être déterminant pour le futur de Soule sur le titre. Soule réussit le pari d’insérer Swamp Thing dans l’univers de DC en faisant des allusions subtiles aux deux personnages les plus célèbres de la compagnie. Il amène en effet Swamp Thing à Metropolis, ville associée à Superman9 (qu’il souhaite rencontrer afin de l’interroger sur sa vie de superhéros); mais plutôt que de le lancer immédiatement dans les bras du superhéros primordial, il trouve un lieu intermédiaire dans lequel Swamp Thing se sent chez lui: le jardin botanique. Batman, quant à lui, n’est pas directement convoqué, mais Swamp Thing retrouve un de ses antagonistes les plus monstrueux: Scarecrow, de passage au jardin afin d’étudier une plante procurant des hallucinations à son consommateur.

 

Bien que l’identité de Seeder ne sera révélée que plus tard, Soule établit dès le #19 un rapport intéressant entre cet être mystérieux et Swamp Thing; plus précisément encore, entre leurs manières respectives d’utiliser la nature. À certains égards, Soule paraît octroyer un contre-emploi à Swamp Thing, qui se sert habituellement de la nature comme un peintre de ses huiles: il ne lui fait pas construire, mais détruire une oasis en plein cœur de la jungle. C’est que cette oasis, qui semble initialement bénéfique puisqu’elle abreuve des gens privés d’eau, entraîne des conséquences fâcheuses ailleurs sur la planète. En tant qu’avatar du Vert, Swamp Thing entend moins se servir de la nature de manière spectaculaire que respecter son ordre intrinsèque. Seeder, quant à lui, est d’emblée associé à un usage abusif et hubristique de la nature, sans attention aux conséquences. Un usage juvénile: «He’s pulling power from the Green, but like a child, just reaching in and grabbing whatever he wants.» Ces affrontements entre Swamp Thing et Seeder traduisent la confrontation de deux postures classiques en philosophie morale: le déontologisme, surtout associé à Kant (qui évalue les actions à partir du devoir, de l’intention et de l’universalisation possible de nos actions), et le conséquentialisme, surtout associé à Mill (qui évalue les actions à partir de leurs conséquences).

Cet usage impulsif de la nature sera éventuellement expliqué par l’identité véritable de Seeder: il est Jason Woodrue, aussi appelé Floronic Man. Ce personnage n’est pas neuf, et son importance dans l’histoire de Swamp Thing est considérable: Alan Moore l’a utilisé dans son célébrissime «The Anatomy Lesson» en 1984; c’était ce même Dr. Woodrue qui avait appris l’identité végétale de Swamp Thing après en avoir fait l’autopsie. Dans le numéro suivant de Moore, Woodrue a mangé des morceaux du cadavre de Swamp Thing dans l’espoir de participer lui aussi au Vert. La nouvelle mouture (post-2011) de la série réactive ce rapport de Woodrue à Swamp Thing, mais aussi au Vert: un aperçu biographique montre sa fascination pour le Vert depuis ses années d’étudiant, alors qu’il cherchait par tous les moyens à entrer en contact avec les avatars, voire à en devenir un lui-même. Chez Moore comme chez Snyder et Soule, Woodrue n’est donc pas qu’un observateur intéressé, mais un témoin qui aspire ardemment à être un acteur/avatar.

C’est Charles Soule qui donnera à Woodrue la chance de le devenir. Il exploite la jalousie de Woodrue pour Holland et, en le faisant devenir Seeder, il lui offre une promotion appréciable. La jalousie de Woodrue est aussi la soif d’une collaboration éventuelle, surtout lorsqu’il confie à Holland: «We can feed the world. We can clothe it. We can end illness. […] We can make Earth a paradise!» Holland ne prend pas ces promesses de Woodrue/Seeder au sérieux; du reste, il y discerne encore une fois une profonde incapacité à mesurer les conséquences de ses gestes. Holland attend du parlement des arbres qu’il mette fin à cette rivalité stérile soit en tuant Woodrue, soit en lui retirant ses pouvoirs. Mais à sa douloureuse surprise (tout comme à celle du lecteur, habitué de voir le parlement favoriser le héros), il ne fait rien. Pire encore, il paraît jouir de cet affrontement qui, affirme-t-il, décidera de l’identité du prochain avatar.

 

Le parlement des arbres, ou Soule dialoguant avec Moore

L’aspect le plus déterminant du Swamp Thing de Charles Soule —à tout le moins dans son premier tiers— est possiblement ce qu’il fait d’une des créations les plus mémorables d’Alan Moore: le parlement des arbres. Moore l’a introduit dans le #47 du deuxième volume, publié en avril 1986. Situé au Brésil, ce parlement réunit des avatars du Vert qui sont désormais à la retraite. Il engendre une communauté d’avatars qui n’efface pas leurs différences spécifiques: «All our stories are subtly different yet the underlying pattern remains constant.» Les diverses époques dans lesquelles ont évolué les avatars ont donné lieu à des interprétations diverses, et Moore exploite à dessein le potentiel mythologique de sa création, faisant dire à des avatars du Vert: «In old China, they called me ‘ghost hiding in the bushes’… in prehistoric Africa, I was great Url10.» Bien que le parlement assure ainsi un lien entre des consciences différentes, il n’a pas toujours réussi à instaurer un climat de paix ou de confiance: les rivalités et les tensions ont été fréquentes, dans l’histoire de Swamp Thing.

 

Soule s’est non seulement intéressé à ces tensions, mais il les a exacerbées. Bien que certaines allusions parsèment ses premiers numéros, c’est dans l’Annual #2 —deux fois plus long que les numéros mensuels, comme les autres de son acabit— que Soule détaille son interprétation. L’histoire prend la forme d’un retour aux origines, racontant d’abord l’apparition du tout premier avatar du Vert (fruit d’un pur mécanisme de défense), puis la succession des avatars depuis ce moment inaugural. Les premiers avatars étaient violents, en réaction à une menace humaine considérable, puis ils se sont graduellement calmés. Cette tranquillité progressive a été facilitée par le parlement des arbres, qui tablait sur le «reservoir of intelligence» du Vert: une expérience multiple et partagée, mise au service des nouveaux avatars —choisis par le parlement, bien qu’on nourrisse en eux le sentiment de s’engager sur une base volontaire— afin qu’ils atteignent leur plein potentiel.

Jusque-là, le traitement soulien de la mythologie est classique et traditionnel. Mais j’ai déjà souligné que Soule avait entrepris de fragiliser le parlement dans les numéros précédents, à travers l’estime étrange de cette vieille institution pour Woodrue/Seeder. Il poursuit dans cette veine en suggérant que les décisions du parlement ne sont pas aussi unanimes qu’on ne le pense: les membres étant élus, ils cherchent tous à défendre leur point de vue et leur avatar favori. Holland effectue néanmoins un séjour dans cet environnement de plus en plus hostile afin d’obtenir des conseils pour mieux se préparer à son affrontement contre Seeder. Il rencontre deux de ses personnalités les plus excentriques (qui joueront un rôle important dans la suite de la série): Wolf, sorte de vieux sage partageant avec Holland sa connaissance des arcanes du Vert et du parlement, et Lady Weeds, plus retorse et guerrière. Moins soumise à l’autorité que Wolf, elle lui montre —dans un flashback— que les dissensions internes du parlement ne datent pas d’hier.

La troisième rencontre dans le parlement des arbres est de loin la plus intéressante: Holland discute avec l’un de ses prédécesseurs, dont l’allure bleue est exactement celle du Swamp Thing de Moore, pendant sa dernière année sur le titre; sa psychologie est elle aussi semblable, puisqu’il s’agit d’un avatar persuadé d’être un homme alors qu’il ne l’est pas. La discussion entre Holland et cet avatar moorien peut se lire comme un dialogue entre Charles Soule et Alan Moore: l’avatar bleu lui dit que si le parlement lui ordonne de commettre un acte qui contrevient à sa nature profonde et qu’il s’agit donc d’un pur compromis:

 

Il lui faudra donc dire non. Il est tentant de lire la résistance de l’avatar bleu à l’autorité traditionnelle du parlement comme un clin d’œil de Soule à l’attitude sceptique —voire hostile— de Moore par rapport aux autorités institutionnelles (notamment l’industrie du cinéma, avec laquelle il a eu plusieurs démêlés, mais aussi et surtout DC Comics elle-même). Ce point de vue paraît autorisé par la présence de plus en plus importante de la métafiction dans la série, comme on le verra dans la deuxième partie de cette étude.

Dans le numéro suivant, Holland se consacre à son affrontement décisif contre Seeder. Holland mène cette bagarre presque tout du long; à la fin, le pied sur la gorge de Seeder, il pourrait le tuer. Le parlement lui ordonne de le faire. Se rappelant le conseil de son prédécesseur, Holland refuse; le parlement le «gratifie» alors d’une retraite dorée dans le Vert, en compagnie des autres avatars, pendant que Seeder —plus fonceur et moins hésitant— prendra sa place. Ce dernier jouit de son rôle d’avatar du Vert en commettant une série d’actes dangereux: il visite Buddy Baker, mieux connu sous le nom d’Animal Man (et avatar du Rouge —de la vie animale), dans l’espoir de détruire le Rouge pour ainsi mieux impressionner le Vert. Après ce premier échec, il part au Pérou afin de freiner un développement industriel qui brime la végétation.

 

Tout se joue dans le #27, tandis que Seeder est encore l’avatar du Vert. La vie de retraité paraît initialement convenir à Holland. Wolf, son hôte gracieux, multiplie les preuves du plaisir qu’il pourra y trouver (il recrée notamment, sous une forme végétale, les corps de femmes aimées), mais Holland a de fortes réserves: il souhaite sortir du Vert et regagner son propre monde. Lady Weeds lui propose d’abord le suicide, puis elle attire son attention sur le meilleur point de convergence entre le Vert et la Terre: le parlement des arbres. Dans le Vert, Holland peut enfin voir les formes véritables des membres du parlement (et non les arbres millénaires dans lesquels ils projettent leur conscience, sur Terre: Soule nous fait voir les coulisses d’une organisation dont on ne connaissait que les contours jusque-là). Il apprend que la dernière élection a eu lieu en 1918 et que, depuis ce temps, les membres s’accrochent désespérément à leur pouvoir. Lady Weeds souhaite se délivrer d’eux depuis longtemps, mais elle ne croyait pas avoir suffisamment de force pour les détruire.

Holland prend l’initiative de sceller le sort de ce parlement fossilisé, destruction qui lui permet aussi de se libérer. Il procède à un renversement de la soi-disant autarcie du parlement: «The parliament has the power to end an avatar, to make room for another. But there is a secret. An avatar also has the power to end the parliament.» Et ce, sans pour autant détruire le Vert ou cesser d’être son avatar. Il s’agit donc de perpétuer une tradition en en reconfigurant certains paramètres… tout comme Soule lui-même se rebelle contre l’autorité de la suite d’auteurs s’étant succédé sur le titre: c’est une évasion qui n’est ni une fuite, ni une destruction complète, mais une reconfiguration. Dans une entrevue livrée au site Comic Book Resources, Soule souligne les limites du rôle traditionnellement dévolu au parlement des arbres, dans l’histoire de la série: lorsqu’une difficulté survenait, Holland se tournait vers ses membres millénaires et obtenait les conseils voulus. C’était un parlement mythologique et symbolique, tandis que celui de Soule est passablement plus proche des institutions politiques11. Soule a estimé qu’une libération du parlement lui donnerait de nouvelles options pour construire ses intrigues et envisager l’évolution du personnage («putting him on his own gives me more to work with12»), la libération du personnage devenant aussi celle de son auteur.

Les concepts du Vert et du parlement des arbres montrent bien l’un des principaux intérêts de Swamp Thing —tant du personnage et de la série que de son univers général: il aménage à l’intérieur même de sa diégèse un espace de discussion entre les différentes versions d’un même monde fictif. Au sens strict, Swamp Thing n’est pas un legacy hero, c’est-à-dire que les êtres qui se succèdent dans son rôle ne sont pas de la même famille13. Ils sont cependant unis par la conscience du Vert, qui les rassemble comme autant de parties tout en formant un ensemble cohérent. Cette dynamique fluide qui autorise à la fois la communion et l’individualité se prolonge parfois dans le traitement qui est réservé au personnage par ses auteurs successifs. C’est précisément en n’étant pas aveuglément fidèle à Moore (entre autres auteurs) que Soule parvient à écrire «dans son esprit», c’est-à-dire à proposer des histoires étonnantes, mais cohérentes avec la Grande Histoire.

[Dans la deuxième et dernière partie de cet article, je poursuivrai mon analyse du passage de Charles Soule sur Swamp Thing en approfondissant les thèmes suivants, qui traversent les deux derniers tiers de ses histoires: les aventures perceptuelles, le rapport entre la nature et l’industrie, puis le recours à la métafiction.]

  • 1. Veitch —qui écrivait et dessinait alors la série— entendait orchestrer des rencontres entre Swamp Thing et des figures historiques (ou mythologiques) importantes… dont Jésus, dans le #88. DC Comics et sa présidente de l’époque, Jenette Kahn, rejetèrent ultimement le scénario de Veitch, ce qui l’incita à quitter le titre.
  • 2. À qui on a également donné le principal titre mettant en vedette Batman, signe d’une immense confiance institutionnelle.
  • 3. Notamment connu pour ses collaborations avec la supervedette Grant Morrison, dont Wonder Woman: Earth One (2016).
  • 4. Sans surprise, Marvel a rapidement confié à Soule des personnages pratiquant ce même métier: She-Hulk (2014-2015) et Daredevil (à partir de 2015).
  • 5. À bien des égards, ses premiers succès sur Swamp Thing ont permis à Soule d’être l’un des auteurs les plus prolifiques de sa génération: pendant quelques mois, il a écrit concouramment les séries mensuelles Swamp Thing, Superman/Wonder Woman et Red Lanterns pour DC; Thunderbolts, She-Hulk et Inhumans pour Marvel; en plus de projets personnels comme Letter 44 et Strange Attractors.
  • 6. Le corpus étudié se décline comme suit: Soule a écrit vingt-deux numéros mensuels (#19-40); deux numéros annuels (#2-3); un numéro spécial prenant part à l’événement Future’s End. Auxquels on pourrait ajouter (je ne le ferai pas ici) un numéro sur Anton Arcane, lié à l’événement Villains Month.
  • 7. Après une pause de quelques mois, DC a lancé une minisérie écrite par le cocréateur du personnage (Len Wein) et dessinée par Kelley Jones.
  • 8. Il fut longtemps la vedette de la série Hellblazer, publiée pendant trois cents numéros (de 1988 à 2013). D’autres séries moins longues lui ont été consacrées depuis.
  • 9. La volonté d’intégrer Swamp Thing au panthéon des superhéros de DC Comics était également celle de Scott Snyder: Superman a effectué une apparition dès le #1 de la série inaugurée en 2011.
  • 10. Colin Beineke a consacré un texte fort intéressant aux rapports entre le Swamp Thing de Moore et le personnage de l’homme vert, présent dans plusieurs mythologies. Voir «‘Her Guardiner’: Alan Moore’s Swamp Thing as the Green Man», http://www.english.ufl.edu/imagetext/archives/v5_4/beineke/.
  • 11. Notons que le principal projet personnel (creator owned) auquel a travaillé Soule pendant son passage sur Swamp Thing est traversé par la politique: il s’agit de Letter 44 (publié chez Oni), dans lequel le président américain sortant laisse une lettre à son successeur faisant état de recherches secrètes sur les extraterrestres.
  • 12. http://www.comicbookresources.com/?page=article&id=53776
  • 13. Ce que l’on peut dire, en revanche, de personnages tels que Flash, Green Lantern ou Hawkman, pour ne nommer que des propriétés de DC Comics.