De Dr No à Ben Laden

De Dr No à Ben Laden

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 02/11/2012
Catégories: Culture Geek, Espionnage

 

Mythe paradoxal s’il en est, James Bond est avant tout une constellation de mythèmes sans cesse en quête de refondation. Pour se construire, il a surtout dû savoir se défaire, et ce, dès ses origines.

Né à l’ombre du grand archétype de l’espion que la Guerre froide avait intronisé dans l’imaginaire collectif il a su à la fois le parachever et lui survivre, contrairement au reproche cinglant que lui adresse M dans Goldeneye («vous êtes une relique de la Guerre froide»). L’espion, on le sait, avait progressivement éclipsé la figure du détective privé dans la littérature populaire sous le poids de la hantise atomique1. Initialement farouche anticommuniste comme son auteur, JB saura incarner l’icône par excellence de la Guerre froide à son plus «chaud», entre la guerre de Corée et la présidence de Eisenhower, sur fond de Maccarthysme et de crise de Suez. De cet état de guerre permanent, mais secret il saura tirer toute sa force, incarnant une véritable vision du monde qui fait de l’espion la figure sublimée de l’homme en trop des sociétés de contrôle2.

JB incarne alors le versant épique de cette guerre profondément bureaucratique, aux antipodes de sa déconstruction pathétique que mènera plus tard John Le Carré (dont le Smiley sera, délibérément, un anti-JB). Il sublime l’univers gris et paranoïaque des complots en actions héroïques d’éclat, et c’est pour cela qu’il doit se parer des attributs mythiques des héros populaires d’antan. Mais, plus encore, il «naturalise» le conflit planétaire en le transformant en mythologie barthésienne: la Guerre froide lui tient lieu de Destin. Dès lors il ne s’agira pas seulement d’opérer une logique de transfert de la réalité à l’imaginaire (c’est ainsi que la coexistence pacifique devient, sur le plan fictionnel, la «politique dure-souple» vantée par le général Grubozaboyschikov dans Bons Baisers de Russie, ou que les interceptions de missiles américains par la technologie soviétique dans Dr No viennent «expliquer» les raisons du succès de cette dernière dans la course spatiale avec son Sputnik). L’Histoire devenant Mythe, la Guerre froide est ce qui informe le héros: «En mettant en évidence les raisons pour lesquelles la guerre froide s’auto-alimente par la violence, Fleming construit les conditions par lesquelles 007 doit lui-même être porteur de violence. (..) JB est un mythe par lequel on est invité à jouir de la violence, parce que la violence est naturalisée par le contexte de la Guerre froide» (Hache-Bissette, 2008, 147).

Mais le mythe saura s’affranchir du contexte historique qui lui donna naissance, et c’est ainsi que, délaissant l’anticommunisme devenu, à l’ère la Détente, un pesant fardeau (sous lequel croulera, par exemple, son prédécesseur Mike Hammer), JB aura à combattre des super-Méchants se situant au-delà des blocs comme du Bien et du Mal. Ainsi, actualisant les théories conspiratives de la «causalité diabolique» (Léon Poliakov), le SMERSH soviétique (Směrt Špionam, soit «mort aux espions», service de contre-intelligence clairement modelé sur le KGB) cédant significativement la place au plus global et fantomatique SPECTRE (SPecial Executive for Counter-intelligence, Terrorism, Revenge and Extortion). Ce dernier est une synthèse, véritable «Axe du Mal» à lui tout seul, des organismes totalitaires (fusionnant, en un amalgame très significatif, Gestapo et KGB) et du «crime organisé» que le monde venait de «découvrir» avec la commission Kefauver.

L’on passe ainsi de la simple propagande aux virtualités infinies de la théorie du complot. «Dans les sociétés modernes, la plupart des événements qui nous affectent nous parviennent à distance, car ils sont les résultats de décisions ou de faits lointains», écrit Luc Boltanski.

On n’en connaît les causes que par les médias, sans avoir aucun moyen de tester par l’expérience la réalité des informations fournies. Il y a ce que j’appelle une masse manquante de causalité et pour la remplir on construit des histoires – à partir d’un mélange, d’expériences, de schémas littéraires, de fondamentaux de la symbolique du temps dans lequel on vit et d’imagination. Mais nous n’avons aucun moyen de vérifier la véracité de ce que les agences officielles d’information nous fournissent». C’est là où est intervenu, historiquement, le roman d’espionnage que Fleming réarticule. «Les tensions que reflètent le roman policier et le roman d’espionnage sont au coeur des métaphysiques politiques du XXe siècle dans ce qu’elles ont de non théorisé, de non explicité – elles sont dès lors déviées vers l’imaginaire, car elles concernent la question de la réalité de la réalité. (…) Dans le roman d’espionnage, l’État est aux premières loges, car la question centrale est celle du complot: qui détient vraiment le pouvoir? Est-ce les gouvernants ou d’autres gens, des taupes elles-mêmes manipulées par des puissances étrangères?» (L. Boltanski, in Les Inrockuptibles).

La substitution du SMERSH par le SPECTRE, progressive dans les romans, s’opère, symptomatiquement, dès la première adaptation filmique, Dr No, et par la suite le cinéma ne connaîtra que cette version spectrale de la Menace bondienne. Il fallait, en effet, que le mythe soit prêt pour la nouvelle configuration géopolitique et il pourra, par la suite, profiter de la distanciation, mi-ironique, mi-inquiète, à l’égard des conflits historiques3. Le SPECTRE lui-même, encore trop organisationnel (mais JB restera un «Organization Man» tout comme ses Méchants), sera éclipsé enfin au profit de simples Méchants mégalomanes dans la lignée des super-vilains des comic books. «Délié d’un système politique expliquant leurs actes, les «méchants» ne sont plus que des pervers, des monstres» signale, en suivant U. Eco, M. Letourneux, et de fait, Bond, en analyste sévère, «ne manque jamais d’opposer aux motifs politiques supposés de ses ennemis, les explications d’une tératologie psychanalysante. Sans motif, la violence devient pur sadisme» (in Hache-Bissette, 2007, 37).

Ces figures de l’Ombre feront tout pour détruire le monde, Village Global dont JB est le gardien oecuménique. Dès lors nous retrouverons, poussées à l’extrême et déformées en une version grand-guignolesque de l’Histoire avec une Grande Hache, les différents conflits de l’époque qui, tels que le choc pétrolier (L’Homme au pistolet d’or) les cartels de la drogue sud-américains (Permis de tuer) ou les manipulations génétiques (Meurs un autre jour), éclipseront les vieilles tensions géostratégiques. A la complexité du réel et les peurs qu’il suscite, l’univers bondien oppose un travail de simplification et d’exorcisme.

Le réchauffement de la Guerre froide (1979-1985) sous le reagano-thatchérisme embrigadera de nouveau, brièvement, notre héros. Alors que L’Espion qui m’aimait (1977) annonçait, de la bouche du directeur des services secrets soviétiques «une nouvelle ère de coopération anglo-russe», Bond combattra le Péril Rouge avec une virulence accrue dans des films tels que Dangereusement vôtre (1985). De façon moins explicite, il entrera en concurrence avec les «hard bodies» des héros reaganiens, qui risquent, de par leur éclatant triomphe, d’éclipser le Britannique en smoking, corps tout à coup désuet où l’hyper-virilité ne passe pas par les muscles, mais par un équilibre entre la séduction et l’efficacité professionnelle. Encore une fois, contre toute attente, le mythe survivra tel qu’en lui-même et après l’indécision relative du Bond-Dalton Brosnan renouvelle l’icône dans le contexte trouble de l’après-guerre froide, inaugurant précisément son cycle par une intrigue dans le chaos de l’Union post-soviétique (GoldenEye, 1995). Toujours fidèle aux mutations géopolitiques de l’Alliance Atlantique, il s’attaquera dans Le monde ne suffit pas (1999) aux «États voyous» dénoncés par Clinton cinq ans auparavant (Iran, Irak, Syrie, Corée du Nord) et bientôt revampés par Bush en emblèmes de l’Axe du Mal (la Corée du Nord revient précisément dans Meurs un autre jour la même année -2002- que le discours sur l’État de l’Union du président américain).

Affranchi de la Guerre froide, le mythe s’est aussi libéré de sa composante strictement nationaliste. Mythe salvateur de la Grande-Bretagne créé dans le contexte de la décolonisation, JB s’impose tout d’abord dans l’imaginaire national comme une figure compensatoire de la chute de l’Empire (que l’on date autour de la crise de Suez, au moment même où les romans commencent à trouver leur public) et de la perte d’influence sur le plan géopolitique, désormais tiraillé par les deux blocs hégémoniques (traumatisme renforcé par la défection historique des espions Burgess et Donald Maclean en 1951, soit deux ans avant le premier roman bondien). Bond se fait le garant d’un prestige perdu, qu’il restaure pour mieux le faire perdurer de manière fantasmatique: il est le sauveur de l’Angleterre, qui elle-même sauve le monde.

Ce nationalisme de substitution renforce donc, sans l’y limiter, l’aura mythique du héros; ainsi, le général Vozdvishensky déclarera dans Bons baisers de Russie au sujet de l’Angleterre: «bien entendu, leur force repose, pour sa plus grande part, sur un mythe, celui de Scotland Yard, de Sherlock Holmes, du Service secret (…). Ce mythe constitue une gêne et il serait bon de le détruire». Le lignage est établi entre les deux grandes figures (et l’on sait l’influence qu’eut Sherlock sur l’imaginaire national, encouragé directement par la Couronne), propagande du héros bien plus encore que du pays qu’il honore. Comme résultat, encore aujourd’hui, la sortie de chaque nouvel opus est honorée par la Reine Elizabeth qui assiste en personne à la première londonienne en compagnie de Sir Connery et Sir Moore, anoblis pour leurs services rendus en tant qu’incarnations (au sens quasi christique) de l’agent 007. Et ce n’est pas un hasard si, pour fêter le cinquantenaire et la refondation littérale du mythe, Skyfall (2012) réintroduit le lien chevaleresque, aussi crépusculaire soit-il, qui unit Bond et la Sa Majesté –devenue, par un glissement significatif, «M» féminisé- au centre de l’intrigue. Il redevient ainsi

le Chevalier d'une Majesté à laquelle il serait non seulement traître de désobéir politiquement, mais qu'il serait discourtois ou inhumain d'abandonner. Au service de cette Majesté, l'obéissance politique et la courtoisie chevaleresque font un mélange si intime qu'il en devient équivoque: «Pour elle, 007 a fait serment de donner sa vie, et si l'on ouvrait son cœur, on y lirait le nom d'Elisabeth» (…) Il n'a pas l'obéissance exclusivement automatique d'un Robot; il n'est pas qu'un vulgaire salarié de la gloire. (V. Morin, 95)

JB fonctionnera ainsi comme signe barthésien de la «britannité».

Le héros est anglais comme il n'est pas permis. Il est anglais partout, tout le temps, et des pieds à la tête. Non seulement parce qu'il est «au service de sa Majesté», mais parce que le «smart» de son essence, répandu comme un parfum sur tous les styles bondiens de la critique, en fait l'anglais type: l'homme au «self control», le gentleman -impassible dont la maîtrise parfaite et «l'élégance en tous lieux et en toutes circonstances» ne se démentent jamais. (V. Morin, 96)

Lancé le même jour que le premier single des Beatles (que JB, néanmoins, reniera publiquement), le premier Bond cinématographique fera tout autant partie de la «British Invasion» qui marquera durablement les «sixties», et la bondomanie courra de pair avec la beatlemanie.

Mais là encore, s’il puisera beaucoup de sa force dans l’élégance du gentleman flegmatique, le mythe de JB saura s’affranchir d’une trop stricte allégeance. Il saura ainsi établir un équilibre entre le donjuanisme latin (la perfide Albion battant ainsi ses traditionnels ennemis de leurs propres armes) et le professionnalisme teutonique à l'heure de la science et de la technique nucléaires: «James Bond Connery, sous des dehors détachés de lord britannique et malgré ses conquêtes féminines de latin libertin, a l'esprit lourd de rigueur scientifique et de secrets atomiques comme un germano-soviétique. (…) Il peut même regarder plus loin et battre l'Asie sur son propre terrain puisqu'il est aussi rusé et efficace qu'un sino-japonais dans les arts du judo et du karaté» (V. Morin, 97).

Grâce à cette synthèse, le Royaume-Uni s’érige en nation pacificatrice, garante de la préservation des équilibres du monde. Et le héros peut, à son tour, devenir véritablement planétaire. D’où la nécessité de tempérer le nationalisme inhérent aux premiers prototypes d’espions héroïques, les Clubland Heroes étudiés par Richard Usborne (1953) et qui enchantèrent tant l’enfance du jeune Fleming. Si ses premiers romans témoignent encore de ces vieilles haines héritées de la logique des stéréotypes propre à la littérature populaire, et qu’on sentira encore le poids de l’antisémitisme, ainsi que la haine des Asiatiques (mis à part, bien évidemment, les alliés Japonais), et tout particulièrement des Chinois de Mao qui font l’objet d’une répulsion quasi physique, emblématisée dans leur poignée de main qui, au contraire du handshake viril et franc de l’anglo-saxon produit «un effet visqueux de peau de banane, qui donne envie de s’essuyer au revers de son veston» (Bons baisers de Russie). Bond pourra même laisser glisser des commentaires explicites que n’aurait pas démenti le maccarthyste Mike Hammer: «Bond intended to stay alive on his own terms. Those terms included putting Odd-Job or any other Korean firmly in place, which in Bond’s estimation was lower than apes in the mammalian hierarchy” (Goldfinger).

Pour être efficace, son patriotisme a dû être lui aussi refondé mythiquement. C’est ainsi que dans son premier roman, fondateur à beaucoup de niveaux, JB connaît la tentation du doute. C’est, significativement, dans le chapitre intitulé «La Nature du Mal» où il raconte à son collègue Mathis l’éprouvante torture subie aux mains de Le Chiffre, localisée spécifiquement sur ses parties génitales.

Before Le Chiffre began, he used a phrase which stuck in my mind . . . "playing Red Indians". He said that's what I had been doing. Well, I suddenly thought he might be right.'You see,' he said, still looking down at his bandages, 'when one's young, it seems very easy to distinguish between right and wrong, but as one gets older it becomes more difficult. At school it's easy to pick out one's own villains and heroes and one grows up wanting to be a hero and kill the villains.' (…) I was awarded a Double O number in the Service. Felt pretty clever and got a reputation for being good and tough. A double O number in our Service means you've had to kill a chap in cold blood in the course of some job. 'Now,' he looked up again at Mathis, 'that's all very fine. The hero kills two villains, but when the hero Le Chiffre starts to kill the villain Bond and the villain Bond knows he isn't a villain at all, you see the other side of the medal. The villains and heroes get all mixed up. 'Of course,' he added, as Mathis started to expostulate, 'patriotism comes along and makes it seem fairly all right, but this country-right-or-wrong business is getting a little out-of-date. Today we are fighting Communism. Okay. If I'd been alive fifty years ago, the brand of Conservatism we have today would have been damn near called Communism and we should have been told to go and fight that. History is moving pretty quickly these days and the heroes and villains keep on changing parts. (I. Fleming, Casino Royale, ch. 20)

À ce moment, comme l’écrit U. Eco «Bond est mûr pour la crise, pour la reconnaissance salutaire de l'ambiguïté universelle, et pour prendre la route parcourue par le protagoniste de Le Carré» (78). Mais au moment même où il s'interroge sur l'apparence du diable et où il est prêt à reconnaître dans l'adversaire un «frère séparé», James Bond est sauvé par Mathis: 

... Quand vous serez rentré à Londres, vous découvrirez qu'il y a d'autres Chiffre qui essaient de vous détruire, de détruire vos amis et votre pays. «M» vous en parlera. Et maintenant que vous avez vu un homme véritablement méchant, vous saurez sous quel aspect le mal peut se présenter, vous irez à la recherche des méchants pour les détruire et protéger ainsi ceux que vous aimez, et vous-même. Vous savez maintenant quel air ils ont et ce qu'ils peuvent faire à autrui... Entourez-vous d'êtres humains, mon cher James. Il est plus facile de se battre pour eux que pour des principes. Mais... ne me décevez pas en devenant humain vous-même. Nous perdrions une merveilleuse machine. (id)

Convaincu par cet inquiétant éloge,

Bond abandonnera les voies incertaines de la méditation morale et du tourment psychologique, avec tous les dangers de névroses qui pourraient en découler. Bond cessera d'être un sujet pour des psychiatres (…), et deviendra une magnifique machine, comme le veulent Mathis, l'auteur et le public. À partir de ce moment, Bond ne méditera plus sur la vérité et sur la justice, sur la vie et sur la mort qu'en de rares moments d'ennui, de préférence dans les bars des aéroports, mais sans jamais se laisser entamer par le doute (…) Dans les dernières pages de Casino royal, Fleming renonce en fait à la psychologie en tant que moteur de la narration et décide de transposer caractères et situations au niveau d'une stratégie objective et conventionnelle. Fleming accomplit ainsi sans le savoir un choix familier à nombre de disciplines contemporaines; il passe de la méthode psychologique à la méthode formelle… (Eco, 78)

Le patriotisme, et le racisme qui en est le déplaisant corollaire, deviendront dès lors, selon l’analyse célèbre de Umberto Eco, une nécessité structurale de la saga, dominée par un schéma rhétorique manichéen:

Les romans de Fleming ont été diversement accusés de maccarthysme, de fascisme, de culte de l'exceptionnel et de la violence, de racisme et ainsi de suite. Il est difficile, après l'analyse que nous avons menée, de nier que Fleming incline à penser que l'homme anglo-saxon est supérieur aux races orientales ou méditerranéennes, ou qu'il professe un anticommunisme viscéral. Il est toutefois remarquable qu'il cesse d'identifier le mal avec la Russie dès que la situation internationale permet de moins la craindre selon la conscience du commun; (…) Il est singulier que Fleming soit anticommuniste avec la même indifférence qu'il est antinazi et anti-allemand. Ce n'est pas qu'il soit réactionnaire dans un cas et démocrate dans l'autre. Il est simplement manichéen pour des raisons de commodité. Fleming cherche des oppositions élémentaires; pour donner un visage aux forces primitives et universelles, il a recours à des clichés. Pour identifier les clichés, il s'en rapporte à l'opinion commune. (U. Eco, 91-92)

C’est là qu’on retrouve l’utilité de la théorie du complot qui fonctionne exactement selon cette exigence rhétorique, et il ne faut jamais oublier, comme nous le rappellent Norman Cohn, Léon Poliakov ou plus récemment Will Eisner (The Plot) ou Umberto Eco lui-même (Le cimetière de Prague), que Les Protocoles des Sages de Sion furent avant tout un collage d’extraits de vieux romans feuilletons.

Destinés à un marché planétaire les films, sans se départir du manichéisme fondateur du mythe, adouciront d’ailleurs le racisme «localisé» tout en faisant de Bond le premier héros œcuménique du Village Global (la notion mcluhanienne elle-même est strictement contemporaine de la sortie de Dr No sur les écrans). Ils iront même jusqu`à postuler des Méchants anglais, rappelant que «les Occidentaux peuvent faire des criminels dégénérés très appréciables». C’est ainsi que ce mythe essentiellement réactionnaire pourra s’affranchir aussi de ses atavismes et plonger dans un fantasme paradoxal de «déterritorialisation» tout en restant nationaliste et d’«ahistoricité» tout en renvoyant à une certaine actualité. Car comme l’analysait Romano Calisi dans son article «Mythe et déshistoricisation dans l’épopée de JB», cette dernière ne peut, pour fonctionner à plein régime, que se fonder que sur «le vide historico-sociologique», plus encore, dirions-nous, en faisant le vide autour d’elle4.

Symptomatiquement le 11 septembre fera revenir le spectre du complot mené secrètement par une organisation maléfique et la saga Craig –qui, face au traumatisme terroriste, s’approprie enfin de l’esthétique hard body de ses rivaux post-reaganiens- doit encore nous dévoiler si le mystérieux Quantum est une forme renaissante du traditionnel SPECTRE… ou bien une simple variation d’Al-Qaeda, laquelle, par ailleurs, est déjà en soi une figure bondienne.  L’on voit aisément combien le bushisme est redevable, dans sa rhétorique de l’Axe du Mal, de l’imaginaire de la saga et combien l’incarnation «visible» (car donnée à voir) de l’organisation spectrale est celle d’un super-vilain pourvu de tous les traits du bondisme. Slavoj Zizek tissait le lien entre Osama Ben Laden et Blofeld dès 2002 dans Welcome To The Desert Of The Real:  “Is, consequently, Osama Bin Laden, the suspected mastermind behind the bombings, not the real-life counterpart of Ernst Stavro Blofeld, the master-criminal in most of the James Bond films, involved in the acts of global destruction”?

Comme Blofeld, Ben Laden est un milliardaire excentrique qui a amassé une fortune privée colossale pour financer ses projets de destruction planétaire (tous deux ont par ailleurs, forts de leur connaissance intime du capitalisme, recours à «l’arme économique» pour faire chuter le pays ennemi). Comme Blofeld encore, qui se voulait «un samurai de la dernière heure», Osama se présente en guerrier sacré doté d’un statut mythique et il contrôle une organisation terroriste mondiale du fin fond d’une inaccessible grotte souterraine qui, selon les descriptions parues dans différents médias, avait tout d’un repaire tellurique et high-tech bondien. Et plus encore, comme Blofeld, il est le visage d’une Menace devenue doublement spectrale: «it is the specter of a SPECTRE, in other words, the threat posed by eyes constantly assessing the vulnerability of America’s airports, power plants, bridges, waterways and tunnels, that now defines our structure of feeling and marks yet another parallel between international tensions today and Fleming’s "Blofeld trilogy"» (E. P. Comentale, 254).

Entre l’organisation hiérarchique de Blofeld et le réseau rhizomatique de Ben Laden il y aurait alors simplement, illustré de façon presque didactique, le passage du capitalisme de capitaine d’industrie à un libéralisme sans visage devenu nomade, omniprésent et insaisissable où les repères traditionnels ont cessé d’exister.

L’analogie devient si prenante dans le discours social que lorsqu’un journaliste du National Review veut faire «comprendre» le réseau Al-Qaeda à ses lecteurs il écrit: «Pensez plutôt à James Bond ou plus précisément au SPECTRE. Dans les livres et les films de JB, SPECTRE apparaît toujours comme une sorte de coterie naîve, quelques milliardaires qui prennent leur pied en s’attaquant à la Grande-Bretagne, à l’Amérique ou à la Russie, mais en dernière analyse, n’est-ce pas au fond ce que fait Ben Laden?» (J. Goldberg, «James Bond Was Right” 05/31/02). D’où par ailleurs le fait que certaines opérations des forces américaines en Irak aient pris leurs noms de codes des titres bondiens tels que Goldfinger!

Poussant jusqu’à une interprétation littérale de ces parallélismes, certaines théories du complot ont accusé le complexe médiatico-militaro-industriel américain d’avoir littéralement «fabriqué» la figure de l’organisation terroriste islamique et de leur Mastermind maléfique. Parmi les expositions les plus célèbres de cette «supercherie», le webumentary conspirationniste Zeitgeist (2007) qui devint un véritable phénomène contre-culturel et créa un véritable sous-genre et radicalise les positions sceptiques des documentaires de la BBC Al Qaeda Does Not Exist et The Power of Nightmares de Adam Curtis (ep 3, «Shadows in the Cave »). Ce dernier démonte minutieusement la version officielle:

the nightmare vision of a uniquely powerful hidden organisation waiting to strike our societies is an illusion. As the films showed, wherever one looks for this "al-Qaeda" organisation - from the mountains of Afghanistan to the "sleeper cells" in America - the British and Americans are pursuing a fantasy. (…) In a populist, consumerist age where they found their authority and legitimacy declining dramatically [the politicians] have simply discovered in the "war on terror" a way of restoring their authority by promising to protect us from something that only they can see. (BBC News)

Que ce soit par l’effet du Storytelling dénoncé par Christian Salmon ou bien par une véritable création démiurgique du réel sur le modèle de la fiction (hyper-réalité toute baudrillardienne), il reste que le récit de la Grande Menace islamiste ne peut que se lire sur le mode bondien. Par ailleurs, ce qui est le plus frappant dans ce vaste débat c’est le triomphe absolu du complot comme théorie unificatrice, que ce soit celle de la Menace terroriste (l’Histoire «officielle»)  ou celle du Système cryptocratique qui fabrique, de façon clairement orwellienne, ses propres ennemis pour parvenir à ses fins. C’est dans ce sens ou, comme l’analyse Luc Boltanski, nous sommes passés dans une ère consubstantiellement conspirationniste, ou davantage encore, conspiranoïaque selon le terme qui désigne le sous-genre des pages web qui prolifèrent sur la Toile, elle-même soupçonnée d’être part d’un gigantesque complot. En cela aussi, Bond est indéniablement notre contemporain.

Le monde change, et ses Méchants; JB demeure, tel qu’en lui-même. Perdurant au-delà de la chute du mur de Berlin comme au-delà du déclin de l’Empire britannique, JB restera donc à jamais notre contemporain. Un contemporain paradoxal, car intemporel, à la fois dans et hors de notre présent, promesse renouvelée d’un éternel recommencement.

 

Bibliographie citée

L. Boltanski, "Théorie du complot, livres d’espionnage… comment notre époque doute de la réalité", Les Inrockuptibles, 22/2/2012

E. P. Comentale, Ian Fleming and James BondThe Cultural Politics of 007, Indiana University Press, 2005

U. Eco,  'James Bond: une combinatoire narrative', L'analyse stucturale du recit,  Communication 8, Paris: Seuil, 1966

U. Eco et al, Il Caso Bond, Bompiani, Milan, 1965, édition électronique Proceso a James Bond

F. Hache-Bissette  et al, James Bond, Figure mythique, Paris, Autrement, 2008

F. Hache-Bissette  et al, James Bond, (2)007, Anatomie d’un mythe populaire, Paris, Belin, 2007

V. Morin, "James Bond Connery: un mobile" Communication 6, Paris: Seuil, 1965

Slavoj Zizek, "Welcome To The Desert Of The Real" sur http://www.theglobalsite.ac.uk/times/109zizek.htm

 

 

  • 1. Fait significatif, l’adaptation cinématographique que fait Robert Aldrich du roman de Mikey Spillane En quatrième vitesse (1955) confronte Mike Hammer, prototype bondien s’il en est, à la menace nucléaire, faisant ainsi le lien entre les deux archétypes du dur à cuire et de l’espion atomique que Fleming allait concrétiser.
  • 2. «Ce sont les sociétés de contrôle qui sont en train de remplacer les sociétés disciplinaires. «Contrôle», c'est le nom que Burroughs propose pour désigner le nouveau monstre, et que Foucault reconnaît comme notre proche avenir» (Deleuze, 1990). Ce n’est par ailleurs pas un hasard que John Le Carré transforme le MI6 en mystérieux «Contrôle».
  • 3. «La ambientación es necesariamente improbable y alusiva: países balcánicos, montañas suizas, islas inexistentes del Caribe, hombres y mujeres de nacionalidad incierta. Ante ciertos detalles narrativos, como la divisa soviética de Rosa Klebb (Lotte Lenya) o la hoz y el martillo en el cinturón de los «killers» en From Russia with Love, uno se encuentra en el mismo estado de ánimo de quien abriendo la radio oyese por un incidente técnico el diario de actualidad de hace diez años. Paradójicamente se podrá decir que esta inactualidad (e increibilidad) constituye otra de las inesperadas causas de éxito, porque suministra a las películas, confeccionadas ya bajo una capa de polvo, el necesario «alejamiento». Sabemos ya que entre Rómulo y Remo debemos decidirnos por Rómulo”( Andrea Barbato, “Lo creíble y lo increíble en las películas de 007”, Il Caso Bond)
  • 4. «Ahora bien, esta deshistorificación inmediata del paisaje histórico-sociológico, se obtiene, sobre todo en las novelas, a través de la descripción minuciosa de las cosas y los hechos. Ocurre a veces que bajo un cierto pretexto narrativo -piénsese en la función que tiene en cada libro la descripción de un acontecimiento lúdico o deportivo- el autor vaya por delante decenas de páginas, entrando en detalles que cuanto más son verdaderos tanto más alejan al lector de la intuición cognoscitiva de situaciones y acontecimientos. En las películas, además, la sugestión deshistorificante se acentúa todavía más sea en función del medio expresivo específico, sea para acentuar el clima mítico-maravilloso que caracteriza constantemente la epopeya. El sabor de las minuciosidades particulares mata la representación de lo típico, o de lo excepcional en función de típico. La epopeya bondiana se funda sobre el vacío histórico-sociológico” (Romano Calisi , “Mito y deshistorificación en la epopeya de James Bond” , Il Caso Bond)