De Pierrot assassin aux clowns tueurs

De Pierrot assassin aux clowns tueurs

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 28/10/2016

 

«[Pierrot] ne croit plus, comme au temps de Watteau, que l´existence soit amusante, mais il voudrait qu´elle le fût quand même, il le veut avec rage et il ira jusqu´à tuer si c´est nécessaire », écrit Léon Bloy dans ses Propos d´un entrepreneur de démolitions (1884, 118-9). De Pierrot assassin de sa femme (1881) à Pierrot mormon (1888), on l´a vu, la folie homicide de Pierrot (incarnation décadente de la vieille connivence occidentale entre le fou et la mort) semble contaminer le réel. Cette même logique est à l´œuvre dans la pantomime pionnière de Huysmans et Hennique Pierrot sceptique (1881), qui confine au pur délire. Après la mort de Colombine, Pierrot se cherche allègrement une nouvelle compagne et jette son dévolu sur une sidonie (mannequin de cire) aperçue dans une vitrine ; afin de la séduire il lui propose une robe soyeuse, un chapeau hérissé de plumes, « des promenades à cheval, une tournée en barque, une partie de chasse, les plaisirs de la pêche, un enlèvement en ballon, le bal public » (p. 19), avant de la soumettre à un chantage brutal (« pas d´amour, pas de nourriture ! », p. 22), n´osant la violer directement. Nous sommes là dans le territoire de la fantasmagorie des marchandises étudiée par Walter Benjamin ainsi que dans l´imaginaire fétichiste de la poupée, figure privilégiée de la perversion Décadente. Mais, fidèle au mythe qui l´écrase, Pierrot est torturé par la jalousie, ce qui le pousse à des actes de violence conjugale traités sur le mode des palotins ubuesques (Jarry est en cela digne émule de Huysmans)[1]. Finalement, dans une exaspération de son désir frustré (à l´égal des Pierrots de Margueritte), il met le feu à sa belle dans le lit conjugal.

« Il se jette à ses genoux; la sidonie le repousse. Il la supplie de lui céder, mais c'est en vain. Il l'implore, se tord à ses pieds, se livre à toutes les grimaces de la passion. Rien ne peut échauffer ce corps glacial.

Et brusquement Pierrot éclate de rire.

Il prend une bougie, l'approche des draps. Le lit flambe; des jets de feu montent et crépitent;

l'incendie ronfle, augmente avec rage.

La sidonie se dresse au milieu du brasier, dans sa robe blanche. Pierrot recule.

Des coups frappent dans le placard, de plus en plus lamentables. La porte cède, un squelette, celui du tailleur, s'abat ».

On voit comment, bien avant les excès du cinéma gore et du « splattstick », le thème de Pierrot assassin est un vecteur d´horreur burlesque et d´humour noir qui procède par déshumanisation totale des corps (créature artificielle et « naturelle » étant ici également confondues). Dernière ironie, tandis que la foule tente d´éteindre le feu, «  Pierrot, le sceptique Pierrot, sur la place, se rue dans la boutique de la mercière et victorieusement il en sort, tenant entre ses bras la femme de carton, Thérèse! Et l'embrassant éperdument, il fuit avec elle loin du sinistre” (p.27). « Erreur cocasse ou réel cynisme, il n'est pas aisé de répondre et le texte, apparemment désireux de préserver l'équivoque, ne demande d'ailleurs pas de choisir », souligne à juste titre J.-M. Seillan. « Ce qui semble sûr, c'est que Pierrot, s´engageant dans une aventure nouvelle avec une passion inchangée, n'a rien appris et rien oublié : il s'empare de la femme d'un autre, d'un autre mannequin, sorti d'une autre vitrine. Ses amours à venir répètent une situation déjà vécue, comme le confirme le caractère postiche de ses conquêtes erotiques : mannequins, de cire ou de carton, c'est-à-dire reproductions, simulacres attestant l'absence de l'original imité et désiré »[2].

On sent dans tout ce vent de délire l´influence directe des spectacles acrobatique de pantomime des frères Hanlon-Lee, salués par Zola dès 1874 : « Ici, il y a un de ces coups de folie qui traversent les pantomimes, ces coups de folie épidémiques dont on rit si fort, avec de sourdes inquiétudes pour sa propre raison (…). N'est-ce pas le souffle qui passe parfois sur les foules et les détraque? L'humanité finit souvent par jongler ainsi avec les soupières et les saladiers. On est pris par le fou rire, on ne sait si l'on ne se réveillera pas dans un cabanon de Bicêtre. Ce sont là les gaietés des Hanlon »[3]. Le maître du naturalisme illustre de fait le tournant dans la réception française de l´« entortillation » anglaise, réception toute empreinte du schopenhauérisme qui donnait alors le ton à toute la Décadence : « Leur pantomime a un au delà troublant, cet au delà de Molière qui met de la peur dans le rire du public. Rien n'est plus formidable, à mon avis, que la gaieté des Hanlon, s'ébattant au milieu des membres cassés, et des poitrines trouées, triomphant dans l'apothéose du vice et du crime, devant la morale ahurie. Au fond, c'est la négation de tout, c'est le néant humain »[4].

Émerge ainsi, de cette « mélecture » angoissée de la pantomime, ce que Pierre Jourde nomme un « naturalisme de la folie » : « Le mime anglais paraît manifester la folie, le non-sens, dans une agitation désordonnée. Paul Hugounet intitule le chapitre X de son ouvrage Mimes et Pierrots: "L´épilepsie dans la pantomime: l´Ecole anglaise". (...) Coquilein cadet, qui tente de résumer les pantomimes des Hanlon-Lees, ne peut s´empêcher, malgré son admiration, des s´interroger sur le sens de ce qu´il appelle un "théâtre noir": "pourquoi? On l´ignore", "pourquoi? On ne le saura jamais" répète-t-il en cherchant la raison de tel ou tel épisode; "l´abracadrant ne peut aller plus loin". Des mimes anglais, les Pinaud, proclament en toute simplicité: « Nous voulons seulement donner au spectateur l´impression de la terreur violente et de la folie »[5].

Cette folie est la porte à « l´inquiétante étrangeté » par où pointe la pulsion de mort, comme le pressentent les frères Goncourt dans le chapitre XXXI de leur roman clownesque Les frères Zemganno (1879) : « Sinistre est devenue la clownerie anglaise de ces dernières années, et parfois elle vous fait passer légèrement dans le dos, ce que le siècle dernier appelait « la petite mort ». Elle n’est plus du tout l’ironie sarcastique d’un pierrot à la tête de plâtre, un œil fermé, et du rire dans un seul coin de la bouche ; elle a même rejeté le fantastique hofmannesque et le surnaturel bourgeois dont elle avait, un moment, habillé ses inventions et ses créations. Elle s’est faite terrifiante. Tous les émois anxieux et les frissonnements qui se lèvent des choses contemporaines, et sous le gris et le sans couleur des apparences, leur tragique, leur dramatique, leur poignant morne, elle en fait sa proie, pour les resservir au public dans de l’acrobatisme. Il y a en elle de l’épouvantant pour le spectateur, de l’épouvantant fabriqué de petites observations cruelles, de petites notations féroces, de petites assimilations sans pitié des laideurs et des infirmités de la vie, grossies, outrées par l’humour de terribles caricaturistes, et qui, dans la fantaisie du spectacle, se formule en un fantastique de cauchemar, et vous donne un rien de l’impression angoisseuse de la lecture du Cœur Révélateur par l’Américain Poe. On dirait la mise en scène d’une diabolique réalité, éclairée d’un capricieux et méchant rayon de lune. » (pp. 160-161).

Certes, les canevas des pantomimes des Hanlon-Lees témoignent largement de ce « goût pour la mort », comme le rappelle Pierre Jourde : « Dans Le Frater de village, un barbier jaloux décime à coups de rasoir la famille de sa fiancée. Dans Pierrot menuisiser, Pierrot exécute un client qui refuse de lui acheter un cervueil. Comme le mort revient à la vie, Pierrot essaie de le retuer. Les Quatre pipelettes consiste pour l´essentiel en un massacre général. Dans d´autres pantomimes, on met par inadvertance un enfant dans un four, on essaie d´arracher des dents avec des pinces monstrueuses, avec des grues » (Jourde, op cit, p.56). Cette folie morbide (on est aux antichambres de la monomanie homicide du Pierrot assassin) bouleverse l´esthétique classique de la catharsis pour devenir une pure contagion dont la cure est incertaine : lorsque ces « modernes fantômes de la nuit » avec « des allongements de jambes qui deviennent longues, longues… comme celles que voient dans leurs rêves les mangeurs d’opium de l’extrême Orient » commencent « les tours de force maniaques, les gesticulations idiotes, la mimique agitée d’un préau de fous », leurs gambades et les sauts s’ingénient à faire naître « des étonnements inquiets et des émotions de peur et des surprises presque douloureuses de ce remuement étrange et maladif de corps et de muscles, où passent mêlés à des pugilats ricanants, à des scènes d’intérieur horripilantes, à des cocasseries lugubres, des visions de Bedlam, de Newcastle, d’amphithéâtre d’anatomie, de bagne, de morgue » (Goncourt, 1879, pp.162-163).

De spectacle populaire, la pantomime se voit alors érigée en modèle esthétique ; en vantant « l´observation cruelle, l´analyse féroce de ces grimaciers qui mettent à nu d´un geste ou d´un clin d´oeil toute la bête humaine », Zola ira jusqu´à en faire une école de naturalisme : « Je songeais avec quel cri de colère on accueillerait une œuvre de nous, romanciers naturalistes, si nous poussions si loin l'analyse de la grimace humaine, la satire de l'homme aux prises avec ses passions. (…) Certes, dans nos férocités d'analyse, nous n'allons pas si loin que les Hanlon, et nous sommes déjà fortement injuriés. Cela vient de ce que la vérité peut se montrer et qu'elle ne peut se dire. Puis, la caricature couvre tout. On lui permet le par-dessous et l'au delà. Et c'est tant mieux, puisqu'elle nous régale. Faisons tous des pantomimes »[6].

Huysmans, encore disciple du « maître de Medan », répondra donc à cet appel, directement sous l´emprise de la fascination lorsqu´il propose à son ami Hennique, à la sortie d´un spectacle des frères aux Folies-Bergères (1879), d´écrire Pierrot sceptique, initialement destiné aux stars anglaises. Dans ses Croquis parisiens (1886) il évoque cet étrange show (« Le Duel ») où deux Pierrots sont obligés de s´entretuer dans un cimetière devant une tombe anonyme où est inscrit  « ci-gît... tué en duel » (peut-être une réminiscence du célèbre tableau de Gerôme, Suite d'un bal masqué, 1858). « L’angoisse d’un visage qui se décompose passe sur leurs faces blafardes ; cette maladie nerveuse terrible, la peur, les cloue, vacillants, sur place.// Campés vis-à-vis l’un de l’autre, les voilà qui, à la vue des épées qu’on tire des serges, s’effarent davantage encore. Le tremblement de leurs mains s’accentue, les jambes flageolent, le cou suffoque, la bouche remue, la langue bat sans salive et cherche haleine, les doigts errent et se crispent sur la cravate qu’ils doivent défaire. // (…) Alors, après une dernière révolte de la chair qui s’insurge contre le carnage qu’on attend d’elle, une énergie de bêtes acculées leur vient et ils se jettent, affolés, l’un sur l’autre, tapant et piquant au hasard, soulevés par d’incroyables bonds, inconscients, aveuglés et assourdis par l’éclat et le cliquetis du fer, tombant brusquement, à bout de force, comme des mannequins dont le ressort casse.// Terminée en une pantalonnade excessive, en une charge désordonnée, cette cruelle étude de la machine humaine aux prises avec la peur a fait se tordre et pouffer la salle. (…) Toute l’esthétique de l’école caricaturale anglaise est de nouveau mise en jeu par les scénarios de ces désopilants et funèbres acrobates, les Hanlon-lees ! Leur pantomime si vraie dans sa froide folie, si férocement comique dans son outrance, n’est qu’une incarnation nouvelle et charmante de la farce lugubre, de la bouffonerie sinistre, spéciales au pays du spleen».

Sous l´influence de la « sinistre clownerie » anglaise, relue à la lumière du rire satanique baudelairien (défini dès 1855 dans « De l'Essence du Rire et généralement du Comique dans les Arts plastiques») et du pessimisme vital schopenhauerien[7], la dégradation totale de la figure traditionnelle de Pierrot est accomplie dès la décennie charnière de 1880. Dans le Pierrot assassin (1883), pantomime de Jean Richepin où Sarah Bernhardt jouait le rôle éponyme, l´Homme blanc est ravalé au rang d´un vulgaire apache prêt à suriner une pauvre vieille pour faire plaisir à sa poule. « Pierrot arrive chez Colombine plus amoureux que jamais; la coquette le repousse : il n'est ni beau ni riche et ne sait rien faire pour gagner de l'argent », lit-on dans le seul compte-rendu qui nous reste. « Pierrot avoue : c'est vrai : mais si Colombine demande une preuve de sa passion, il n'hésitera pas à faire ce qu'on exigera de lui. Pour prix  de son amour, Colombine lui propose d'assassiner dame Cassandre et de s'approprier ses épargnes. Mais Flamberge fait bonne garde. Qu'importe : jamais spadassin ne résiste à jolie fille lui tendant une bouteille pleine. Débarrassé par Colombine de Flamberge, vêtu des habits du maître d'armes, Pierrot se précipite sur madame Cassandre et la tue »[8]. Comble de loufoquerie fantastique et cruelle, Colombine re-assassinnera la veuve, revenue en guise de spectre[9].

La dégradation sociale et morale se poursuit dans Le Docteur blanc (1893), mimodrame de Catulle Mendès, mis en musique par Gabriel Pierné. Alcoolique et sans le sou, Pierrot en est réduit à vouloir assassiner les passants pour s´emparer de leurs biens, tandis que Mme Pierrot, abandonnée et misérable, se résigne à faire le tapin. S´ensuit une scène tragicomique et sordide selon le trope traditionnel de la « double méprise ».

« Mme Pierrot se résout à l´horrible métier. Elle va vers un passant, il ne l´écoute pas. Pierrot accoste le même passant, le trouve trop mal mis et ne l´assaille pas. Mme Pierrot reprend courage, elle va vers un autre homme, celui-ci la repousse brutalement. Pierrot lui aussi s´en prend à cet homme mais celui-ci robuste s´apprête à une vigoureuse résistance. Et tous deux, le mari et la femme sans se voir encore, exprimant lui sa colère, elle son désespoir de ne pas avoir de chance même en l´ignominie. Enfin, Mme Pierrot, à travers son épaisse voilette, aperçoit ce monsieur en pardessus gris, un chapeau rond, la face masquée d'un cachenez, qui fait les cent pas. (…) II se rapproche, tourne autour d´elle, voit de plus près les bracelets et les boucles d´oreilles — il volera tout cela! (…) Elle lui fait signe de la suivre. Il la suit ».

Si le crime comme tel est présenté hors scène, manifesté, pour plus de dramatisme dans ce genre éminément musical, par le cri (« Pierrot avant de la suivre dans la chambre voisine, sort le coutelas, le coutelas qu´il a gagné et pénètre dans la chambre. Un cri d´égorgée! »), la scène de reconnaissance tragique est, elle, proche du registre sensationnaliste du roman-feuilleton et annonce le dynamisme forcené des premiers films criminels du cinématographe :

« La clé était dans le chandelier, eh bien il ira la prendre. Il court vers la chambre. Inutile. La mourante s´est traînée et apparaît. Elle n´est plus voilée. // Pierrot veut passer par dessus elle pour aller chercher la clé, mais elle se dresse.// Ils sont face à face, elle, sans voilette, dans la lune verte qui entre par la fenêtre lui sans pardessus, cachenez ni chapeau. // Ils se reconnaissent! Alors, horriblement, Pierrot bondit d´épouvante, tandis que marche vers lui sa femme terrifiée et terrifiante. // Elle le suit d´un geste qui maudit. On entend un bruit de gens qui montent l´escalier. // Eperdu, affolé Pierrot se jette par la fenêtre. Tandis que Mme Pierrot tombe morte et qu´entrent, par la porte défoncée, des gens de police conduits par la patronne de l´hôtel » (p. 68)

Dans une ambiance déjà expressionniste dont hériteront les films d´horreur classiques, Pierrot débarque dans un musée de cire où il va être en proie à une hallucination (pantomime et théâtre de l´inconscient semblant sans cesse se répondre). Les statues s´animent, à la suite de « l´assassinée au fond de la mer », figure où s´unissent à nouveau Eros et Thanatos («D´abord il voit se soulever lentement la jeune femme étendue sur le lit de plantes et de coquillages. Elle est à demi nue et très belle, mais elle montre une plaie sanglante au dessous de son sein »). La morte le dénonce comme étant son meurtrier, il est torturé et sur le point d´être exécuté par la hache d´un bourreau quand le jour se lève et provoque son réveil. Il s´agit, de fait, d´une préfiguration. Devenu spirite (la mode est aux tables tournantes), Pierrot va invoquer le spectre de sa véritable victime, « vrai fantome [qui] s' avance, épouvantable », pour le dénoncer devant la foule des badauds. C´est ainsi que Pierrot sera finalement exécuté, cette fois-ci sur la planche, bien réelle, de la guillotine (autre thème privilégié de cette période, la mort de Pierrot se décline souvent dans les bras de la Veuve, car, comme l´écrit Jean de Palacio, « l´ombre de la guillotine plane constamment sur ce masque en principe destiné à faire rire », 1990, p. 220).

Le songe d´une nuit d´hiver (1903), qui marque le retour de Léon Hennique à ce sujet (lequel, on le voit, aura connu des véritables adeptes), pousse la dégradation pierrotesque au comble de sa grotesquerie. Devenu un vulgaire voleur, l´Homme Blanc s´empare d´un journal pour savoir s´il est question de son forfait, puis, happé par l´appel voyeuriste du crime qui marque toute la culture populaire du temps : « c'est d'autres histoires, d'autres drames que Pierrot se met à lire, par esprit de corps, par vertige profond, niais, irrésistible : une bataille, bataille mortelle... un suicide, le suicide d'une pauvre femme... et un meurtre, meurtre où le meurtrier découpe sa victime... » (p. 12-13). Bovaryste de l´horreur, Pierrot plonge dans une série de cauchemars induits par ses lectures. S´ensuit un véritable jeu de massacre, à la croisée, encore une fois, de l´ubuesque et du Grand-Guignol (deux extrêmes qui sont peut-être corollaires, comme le montre le cycle pierrotien). Ayant reçu une trombe d'ordures sur la tête, Pierrot « fouille sa poche, en extrait un pistolet, vise la maritorne, qui ne l'avait point visé, elle, qui s'était crue seule... Paf ! //— Oie!... Oïe, oïc!// Elle culbute, demeure culbutée, le tronc hors de la fenêtre.../ Et premier crime, celui du journal, quasi. Pierrot vide la place » (pp. 17-18).

Comme chez Jarry, l´écriture rivalise avec la gestuelle dégradée des pantins qu´elle mime véritablement. S´ensuit, dans le droit sillage du Punch anglais, un infanticide quelque peu loufoque (« le poupard inondant Pierrot, Pierrot se fâche... le rue en l´air... Il pirouette, mesure la neige, est une colombe assassinée. On ne le bercera plus. Mort? Mort. Second drame? Ya, yes, presque pareil au second drame du journal... », p. 26). L´aspect délibéremment fumiste (on reconnaît là le cynisme noir des poètes du Chat Noir) est renforcé par la mise en page où texte et image semblent se fusionner en une même sarabande.

Pierrot s´en prend ensuite à « un guitariste nègre de music-hall » et à sa compagne, qui lui disputent le portefeuille qu´il a volé.  Ayant étranglé le musicien, « Pierrot le palpe... Pierrot aimerait le découper... Pierrot, que son journal irrite... » (p. 33). La monomanie homicide est ici, comme chez Ubu et plus tard dans les excès du « splatter punk », réduite à une pulsion grotesque qui fait des bourreaux des emblèmes d´absurdité.  S´ensuit une scène de sauvagerie qui opère comme un retour du refoulé colonial (le « civilisé » « ensauvagé » par sa propre violence à l´égard du colonisé) : « Et le rasoir qu'il convoitait, il le brandit... le repasse... taille les jambes au nègre...// — Prenez, prenez, Mam'sellc... Jetezmoi ça où vous voudrez. // Le maillot rose jette où il peut... jette la boule crépue... les manches... le torse... » (p.36). Ce démembrement cruel de son rival est clairement contemporain des théories freudiennes sur l´Œdipe, d´autant qu´il est suivi par la tentative de séduction de la belle convoitée et, in fine, par le retour du rival étrangement « re-membré » (« La neige se met à choir... puis une jambe du guitariste, puis l'autre... puis ses bras... puis sa tête, avec les houppes de cristal... (…) Le nègre a une horloge au lieu d'entrailles, et elle bredouille minuit... Le nègre, l'horloge fondent... », pp. 36-37). Ici encore Pierrot est condamné à la guillotine, qui, dans le contexte hautement onirique, prend des allures de véritable castration, en punition de sa tentative de passage à l´acte oedipien.

Cette poétique ne se limite pas à la pantomime, comme le montrent les poèmes cruels d´Albert Giraud consacrés à l´Homme Blanc (si souvent taché de rouge), dont, justement, « Pierrot cruel » où, inversant la dynamique du mythe saloméen, c´est lui qui se délecte à jouer avec le crâne de sa belle infidèle, enfin punie jusque dans des outrages posthumes.

         « Dans le chef poli de Cassandre./ Dont les cris percent le tympan,/ Pierrot enfonce le trépan,/ D'un air hypocritement tendre.

          Le Maryland qu'il vient de prendre,/ Sa main sournoise le répand/ Dans le chef poli Je Cassandre/  Dont les cris percent le tympan.

          Il fixe un bout de palissandre/ Au crâne, et le blanc sacripant,/ A très rouges lèvres pompant,/ Fume - en chassant du doigt la cendre

          Dans le chef poli de Cassandre! »( Giraud, Pierrot Lunaire, 1884, p. 27)

            On est là à la lisière du baudelairisme encanaillé d´un Rollinat et du pur fumisme, à l´instar de la Décadence dans son ensemble qui se joue souvent entre ses outrances et ses parodies ironiques. Grotesque et cruauté s´installent dans les vers comme pour les disloquer à la façon d´une pantomime.

« On pourrait multiplier les exemples : il s ne disent pas seulement la rébellion du grotesque, le sursaut du faible », écrit Jean de Palacio. « Pierrot est manifestement porteur, à cette époque, de l´agressivité et de toutes les pulsions meurtrières que chacun porte en soi et que Charcot, Breuer et Freud allaient bientôt mettre au jour de l´inconscient nouvellement exploré », (1990, 88). Que Pierrot en effet étanche sur lui-même ou sur les autres sa soif de meurtre, « qu´il meure par suicide ou par exécution capitale, qu´il rêve l´assassinat ou qu´il l´accomplisse, les pulsions agressives que fait affleurer en lui la Décadence et la reconnaissance d´un inconscient construisent la modernité du personnage » (id, p. 224).

Si Pierrot est devenu en soi un double de l´artiste, selon la célèbre thèse de Jean Starobinski dans son Portrait de l´artiste en saltimbanque («Depuis le romantisme, le bouffon, le saltimbanque et le clown, ont été les images hyberboliques et volontairement déformantes que les artistes se sont plu à donner d'eux-mêmes et de la condition même de l'art», 1970, p.7), Pierrot assassin tend le miroir à la pulsion de mort de ses spectateurs, devenus, en guise baudelairienne, « ses semblables, ses frères ». « Familiarité, ubiquité, métamorphose disent à quel point ce lecteur fin-de-siècle s´est identifié à lui, y a reconnu son malaise, sa difficulté d´être, ses pulsions de mort et, à l´occasion, son sadisme » signale à juste titre Jean de Palacio. « Car ce bafoué, ce berné, ce cocu remplace parfois la ruse et la finesse (qu´il n´a  pas) par la cruauté et la violence. Il vole, il brutalise, il brûle, il viole, il torture et il tue » (id, p. 14). Et il est vrai que le Pierrot décadent tue beaucoup, « que sa carrière est jonchée de meurtres et que les cadavres du Mélodrame semblent parfois s´entasser sur la scène des Funambules. Avec cette différence, toutefois, que Pierrot surine le plus souvent des grotesques : un sacristain, une maritorne, un poupard, et que ces cadavres, à l´occasion, ressuscitent, comme le sacristain chez Hennique : pantomime oblige ! » (id, p. 225). Mais ce ne sont là pour Pierrot, à vrai dire, « que des compensations à sa certitude intime qu´il n´épousera jamais Colombine. C´est sur la Femme, sur sa propre femme, celle qu´il ne peut obtenir ou celle qui le trompe, que Pierrot tourne sa cruauté » (id, 226).

Poignardée, étranglée, empoisonnée ou chatouillée, il y a dans le sacrifice de Colombine un véritable meurtre rituel où toute la misogynie fin-de-siècle se complaît pour dire la revanche du mâle bafoué. Or, rien n´étant jamais simple en Décadence, cet aspect vengeur qui aurait pu en faire un « héros culturel » du temps ne peut jamais le satisfaire, entraînant souvent sa propre mort. « Et ce n´est pas là seulement l´effet d´une loi de talion (…) Colombine est l´autre partie de son moi au sens plein du terme, sa moitié. Pierrot assassin de sa femme, c´est donc du même coup Pierrot assassin de lui-même. Lorsqu´il revit ce meurtre dans sa mémoire, Pierrot libère en même temps les mécanismes du suicide (…) Toute revanche demeure donc impossible (90).  

D´où cette image qui peut-être résume mieux que tout le reste la polysémie, l´outrance et la mélancolie de cette figure, le Pierrot s´en va de Gustav A. Mossa (1906). Errant tel un somnambule en proie à une idée fixe de monomane au milieu de l´orgie où s´enchevêtrent les corps nus sur le parvis de l´église gothique (ils semblent d´ailleurs s´y diriger en vue d´une massive profanation) et où triomphe, obscène, la Femme (Mossa revient ici à son grand thème du carnaval des damnés), Pierrot tient dans sa main le poignard encore ensanglanté (le rouge tâche ici et là son costume immaculé qui contraste avec le ton des chairs exhibées). Un couple bourgeois titube en route vers l´orgie, et semble, en s´opposant au meurtrier solitaire, rejouer le drame de son cocufiage. Traumatisé par son geste, Pierrot semble prêt à le refaire, dans une boucle infinie qui ne saurait apporter de repos à son âme éreintée.

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Portrait ultime de cette figure qui aura hanté la fin-de-siècle, la toile de Mossa en est aussi une sorte d´épilogue. Comme son auteur, et comme toute l´époque qu´il synthétisa, Pierrot assassin sera éclipsé par la « boucherie héroïque » et les avant-gardes qui s´ensuivent, sacageant le bric-à-brac des vielloteries décadentes (bien que souvent s´y abreuvant en catimini). Mais non sans avoir ouvert la voie à une autre figure, promise, elle, à un éclatant avenir.

C´est Catulle Mendès, figure iconique de la popularisation des topoï décadents, qui fait la transition entre les deux figures. Coutumier des Pierrots assassins qu´il a lui-même mis en scène dans son œuvre déjà citée Le docteur blanc (1893), il va transposer le récit fondateur de la figure (le Pierrot de Rivière) dans le cadre d´un drame historique, genre  jugé plus «noble» (et bien plus payant, comme l´atteste en 1897 le succès phénoménal de Cyrano de Bergerac). Or, par l´intermédiaire de la figure titulaire de Tabarin, la monomanie de Pierrot va devenir celle du clown. La femme de Tabarin (1887) met donc en scène le célèbre bateleur et comédien forain de l´âge baroque (déjà paré du costume qui deviendra l´attirail du clown moderne), dont les Œuvres complètes (miscéllanée de textes qui lui étaient attribués) avaient été réedités avec grand succès en 1858, inspirant une première pièce de théâtre (le Tabarin de Paul Ferrier en 1874) qui articulait déjà un triangle amoureux autour d´une mise en abyme méta-théâtrale (sans toutefois d´issue tragique).

Jules Lemaître résume ainsi le drame de Mendès : « Tabarin monte sur les planches, commence la parade, raconte avec des airs de Jocrisse qu’il est jaloux de sa femme. Il l’appelle et, comme elle ne vient pas, il entr’ouvre le rideau derrière lui. Horreur ! il voit Francisquine entre les bras du mousquetaire. Il emprunte son épée à l’un des jeunes seigneurs qui sont au premier rang, se précipite dans la baraque, plonge l’épée dans la gorge de Francisquine et reparaît, poussant des cris rauques et les yeux hors de la tête ; et la foule s’émerveille de la perfection de son jeu. Francisquine, la gorge ouverte et saignante, vient se traîner sur les tréteaux… son sang l’étouffe, elle ne peut parler… Il se jette sur elle fou de désespoir, lui tend l’épée, la conjure de le tuer. La gouge moribonde saisit l’arme, se soulève avec des hoquets, parvient à pousser ce cri : « Canaille ! » mais elle tombe roide avant d’avoir pu frapper… Tout cela est rapide, pittoresque et brutal. Des fioritures sur un drame violent d’amour physique et de mort. La fin n’est qu’une pantomime horrible et sanguinolente. L’aimable exercice littéraire se termine en scène d’abattoir ou de cirque romain. L’esprit est amusé et les nerfs fortement secoués. Est-ce plaisir ou peine ? l’impression totale est malaisée à définir. » (Impressions de théâtre, 2e série, 1888)

La fin, en effet, est à la lisière du mélodrame historique encore inspiré par les codes de l´outrance romantique (eux-mêmes dérivés du théâtre baroque) et des pantomimes pierrotesques (dont on reconnaît plusieurs traits). Le jeu entre le théâtre et la vie se situe ici à la croisée de l´inversion du theatrum mundi baroque (l´on songe, entre autres, au Véritable Saint Genest de Rotrou) et de la percée de « l´autre scène », celle de l´inconscient, avec son cortège de pulsions.

« D’un geste, [Tabarin] écarte le rideau, et bondit dans l’intérieur de la baraque, se précipite sur sa femme, qui veut fuir et qui crie, lui enfonce l’épée dans la gorge, la retire sanglante, remonte épouvanté, à reculons, l’escalier qui conduit au tréteau, et reparaît devant le public, levant au ciel l’épée d’où tombent des gouttes de sang, et si pâle, si terrifié et si terrifiant, qu’un cri d’admiration s’échappe à la fois de toutes les bouches, et que précieux et précieuses, bourgeois, clercs, filles et tire-laine, toute la foule, éclatent en un tonnerre d’applaudissements. Puis Tabarin laisse choir ses bras, et tombe à genoux, hébêté, pendant qu’on applaudit de plus en plus. (…) Cependant, dans l’intérieur de la baraque, Francisquine n’est point morte. Saignante, la main sur la plaie, elle se traîne vers le petit escalier, le monte péniblement, et se trouve enfin sur le tréteau, devant toute la foule, pareille à un animal blessé, haineuse et hagarde. Tabarin, abîmé dans l’horreur, ne l’a ni vue ni entendue venir. Elle s’imbibe la main de sang dans sa blessure et, brusquement, elle en barbouille les lèvres de son mari. La foule respire à peine. L’admiration est telle que l’on oublie d’applaudir.)

Sous le décalage entre la tragédie réelle et ses spectateurs qui croivent encore à la fiction (« Voilà une fort agréable comédienne, dit Télamire : et ne dirait-on pas que le sang est du sang véritable ? ») percent les pulsions sombres qui font du clown légendaire un avatar des Pierrots de son temps, dont la fusion de sadisme (« Ah ! toi ! toi ! toi ! Oui, ton sang, je veux le boire ! Donne, encore ! Je l’aime ! ») et masochisme (« Veux-tu me tuer, toi aussi ? Il reste encore des morceaux de l’épée ; tiens, prends ! Mais, tiens, petite chatte, tiens, vois, c’est très pointu, prends donc ! Ah ! chérie! »). Cette sombre et macabre parodie du Liebestod romantique (« au moment où la main va frapper, la face se contracte dans une convulsion suprême, et Francisquine retombe à plat ventre, la tête sur les genoux de l’homme. Elle le mord à la cuisse, puis tout son corps se tend) culmine avec le cri pitoyable du « misérable histrion » qui clôt l´œuvre de façon spectaculaire (« Les exempts ! les exempts ! J’ai tué ma femme ! Qu’on me pende ! »).

L´avènement du clown tueur survient dans une reprise de ce canevas –et plus particulièrement de cette scène finale- qui connaîtra un succès bien plus éclatant et durable. Bien que son auteur ait fait des pieds et des mains pour échapper à l´accusation de plagiat, il est aisé de voir la transposition à l´œuvre dans Pagliacci (Paillasse, 1892), l´opéra de Ruggero Leoncavallo qui enflammera toute la Fin-de-Siècle et fait encore aujourd´hui partie du répertoire. Le drame, comme le titre l´annonce, met en scène une troupe de clowns, cette fois-ci dans l´époque contemporaine à sa rédaction. L´inévitable triangle amoureux hérité du Pierrot cocu se noue entre Canio, sa femme Nedda et Silvio. Toute la question du dédoublement entre l´acteur et son personnage, redupliquant les affres de la jalousie, est résumée dans la célèbre aria « Vesti la gubia », lorsque Canio, ayant découvert l´infidélité de sa douce moitié, doit toutefois endosser son costume clownesque (prémonition de l´adage apocryphe « the show must go on ») :

« Jouer ! alors que pris de délire,/ je ne sais plus ce que je dis,/ et ce que je fais !/ Et pourtant, tu dois… fais un effort !/ Ah ! n'es-tu pas un homme ?/ Tu es Paillasse !

Mets la veste,/ et enfarine-toi le visage./ Le public paie, et ils veulent rire./ Et si Arlequin te vole Colombine,/ ris, Paillasse, et tous applaudiront !/ Transforme en rires les affres et les pleurs, en une grimace les sanglots et le chagrin !

Ah ! ris, Paillasse,/ de ton amour brisé !/ Ris de la douleur, qui te ronge le cœur ! »

S´opère là la fusion entre la relecture tragique que faisait Rivière dans son Pierrot de la thématique baroque du theatrum vitae et le paradoxe du comédien dans sa variante clownesque tel que défini par les Goncourt dans un autre passage pionnier de leurs Frères Zemganno[10]. L´issue en est inévitable: lors d’une représentation, Canio, confondant l’action de la pièce et la vie réelle, tue avec un couteau sa femme et son amant sous les applaudissements des spectateurs qui ne comprennent pas l’enchevêtrement dramatique entre la scène et le theatrum mundi. « La comedia é finita », chante, en pleurs, le pathétique uxoricide, reprenant le célèbre « acta est fabula » du théâtre antique (transformé par Auguste sur son lit de mort en topos du theatrum mundi), sous les applaudissements de la foule.

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Que Canio soit initialement représenté en Pierrot, comme l´atteste le costume de Signorini dans cette carte d´époque montre bien la superposition, voire la véritable passation, qui se fait entre les deux figures. C´est encore sous cette guise que le légendaire Caruso paraît dans une des premières adaptations cinématographiques (1918) et que l´on retrouve Galliano Masini dans la version de 1948 toute traversée d´influences expressionnistes (1h06´sq). Symptômatiquement, alors que le souvenir du Pierrot assassin de la Décadence s´estompe l´on verra Canio prendre les traits du clown moderne (c´est déjà le cas pour Franco Corelli en 1954), avant que Zeffirelli ne revienne aux sources, hommage nostalgique d´un esthète meurtri à une créature et un monde évanouis (1982).  

Le XIXe siècle nous lègue ainsi, à la croisée entre culture lettrée et populaire, le clown désespéré, poussé à bout par toutes sorte de déceptions et qui finit par trancher littéralement dans le vif pour dénouer le triangle amoureux sordide dont il pâtit sous les rires des spectateurs qui ne saisissent pas le tragique de la scène où se mêlent fiction et réalité. Sous l´influence de Pierrot, devenu, lui, franchement psychopathe, il pourra au XXe siècle s´affranchir du triangle oedipien où il se trouve en passant de l´Eros au Thanatos et, partant, incarner de façon éclatante une pulsion de mort maniaque qui n´en finit pas de perturber l´ordre de nos représentations.

 

 

 

 


[1] « [La sidonie], en voyant [le gommeux], s'est allumée. Le gommeux qui s'en est aperçu, lui offre la main. Enhardie, elle lui saute au cou; deux baisers bruyants retentissent.

Le sabre de Pierrot tournoie, s'abat sur la sidonie. — Elle tombe.

Cette exécution calme le gommeux. Devenu soudain régence, il ramasse la demoiselle, la dépose sur le lit, la recouvre du drap, dit adieu à Pierrot » (p. 24)

[2] J.-M. Seillan. « Silence, on fantasme. Lecture de « Pierrot sceptique », pantomime de L. Hennique et J.-K. Huysmans ». In: Romantisme, 1992, n°75. Les petits maîtres du rire. pp. 78-79

[3] E. Zola, 'Pantomime', in Le Naturalisme au Theatre, Paris, 1874, p. 331

[4] Id, p.329

[5] Pierre Jourde « Huysmans la mécanique de la grâce », in Alain Vircondelet (éd), Huysmans, entre grâce et péché, Paris Beau- chesne, 1995, pp.52-53

[6] Zola, op cit, p.334

[7] Dans l´adresse au lecteur qui ouvre le premier numéro du Décadent (10 avril 1886), Anatole Baju, le directeur de la publication énumère le « schopenhauerisme à outrance » comme l´un des "prodromes de l´évolution sociale" contemporaine : « Se dissimuler l´état de décadence où nous sommes arrivés serait le comble de l´insenséisme. Religions, moeurs, justice, tout décade, ou plutôt tout subit une transformation inéluctable. La société se désagrège sous l´action corrosive d´une civilisation déliquescente. L´homme moderne est un blasé. Affinement d´appétits, de sensations, de goûts de luxe, de jouissance, névrose, hystérie, hypnotisme, morphinomanie, charlatanisme scientifique, schopenhauerisme à outrance, tels sont les prodromes de l´évolution sociale". Pour toute la question de l´influence de Schopenhauer sur la Décadence, v. J. Pierrot, L´imaginaire décadent, 1880-1900, p.78 sq)

[8] Paul Hugounet Mimes et pierrots; notes et documents inédits pour servir à l'histoire de la pantomime, 1889, p. 150

[9] « Colombine rentre : le spectre a disparu emportant son cadeau. Pierrot dit en tremblant ce qu'il a vu : effroi mutuel, recherches, nouvelle apparition de la victime. A son aspect, fuite de Pierrot et de Colombine abandonnant leur dîner. Demeurée seule madame Cassandre se met à table, fait honneur à tout, reprend ses écus et jugeant qu'après une bonne journée, rien n'est meilleur qu'un lit, se couche. Pierrot et Colombine rentrent. Au bruit le spectre s'éveille: il ajustement soif et demande à boire. Pour s'en débarrasser définitivement, Colombine qui a repris son sang froid, verse dans le verre que tend l'apparition la plus raide des médecines. Aussitôt le spectre se sauve, cherchant à s'isoler. Pierrot et Colombine se jettent sur le sac d'écus et s'élancent vers la porte » (id, p. 151)

 

[10] « Alors une vie nouvelle, une vie différente de celle du matin, une vie fantasque se mettait, pour ainsi dire, à couler dans ses veines. Oh ! cela n’allait pas pour le clown à avoir le sentiment d’une métamorphose, d’une transformation en un homme-statue du pays sublunaire dont il portait la livrée, non ! mais toutefois il se passait au dedans de Nello de petits phénomènes anormaux. Ainsi dans le clown enfariné et habillé de visions, il se faisait aussitôt en son individu un sérieux qui même dans une de ses farces, s’il en faisait une, donnait à cette farce un caractère rêveur, et qui était comme de la gaieté tout à coup suspendue, arrêtée par quelque chose d’inconnu. (…) Il sentait ses membres se contourner en des arabesques excentriques. Bien plus, tout seul, il était poussé à des gestes de somnambule et d’halluciné, et que les physiologistes appellent des mouvements symboliques, gestes dont il n’avait pas l’absolue volonté. Il se surprenait à faire jouer sur le mur éclairé par un quinquet d’un corridor vide, l’ombre chinoise des doigts de sa main contractée, s’amusant longtemps de leur danse crochue sur la muraille : et cela sans but, pour se faire plaisir à lui tout seul, et comme si son corps obéissait à l’impulsion de courants magnétiques biscornus et de forces capricantes de la nature » (1879, pp.207-208)