De Gwynplaine à Anonymous, un mythe méconnu (1)

De Gwynplaine à Anonymous, un mythe méconnu (1)

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 10/04/2013
Catégories: Idéologie

 

L’Homme qui rit (1869) est le roman de V. Hugo qui échoua («Le succès s’en va», écrira-t-il. «Est-ce moi qui ai tort vis-à-vis de mon temps? Est-ce mon temps qui a tort vis-à-vis de moi? Question que l’avenir seul peut résoudre»1). Publié au moment où Flaubert signe le triomphe de «l’école réaliste» dans L’éducation sentimentale, son idée du roman visionnaire comme genre hybride qui abolit les frontières entre la prose poétique, le pamphlet politique, la digression érudite et les différents codes de genres romanesques disparates (roman gothique, roman historique, mais aussi roman social, d’aventures et philosophique) ne trouve pas son public et restera pendant longtemps comme une bizarrerie monstrueuse, à l’image des ses personnages. Jugé à l’aune de la vraisemblance, il ne pourra, en réalité, être compris; c’est là toute l’opposition entre Barbey d’Aurévilly et tous ceux qui critiquent le fait que ses «personnages, vraies poupées de carton peint, n’ont aucune vie réelle» et le Symboliste Swinburne qui conçoit que «pour apprécier dignement ce livre, [il faut écarter] la lampe du réalisme» (I, 16)2.

Ce beau geste sera précisément la piste suivie, après une longue éclipse, par la critique moderne, consciente avec V. Brombert (qui fait de l’œuvre le parachèvement du roman visionnaire hugolien) que «les critères habituels d’équilibre, de mesure, d’économie et de vraisemblance ne peuvent absolument pas s’appliquer à ce type de narration transgressive» 3. Mais c’est sans doute à cause de cette liberté, contemporaine stricte du «théâtre en liberté» qui révolutionne la scène théâtrale (avec des œuvres par ailleurs très similaires au roman qui nous occupe dans leurs problématiques, comme, par exemple, Mangeront-ils?4) bien plus profondément que ne l’avaient fait ses mélodrames romantiques, que nous pouvons encore en être interpellés alors que tant d’autres œuvres de son temps ne nous parlent plus que sous le signe de l’artifice (l’artifice hugolien, élevé au carré, comme antidote «impur» de la prétendue pureté de la mimesis réaliste)5. Il est à noter que Lautréamont écrivait cette même année ses Chants de Maldoror, qui doivent tant au pastiche hugolien et qui poussèrent jusqu’au bout leur statut de «monstruosité» littéraire6.

C’est, de fait, un roman tout entier placé sous le signe du monstre. L’on sait la fascination hugolienne pour la tératologie, dès son premier roman, si proche du courant frénétique, Han d’Islande (1823), où le personnage éponyme est déjà un misanthrope hilare associé à un animal féroce (l’ours dont Ursus sera le double philosophique). Habibrah le nain bouffon de Bug-Jargal, dont le visage est déjà condamné au «rire perpétuel» et «infernal» tandis qu’il rêve d’infliger d’atroces châtiments à son maître7. La hantise du monstrueux nourrira ensuite sa création la plus célèbre, véritable mythe de la culture populaire moderne, Quasimodo (Notre-Dame de Paris, 1831), dont le bouffon de cour Triboulet est une sorte de miroir inversé, être double, machiavélique et vengeur par qui se dit une critique de la monarchie et la noblesse si féroce qu’elle provoquera la censure de la pièce (Le Roi s’amuse, 1832)8.

En ces êtres torturés se combinent les deux éléments qui articulent la théorie du Romantisme hugolien exposée dans la célèbre préface à Cromwell, le sublime et le grotesque, lequel est très significativement placé sous le signe du nain de cour et du gnome: «comme objectif auprès du sublime, comme moyen de contraste, le grotesque est, selon nous, la plus riche source que la nature puisse ouvrir à l’art. Rubens le comprenait sans doute ainsi, lorsqu’il se plaisait à mêler à des déroulements de pompes royales, à des couronnements, à d’éclatantes cérémonies, quelque hideuse figure de nain de cour. (…) La salamandre fait ressortir l’ondine; le gnome embellit le sylphe»9.

Alors que l’homme antique séparait rigoureusement la sphère des  idées et le monde des réalités physiques, prônant un type de beauté tout en harmonie et en équilibre -l’intelligence pure de l’esprit se manifestant à travers la beauté objective de l’art-, l’homme chrétien introduit une rupture ontologique majeure, marquée par la conscience de la Chute. De cette conscience découle une conception de la beauté qui repose, non plus sur la conformité à un modèle idéal vénéré servilement par les partisans du classicisme que Hugo attaque, mais sur une nouvelle exigence de vérité, fut-ce au risque de la disharmonie: «Le christianisme amène la poésie à la vérité. Comme lui, la muse moderne (…) sentira que tout dans la création n’est pas humainement beau, que le laid y existe à côté du beau, le difforme près du  gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière»10.

Si Han d'Islande, Quasimodo et Triboulet déclinent différentes variations du grotesque et du sublime (du sublime de la cruauté du premier à celle de la dévotion amoureuse sans espoir du second et la vengeance du troisième contre les puissants dont il sera jusqu’au bout le jouet), Gwynplaine seul en réalise la véritable fusion, incarnant un monstre fabriqué par les hommes (double monstruosité, en quelque sorte) dont l’âme reste sublime malgré la grande tentation du pouvoir et la chair. Monstre qui par ailleurs relève doublement du grotesque, puisque sa difformité a directement partie liée avec le rire, dont Hugo avait fait la base phénoménologique de sa théorie.

Anticipant Baudelaire, le rire moderne (romantique) résulte pour lui de cette même conscience que l’homme chrétien a de sa dualité constitutive, de son être fait à la fois de corps et d’âme, de matérialité et d’idéalité. Le rire trahit et traduit alors la part charnelle de l’homme, sa nature matérielle (ce qui le place irrémédiablement du côté du bas et du laid). Mais il est aussi le signe, dans le sillage du «Homère bouffon» qu’est le Rabelais redécouvert par les Romantiques, d’une résistance à l’égard des pouvoirs; le grotesque étant le comique des peuples souffrants, malmenés, sacrifiés à la violence des puissants. Et ce rire grotesque-là, qui fait naître la pitié que tous les hommes doivent avoir en partage, n’est plus alors seulement comique, mais suscite la mélancolie, tout en gardant son caractère politique et démocratique.

M. Prévost oppose ainsi deux rictus distincts dans l’oeuvre hugolienne: «d’abord la gaieté perverse, c’est-à-dire le rire des méchants, le rire du bourreau aux dépens de la victime, le rire des monstres, des rois et de leurs bouffons, de Caligula, de Satan, du vampire (...). Puis il en vient à représenter un autre rire, le revers de la médaille, c’est-à-dire le rire de la victime, le rire forcé des misérables ou plus simplement le rire du peuple. Ce rire est souffrance, c’est un sanglot (Gwynplaine: "je ris, cela veut dire je pleure")»11.

Gwynplaine, celui dont on a gravé, enfant, un sourire éternel et affreux sur le visage (dans le roman sa face en est toute écrabouillée, ayant été aussi privé de nez –ce que le cinéma réduira au simple sourire figé, reculant devant l’expression du véritable grotesque hugolien12), synthétise toutes ces tensions. «Le masque de Gwynplaine, cauchemardesque sculpture faciale, signe de déclassement social, manifestation d’une domination aussi sadique qu’inique (…).Tout le monde rit sauf lui; l’homme qui rit n’est que l’objet du rire, il n’a aucun droit à la dignité du sujet»13. Ce triomphe du rire méchant, qui est surtout l’apanage des grands, fait de l’œuvre une véritable «ode à la gaieté perverse»14. Celle-ci caractérise le sadisme des dominants, qui se situe à l’ombre du Divin Marquis, mais annonce même, par moments, la violence gratuite de L’Orange mécanique de Burgess15.

Pour fonctionner (qui est ici l’équivalent de jouir), cette gaieté perverse a besoin du «rire de force». Ce dernier est hypostasié dans L’Homme qui rit est, avec son rictus tragique, «masque symbolique d’un peuple défiguré, dont on a occulté et volé la souffrance»16. Car, sous le Second Empire, Hugo voit le peuple défiguré par son consentement tacite et forcé à un pouvoir tyrannique et usurpé, sous l’apparence euphorique du «bonheur dans l’esclavage»17. Comme Gwynplaine qui l’incarne en un vivant symbole, il pourrait dire, s’il l’osait: «Ce rire qui est sur mon front, c'est un roi qui l'y a mis. Ce rire exprime la désolation universelle. Ce rire veut dire haine, silence contraint, rage, désespoir. Ce rire est un produit des tortures. Ce rire est un rire de force» (II, 314)18.

Le rire de Gwynplaine, «rictus stigmate, image du contentement supposé des nations sous les oppresseurs» est en effet très littéralement le «symbole du crime commis par la royauté sur le peuple entier» (II, 337): orphelin martyr, il fut vendu secrètement, par ordre du roi, à des «comprachicos» qui avaient pour tâche de le défigurer avec ce «masque de chair». Hugo invente, à partir de sources imaginaires qu’il donne pour des références érudites, cette contre-société maléfique –pendant de la Cour des Miracles qu’il avait mise en vedette dans Notre-Dame de Paris19. Parmi les seules «sources» possibles de cette légende du Romantisme le plus noir déterrées par la patiente enquête de J. B. Kaiser dans le labyrinthe borgésien des fausses pistes avancées par Hugo, il y aurait le classique mineur du roman picaresque espagnol, La Desordenada de los Bienes Ajenos de Carlos García (Paris, 1619).

Confession cynique d’un parricide, cette œuvre très extrême se présente comme un catalogue des tribus de criminels selon la tradition du Liber vagatorum (1509) étudiée par B. Geremek dans sa Somme Les fils de Caïn20. On y apprend que les dénommés «Daciens» volent des enfants pour leur briser les bras et les jambes et les vendre ainsi mutilés aux aveugles et picaros vagabonds qui pourront les exploiter pour susciter la pitié des chalands21. Le livre, traduit en Français par D'Audiguier sous le titre L'Antiquite des Larrons (Paris, 1621 et 1623; Rouen 1632)  aurait pu tomber entre les mains de Hugo, à la fois hispanophile et fasciné par l’histoire des bas-fonds dont il s’est sans cesse inspiré. Qui plus est, Hugo cite comme lieu de rendez-vous de cette société du Mal (il s’agit par ailleurs d’un des plus prégnants stéréotypes du roman gothique) le défilé de Pancorbo.

Or, très étonnamment, le professeur John D. Fitz-Gerald se fait encore en 1910 écho de cette légende (mais n’a-t-il pas lu, tout simplement, Hugo?)

At seven o'clock we passed through Vitoria, of which mention has already been made, and about two hours later reached the celebrated Garganta de Pancorbo, or Gorge of Pancorbo. The wild scenery of the gorge is not its only interest. During the Middle Ages it is believed that there were two or three bands of criminals devoted to a specific trade, namely that of child stealing. The children thus obtained were kept in various secluded mountain fastnesses, and were tortured and made cripples (special predilection being exhibited for the production of humpbacks and dwarfs), so that they might be sold later to kings and princes to serve as court fools. The Gorge of Pancorbo is said to have been the home of one of these infamous bands.22

Mais la nature espagnole même de cette unique piste nous renvoie au fait que l’invention des «Comprachicos» est avant tout le fruit de la logique hugolienne des images symboliques et partant du fantasme. Fasciné par l’Espagne depuis son enfance où il la traversa sur les pas de son père général de l’armée d’occupation napoléonienne, terre à la fois de splendeur et de cruauté, il y place le souvenir de ces véritables monstres humains qui tiennent de l’ogre et du chirurgien et qui, au lieu de les dévorer, produisent l'enfant-joujou, l'enfant-hochet, c'est-à-dire l'enfant supplicié, martyrisé, mis en pot, mis en boîte, empêché de grandir.

«Hugo va amalgamer des peines mutilantes avec des cas (sans nul rapport avec la loi) où l'on exploitait la difformité naturelle, où au besoin on l'aidait - pour créer cette tribu imaginaire vouée à la mutilation systématique: le fantasme se lit dans l'origine espagnole qui lui est attribuée; on sait que l'Espagne est pour Hugo le lieu des grands chocs de l'enfance», écrit J. Pacaly dans sa «lecture psychanalytique de L'homme qui rit»; «Que cette défiguration par le père («Par ordre du roi», figure paternelle) entre en résonance avec le complexe de castration, cela est dit de façon explicite avec les allusions aux eunuques des sultans et aux castrats du pape. C'était encore plus explicite dans un des textes mis à l'écart où Ursus, accueillant le petit Gwynplaine transi, le déshabillait et constatait que de ce côté il était intact»23.

En deçà du roman du bâtard ou de l'enfant trouvé étudiés par M. Robert, cet «antiroman de l'enfant légitime mutilé peut être lu comme l'essai d'esquiver - mais à quel prix - l'épreuve cruciale de la castration: Gwynplaine n'a pas à l'affronter: tout est déjà accompli imaginairement avec la trouvaille du rictus»24. Cette thématique traverse tout le texte, hanté par les figures saturniennes des monarques et des lords, ce qui expliquerait «le faciès de Gwynplaine-lord Clancharlie [qui] est amplement surdéterminé. Il représente la castration si l’on s'en tient au niveau psychique où le sujet accepte ou refuse la différence des sexes. Au niveau plus archaïque, oral, il figure, avec sa grande bouche, le danger de dévoration, le fantasme cannibalique projeté sur le héros»25.

Mais il y a là aussi un versant pervers, si l’on considère avec J. Chasseguet- Smirgel que le pervers dévalorise la fonction procréatrice du père lui opposant l’idée de fabrication26. Par le biais de sa fable on sent l'écrivain fasciné par le monstre: «le petit lord Clancharlie très tôt délaissé par son père a été remodelé en Gwynplaine par le romancier-comprachicos (on sait que Rimbaud appellera de ses vœux l'avènement des comprachicos et que la fable sert de matrice au Saint Genet comédien et martyr de Sartre)» 27. Ce désir méchant de refaire la création en négatif annonce par ailleurs toute la poétique de la Décadence, que le roman par ailleurs inaugure à plus d’un titre, de la forme (dissolution du récit au profit des digressions érudites d’un certain «roman célibataire») jusqu’aux motifs et les thèmes (fascination pour les phénomènes de foire comme microcosme sociétal, poétique tératologique, etc.).

Enfant perdu et mutilé, Gwynplaine est confronté à la mort sous la forme d’un pendu pourrissant dans une des scènes les plus hallucinées du roman, qui pousse la poétique frénétique, encore une fois, jusqu’à la Décadence (Huysmans autant que Mirbeau s’en rappelleront). Une deuxième rencontre avec la mort nous fait passer du cauchemar gothique à la pure catabase, le héros devenant sauveur providentiel de l’angélique Déa arrachée au giron de sa mère morte. Le fantasme agit ici encore, puisque sur cette scène plane, comme l’a signalé Anne Ubersfeld le souvenir de la fille trépassée du poète28, à laquelle se superpose le spectre de la mère défunte comme dans plusieurs poèmes des Contemplations qui associent la disparition prématurée des deux figures du deuil.

D’où l’interdit qui pèsera sur Déa (son nom lui-même, donné par Ursus, la voue à l’allégorie), qui lui est en même temps prédestiné, car, aveugle, elle verra seule la splendeur de son âme sans être horrifiée par sa présence. Frappé d’impossibilité de par le spectre de l’inceste, leur amour sera condamné à ne se réaliser que dans l’anéantissement ultime de la mort. Gwynplaine réalise de fait, selon J. Pacaly, ce que Freud appelle dans un de ses articles «le plus général des rabaissements de la vie amoureuse», c'est-à-dire l'impossibilité de désirer la femme qu'on aime parce que, pour l'inconscient du sujet, elle n'est pas détachée des liens incestueux avec la mère29.

Tous deux seront recueillis par le magnifique Ursus, philosophe misanthrope et vagabond (accompagné de son loup qu’il a appelé ironiquement Homo) qui fait figure de bon Père protecteur (voire, en réalité, grand-père comme Hugo lui-même) dans cet étrange «roman familial» au sens freudien. C’est ce philosophe ursin qui les guidera dans l’Autre scène du théâtre, par où l’on retrouve cette autre grande pulsion de l’œuvre hugolienne, toujours proche du topos cher aux baroques du theatrum mundi. Alors qu’Ursus, double de l’auteur, incarne ce portrait de l’artiste en saltimbanque qu’institue la modernité selon l’analyse homonyme de J. Starobinski (1970), Gwynplaine en propose une variante plus inquiétante. À la lisière de l’acteur et du phénomène de foire dont raffolera la Décadence (proche parent, par ailleurs, des Pierrots tragiques que celle-ci épousera), il pervertit le «paradoxe du comédien» diderotien en spectacle de la cruauté.

C’est en riant que Gwynplaine faisait rire. Et pourtant il ne riait pas. Sa face riait, sa pensée non. L’espèce de visage inouï que le hasard ou une industrie bizarrement spéciale lui avait façonné, riait tout seul. Gwynplaine ne s’en mêlait pas. Le dehors ne dépendait pas du dedans. (…) C’était un rire automatique, et d’autant plus irrésistible qu’il était pétrifié. Personne ne se dérobait à ce rictus. Deux convulsions de la bouche sont communicatives, le rire et le bâillement (…) et, quoi que fit Gwynplaine, quoi qu’il voulût, quoi qu’il pensât, dès qu’il levait la tête, la foule, si la foule était là, avait devant les yeux cette apparition, l’éclat de rire foudroyant. (…) Tout ce qu’on avait dans l’esprit était mis en déroute par cet inattendu, et il fallait rire» (I, 342).

Par ce transfert, panique où «les  insouciances venaient rire, les mélancolies venaient rire, les mauvaises consciences venaient rire. Rire si irrésistible que par moments il pouvait sembler maladif» (I, 379). Dès lors le monstre devient un «bienfaiteur sur la terre», «un distributeur d’oubli!» qui préfigure le philosophe nietzschéen. Quant à lui, ce qu’il voit observant la foule c’est la «poignante angoisse universelle»: «il avait la vision de toute cette écume du malheur sur le sombre pêle-mêle humain. Lui, il était au port, et il regardait autour de lui ce naufrage» (387). C’est là, paradoxalement, que s’opère sa conversion révolutionnaire.

Au bout de moult péripéties de cette bizarre famille rêvée par Hugo en troupe de saltimbanques, l’on apprendra (c’est le propre des romans familiaux de l’enfant trouvé) que notre héros n’est autre que le fils légitime de lord Clancharlie, républicain proscrit dont, pour le punir et lui dérober son héritage, on séquestra l’enfant. Gwynplaine connaîtra alors très brièvement les délices sensuels des dominants, aux mains de l’Ève tentatrice qu’est la femme fatale Josiane (le chapitre s’intitule ironiquement «La Tentation de Saint Gwynplaine»).

Antithèse extrême de Déa, elle semble se réduire à n’être qu’une variation de la femme-abyme face à la femme-sublime que l’autre incarne, la «chair» face à «l’âme» comme le croit le héros lui-même dans le chapitre «Résidu». Mais là aussi Gwynplaine fait face à une impossibilité. Alors que la vierge pourrait insensiblement devenir une femme chez Dea (ce qui l’horrifie à cause du spectre maternel), la virginité farouche de Josiane se complique d'impossible: «je suis l'immaculée effrénée. Je suis la vestale bacchante» (II, 217), oxymores qui relèvent de cette autre hantise du siècle, envers de l’angélisme asexué, l’hystérie.

«Elle se fût montrée volontiers à un satyre ou à un eunuque» (I, 266). Elle veut devant elle, comme le résume J. Pacaly «ou le surhomme, la créature fabuleuse à laquelle elle s'identifie, ou l'homme châtré qu'elle met au supplice de sa nudité (…). Deux positions, le satyre et l'eunuque, où se trouve tour à tour et simultanément Gwynplaine dans les fantasmes de Josiane. Que la blessure de Gwynplaine soit à un certain niveau l'équivalent - déplacé - de la castration, c'est l'évidence même»30. Inversement, et conjointement il est aussi le monstre surhumain: «Gwynplaine était flatté dans sa vanité de monstre. C'était comme être difforme qu'il était aimé. (…) Il se sentait surhumain et tellement monstre qu'il était Dieu» (II, 68). À quoi répond la ferveur exaltée de Josiane: «C'est le monstre de mes rêves [...] Dans l'Inde tu serais dieu» (II, 231). Car elle aussi est, au moral, un monstre («Regarde dans moi comme dans un miroir. Ton visage, c’est mon âme. (…) Moi aussi je suis donc un monstre!», II, 234).

Cette femme impossible que le misogyne «faisandé» Barbey d’Aurévilly trouvait entièrement livresque et fausse est un pur oxymore. Elle est aussi un peu araignée, ce qui en fait, dans le bestiaire fantasmatique de Hugo, le corollaire de la pieuvre31. «À la fois pétrifié et bouleversé; ce qui s'exclut, mais ce qui existe» (II, 221), notre héros est médusé et impuissant avant de voir s'inverser la position des sexes: «Gwynplaine, défaillant, se sentait vaincu par la pénétration profonde d'une telle approche» (II, 291), approche (et pénétration) qui consiste, de la part de Josiane, à lui enfoncer ses ongles roses dans ses épaules et le faire basculer sur le canapé. Par ailleurs, ce roman de la cruauté ne peut décrire le sexe que dans les termes des fantasmes sadomasochistes qui traversent d’un fil rouge toute l’œuvre hugolienne (et, partant, le Romantisme noir comme le montra jadis M. Praz).

«Personne ne m'a possédée», crie Josiane au moment suprême. «Tu ne me crois évidemment pas, mais si tu savais comme ça m'est égal! [...] Je me sens dégradée près de toi, quel bonheur!» (II, 232-3). Et plus tard: «J'ai besoin de mépris [...] Je t'aime non seulement parce que tu es difforme, mais parce que tu es vil. J’aime le monstre et j’aime l’histrion. Un amant humilié, bafoué, grotesque, hideux, exposé aux rires sur ce pilori qu'on appelle un théâtre [...] c’est mordre au fruit de l’abîme. Un amant infamant, c'est exquis» (II, 232). Cet «argile qui désire être fange» et qui a «besoin d’être méprisée» (définition qui s’étend par ailleurs à toute la gent féminine) s’offre en «esclave», «chose» et «chienne» à l’amant jusqu’à crier: «Insulte-moi. Bats-moi. Paie-moi. Traite-moi comme une créature. Je t'adore» (II, 236). On peut difficilement être plus explicite en 1869 (l’enthousiasme de Swinburne, célèbre apôtre de l’algolagnie –au point d’incarner pour la Décadence le Vice Anglais-, à l’égard du roman peut aussi se lire à cette lumière). À ces jeux du sadomasochisme et de la difformité répondent plusieurs figures et motifs dans le roman, notamment autour de cet autre monstre moral qu’est Barkilphedro qui ne rêve que de vengeance sur cette femme qui lui échappe32.

 

À SUIVRE: De Gwynplaine à Anonymous, un mythe méconnu (2)… «et pourtant il existe».

 

  • 1. V. Hugo, Choses vues, III, 524
  • 2. Les numéros de page sans référence renvoient à V. Hugo, L’Homme qui rit, Lausanne, Ed. Rencontre, 1960, deux volumes
  • 3. V. Brombert, Victor Hugo et le roman visionnaire, PUF, 1985, 215
  • 4. On y lit notamment, en clair rapport avec notre roman: «Apprivoiser, c’est là tout le gouvernement;/ Régner, c’est l’art de faire, énigmes délicates,/ Marcher les chiens debout et l’homme à quatre pattes» I, 2. Plus généralement, comme l’écrit V. Brombert «Le théâtre en liberté ne se contente pas de traduire la liberté du rire en rire de la liberté; il se charge de motifs manifestement révolutionnaires: dénonciation du trône et de l’Eglise, traitement ironique de l’impuissance du roi, thèmes de l’abdication forcée et du régicide», op cit, 226
  • 5. Après des ardents défenseurs comme  Claudel (qui y a vu "le chef-d'oeuvre du grand poète"), H. Guillemin (qui le trouve "ruisselant de merveilles") ou H. Juin (qui écrivait en 1976: "Un livre-clé... l'un des ouvrages les plus insolites qui se puisse rencontrer dans la littérature moderne... Ouvrage redoutable et, tacitement rejeté»), M. Prévost le considère même «le roman le plus actuel de Victor Hugo» (op cit, 297)
  • 6. Enfin, l’on pourrait aussi citer l’envers obscur du grand roman réaliste que Flaubert allait parachever l’année suivante dans sa Tentation de Saint Antoine, autre monstruosité littéraire qui ne sera comprise que bien plus tard.
  • 7. V. Hugo, Œuvres complètes, II, 694. Habibrah anticipe de fait Triboulet et Gwynplaine lorsqu’il explique «que le rire de l’humiliation et de la revanche est une riposte possible au rire du tyran oppresseur, qu’il peut devenir l’instrument de la vengeance et de la libération» (V. Brombert, op cit, 34).
  • 8. Une phrase de l’œuvre, où Triboulet énonce son rapport avec le roi («Je suis l’homme qui rit, il est l’homme qui tue»Œuvres Complètes, IV, 557) annonce déjà le roman à venir et situe le rire à l’ombre de l’oppression et du tragique. Par ailleurs on sait qu’il prendra le nom ironique de Rigoletto dans l’opéra homonyme de Verdi.
  • 9. http://fr.wikisource.org/wiki/Cromwell_-_Pr%C3%A9face
  • 10. Id, ibid
  • 11. M. Prévost, Rictus Romantiques: Politiques du Rire Chez Victor Hugo, 17
  • 12. «Deux yeux pareils à des jours de souffrance, un hiatus pour bouche, une protubérance camuse avec deux trous qui étaient les narines, pour face un écrasement, et tout cela ayant pour résultante le rire» (I, 340)
  • 13. M. Prévost, op cit, 16
  • 14. Id, 299. Le rire méchant des aristocrates, qui provient directement des libertins sadiens tel que l’exposa jadis M. Praz dans son classique La chair, la mort et le diable (1930), est parfaitement résumé dans les notes pour le roman qui n’ont finalement pas été publiées par Hugo: «L’infortune d’autrui, douce comparaison perpétuelle (...) rehausse votre félicité (...).  Sentir souffrir, et voir rire, quel raffinement!», et, plus explicitement: «Volupté et cruauté sont synonymes». (Oeuvres complètes, Ollendorf, 1907, VIII, 551)
  • 15. «Le mohock dépassait le fun. Faire le mal pour le mal, tel était le programme. Le Mohock Club avait ce but grandiose, nuire. Pour remplir cette fonction, tous les moyens étaient bons. En devenant mohock, on prêtait serment d’être nuisible. Nuire à tout prix, n’importe quand, à n’importe qui, et n’importe comment, était le devoir. Tout membre du Mohock Club devait avoir un talent. L’un était «maître de danse», c’est-à-dire faisait gambader les manants en leur lardant les mollets de son épée (…). D’autres «tapaient le lion», c’est-à-dire arrêtaient en riant un passant, lui écrasaient le nez d’un coup de poing, et lui enfonçaient leurs deux pouces dans les deux yeux. Si les yeux étaient crevés, on les lui payait» (276). Sur L’Orange mécanique de Burgess, cf notre dossier "Bolchoï yarblokoss à vous tous": un demi-siècle d’Orange Mécanique
  • 16. J. C. Morisot, "Le frénétique et le quotidien: Hugo, Zola et le "rire de force" Nineteenth-Century French Studies, XVIII, 3-4 (printemps-été 1990), 747
  • 17. «Le meurt-de-faim rit, le mendiant rit, le forçat rit, la prostituée rit, l’orphelin, pour gagner sa vie, rit, l’esclave rit, le soldat rit, le peuple rit; la société humaine est faite de telle façon que toutes les perditions, toutes les indigences, toutes les catastrophes, toutes les fièvres, tous les ulcères, toutes les agonies, se résolvent au-dessus du gouffre en une épouvantable grimace de joie. Cette grimace totale, il était cela. Elle était lui. La loi d'en haut, la force inconnue qui gouverne, avait voulu qu'un spectre visible et palpable, un spectre en chair et en os, résumât la monstrueuse parodie que nous appelons le monde; il était ce spectre.» (II, 339)
  • 18. Les deux rires s’imbriquent dans un cercle vicieux; comme l’écrit J. Friedemann, «au rire-cri de Gwynplaine, expression de souffrance du genre humain opprimé fait écho le rire-vocifération, exhalant la fureur exacerbée de l’oppresseur", J. Friedemann, "L’Homme qui rit: un chaos non vaincu de rires noirs», Toulouse, Littératures, 16, printemps 1987, 33
  • 19. Sur la mystification hugolienne, son invention des sources avancées et la question des «comprachicos» en général voir l’article de J. B. Kaiser, "The Comprachicos", Journal of the American Institute of Criminal Law and Criminology, Northwestern University, Juillet 1913, 4 (2): 247–264.
  • 20. B. Geremek, Les Fils de Caïn. L'image des pauvres et des vagabonds dans la littérature européenne du XVe au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1991. Il est à noter que c’est précisément de cette tradition, représentée en France par des œuvres telles que La Vie généreuse des mercelots, gueux et boesmiens (1596) ou l’Histoire générale des larrons (1623) que s’inspire Hugo pour sa Cour des Miracles dans Notre-Dame de Paris.
  • 21.Los dacianos son gente cruel, desapiadada y feroz, tenida en nuestra república en menos reputación que los demás ladrones. Éstos roban niños de tres o cuatro años, y, rompiéndole los brazos y pies, les dejan estropiados y contrahechos para vendelles después a ciegos, pícaros y otra gente vagamunda”. C. García, La Desordenada Codicia de Los Bienes Ajenoséd. En ligne.
  • 22. J. D. Fitz-Gerald, Rambles in Spain, 1910, 67
  • 23. J. Pacaly, «Une lecture psychanalytique de L'homme qui rit». In: Littérature, N°62, 1986. Le réel implicite, 30
  • 24. Id, 26
  • 25. Id, 31
  • 26. Dans Éthique et esthétique de la perversion, Champ Vallon, 1984
  • 27. Id, 32
  • 28. A. Ubersfeld «Chaos vaincu ou la transformation», RHL, janvier 1984
  • 29. Le texte le dit à sa manière: lorsque Gwynplaine rêve de profaner Déa et ne peut la désirer, c'est une litanie à la mère qui sort de ses lèvres: «Ève était une femelle, une mère charnelle, une nourrice terrestre, le ventre sacré de générations, la mamelle du lait inépuisable, la berceuse du monde nouveau-né» (II, 58).
  • 30. J. Pacaly, op cit, 43. Qu’il suffise, à titre d’exemple, cette remarque: «Gwynplaine vivait dans une sorte de décapitation [...] Jamais tout ce qui peut repousser une femme n'avait été plus hideusement amalgamé dans un homme» (I, 352).
  • 31. «Au centre de la toile, à l'endroit où est d'ordinaire l'araignée, Gwynplaine aperçut cette chose formidable, une femme nue» (II, 219). Charles Mauron superposant ces pages de L'Homme qui rit et celles des Travailleurs de la mer, a montré que la pieuvre est ici sous l'image de l'araignée (Victor Hugo, Œuvres complètes, Club Français du Livre, t. II). D'ailleurs, lorsque Gwynplaine récapitule sa vie, au chapitre «Résidu», on lit: «il avait senti des étreintes de bras de femme faisant l'effet de nœuds de couleuvres» (II, 342).
  • 32. «Faire subir à Josiane ce qu'on appellerait aujourd'hui une vivisection, l'avoir, toute convulsive, sur sa table d'anatomie, la disséquer, vivante, à loisir dans une chirurgie quelconque, la déchiqueter en amateur pendant qu'elle hurlerait, ce rêve charmait Barkilphedro» (I, 311). Ou encore: «Une égratignure, que c'est peu, à qui voudrait toute la pourpre de l'écorchure vive, et les rugissements de la femme plus que nue, n'ayant même plus cette chemise la peau! avec de telles envies, que c'est fâcheux d'être impuissant!» (I, 321). Hugo lui-même s'implique dans cette peinture du fantasme; c’est à ce propos qu’il se situe dans l’antichambre de la Révolution freudienne: «Notre côté ténèbre est insondable» (I,311); «Presque toutes nos convoitises [...] contiennent de l'inavouable» (I,312). Et enfin: «Les passions rôdent et grondent quelque part en nous, et l’on peut dire aussi d’un côté obscur de notre âme: il y a ici des lions» (I, 320).