Comment survivre aux weekends

Comment survivre aux weekends

Soumis par Andréane Cormier le 23/04/2013

 

Depuis les années 1960, la télévision s’est taillé une place de plus en plus grande dans notre quotidien, jusqu’à devenir indispensable pour plusieurs. Et ces dernières années, marquées par l’expansion d’Internet, sont synonymes d’une importante évolution et d’un rapport différent à la télévision, par l’accessibilité grandissante des séries télévisuelles, et notamment par la naissance de nouveaux formats comme celui de la webtélé. En étudiant la websérie québécoise Comment survivre aux week-ends? et les aspects de sa production comme de sa réception, notamment la sérialité, nous verrons de quelle façon se construit le processus de création et de fidélisation du public. Nous étudierons cette sphère en établissant quelques liens avec le développement du roman-feuilleton, qui a connu son apogée du 19e siècle au début du 20e, période qui constitue véritablement l’âge d’or de la fiction sérielle, et qui a mené au développement de nombreux sous-genres. Donc, en nous penchant sur des appuis théoriques portant à la fois sur le roman populaire et sur le médium télévisuel, notamment l’œuvre de Danielle Aubry, Du roman-feuilleton à la série télévisuelle: pour une rhétorique du genre et de la sérialité, nous pourrons établir une dialectique entre ces deux médiums. Ainsi, nous verrons quelles sont les traces de cette littérature populaire dans l’identification du public au héros de la série, dans la sérialité et les stratégies de fidélisation, pour en venir aux particularités de notre ère quant à l’accessibilité actuelle des séries et au phénomène du croisement des médias.

 

La série et l’identification

Comment survivre aux week-ends? est une émission de webtélé affiliée Clin d’œil, une revue québécoise de mode. Elle est diffusée sur le site Internet de la revue, à raison de deux «webisodes» chaque semaine, les mardis et jeudis. Cette série s’étend sur trois saisons d’une quinzaine d’épisodes variant entre cinq et quinze minutes. Elle dépeint le quotidien de trois amies d’enfance à l’aube de la trentaine: Sofie, Marie et Anaïs. Les héroïnes ont des caractères très distincts que l’on découvre et qui nous incitent à les étiqueter assez rapidement. Toutefois, ces traits évoluent et s’affinent au fil des saisons. Elles incarnent trois personnalités plutôt typées, et la description qu’en offre le site nous oriente déjà à travers ces stéréotypes: «Anaïs. Grande rêveuse… Elle est en amour avec l’amour. Marie. Rationnelle et sarcastique… Elle ne croit plus en l’amour. Sofie. Miss parfaite… Est-elle encore en amour?1» Le choix aussi tranché des comédiennes et des rôles qu’elles incarnent constitue un motif répété dans les fictions sérielles actuelles, à la télévision comme sur Internet. En présentant trois femmes typées à l’extrême, on engendre un processus d’identification global chez les spectatrices: si elles ne peuvent se reconnaître pleinement dans l’une seule des femmes, celles qui visionnent l’émission retrouvent au moins une facette de leur personnalité dans chacune des héroïnes. Le site Internet permet d’atteindre un public cible, une grande masse de femmes qui s’identifiera finalement à ces héroïnes par des moyens extérieurs à la série. En effet, le site de Clin d’œil offre quelques «extras» en lien avec les trois personnages, comme leur biographie, leurs looks de prédilection ou les produits qu’on retrouve dans leur sac à main, le tout accompagné de nombreuses photos. Par cette diffusion d’informations très détaillées, on élève les personnages au statut d’êtres réels, qui dépassent largement le récit fictionnel. Nous verrons toutefois que cette pratique s’inscrit dans une tradition romanesque. Durant la période qui marque l’essor du roman réaliste et urbain, alors que la littérature se commercialise et qu’elle est dite «de consommation», les lois du marché régissent sa production. La demande devient plus forte, si bien que le débit d’écriture doit s’accélérer. Ce facteur mène les auteurs à passer du vers à la prose, leur permettant ainsi de «défricher des espaces jusque-là totalement négligés par la littérature savante: ceux de l’intimité et du sentiment, de la subjectivité et de l’individualisme, de la vie urbaine (ses dangers comme ses enchantements) et de la vie domestique2.» Les auteurs de ce réalisme favorisent donc une littérature qui se range plutôt du côté du sentiment que de l’action, afin de faire vivre au lecteur «une émotion si familière qu’il puisse d’emblée la reconnaître comme sienne, dans le mouvement même de la lecture, dans un anéantissement systématique du signifié3.» Le roman réaliste, tout comme le roman-feuilleton, est marqué par cette forte illusion référentielle qui mène à l’identification du lecteur au personnage, mais c’est dans la fiction sérielle télévisuelle qu’elle connaît son apogée. En effet, «[j]amais la domination du détail et du concret n’a été plus forte et l’illusion de la réalité plus puissante qu’avec l’avènement de la télévision4.» Le médium visuel possède une force réaliste encore plus grande que l’écriture, puisqu’il transpose la réalité à l’écran plutôt que d’en donner l’illusion par une foule de descriptions et de détails. La puissance évocatrice s’effectue en une fraction de seconde par la monstration d’un lieu ou d’une personne. Notons que la dimension sonore permet également l’évocation et l’identification par la simple diffusion d’une chanson. Dans Comment survivre aux week-ends?, le spectateur se reconnaît non seulement à travers les héroïnes, mais aussi dans les endroits qu’elles fréquentent, les scènes se déroulant en plein cœur de Montréal. La série montre une réalité actuelle et urbaine, et l’on reconnaît facilement leur passage dans certaines boutiques de la rue Sainte-Catherine, dans une cantine sur la rue Saint-Laurent ou dans un bar sur la rue Rachel, pour ne citer que quelques exemples. Ces nombreuses références participent à la création d’un univers réaliste et permettent au public d’établir des liens entre l’émission et sa propre vie.

 

Format et genre

La série Comment survivre aux week-ends? présente de nombreuses récurrences qui rendent très intéressante l’analyse de son contenu et de sa forme. Les épisodes, assez courts, mais d’une durée variable, présentent une construction similaire. La première scène montre les trois amies qui discutent ensemble en prenant l’apéritif ou en téléconférence sur leur cellulaire. Comme les épisodes se déroulent durant le week-end, cette première scène vise à installer une ambiance décontractée, qui marque la fin de la semaine. Ce moment constitue généralement le dénouement de l’épisode, suivi d’un retour dans le passé, par un «flashback», afin de connaître l’aventure vécue par l’une des trois femmes. On fait une véritable rotation entre les protagonistes à chaque épisode, si bien qu’Anaïs est au cœur de l’action pour le premier, Marie pour le deuxième, Sofie pour le troisième, et ainsi de suite. Ce transfert constant permet de suivre leurs aventures et, éventuellement, de les appréhender. Les trois héroïnes sont principalement dépeintes à travers leur vie amoureuse, mais beaucoup de détails concernant leur quotidien et leur passé sont omis. Premièrement, le fait que l’action se déroule toujours durant le week-end laisse peut d’indices au spectateur quant au métier qu’exercent les jeunes femmes. Il met du temps à découvrir ce qui les intéresse et les passionne vraiment (outre les hommes). Évidemment, dans ce cas, c’est le format qui conditionne le contenu: puisque la plupart des webséries se présentent en de courts épisodes, la concision est de mise dans l’élaboration du scénario, et plusieurs détails factuels sont volontairement omis. On peut ici faire un parallèle entre la restriction de temps dans la webtélé et les contraintes d’espace dans le feuilleton, sur lequel nous reviendrons un peu plus loin. Comment survivre aux week-ends? est principalement axée sur les tribulations amoureuses d’Anaïs, de Marie et de Sofie. Le thème de l’amour, bien que n’étant pas dominant dans la tradition du roman-feuilleton, a toujours été présent dans les fictions sérielles. Il est essentiel à l’histoire comme à la réception, puisqu’il constitue «un puissant facteur d’identification, et le héros ne serait pas complet s’il n’avait aimé ou ne pouvait aimer5.» Ainsi, la thématique reprend davantage le flambeau de l’un des sous-genres qui a découlé du feuilleton, soit le roman sentimental et sa version plus contemporaine: la chick lit. Il serait toutefois difficile d’ancrer cette série dans un genre fermé et précis. Internet et le croisement des médias participent à la création de nouveaux formats, de nouvelles modalités de production et de réception, ce qui brouille les frontières entre les genres et mène forcément vers une forme d’hybridation caractéristique de l’époque actuelle.

 

Diffusion et réception: sérialité et fidélisation

Malgré ce croisement entre les genres et les formats, l’aspect de la sérialité demeure ce qui unit de près ou de loin toutes les fictions sérielles, et ce, peu importe le médium qui les supporte. La sérialisation, comme le note Danielle Aubry, est généralement marquée par deux tendances, qui peuvent se chevaucher ou s’exclure: «le feuilleton, caractérisé par un grand nombre d’intrigues parallèles de la même importance et surtout, par l’absence de résolution, et la série à épisodes fermés, c’est-à-dire formée d’histoires distinctes6.» Toutefois, la structure fermée se voit minée par «l’étendue potentiellement infinie du récit télévisuel7.» Comment survivre aux week-ends? illustre bien cette hybridation, car les trois saisons retracent en fait de simples moments de vie chez les héroïnes, des aventures constantes qui pourraient donner lieu à un nombre infini de saisons, ou du moins, autant que le public souhaite en visionner. La première saison de cette websérie se termine avec des tensions d’ordre amoureux: une énorme dispute entre Sofie et Éric risque de signer l’arrêt de mort de leur couple, Marie demande à Alexis, l’homme qu’elle fréquente, de ne plus la rappeler, alors qu’Anaïs, la rêveuse, après une suite d’échecs amoureux, se réconforte du fait que son ex-petit ami a laissé sa copine du moment. La seconde saison montre les aléas de la vie de célibataire de Sofie, les hauts et les bas de la vie de couple de Marie et Alexis, alors qu’Anaïs, ayant fait la rencontre d’Étienne, un musicien avec qui elle vit un coup de foudre, ne fait que l’attendre et correspondre avec lui durant sa tournée en Europe. La saison se termine encore sur des incertitudes concernant le futur amoureux et l’épanouissement des trois femmes. Finalement, la troisième saison dénoue toutes les tensions: les trois héroïnes sont en couple et semblent filer le parfait bonheur. Toutefois, il serait possible de perpétuer cette série, puisque ce sont davantage les personnages et leur évolution que l’action qui sont au centre de récit. La construction de la série vise à perpétuer cette loi de l’offre et de la demande, par l’exploitation de ce thème inépuisable qu’est l’amour, et livre un contenu évolutif dont on peut difficilement se lasser, suivant «la logique économique d’une industrie culturelle8.»  Car ce qui caractérise maintenant la télévision, «[c’]est son inscription dans une logique propre, une logique de continuum sans commencement ni fin. Les messages se succèdent alors dans un flux permanent et la télévision s’affirme par sa seule permanence, elle est une narration continue9.» La sérialité est certes un facteur qui permet la classification d’une émission, mais d’autres enjeux entrent en ligne de compte, notamment la sphère économique. Le «soap», par exemple, est caractérisé «par la mainmise presque totale des commanditaires sur l’écriture des feuilletons10.» Ce facteur économique prend tout son sens lorsque l’on étudie le phénomène de création et de fidélisation du public auquel la sérialité participe aussi. En effet, Comment survivre aux week-ends? a recours à plusieurs stratégies de fidélisation auprès du public qui consomme la série. D’abord, le fait de diffuser deux courts épisodes au lieu d’un seul par semaine, comme il est généralement coutume avec les séries télévisuelles, crée un va-et-vient constant sur le site et permet d’ancrer plus facilement la visite de ce site dans la routine de navigation des internautes. Ils développent ainsi une véritable habitude lors de leurs moments de navigation Internet, dont ils ont peine à se défaire. Bien que l’attente soit ainsi réduite de moitié, les jours sans épisode sont comblés par un «teaser», un court extrait du prochain épisode qui se termine généralement par un effet de suspense. Le site est très interactif et cherche à rejoindre une clientèle jeune en jouant la carte de l’actualité. Les abonnées à un forfait de cellulaire de Vidétron peuvent visionner les épisodes un jour en avance, et il est possible de s’inscrire afin de recevoir une alerte par courriel dès que l’épisode est en ligne. On retrouve aussi de nombreux «à-côtés», comme la trame sonore des derniers épisodes, que l’on peut écouter en tout temps, en plus de la sonnerie de cellulaire de la série ainsi que des fonds d’écran pour l’ordinateur, que l’on peut télécharger. Ainsi, l’intérêt dépasse largement les aventures des trois amies, ce qui constitue une stratégie de fidélisation assez efficace de la part des créateurs de la websérie et du site de Clin d’œil. Par tous ces moyens, l’internaute n’est jamais laissé en plan: peu importe quel jour il consulte le site, il peut toujours y trouver quelque chose à visionner, à consommer. L’engouement est si fort devant ces aventures un peu banales, et le public attend avec tant d’impatience l’épisode suivant, que l’on peut se demander si ce n’est pas plutôt l’effet de suspense que le contenu même de l’émission qui attire les gens et les fidélise. Cette formule fonctionnait déjà avec le roman-feuilleton, qui constitue lui-même un texte d’abord axé sur la narration: «l’attente curieuse de ce qui va arriver dans la suite du récit, au ‘’prochain numéro’’ constitue la motivation la plus commune, la plus fédératrice d’un lectorat potentiel immense11». Avec cette évolution vers les séries télévisuelles et les webtélés, le «lectorat potentiel immense» devient un public consommateur de produits dits «populaires», en croissance exponentielle.

Les stratégies commerciales de fidélisation sont ici mises en évidence par le croisement des médias. La webtélé, sous sa vocation d’entertainment et son effet addictif, vend en réalité un public à ses commanditaires. Et les producteurs de télévision ne se cachent pas de la vocation première de leur médium. Comme l’a affirmé M. Patrick Le Lay, président de TF1, les émissions ont pour but de rendre disponible le téléspectateur, «c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages.» Il ajoute ceci: «Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité12.» Mais une fois que l’on a réussi à obtenir cette disponibilité et que l’on «possède» une audience fidèle, la qualité des émissions présentées n’a plus d’importance: «c’est uniquement [l’audience] qui influe sur les affaires sérieuses: le prix des espaces publicitaires13.» Car ce ne sont pas des émissions que l’on vend à un public, mais bien un public que l’on vend à des publicistes, cette «audience (une audience fidélisée par le simulacre), qui se mesure, se découpe en parts afin de pouvoir se vendre et s’acheter sur le marché des industries culturelles14.» Le processus d’identification que nous avons soulevé plus haut est ainsi récupéré dans une logique marchande. Car avec les détails que nous avons mentionnés, dont les onglets «ses looks mode» et «dans son sac à main», une fois que les internautes ont trouvé leur alter ego dans Comment survivre aux week-ends?, elles peuvent savoir quelle serait la marque fétiche d’ombre à paupières ou de fond de teint d’Anaïs, de Marie et de Sofie si elles n’étaient pas des personnages de fiction inventés de toutes pièces (détail sur lequel on ne semble pas insister). Elles peuvent également savoir combien coûtent ces produits et, bien sûr, où on peut se les procurer. L’une des particularités intéressantes quant à la diffusion de Comment survivre aux week-ends? est son affiliation au site de la revue Clin d’œil. Ce rapprochement crée une dialectique entre la popularité de l’émission et celle du mensuel, dont la clientèle devient interreliée, ce qui n’est pas sans rappeler le mode de publication du roman-feuilleton. En effet, à ses premiers balbutiements, durant la première moitié du 19e siècle, le feuilleton est en fait un petit espace au bas des pages de certains journaux, destiné à traiter de sujets non politiques comme la littérature, le théâtre, la mode ou la science15. Ainsi, le journal se partage alors en plusieurs vocations, et l’intérêt premier d’un abonné pour un sujet le mène à en découvrir un autre, pour finalement s’intéresser au reste du contenu du journal. Le public s’élargit donc par l’étendue des sujets abordés par le journal, mais cette popularité relève aussi d’un aspect économique. À partir de 1836, le prix de l’abonnement des journaux est réduit de moitié, par l’insertion de publicité comme mode de financement, et la stratégie qu’adopte alors Émile de Girardin, en lançant La Presse, est d’insérer le genre romanesque dans son journal afin d’accroître le taux d’abonnement16. Ainsi,«[j]ournal et roman se prêt[ent] la main pour leur plus grand profit17», le feuilleton hébergeant maintenant le roman. Les séries télévisées et les webséries actuelles conservent cette stratégie «d’entraide», à la fois par le partage des lieux de diffusion entre série et publicité, comme sur Internet ou durant les pauses publicitaires, mais aussi dans les épisodes eux-mêmes, où l’on peut souvent déceler de façon évidente la présence de commanditaires. Par exemple, dans Comment survivre aux week-ends?,  les trois héroïnes ne jurent que par les produits Neutrogena, qui sont constamment montrés, elles boivent toujours la même sorte de vin, qu’elles soient dans leur appartement ou dans les bois, autour d’un feu, en plus de lire, évidemment, le magazine Clin d’œil. Une somme de petits détails que le spectateur remarque, et qui contribue à créer un «mode de vie» autour de l’émission, de ramener la fiction au réel. On assiste à ce phénomène dès l’essor du roman, et cette abondance de «détails inutiles» demeure avec le développement de la littérature populaire, abondance qui «semble se conjuguer avec la prolifération d’objets de consommation à la portée d’un nombre beaucoup plus grand d’acheteurs potentiels, […] qui se manifeste aussi dans les annonces publicitaires insérées dans les journaux, juxtaposées aux feuilletons18.» Ainsi, la websérie Comment survivre aux week ends?, par le contenu qu’elle diffuse, cherche à rejoindre de potentielles futures abonnées pour la revue Clin d’œil, mais aussi des futures acheteuses pour les magasins fréquentés par les héroïnes, ou encore les produits Neutrogena. La convergence des médias accentue aussi cet effet de partage du public, puisque tout intérêt envers la série revient à encourager Québecor Média. La série est produite par TVA, et en étant abonné à un forfait de cellulaire ou de câblodistribution Vidéotron, on peut visionner les épisodes une journée à l’avance ou les revoir en tout temps sur Illico, à la télévision. Et pour couronner le tout, le magazine Clin d’œil lui-même appartient également à TVA, si bien que la compagnie Québecor Média se crée un public immense destiné à l’un ou l’autre des services et des produits qu’elle a à offrir.

La possibilité pour les spectateurs d’intervenir auprès des producteurs de la série devient une nouvelle stratégie de fidélisation. Le site de Clin d’œil donne le droit de parole à ceux (et surtout celles) qui apprécient la série à travers un forum, une tribune où tous peuvent émettre leurs commentaires. Ainsi, les internautes y affirment qu’ils ne peuvent plus se passer de la série, qu’ils veulent une quatrième saison, qu’ils se reconnaissent en l’une ou l’autre des héroïnes, ce qui constitue un excellent sondage auprès du public cible. Cette meilleure connaissance de l’appréciation et des besoins du public permet d’affiner l’effet de la série en donnant aux internautes ce qu’ils désirent. Ce dialogue entre le public et les producteurs crée aussi une illusion d’interactivité qui existait déjà à l’époque du roman-feuilleton, alors que les lecteurs pouvaient littéralement faire leurs demandes à l’auteur. D’ailleurs, c’est ainsi que la notion d’auteur se voit diluée à travers la production télévisuelle et la webtélé. Plusieurs intervenants participent à l’émission, l’auteur, le producteur, le diffuseur, le réalisateur, et maintenant le spectateur, ce qui vient boucler le processus. Ce dernier n’a peut-être qu’une illusion de pouvoir quant au contenu de la fiction sérielle, mais un véritable pouvoir lui revient, et c’est celui de visionner ou non l’émission; car ultimement, c’est ce facteur qui détermine la longévité d’une fiction sérielle, de quelque nature qu’elle soit.

 

Accessibilité

Pour que le public s’élargisse à ce point et que les stratégies de fidélisations soient efficaces, la série doit être facilement accessible comme produit de consommation de masse. La popularité, au sens d’atteindre le plus grand nombre, d’une fiction sérielle, est évidemment proportionnelle à son accessibilité. Aujourd’hui, on assiste à l’éclatement de tous les obstacles au visionnement d’une série. Premièrement, beaucoup de compagnies de diffusion télévisuelle offrent à leurs abonnés des canaux spéciaux où sont archivées bon nombre d’émissions. Ainsi, le téléspectateur peut revoir l’épisode de son choix en tout temps sans en connaître l’heure de diffusion. Il peut l’interrompre et en reprendre le visionnement selon ses disponibilités. De plus, le transfert des séries en support DVD constitue une véritable révolution: en plus de pouvoir les louer en tout temps ou même de les acheter, on a maintenant accès à l’entièreté des épisodes, ce qui réduit l’attente et permet le visionnement en rafale. Ce facteur peut littéralement changer la façon d’écrire les téléséries, puisque la sérialité s’en voit modifiée et permet aux auteurs d’explorer de nouvelles avenues avec moins de contraintes. Mais le summum de l’accessibilité, c’est la diffusion par Internet. Maintenant, la plupart des canaux télévisés possèdent un site web où ils diffusent leurs séries, en plus des sites comme Tou.tv, qui regroupent une foule d’émissions, tous genres et tous canaux confondus. L’accès à Internet étant maintenant facilité par l’abondance d’ordinateurs dans les bibliothèques, dans les cafés, par les réseaux sans fil dans nombre de lieux publics et par la vitesse de téléchargement qui ne cesse d’augmenter sont autant de facteurs qui nous permettent d’atteindre un nouvel âge d’or de la fiction sérielle.

 

En somme, on peut voir que le fait d’ancrer le phénomène très actuel de la webtélé dans une tradition de la fiction sérielle permet de mieux comprendre ses caractéristiques de production et de réception. Comme ce fut le cas du roman-feuilleton de la seconde moitié du 19e siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, la série télévisée et la webtélé répondent à une logique marchande, et leurs stratégies de production, leur publicité et la fidélisation du public reposent sur la loi de l’offre et de la demande. Ces modalités extérieures en viennent à conditionner le format et le contenu des épisodes: les thèmes choisis et les aventures qui s’y déroulent doivent pouvoir s’étirer à l’infini, ou du moins, tant que le client en demande. Nous avons également vu que l’accessibilité joue un grand rôle dans le développement et le succès de ces stratégies, et l’expansion actuelle d’Internet laisse présager d’immenses répercussions dans le domaine de la fiction sérielle et de la publicité. De plus, Internet participe à une grande hybridation des genres et des formats, hybridation qui contribue elle aussi à cette logique industrielle. Plus que jamais, ces fictions sérielles ancrées dans de nouveaux médias laissent voir leur jeu: ils nous placent devant l’évidence de leur logique marchande. Mais cette acceptation de la part du public constitue la preuve ultime du bon fonctionnement et de l’affinement constant de leurs techniques de persuasion et de fidélisation: car même en sachant que l’on cherche à rendre notre cerveau disponible et à nous vendre à des entreprises par ces fictions sérielles, les séries télévisuelles et les webséries déploient plus que jamais leur effet addictif.

 

Bibliographie

ARTIAGA, Loïc, Le roman populaire: des premiers feuilletons aux adaptations télévisuelles, 1836-1960, Paris, Autrement, 2008.

AUBRY, Danielle, Du roman-feuilleton à la série télévisuelle: pour une rhétorique du genre et de la sérialité, Peter Lang, 2006.

BENASSI, Stéphane, Séries et feuilletons T.V.: pour une typologie des fictions télévisuelles, Éditions du CÉFAL, 2000.

DUFOUR, Dany-Robert, «La télévision forge-t-elle des individus ou des moutons? Vivre en troupeau en se pensant libres», Le Monde diplomatique, p. 20-21, 2008.

DUMASY, Lise, La querelle du roman-feuilleton: littérature, presse et politique, un débat précurseur, 1836-1848, Grenoble, ELLUG, Université Stendhal, 1999.

STEIMBERG, Oscar, Des genres populaires à la télévision: étude d’une transposition, http://enssibal.enssib.fr/autres-sites/reseaux-cnet/81/03-steim.pdf

 

Sources électroniques

«Comment survivre aux week-ends?», Clin d’œil, canoe.ca, http://www.clindoeil.ca/cswe (page consultée le 10 avril 2011).

2009-2011, Comment survivre aux week-ends?, Webtélé, Montréal: TVA Productions, 7 mai 2009.

 

  • 1. «Comment survivre aux week-ends?», Clin d’œil, canoe.ca, http://www.clindoeil.ca/cswe, (page consultée le 10 avril 2011).
  • 2. Danielle Aubry, Du roman-feuilleton à la série télévisuelle: pour une rhétorique du genre et de la sérialité, Peter Lang, 2006, p. 14.
  • 3. Danielle Aubry, op. cit., p. 15.
  • 4. Ibid., p. 19.
  • 5. Loïc Artiaga, Le roman populaire: des premiers feuilletons aux adaptations télévisuelles, 1836-1960, Paris, Autrement, 2008, p. 94.
  • 6. Danielle Aubry, op. cit., p. 129.
  • 7. Ibid., p. 130.
  • 8. Noël Nel, cité par Stéphane Benassi, Séries et feuilletons T.V.: pour une typologie des fictions télévisuelles, Éditions du CÉFAL, 2000, p.11
  • 9. G. Bertrand, G. Dereze et P-A. Mercier, cité par Stéphane Benassi, Ibid.
  • 10. Ibid., p. 139.
  • 11. Loïc Artiaga, op.cit., p.39.
  • 12. Patrick Le Lay, cité par Dany-Robert Dufour, «La télévision forge-t-elle des individus ou des moutons? Vivre en troupeau en se pensant libres», Le Monde diplomatique, p. 20-21, 2008.
  • 13. Dany-Robert Dufour, Ibid.
  • 14. Ibid.
  • 15. Lise Dumasy, La querelle du roman-feuilleton: littérature, presse et politique, un débat précurseur, 1836-1848, Grenoble, ELLUG, Université Stendhal, 1999, p. 5.
  • 16. Lise Dumasy, op.cit., p. 6.
  • 17. Ibid., p.7
  • 18. Danielle Aubry, op. cit., p. 17.