De Gwynplaine à Anonymous, un mythe méconnu (2)… «et pourtant il existe»

De Gwynplaine à Anonymous, un mythe méconnu (2)… «et pourtant il existe»

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 11/04/2013
Catégories: Idéologie

 

Les ambivalences du sadomasochisme dans L’homme qui rit ne relèvent pas juste de l’Éros. Elles rejoignent aussi l’arène politique, car, prenant part aux jeux de la cruauté des dominants, Gwynplaine risque d’oublier la misère dont il provient. Néanmoins, il se rachète par un extraordinaire plaidoyer à la Chambre des Lords où, parachèvement de son Via Crucis grotesque, il redevient le vivant symbole de la tyrannie dénoncée par Hugo, alors exilé contre le régime corrompu de Napoléon III (et ses ministres «libéraux», qui suivent la célèbre maxime de Louis-Philippe: «Enrichissez-vous»).

«Je représente l'humanité telle que ses maîtres l'ont faite. L'homme est un mutilé. Ce qu'on m'a fait, on l'a fait au genre humain. On lui a déformé le droit, la justice, la vérité, la raison, l'intelligence, comme à moi les yeux, les narines et les oreilles; comme à moi, on lui a mis au cœur un cloaque de colère et de douleur, et sur la face un masque de contentement» dira-t-il dans son émouvant plaidoyer en faveur des miséreux face aux monstrueux Lords du Parlement qui lui rient à la face. C’est là un des intertextes autobiographiques les plus marqués de l’œuvre, puisque le discours reprend textuellement plusieurs éléments de celui prononcé par Hugo en juillet 1849 à l’Assemblée législative, en défense des «Misérables» auxquels par la suite il dédiera son célèbre roman. Trois ans plus tard, alors qu’il attaque violemment Louis-Napoléon, il sera lui-même hué par la Chambre presque entière, en attendant les journées de décembre et l’exil…

Le rire, symbole d’asservissement, devient alors présage de violence. Comme Hugo, Gwynplaine dit que le règne du peuple viendra, quoi qu’on fasse en attendant. Alors ce qu’exprime ce rire grotesque c’est bien la menace: le peuple, «qui se fait chaque jour moins difforme», «deviendra grand sans cesser d’être énorme»1. Gwynplaine est encore une fois le lieu de cette transition, devenu conscient de l’abjection du rire et du consentement, même s’il lui est impossible de ne pas «rire». Son rictus qui le vouait au défoulement des opprimés, lesquels y voyaient une caricature de leur propre condition (voire le signe d’un renversement de la misère en triomphe, au point de jalouser son succès sur les tréteaux2), en fait désormais le prophète de la Révolution populaire (définie ailleurs elle-même comme «monstre sublime»3); deux ans plus tard ce sera la Commune, dont Hugo dénoncera la répression, avant de devenir la figure tutélaire de la nouvelle République.

L’histrion devenu, sur les pas du ventriloque Ursus, «maître des foules» et «souverain des populaces» incarne alors, à l’instar de cet autre monstre difforme que fut Mirabeau, le sublime orateur politique et «la «bouche sanglante» dont le bâillon a été arraché profère des discours prométhéens qui chantent la fierté d’être homme et le salut collectif»4. Ce message par lequel le roman dérape vers la pure diatribe politique se rapproche des dénonciations les plus actuelles de «l’horreur économique»; c’est là un des effets paradoxaux de ce texte «intempestif»:

Milords, vous êtes en haut. (…)Vous avez le pouvoir, l'opulence, la joie, le soleil immobile à votre zénith, l'autorité sans bornes, la jouissance sans partage, l'immense oubli des autres. Soit. Mais il y a au-dessous de vous quelque chose. Au-dessus peut-être. Milords, je viens vous apprendre une nouvelle. Le genre humain existe» (II, 303). Et plus loin: «Vous profitez de la nuit. Mais prenez garde, il y a une grande puissance, l'aurore. L'aube ne peut être vaincue. Elle arrivera. Elle arrive. Elle a en elle le jet du jour irrésistible. (…) Je viens vous avertir. Je viens vous dénoncer votre bonheur. Il est fait du malheur d'autrui. Vous avez tout, et ce tout se compose du rien des autres (…) Savez-vous cela? Non. Si vous saviez ce qui se passe, aucun de vous n'oserait être heureux. (II, 304)

Le rire cruel des Lords sera alors une réaction de défense panique contre ce sublime «inquiéteur» venu des tréfonds du lumpenprolétariat (le premier volume du Capital venait de paraître deux ans auparavant). Mais c’est la conscience tranquille qu’il part retrouver, trop tard, Dea mourante qu’il rejoindra dans le trépas. L’on a là le tropisme tragique qui domine la plupart des œuvres hugoliennes (couples maudits unis dans la mort, tels qu’Hernani et Doña Sol ou Quasimodo et Esméralda; fin tragique de Triboulet tenant sa fille, dont il a indirectement causé la mort par ses intrigues, dans ses bras, etc.). La tragédie est ici le chiffre final de l’impossibilité du héros, qui était aussi celle de leur union et qui s’est déclinée sur tous les plans: sexuel (en tant qu’être castré), politique (en tant qu’avancée prématurée d’une contestation historique qui ne culminerait que dans la Révolution française, le troisième volume prévu de cette trilogie qui sera Quatre-vingt-treize) et enfin esthétique (ayant épuisé le symbole qu’il était, il ne lui reste littéralement qu’à mettre un terme à l’œuvre).

Mais pour la première fois de son existence, Gwynplaine sourit en trouvant la mort: «Sa mission était impossible, mais il meurt la conscience tranquille, libre, libéré de son rire même»5. Et l’union avec l’aimée dans l’élément maternel de la mer, qui avait auparavant été, déchaînée, l’élément de son «être-jeté-dans-le-monde» (Geworfenheit) signe la culmination du rêve fusionnel que Déa incarnait6. Fait encore plus troublant, la femme de Hugo, Adèle (dont Déa est l’anagramme imparfait), elle aussi aveugle, allait mourir comme elle d’apoplexie cinq jours après que l’auteur eut achevé son roman; superposition d’une triple féminité (mère, femme et fille) autour du deuil7.

Cette plongée est donc l’ultime «résolution de toutes les contradictions» pour cet être déchiré, à la fois saltimbanque et lord Clancharlie, mélancolique et rieur malgré lui, grotesque et sublime, «maudit élu» dont l’anathème fut, grâce à sa fusion avec Déa, une bénédiction. Et ce n’est aucunement un hasard si cette chute, qui est aussi un doux engloutissement (par où se dit le regressus ad uterum), marque son apothéose puisque la logique oxymorique de l’œuvre –qui coïncide avec son être- veut que toute ascension y soit un échec (son expérience chez les Lords l’aura montré) et que tout effondrement soit une élévation.

Livre visionnaire poussant jusqu’au Symbolisme –et son obscur envers, la Décadence- les motifs chers au Romantisme noir (le macabre, la cruauté, le tragique, l’humour noir, etc.). L’homme qui rit allait nourrir une des œuvres les plus marquantes de l’expressionnisme cinématographique américain (The Man Who Laughs, P. Leni, 1928). Tous les thèmes visuels du caligarisme, dominés par la triade de la foire, le monstre et la femme fatale, s’y retrouvent exaltés. La poésie de l’horreur y devient symphonie visuelle et le visage de Conrad Veidt s’érige en icône du cauchemar hollywoodien, au même titre que ses confrères de l’Âge d’Or des Horror Movies dont il partage plusieurs traits pathétiques, notamment Frankenstein et le Fantôme de l’Opéra. De fait, comme dans Murders in the Rue Morgue de R. Florey (1932), la foire aux monstres devient l’emblème du cinéma lui-même, issu comme l’on sait de ces baraques malfamées et qui, par une sorte de retour du refoulé, y revient. Puisant dans le «cinéma des attractions» des premiers temps, le 7e art tend un miroir obscur à cette foule monstrueuse dont on craint déjà, à l’orée des fascismes, les spasmodiques agitations (liées ici comme ailleurs à la violence et au désir)

Les masques prolifèrent autour du monstre central dans cet univers de la duplicité et les faux-semblants (image, encore, de «l’écran démoniaque»). Porté par l’histrionisme propre au jeu d’acteur expressionniste, tout visage devient masque, qu’il exprime la cupidité, le sadisme ou le désir («tu es chanceux, car tu ne dois pas enlever ton maquillage», dit un clown, résumant en fait ce thème du théâtre social qui est aussi un théâtre de dupes métaphysique). Les forces élémentaires de l’Éros et Thanatos se gravent ainsi dans les chairs, comme le montrent entre autres les scènes complémentaires des tortures et de l’union charnelle, toutes deux inimaginables dans le cinéma hollywoodien ultérieur (le Code Hays, on le sait, sera érigé précisément contre ce cinéma de l’extrême).

Par ailleurs, filmé un an avant le Krach de 1929 la dénonciation des puissants par cet être défiguré (sur lequel se greffe l’image, alors interdite, des Gueules Cassées de la Première Guerre), prend des accents prémonitoires, héraut d’une nouvelle apocalypse malgré le "happy ending" forcé où le héros retrouve sa bien-aimée en vie et la famille recomposée vogue vers un avenir littéralement radieux. L’esthétique n’est jamais innocente et l’on retrouve là, transplantées à Hollywood, les pulsions psychiques et les tensions idéologiques contenues dans le caligarisme allemand selon la célèbre analyse de S. Kracauer qui montre le lien tortueux menant De Caligari à Hitler (1947). Symptomatiquement Kracauer s’intéresse très notamment à la figure de la fête foraine, présente à la fois dans le film de R. Wiene (Das Cabinet des Dr Caligari, 1920) et celui de son disciple P. Leni:

la foire avec ses piles de baraques, ses foules confuses qui y traînent et sa diversité d’amusements provoquant le frisson. (...)  Des gens de toutes classes et de tous âges aiment se perdre dans la sauvagerie de couleurs criardes et de sons stridents, peuplée de monstres et abondant en sensations charnelles. (...) Pour ces adultes, c’est un retour à l’enfance, quand les jeux et les affaires sont choses identiques, où le réel et l’imaginaire se mêlent, où les désirs anarchiques sans but jouissent d’infinies possibilités. (...) La foire n’est pas la liberté, elle est l’anarchie se substituant au chaos», et c’est en cela qu’elle «reflète fidèlement les conditions chaotiques de l’Allemagne d’après-guerre.8

C’est de cette vision angoissée qu’émergera la rhétorique du «retour à l’ordre» hitlérien. Transposées en Amérique, ces obsessions trouvent un terrain de choix pour dire les angoisses de la Grande Dépression faisant du cinéma d’horreur le visage inavoué de l’horreur économique. Là encore la figure de Gwynplaine était prophétique.

L’on sait comment la version expressionniste de Paul Leni inspira la création d’un des mythes les plus forts de la bande dessinée, le Joker, Ombre et Double de Batman dès la première présentation de celui-ci dans sa propre série (Batman, 1, 1940). Mais le signe du mythe s’inverse: le symbole victimaire de l’horreur sociale est ici devenu psychopathe dangereux; le révolutionnaire en herbe qui prend la parole au nom de la misère cède la place à un nihiliste qui explorera progressivement l’absurdité du monde. On est ici dans le sillage d’un autre motif chéri par la Décadence, celui du Pierrot assassin et, par extension, du clown psychopathe9. Il est l’héritier direct du guignol décrit par H. Rivière dans son Pierrot (1860) qui est déjà meurtrier et décadent avant la lettre:

Le Punch a le sourire cruel du cannibale qui fouille de ses mains tremblantes de désir les entailles de la victime qu’il vient d’éventrer. Son visage exprime le dédain de tout sentiment humain. Il est sans émotion comme sans remords; il ne connaît que la satisfaction de ses caprices, sans s’inquiéter de ce que ses caprices peuvent coûter de sang et de larmes à des générations entières (...), ange tombé qui a froidement pris son parti de sa chute, qui exploite la pauvre humanité d’une façon toute positive au profit de ses vices et de son confort, et qui n’a ni le regret ni le souvenir du ciel.10

Symptomatiquement la déformation cruelle par ordre du roi aux mains des «comprachicos» est substituée par une béance: il n’existe pas de version «officielle» de l’origine du Joker et il aura fallu attendre onze pas pour qu’une première tentative (Detective Comics #168, février 1951) l’explique par la chute dans une cuvette d’acide d’un chimiste pourchassé par le Chevalier Obscur. Par la suite différentes explications tenteront de trouver une origine à ce «gouffre infernal» qu’est le rire du Joker, ce qui revient inévitablement à tenter de donner un sens à la folie qu’il incarne. D’autres créations monstrueuses s’inspireront de lui et de son ancêtre, tel l’éphémère Mr. Sardonicus de W. Castle (1961).

Tous deux continueront leur chemin. Gwynplaine connaîtra d’autres adaptations filmiques, dont une totalement mutilée selon les codes charmants du péplum de cape et d’épée à l’italienne (S. Corbucci, 1966) et une autre très fidèle, tout en se voulant  fellinienne et agit-prop, à la télévision française des années dorées (J. Kerchbron, 1971). Le film qui vient de sortir en salles (J. P. Améris, 2012) en est une adaptation peut-être plus sage, qui hésite entre la tradition du «cinéma de qualité» français et les stylèmes des blockbusters hollywoodiens sous leur nouvelle mouture tim-burtonesque. Appuyée sur un solide travail d’acteurs, l’histoire n’oublie pas certaines fulgurances du texte hugolien et tente d’évoquer, sous le déploiement des artifices maniéristes, les tensions des mouvements sociaux en cours. Dans le registre purement graphique (et l’on sait le rôle déterminant qu’eurent les illustrations de D. Vierge sur la diffusion du type) des bandes dessinées s’inspirent encore une fois de l’aspect expressionniste des visions hugoliennes (notamment F. de Felipe, 2000, et D. Hine et M. Stafford, 2013).

De son côté Joker est devenu, comme l’on sait, le supervillain numéro un de l’histoire du comic book (Wizard). Sa dette envers Gwynplaine est reconnue par la génération qui réinvente le mythe dans les romans graphiques du tournant du millénaire, de l’incontournable Batman: The Killing Joke (B. Bolland, 1988) à Batman: The Man Who Laughs (E. Brubaker, D. Mahnke, 2005). Et le rictus lui-même redevient la trace d’une affreuse mutilation dans l’incarnation du Joker désormais mythique par Heth Ledger dans The Dark Knight (2008), qui de fait retrouve, par son faste superbement néobaroque, certains accents hugoliens11.

Mais cette dette a été reprise, de façon encore plus troublante, par une autre créature venue des récits graphiques: V, le sombre héros de V For Vendetta (A. Moore, D. Lloyd, 1982) qui se cache sous le masque souriant de Guy Fawkes pour dénoncer, comme l’avait fait le héros hugolien devant les Lords, une nouvelle ignominie au pouvoir, celle du thatchérisme qui se cache derrière l’organisation Norsefire en contrôle d’un Royaume-Uni devenu entièrement dystopique. Nous ne verrons jamais son visage, ne sachant pas s’il a été déformé par les expériences auxquelles il a été soumis lorsqu’il était prisonnier –il tire par ailleurs son nom du chiffre romain de sa cellule-, ce qui le rapprocherait de Gwynplaine, ou si tout simplement, comme le conclut sa disciple Evey, c’est parce que c’est le masque et non l’individu qui s’en pare qui est l’essentiel (motif qui provient de la tradition des Justiciers masqués tel que Phantom). Par ailleurs V est, comme L’Homme qui rit, à la croisée du bateleur et du prophète, mélangeant les tirades shakespeariennes avec de virulentes dénonciations du fascisme qui font de ses discours des exemples inégalés d’éloquence politique des années Punk.

Cette fois-ci il ne suffit plus, comme au temps du romantisme social hugolien, de s’adresser, en tant que «Voix du Peuple», aux dominants eux-mêmes; c’est aux dominés qu’il incombe de ne plus tolérer leur esclavage:

Vous semblez incapable d’assumer la moindre vraie responsabilité, incapable d’être votre propre patron. Et Dieu sait pourtant que vous avez eu toutes les occasions de le faire. (…). Soyons francs: Ça ne vous intéresse même pas d’essayer, n’est-ce pas? […] Tout ne peut être mis sur le dos d’une mauvaise gestion, même si, il faut bien le dire, la gestion a été horrible! Nous avons eu notre lot d’escrocs, de fraudeurs, de menteurs et de fous qui ont pris des décisions catastrophiques par centaines. C’est un fait. Mais qui a élu ces gens-là? C’était vous! Vous les avez nommés! Vous leur avez donné le pouvoir de décider à votre place! […] Vous avez encouragé ces incompétents qui ont fait de votre vie un gâchis. Vous avez accepté sans broncher leurs ordres insensés. Vous le avez permis de remplir votre lieu de travail avec des machines dangereuses et incontrôlables. Tout ce que vous aviez à faire, c’est dire «Non».12

Du coup, la plus belle progéniture du mythe –et celle qui eut le plus réjoui son auteur, exilé, vieux et acharné à croire encore, contre toute attente, en la Révolution- est sans conteste de voir, derrière tous les masques d’Anonymous inspirés du chef-d’œuvre de Moore et Lloyd, la trace souterraine de cet autre Rire dénonciateur d’un histrion méconnu13. Son plaidoyer s’élève encore venant du fond d’un roman souvent oublié pour dire la nouvelle révolte qui gronde contre les abus des nouveaux Lords, leur rire cruel et leurs rêves d’un néolibéralisme qui pourrait bien n’être, comme le présentait Hugo dans son parallélisme entre les formes modernes et anciennes de l’oppression, que le nouveau visage de l’esclavage14.

De fait il est symptomatique qu’à l’autre extrême du capitalisme globalisé, l’on retrouve, collectivisée, la figure des hommes qui rient pour dire les horreurs d’un nouvel esclavagisme. Les œuvres désormais célèbres de Yue Minjun font du rire hyperbolique qui déforme les traits de l’artiste (il s’agit invariablement d’autoportraits en série qui démultiplient à l’infini l’image de l’auteur) l’emblème d’un monstrueux malaise. Dans la toile intitulée Bystander, un homme rit alors qu’il se noie sous le regard des passagers d’un bateau qui le prennent en photo, tandis que dans The Execution, quatre hommes en slip rient sous une mitraille imaginaire (les exécuteurs pointent, sur le modèle du «air guitar», des fusils inexistants) en une parodie de Manet (L’exécution de l’Empereur Maximilien, 1868) et de Goya (Tres de Mayo, 1814).

Inspiré par un tableau de Geng Jianyi, où le sourire du personnage était déformé jusqu’à suggérer le contraire d’une gaieté, Minjun retrouva le paradoxe hugolien du «rire forcé» incarné dans l’Homme qui Rit:

So I developed this painting where you see someone laughing. At first you think he’s happy, but when you look more carefully, there’s something else there. A smile doesn’t necessarily mean happiness; it could be something else. (…) In China there’s a long history of the smile. There is the Maitreya Buddha who can tell the future and whose facial expression is a laugh. Normally there’s an inscription saying that you should be optimistic and laugh in the face of reality. There were also paintings during the Cultural Revolution period, those Soviet-style posters showing happy people laughing. But what’s interesting is that normally what you see in those posters is the opposite of reality. (…) [My work] is not a denial of reality but a questioning of it. And that laugh —anybody who’s gone through Chinese recent experience would understand it.15

Ce rire est devenu l’emblème du “réalisme cynique” opposé au “réalisme socialiste” pour dire le désenchantement des artistes après la répression militaire de Tiananmen (dans son tableau "Sur la tribune de Tiananmen" (1991), Minjun exhibe un jeune homme qui rit à gorge déployée en montrant du doigt ceux qui le regardent) puis l’ouverture de l’économie chinoise au marché mondial. Le recours au mythe du rieur tragique se situe dès lors dans le sillage des poétiques hugolienne et baudelairienne: «Lorsqu’on regarde d’un côté l’expérience de la vie, avec toutes ses souffrances, et, de l’autre, ce que pourrait être l’existence idéale à laquelle tout le monde aspire, on s’aperçoit que l’absurdité prévaut. Et que la seule façon de pouvoir supporter ce décalage est d’en rire»16.

 «Un rire tout aussi figé et spectaculaire que celui de Gwynplaine, mais porteur d’une autre intensité dramatique», écrit I. Aithnard.

Gwynplaine suscitait le rire malgré lui et le sien regardait le monde en le mettant au défi d’accoucher d’une autre humanité. Objet du rire d’hommes et de femmes corrompus par la misère, la bêtise ou l’ennui qui trouvent dans cette libération une échappatoire à la réflexion. En riant, le public de Gwynplaine s’abîmait au double sens du terme. (…)Yue Minjun expose le rire éclatant d’un seul et même homme dont il décline le visage au gré des situations. Seul ou en groupe, yeux mi-clos ou carrément fermés, tous les hommes de Yue Minjun (se) rient d’eux-mêmes et de ce monde si peu risible dans lequel ils vivent. Acteur de son rire et non plus objet, l’homme qui rit de Yue Minjun déploie un rire de défi et de résistance qu’il oppose  à un monde dont la dureté et la violence le désolent, mais face auquel il ne s’estime pas vaincu»17.

Cette opposition si tranchée est discutable, car ce «rire de force» imprimé sur les visages reproduit à l’infini qui pourra nous dire s’il ne vient pas d’une atroce mutilation à la naissance, réflexe conditionné d’acquiescement à un pouvoir incontestable? Toujours est-il que, une fois encore, c’est le spectre de L’Homme qui Rit qui s’élève pour dire, et dénoncer, l’horreur abyssale de l’éternelle «exploitation des malheureux par les heureux» (I, 59).

 

Vous pouvez aussi écouter L'homme qui rit, un mythe méconnu.

 

Bibliographie

V. Brombert, Victor Hugo et le roman visionnaire, PUF, 1985, 215

L. Cellier, Parcours initiatiques, Neuchâtel, Baconnière, 1977

J. Friedemann, "L’Homme qui rit: un chaos non vaincu de rires noirs», Toulouse, Littératures, 16, printemps 1987

J. B. Kaiser, "The Comprachicos", Journal of the American Institute of Criminal Law and Criminology, Northwestern University, Juillet 1913, 4 (2): 247–264

F. Kracauer, De Caligari à Hitler: une histoire psychologique du cinéma allemand, L'Âge d'Homme, 1973

J. C. Morisot, "Le frénétique et le quotidien: Hugo, Zola et le "rire de force" Nineteenth-Century French Studies, XVIII, 3-4 (printemps-été 1990)

J. Pacaly, «Une lecture psychanalytique de L'homme qui rit». In: Littérature, N°62, 1986. Le réel implicite

M. Praz La chair, la mort et le diable Paris, Gallimard, coll. "Tel", 1999 [1930]

M. Prévost, Rictus Romantiques: Politiques du Rire Chez Victor Hugo, Montréal, PUM, 2002

A. Ubersfeld «Chaos vaincu ou la transformation», RHL, janvier 1984

 

  • 1. «La Révolution», dans Les Quatre Vents de l’espritOCPoésie III, 1389-1390
  • 2. «En voilà un qui est heureux d’avoir un mufle de bête féroce! Des mères baladines et danseuses de cordes, qui avaient de jolis enfants, les regardaient avec colère en montrant Gwynplaine et en disant: Quel dommage que tu n’aies pas une figure comme cela! Quelques-unes battaient leurs petits de fureur de les trouver beaux. Plus d’une, si elle eût su le secret, eût arrangé son fils «à la Gwynplaine». Une tête d’ange qui ne rapporte rien ne vaut pas une face de diable lucrative. On entendit un jour la mère d’un petit qui était un chérubin de gentillesse et qui jouait les cupidons, s’écrier:—On nous a manqué nos enfants. Il n’y a que ce Gwynplaine de réussi. Et, montrant le poing à son fils, elle ajouta:—Si je connaissais ton père, je lui ferais une scène!» (II, 26). On est ici en plein grotesque politique, la normalité enviant la difformité pour gravir des échelons dans le système d’oppression économique.
  • 3. V. Hugo William ShakespeareOeuvres Complètes, Club Français du Livre, 1967-1970, XII, 307
  • 4. V. Brombert, op cit, 222
  • 5. Prévost, op cit, 330. Sur la transition du rire au sourire, éclairée par une phrase du début du roman («il y a du consentement dans le sourire, tandis que le rire est souvent un refus» I, 57), v. aussi V. Brombert, op cit, 240 et 251 et L. Cellier, Parcours initiatiques, Neuchâtel, Baconnière, 1977, 164-175
  • 6. Par ailleurs, dès le début Déa apparaît comme un esprit qui attire dans l'au-delà: «vierge et prêtresse, qui ignore l'homme et connaît Dieu [...] debout sur le seuil du surnaturel [...] à moitié dans notre lumière, à moitié dans l'autre clarté» (I, 379). Au moment de mourir, Dea reprend le thème de la fusion dans l'au-delà, donc à l'abri du sexuel différentié: «Vivre sur cette terre où nous sommes, c’est un serrement de cœur. Il ne se peut pas qu’on soit toujours malheureux. Alors on s'en va dans ce que vous appelez les étoiles, on se marie là, on ne se quitte plus jamais, on s'aime, on s'aime, on s'aime, et c'est cela qui est le Bon Dieu» (II, 361). L'archaïsme profond de cette complétude mutuelle anime la plainte déchirante de Déa: «Comme c'était bon, n'être jamais séparés [...] Je sentais autour de moi une enveloppe qui était son âme» (II, 379). «Enveloppe, il n'y a pas de terme plus maternel, un enveloppement mutuel et impossible tel pourrait être le lien de Gwynplaine et de Déa» conclut J. Pacaly, op cit, 39
  • 7. Hugo était par ailleurs depuis 1853, comme l’on sait, un adepte du spiritisme, convaincu notamment que l'esprit de sa fille Léopoldine, dont l’ombre plane si lourdement sur Déa, lui était apparu au cours d'une séance de table tournante.
  • 8. S. Kracauer, De Caligari à Hitler: une histoire psychologique du cinéma allemand, L'Âge d'Homme, 1973, 77-79
  • 9. cf. la fascinante étude de J. de Palacio, Pierrot fin de siècle, Librairie Séguier, 1990
  • 10. H. Rivière, Pierrot. Caïn. L’envoûtement, 1883, 30-31. Pour une étude détaillée du texte, v. E. Mazzoleni , «Pierrot, ombre criminelle», Prospero’s, 25/11/2011
  • 11. Pour l’évolution du Joker, cf l’article de F. Ouelette «Défense et Illustration du Joker»
  • 12.  v. l’analyse qui est faite de l’extrait dans S. Archibald «Remember, remember, the 5th of november — aux sources iconographiques de l’hacktivisme contemporain»
  • 13. Pour suivre les liens qui vont du roman graphique de Moore et Lloyd au mouvement Anonymous, cf. S. Archibald «Remember, remember, the 5th of november — aux sources iconographiques de l’hacktivisme contemporain»
  • 14. Signalons aussi au passage la mystérieuse continuité qui relie Ursus, le philosophe misanthrope et altruiste qui se revendique de l’ours à notre cher Anarchopanda, philosophe-ours tristement décapité par la SPVM.
  • 15. Entretien avec R. Bernstein, “An Artist’s Famous Smile: What Lies Behind It?” New York Times, 13 novembre 2007
  • 16. H. F. Debailleux, "Yue Minjun, rire alarme", Libération, 7 janvier 2013
  • 17. I. Aithnard, «Yue Minjun, L’ombre du fou rire», 12 novembre 2012