De l'autofiction à la collectivisation du mythe

De l'autofiction à la collectivisation du mythe

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 04/11/2012
Catégories: Espionnage

 

Affranchi du contexte historique et des coordonnées nationales qui l’avaient fait naître, le mythe Bond saura, pour exister, s’affranchir de son auteur. Ceci sera d’autant plus surprenant qu’il relève, pour une grande part, de l’autofiction avant la lettre, aux antipodes des critiques qui n’ont voulu voir en Fleming qu’un simple «ingénieur en romans pour consommation de masse».

«Projection idéale de son auteur» selon Francis Lacassin, JB est une conversion fictionnelle de Fleming: «absolument autre, il est surtout un autre lui-même» (Hache-Bissette, 2008, 15). Réalisation fantasmatique qui illustre le titre d’un des ouvrages (On ne vit que deux fois) JB fonctionnera comme un Double idéalisé, tenant à la fois du Surmoi et du Ça, «plus grand, plus fort, plus viril, plus chanceux, plus vulgaire, plus cynique, mais aussi plus romantique» (id).

Pour le créer, l’auteur projette quantité de ses propres signes d’identité. Comme le résumait Lietta Tornabuoni dans sa contribution à l’anthologie pionnière ès «bondologie» Il Caso Bond (1965), ceux-ci vont du goût des voitures sportives à la pêche sous-marine, en passant par les voyages, le golf, les cocktails, et quantité d’autres menus détails1. Mais plus profondément Fleming a puisé, pour donner vie à sa créature, dans les éléments clés de sa biographie –les «biographèmes» chers à R. Barthes (mort traumatique du Père héroïque, prouesses sportives, scandale sexuel à Eton, opérations pour le Secret Intelligence Service, etc.), la sublimant en un Destin héroïque. Et c’est ainsi qu’en vertu du célèbre «roman familial» freudien, le fils solitaire éduqué dans le culte à l’héroïsme d’un Père défunt se rêve en orphelin mythique promis à une mission exceptionnelle. Et, par un mécanisme de compensation sommaire, il a transformé une expérience professionnelle somme toute bureaucratique en épopée héroïque, nourrie, de ses propres aveux, des figures «inhabituelles» qu’il avait côtoyées à la Naval Intelligence.

Dans «How To Write A Thriller» (1962) Fleming fournira les trois détails clés qui lui auraient été inspirés par ses expériences de la guerre secrète, de la torture française de «passer à la mandoline» (sic) à l’attentat contre Bond face au Hotel Splendide (inspiré d’un attentat russe contre Von Papen à Ankara) et, last but not least, la partie de baccara qui occupe l’essentiel du récit:

As to the gambling scene, this grew in my mind from the following incident: I and my chief, the Director of Naval Intelligence – Admiral Godfrey – in plain clothes, were flying to Washington in 1941 for secret talks with the American Office of Naval Intelligence before America came into the war. Our seaplane touched down at Lisbon for an overnight stop, and our Intelligence people there told us how Lisbon was crawling with German secret agents. The chief of these and his two assistants gambled every night in the Casino at the neighbouring Estoril. I suggested to the DNI that he and I should have a look at these people. We went and there were the three men, playing at the high chemin de fer table. Then the feverish idea came to me that I would sit down and gamble against these men and defeat them, thereby reducing the funds of the German Secret Service. It was a foolhardy plan which would have needed a golden streak of luck. I had £50 in travel money. The chief German agent had run a bank three times. I bancoed it and lost. I suivied and lost again, and suivied a third time and was cleaned out. A humiliating experience which added to the sinews of war of the German Secret Service and reduced me sharply in my chief’s estimation. It was this true incident which is the kernel of James Bond’s great gamble against Le Chiffre. (“How To Write A Thriller”)

Le mécanisme compensatoire est on ne peut plus clair: JB triomphe là où l’homme Fleming échoua, et l’écriture devient une éclatante revanche sur la vie… Prise à ce jeu de pistes, toute une branche de la bondologie s’appliquera à déterminer les sources d’inspiration  «réelles» du mythe, avançant plusieurs candidats au titre de «real JB». Ainsi, parmi les plus connus, le milliardaire canadien Sir William Stephenson, chargé de liaison entre les services de renseignements britanniques et américains, qui initia Fleming à l’espionnage; mais aussi un certain Patrick Dalzel-Job, qui faisait partie de la section de commandos d’élite organisée par Fleming, l’unité d’assaut 30 surnommée "les Peaux-Rouges de Ian". Quantité d’autres figures «bondables» se sont accumulées au gré des recherches (et des passions) des bondologues: Sidney Cotton, Wilfred (Biffy) Dunderdale, Sandy Glen, Duane Hudson, Fitzroy Maclean, Dusan Popov, Sidney Reilly, Peter Smithers ou le propre frère du romancier, Peter Fleming…

Il n’est pas étonnant, dès lors, que Fausto Antonini découvre, dans sa «Psychanalyse de 007» -qui est surtout, significativement, celle de son auteur-, un véritable complexe d’infériorité à l’ouvre2. Outre les divers biographèmes qui confirmeraient cette théorie (ni Fleming ni sa créature ne furent jamais acceptés comme un des leurs par l’intelligentsia qui entourait la prestigieuse épouse de l’écrivain; ils restèrent jusqu`à la mort de l’auteur des éternels parvenus), c’est surtout par ce biais de la compensation fantasmatique que le lecteur/spectateur peut à la fois rejouer et déjouer ses propres complexes d’infériorité3.

Mais plus profondément encore, Fleming s’est livré à une autre compensation plus intime en donnant naissance à son Doppelgänger

I was about to get married – a prospect which filled me with terror and mental fidgets. To give my idle hands something to do, and as an antibody to my qualms after 43 years as a bachelor, I decided one day to damned well sit down and write a book. (“How To Write A Thriller”)

C’est donc contre «l’abîme» du mariage auquel l’auteur se trouve, après une longue vie d’aventures amoureuses, confronté à 44 ans, que JB est créé, éternel séducteur qui ne pourra jamais se caser (son mariage ne pouvant déboucher, comme on sait, que sur la mort). Homme à femmes, Fleming aura continué à vivre, sur le plan du fantasme, un vertige de conquêtes, la varietas érotique à laquelle se livre corps et âme sa créature compensant pour l’engagement monogame du créateur. L’exorcisme échouera, cependant, et l’auteur continuera à multiplier les aventures extra-conjugales jusqu’à sa mort, ainsi que les épisodes d’algolagnie dont se nourriront, la critique ne s’y trompera pas, les motifs sadomasochistes des romans. Si Bond en vient à illustrer la «Nouvelle Permissivité», la vie sexuelle de son auteur en sera l’envers, emblème des contradictions et problèmes de cette deuxième génération perdue d’après-guerre.

Sa femme ne sera pas dupe de ce travail (au sens freudien) de compensation, elle qui détestera la créature de son mari ("Je trouve JB plutôt ennuyeux. Je ne pense pas que j’aimerais l’avoir plus d’une fois à dîner. Pas de sens de l’humour. Pas de conversation") au point d’en faire un véritable monstre ("Bond était devenu son Frankenstein»), et, in fine, l’assassin de son mari («Il refusait catégoriquement de ralentir son activité (...) Je suppose que c’était un parti pris de suicide délibéré") dans un texte explicitement intitulé "Comment JB a tué mon mari".

C’est sans doute que, pour s’épanouir mythiquement, la créature devait tuer son créateur. Et surtout lui survivre.

C’est que la projection fantasmatique de Fleming pesait trop lourdement sur le mythe pour qu’il puisse éclore. «Mythe personnel»  au sens où l’entendait Charles Mauron (1963), JB devait, pour être véritablement lui-même, s’affranchir de sa dernière attache, la plus contraignante, celle de son auteur. Trop sombre et mélancolique, trop haineux aussi, à l’image de son auteur, il n’aurait su longtemps plaire à l’esprit léger et pop des sixties, fils de la Détente. Pour cela il fallait qu’il se refonde, libéré de son «auctorialité» originaire, qu’il renverse: désormais celle-ci sera diluée dans une création collective où l’auteur est à la fois multiple et introuvable, entièrement asservie à sa créature, pilier central de toute la bondographie. La figure de l’auteur s’éclipse (au moment même où le structuralisme fête sa mort) au profit non tant du lecteur/spectateur (qui forme part intégralement, on le verra, du processus) que du personnage-roi.

C’est bien entendu lors du transfert transmédiatique du mythe vers le cinéma que s’opère le plus clairement cette collectivisation de l’œuvre. Même s’il a travaillé à plusieurs adaptations, Fleming a justement été écarté de la refondation cinématographique du mythe. C’est contre lui que, s’appuyant sur le choix du public parmi plus de 600 prétendants dans un tournant très symptomatique de la «mort de l’auteur» (moins barthésienne qu’industrielle), Sean Connery a été pris comme étant le plus proche du personnage des comic strips de John McLusky: cet acte pourrait bien signer l’émancipation du mythe à l’égard de son créateur (on serait presque tenté d’écrire «médium») originel. Trop prolétarien et brutal pour le JB rêvé par Fleming, Sean Connery allait pourtant devenir l’étalon-or de la «bonditude» cinématographique, incarnation désormais indissociable du mythe reformulé justement par Violette Morin comme «James Bond Connery»:

C'est donc James Bond Connery qui est l'objet de 1' «idolâtrie bondienne». James Bond, alias Sean Connery, n'est au sens habituel des termes, ni un héros imaginaire, ni une vedette de cinéma; il est les deux. Il est le bicéphale cinématographique rêvé. (…) C'est la bicéphalité du héros qui permet et provoque l'enthousiasme sans restriction. La ferveur du fidèle se réfléchit d'une tête sur l'autre en circuit fermé: la révélation est continue, la prédestination sans fissure, l'idolâtrie en boule de neige.  (V. Morin, 91-2)

Plus encore, le mythe n’allait pas se réduire à cette incarnation, aussi réussie fût-elle. Comme il s’était émancipé de Fleming il s’émancipera de Connery; d’où le dispositif novateur du changement des visages chargés d’incarner le mythe aux grands tournants sociohistoriques de celui-ci. Si ce fut une solution conjoncturelle un peu désespérée adoptée par l’équipe pour affronter le désintérêt de Connery pour le personnage (qu’il n’aimait pas, comme tant d’autres détracteurs), l’idée de faire de JB un héros aux multiples visages fut somme toute le coup d’éclat par lequel le mythe montrait enfin son vrai visage, qui n’était autre que celui de Protée.

Le cycle des réincarnations bondiennes à l’écran signale au mieux le secret du mythe, sans cesse recyclé et réapproprié. Il lui permet de continuer sa folle lutte pour la survie, acclimatant son corps et son visage même aux époques qu’il traverse pour mieux lui permettre de rester fidèle à lui-même. Fait significatif de cet affranchissement, les acteurs qui ont duré correspondent moins au canon bondien (qui ne sera jamais respecté, notamment en ce qui concerne la cicatrice sur la joue gauche et la mèche rebelle) qu’ils n’étaient des corps en phase avec les modèles de virilité de leur propre époque, galerie moins changeante que celle de ses conquêtes, mais toutefois emblématique de différents stades du désir collectif. Chaque interprétation contribua ainsi à un véritable palimpseste encore en devenir, du cynisme brutal, mais tout professionnel de Connery à l’humorisme distancié et malicieux de Roger Moore, de la mélancolie shakespearienne de Timothy Dalton à l’élégance suave de Pierce Brosnan et enfin à la pure energeia de Daniel Craig, retour au «vrai mâle» connerien mais avec une détermination plus âpre. Notons qu’à chaque fois il s’agit d’aller au-delà du simple «paradoxe du comédien» et que le mythe colle inévitablement à la peau de ceux qui ont eu la chance ou la malédiction de l’incarner rituellement (ce dont, notamment, Connery voulut s’affranchir en le reniant).

Ces évolutions ne vont pas sans heurts et divisent à chaque fois la communauté ultime qui collectivise le mythe, à savoir le public. C’est ainsi que l’opposition féroce à Daniel Craig prit la forme symptomatique d’un site internet (danielcraigisnotbond.com) qui continue de nos jours malgré l’acceptation de plus en plus consensuelle de la nouvelle idole. Malgré le fait que la puissance musculaire et l’acharnement de Craig apportent un ressourcement énergisant au mythe, après les excès délétères de l’élégance quelque peu vieillotte de Brosnan, extériorisant l’armure intérieure du chevalier JB qu’est son état d’esprit éternellement combatif, il est des détracteurs endurcis, obsédés par une nostalgie d’autant plus féroce qu’elle ne peut avoir de véritable objet (il n’y a pas, on le voit, une «essence» immuable de Bond à laquelle se rattacher). Mais ces débats, aussi puérils puissent-ils paraître, montrent en fait les différents aspects circonscrits par le mythe, permettant autant de tiraillements qu’il a de pôles (élégance vs brutalité, humorisme vs mélancolie, etc.).

Tout aussi significatif de cette collectivisation du mythe est le fait que la production de la série ne fut pas le fait d’un magnat visionnaire, mais de deux personnalités à plusieurs titres complémentaires, Broccoli et Saltzman. Bicéphale, la tête du projet a su s’entourer d’une véritable «équipe» dans laquelle, à l’image des grands studios hollywoodiens, la notion d’auctorialité est inévitablement transformée en un système de production industrielle où fusionnent quantité de talents individuels: ainsi, pour ne citer que les plus célèbres, Ken Adams pour les décors, Maurice Binder pour le «gun barrel» et les génériques, David Arnold pour la musique, Terence Young, Guy Hamilton ou Martin Campbell à la réalisation, etc. C’est la somme de ces «œuvres» à l’intérieur du Grand Œuvre (et l’art du stade post-industriel rejoint ainsi étrangement les anciennes créations collectives du Moyen Âge, fussent-elles des cathédrales ou des Sommes arthuriennes) qui permet le déploiement maximal, et le triomphe, du mythe. Et c’est en vertu de cette œuvre collective que les grands Auteurs avec majuscule qui ont manifesté leur souhait de s’approprier le mythe (de Fellini à Tarentino) ont été systématiquement écartés, au profit de modestes «artisans» fidèles à l’esprit de la maison, c’est-à-dire, in fine, au mythe lui-même.

Cette logique, propre à la vision (post)industrielle du cinéma de studio, a par ailleurs été étendue à l’écriture romanesque du mythe, en vue d’un même affranchissement du mythe. Depuis 1968 se sont succédé quantité d’écrivains (Kingsley Amis, John Pearson, John Gardner, Raymond Benson, Sebastien Faulks) qui, se mettant à l’entière disposition du mythe, ont éprouvé sa plasticité qui semble pouvoir le faire survivre à toutes ses déformations et reformations. C’est ainsi que, de la littérature au cinéma et inversement, ce mythe a connu «un triomphe que la mort de son auteur n’a même pas éclipsé un seul moment, mais bien plutôt, paradoxalement, exaspéré, effaçant définitivement ce dernier visage humain, personnel, privé, d’un auteur avec une histoire individuelle, des chutes et des aspirations particulières, un mélange somme toute discutable, inférieur au personnage mythique, qui n’est jamais propriété d’un seul et qui est maintenant la propriété de beaucoup, d’une infinité, de tous, partisans et détracteurs…»(Oreste del Buono, ICB).

Mais la collectivisation ne pouvait, pour accéder au statut véritablement mythique, que se parachever dans sa consommation/consumation rituelle. Il aura fallu tout d’abord deux lecteurs de choix pour lancer le phénomène, Anthony Eden en vacances à la villa de Fleming en Jamaïque (1957), attirant toute l’attention des médias britanniques, puis surtout John F. Kennedy qui inscrit en en 1961 Bons baisers de Russie dans la liste de ses 10 livres préférés. Cette légitimation suprême est aussi la rencontre entre deux mythes, comme le fait entendre la presse internationale qui pointe les ressemblances entre l’agent secret et le mythe présidentiel: «Kennedy’s identification with Bond, suavely cynical, attractively utroubled by doubts, living in a daydreamer’s paradise of beautiful women, hight-stakes gambling and narrowly avoided danger (…) a two-fisted Sinatra inspiring his presidential follower to feel the irresistible power of his own libido” (J. Hoberman, 63). Ironiquement son prétendu assassin partage cet engouement pour les romans de Bond qu’il emprunte en intégralité dans la bibliothèque de Dallas. L’assassinat lui-même ne fera qu’accentuer, avec le mythe kennedyen, l’engouement pour son mythe de référence: "c’était une consolation pour nous de voir l’alter ego britannique du président disparu continuer à échapper à des assassins tels que Rosa Klebb, Red Grant et Godlfinger", écrira J. McInerney (1996, 22).

Outre les relais médiatiques (JB est vite devenu un référent omniprésent dans le discours social des médias4), la société de consommation s’empare avec enthousiasme du phénomène pour accompagner et renforcer sa conversion en mythe. Les James Bond Fans Clubs se multiplient, tel celui de Paris décrit par Tornabuoni5 tandis qu’avec Goldfinger, plus fourni en gadgets que les précédents films, commence une déclinaison de marchandisage sans précédent sous forme de jouets (répliques miniatures, pistolets en plastique, talkies-walkies, puzzles, etc.) qui accompagnent le déferlement, pour les adultes, des shave coats, sweat-shirts, maillots de bain, vodkas… car le “style Bond” a bel et bien envahi la mode masculine grâce à l’agence publicitaire «Service et Méthodes», relayée par des magazines tels que Harper’s Bazaar ou Elle, qui fait de Bond son héros masculin tout en suggérant à ses lectrices d’imiter les Bond Girls de rêve. Boussac, le plus grand industriel textile français, envahit le marché avec des imperméables, des chemises, des tuniques «à la James Bond» (la taille pour adulte a pour sigle 007, celle des enfants la moitié, 003,5). Colgate-Palmolive lance la Cologne 007 (étrange mélange de whisky et de tabac!); des lipsticks s’annoncent comme «un bon Bond pour la bouche» et les Galeries Lafayette de Paris inaugurent une «boutique James Bond»… «La jouissance de l’identification pouvait s’exercer dans tous les domaines de la vie (…). Avec le marchandisage, JB est devenu un mythe qui habille, rase, divertit et enivre le monde» (Hache-Bissette, 2008, 167).

«La «bondomanie» se systématise, au point de devenir, selon une de ses précoces analystes, Violette Morin, véritable «Réflexe Conditionné»:

Tout Signe bondien (Karaté, Beretta, Panoplie de charme, Label 007) a acquis l'efficacité d'un signal pavlovien: il déclenche indifféremment n'importe quel achat. Le Beretta, objet dont nous ne savons rien sinon qu'il a fait passer au rang de fusil à cartouches les glorieux colts du Western, provoque l'achat de tout ce que la publicité lui fait frôler: billet de cinéma, livres, smoking blanc, soutien-gorge, disques. Il suffit d'une petite valise (la fameuse) à côté d'un pantalon d'homme, pour que la marque de sa fermeture éclair devienne la meilleure, celle qui marche au radar. Une japonaiserie bien encadrée peut mettre à l'heure du Karaté ou du Judo bien des objets inoffensifs. Les «club 007» ont revitalisé bien des disques, des peintures, des boissons… (89)

La frénésie d’identification et d’appropriation en arrive à la «James-Bondieuserie» tout court: (CIT EN RET) les Signaux s'épurent, les Réflexes s'intériorisent, la ferveur se mystifie: tel «honorable fonctionnaire des P.T.T.» se fait «tatouer 007 sur la ceinture», tel autre sur le trousseau de clés... Nous ne pouvons même pas douter de l'existence du héros, comme Saint Thomas de l'existence de Dieu, puisqu’on nous encourage à aller «voir et toucher... l'Aston Martin DB5 truquée». On peut acheter une Identité James Bond plus facilement qu'on n'achetait des Indulgences au Moyen-Age: «James Bond de la tête aux pieds; soyez James Bond pour 325 F.. Il ne vous en coûtera pas davantage. (Violette Morin, 89-90)

Outre ce phénomène nouveau de marchandisage planétaire, le culte de Bond engage une réception lectrice tout à fait particulière qui renouvelle les engouements hystériques pour les romans-feuilletons du XIXe siècle. Ainsi, dès que Fleming, comme Conan Doyle avant tout, tente de se défaire de son héros dans la version épisodique de From Russia with Love publiée dans le journal, la rédaction reçoit des milliers de coups de téléphone indignés. Les fans de Bond sont à la recherche des moindres petites erreurs pour les signaler à son auteur: ainsi quand Fleming écrit que l’Orient Express a des freins hydrauliques et non en air comprimé, quand il assure que «Vent Vert» est un parfum de Dior et non de Balmain, quand il permet à Bond de commander des asperges à la sauce «béarnaise» et non «mousseline», des centaines de lettres de rectification s’accumulent, au point que Fleming incorpore cette dynamique dans son écriture même: «J’essaie de toujours mettre dans mes livres une erreur grossière, comme ça les gens écrivent pour se plaindre et mon éditeur se convainc encore davantage de mon importance»(Tornabuoni, ICB).

Le phénomène d’identification s’étend aussi, bien entendu, à l’incarnation cinématographique du mythe, au point d’écœurer Sean Connery de son propre Double:

Je reçois des milliers de lettres toutes aussi exaltées les unes que les autres. Surtout les lettres des femmes sont d’une obscénité, d’un sans-gêne insupportable. Naturellement les gens ne m’écrivent pas à moi, mais à Bond: ils se dirigent à moi comme si j’étais lui, tombent amoureux de moi parce que je suis lui, ils me demandent aussi que je leur règle des cas particuliers. Un commerçant parisien, par exemple, m’a écrit pour m’expliquer qu’il était la cible de certaines maisons rivales, il voulait mon intervention et était même prêt à me payer très bien… (cit in id)

De fait, une certaine “espionomanie” se répand dans des sociétés par ailleurs marquées par une véritable «espionnite» paranoïaque dans le contexte de la Guerre froide. Ainsi des milliers de lettres parviennent au magazine populaire italien «Sorrisi e canzoni» quand celui-ci publie un dossier sur l’espionnage…

Des femmes au foyer, des jeunes de provinces, des pensionnaires, des commerçants, des gymnastes, des enfants, des commis de commerce, des employés et des serveurs veulent devenir des espions internationaux, veulent savoir où et à qui s’adresser, demandent toutes sortes d’informations: combien gagne-t-on, est-ce que la voiture vient avec, quel âge faut-il avoir, faut-il forcément connaître le judo, est-il nécessaire d’être célibataire, combien coûtent les cours d’espionnage, peut-on les suivre par correspondance, peut-on être espion si on a peur de voyager en avion? Sur des milliers de questions de la sorte, la seule question morale est quantitative: quand on fait partie du service secret, combien de personnes doit-on tuer par année? (Id)

Enfin, dernier relais de la collectivisation du mythe, la prolifération des «super James Bond, sous James Bond et anti James Bond» qui inondent les grands et petits écrans depuis les années 1960. Une galerie d’imitateurs servent de réduplicateurs du mythe bondien en y ajoutant, comme les scoliastes antiques, des variantes: dès l’origine les concurrents les plus officiels qui respectent les codes établis par Fleming (Notre homme Flint, Matt Helm, etc) sont tentés de se différencier par une utilisation décalée du pastiche (c’est le cas notamment des films très camp de Matt Helm, interprétés par Dean Martin). Un phénomène très représentatif est celui de la féminisation du bondisme, accompli dès le succès des Modesty Blaise (déclinée elle aussi en romans, bandes dessinées et films) et repris par la Baronnesse de Paul Kenyon, The Lady From L.U.S.T de Rod Gray, ou Cherry Delight de Glen Chase. Il serait intéressant de contraster les stéréotypes, tout aussi exploitatifs, de ces amazones bondiennes avec ceux de leur ancêtre mâle.

Par ailleurs tout un sous-genre désigné par les amateurs comme «Eurospy» émerge, connaissant son heure de gloire entre la sortie de Goldfinger (1964) et le triomphe du spaghetti western (qui par ailleurs incorporera plusieurs traits du bondisme, notamment dans la saga de Sartana). L’Italie fut la spécialiste incontestable du sous-genre avec la vague déferlante du filon des 007 all’italiana (le grand connaisseur C. Freyling en dénombre une cinquantaine avec quelques titres inoubliables tels que Kiss the Girls and Make Them Die ou OK Connery avec le frère oublié de Sean), au point que United Artists mit un véto légal sur l’utilisation frauduleuse du sigle mythique -proliférèrent alors les 077, 3S3, 002, 006, 008, 009, 070, Z7, 77, 777, et autres 177...6. Mais il y eut aussi des productions espagnoles telles que La Muerte Silba un Blues de l’inévitable Jesús Franco (1964, retitrée 077 Operation Jamaica et 077 Operation Sexy avec Conrado San Martín devenu Sean Martin pour l’occasion, fusion de Connery et de l’interprète de Matt Helm), allemandes (avec notamment les séries Kommissar X et Jerry Cotton, sans oublier Der Fluch des Schwarzen Rubin devenu Agente S3S Operazinie Uranio), françaises (la série des OSS 117 d’André Hunebelle basée sur les livres de Jean Bruce pour Fleuve Noir, mais aussi la série du Tigre inaugurée par Claude Chabrol).

La quantité colossale des pastiches et des ersatz montre l’ampleur de la colonisation de l’imaginaire mondial par l’imaginaire bondien (en accord avec sa devise familiale «le monde ne suffit pas»!). Plus encore, la transition de l’imitation à la franche parodie, si elle montre une distanciation certaine, voire une certaine agressivité, envers le modèle importé, emblème de l’hégémonie industrialo-culturelle anglo-saxonne, confirme de fait le statut mythique du bondisme, qui s’élève du fait même de l’écart qui s’accroît entre lui et sa copie. Annoncé dès le roman potache du Harvard Lampoon Alligator (1962) et le très délirant et très pop Casino Royale de C. K. Feldman en 1967 la vogue des parodies va pousser jusqu’au ridicule une des postulations déjà signalées du mythe, celle de l’humorisme.  La série de l’Agent 0008 de "Clyde Allison" (20 romans entre 1965 et 1968) sont moins des satires que des versions softcore de l’univers bondien, plaçant l’emphase sur son aspect sadomasochiste (ce qui n’aurait pu qu’enchanter Fleming lui-même) avec des titres cultes pour tout bondologue qui se respecte ((i)Our Man From Sadisto, (ii) Our Girl From Mephisto, (iii) Nautipuss, (iv) Go-Go Sadisto, (vi) Gamefinger, (vii) Sadisto Royale, (viii), (xi) The Merciless Mermaids, (xii) Mondo Sadisto, (xiii), 0008 Meets Modesta Blaze ou encore, (xiv) The Sex-Ray).

Les films parodiques traversent la planète toute entière bondisée, du succès grec Voitheia! O Vengos faneros praktor 000 (1967) à l’incroyable James Bond en miniature, le filipino Weng-Weng (l’agent secret 00 de For Your Height Only, 1981 et The Impossible Kid, 1982), culminant bien entendu dans la trilogie Austin Powers, véritable travestissement burlesque du mythe dans l’esprit «satyrique» de l’âge baroque (il s’agit, de fait, d’une relecture authentiquement «néobaroque» du mythe). Curieusement il y aura relativement peu de versions porno du mythe érotique lui-même (notons le diptyque de Sean Bond Agent 0023 dans Coldfinger et For Your Ass Only), lui préférant ses versions féminisées telles que Jane Blond DD7.

Des bandes dessinées incorporent la dégradation du mythe à leur arsenal humoristique, du Anacleto, agente secreto de Manuel Vázquez Gallego (1964) à l’espion Zérozérosix dans L’Odyssée d’Asterix… sans oublier les dessins animés de l’inspecteur Gadget, Homme-Machine loufoque et bergsonien (la mécanisation du vivant est ici à son comble) qui pousse jusqu’à l’extrême la tentation de la gadgétisation bondienne.

Loin de simplement désacraliser le mythe par le jeu de l’inversion carnavalesque (d’où l’importance du bas corporel dans ce corpus, de Clyde Allison à Ausin Powers ou le porno) ces parodies sont la confirmation ultime de la collectivisation du mythe, dont elles mettent en relief les codes et les formes tout en accroissant, par contraste, son importance symbolique. Ainsi «on ne sera pas surpris de découvrir que Dr Denfer et Austin Powers sont frères, comme les Méchants sont des doubles diaboliques de Bond. La parodie dévoile ce qui reste latent dans les Bond et invite à approfondir le mythe» (Hache-Bissette, 2008, 173).

C’est n’est donc qu’en se collectivisant que le personnage a pu se transformer en mythe, qui plus est en mythe de l’éternel recommencement qui ne reste identique à lui-même en se métamorphosant sans cesse: dès sa création, il est le support d’un travail collectif qui se refonde en renaissant de ses cendres.

 

Bibliographie citée

L. Boltanski, "Théorie du complot, livres d’espionnage… comment notre époque doute de la réalité", Les Inrockuptibles, 22/2/2012

E. P. Comentale, Ian Fleming and James BondThe Cultural Politics of 007, Indiana University Press, 2005

U. Eco,  'James Bond: une combinatoire narrative', L'analyse structurale du récit,  Communication 8, Paris: Seuil, 1966

U. Eco et al, Il Caso Bond, Bompiani, Milan, 1965, édition électronique Proceso a James Bond

I. Fleming “How To Write A ThrillerShow. August. 2, 1962, 58-59

M. Giusti, 007 all'italiana - Dizionario del cinema spionistico italiano con tutte le locandine più belle, ISBN Edizioni, 2010

F. Hache-Bissette  et al, James Bond, Figure mythique, Paris, Autrement, 2008

F. Hache-Bissette  et al, James Bond, (2)007, Anatomie d’un mythe populaire, Paris, Belin, 2007

V. Morin, "James Bond Connery: un mobile" Communication 6, Paris: Seuil, 1965

 

  • 1.La biografía de Fleming y la de James Bond tienen muchos puntos de contacto, el escritor ha prestado mucho de sí mismo a su personaje. Fleming ha sido comandante de Marina, gustaba de los trajes azules, prefería los zapatos sin cordones y llevaba siempre mocasines: como Bond. Fleming, como Bond, ha sido agente del Naval Intelligence, el servicio secreto de la Marina, al jefe del cual viene además recomendado por sir Edward Peacock y por sir Montague Norman, gobernador del Banco de Inglaterra. Fleming era un apasionado jugador de golf, fumaba cada día sesenta cigarrillos preparados para él por Morland, hablaba francés y alemán: como Bond. El jefe de Fleming, J. H. Goodfrey, era contraalmirante, tenía el rostro bronceado del marino: el jefe de Bond, M, es un bronceado almirante. Fleming, joven reportero, había asistido frecuentemente a las carreras automovilísticas de Le Mans, y como Bond tenía una verdadera pasión por los automóviles; más rico que Bond, había poseído una serie de automóviles excepcionales: un Standard caqui, un Morris Oxford caqui, un Lagonda 16/80 descubierto, un Riley de dos litros y medio, un Daimler abierto, un Lancia Gran Turismo, un Mercedes S.L., un Ford Thunderbird de tres mil libras. En 1941, Fleming, entonces agente del Servicio Secreto, intentó utilizar su habilidad de jugador para hacer perder todos sus fondos a algunos miembros del espionaje alemán que jugaban a chemin-de-fer en el casino de Estoril, en Portugal, pero lo perdió todo y debió solicitar dinero prestado a su jefe: James Bond tomará su venganza póstuma sobre el destino y sobre la opinión pública ganándolo todo a Le Chiffre en la mesa de bacarrá del Casino de Royale-les-Eaux. Los trenes de lujo, los grandes hoteles, los famosos itinerarios turísticos han sido familiares a Fleming antes que a Bond. Fleming ha hecho algunas inmersiones submarinas con el comandante Cousteau: Bond es un submarinista experto. Fleming, en fin, ha permitido a Bond usar su especial receta de Martini, tres partes de Gordon, una de vodka y media de China Lillet” (ICB).
  • 2.Fleming parece librarse, por medio del protagonista de sus historias, de un profundo sentido de inseguridad, de un constante y omnipresente (y por esto mismo tan radical y coherentemente negado a su héroe) sentimiento de inferioridad y de culpa. Fleming, que fue un hombre activo y socialmente comprometido, parece prolongar en las aventuras de Bond, el significado que probablemente tuvo su actividad social: una huida en la acción de los fantasmas del inconsciente reprimido: cuando la acción vivida no ha sido suficiente o posible, ha pasado a la acción contada, vivida por la criatura de su fantasía.” (Antonini, ICB)
  • 3.La psicología de Fleming ha encontrado miles de ecos porque su problemática es la problemática de gran parte de la humanidad llamada «civil», encontrar una salida liberatoria para mil ansias y mil prisiones. El hombre de la calle encuentra en Bond el símbolo de una renuncia liberadora y confortante a aquel mundo de fantasmas interiores que lo agobia y lo atormenta sin que pueda exorcisarlo o comprenderlo”. (id)
  • 4. S'il n'existait pas, nos jugements de valeur resteraient aujourd'hui sans référence. L'existence du héros et tous les objets qui l'accompagnent règlent le tir de nos métaphores. Ils prennent la mesure de nos enthousiasmes et de nos luttes. Un homme riche comme Paul Ricard est désigné comme le «Goldfinger du Pastis» (Violette Morin, 90)
  • 5.Se inaugura en París el club Bond, un círculo reservado a los fetichistas del agente secreto; no más de quinientos socios, cada uno dotado de su propio carnet de reconocimiento «007». La puerta de entrada está blindada y provista de cerrojos de combinación como la de la fortaleza de Fort Knox tomada por asalto en Goldfinger; hay un museo de James Bond, un gabinete del Doctor No, una Sala From Russia With Love y una Sala Goldfinger tapizada en oro. Hay también un tiro al blanco donde la única arma permitida es la «Beretta». Al principio los encargos son transmitidos al camarero con el radioteléfono, y con mucho dolor al poco tiempo debe renunciarse a ello: por desdicha, ninguno de los fans de Bond conoce el uso de este elemental medio de comunicación del agente secreto” (Tornabuoni, ICB)
  • 6. Cet étonnant univers est cartographié dans le dictionnaire de Marco Giusti (2010)