Entre domination et idéologie de l'amour moderne: une possibilité d'émancipation féminine?

Entre domination et idéologie de l'amour moderne: une possibilité d'émancipation féminine?

Soumis par Julie Vincent le 13/02/2013
Catégories: Erotisme

 

S’il a connu une réception désastreuse à sa parution en 1954, entre autres à cause de son éditeur Jean-Paul Pauvert qui venait, à l’époque, de publier les œuvres complètes de Sade, et du pouvoir censorial que l’Église détenait encore sur le contenu des produits culturels, le roman Histoire d’O de Dominique Aury (alias Pauline Réage) aura dû attendre la révolution sexuelle des années soixante-dix et l’expansion d’un féminisme fort pour prendre une place importante au sein de la sphère des productions littéraires. Ce roman, qui met en scène O, jeune femme introduite par son amant au sein d’une société sadomasochiste secrète et qui relate son évolution dans ce monde de contrôle et de domination fera naître un débat virulent sur la représentation de la femme au sein de l’œuvre érotique. C’est cinquante ans plus tard, soit en 2011, que paraîtra Fifty Shades of Grey , roman de l’auteure E.L James qui présente Anastasia Steele, une jeune étudiante universitaire qui fera la rencontre d’un jeune entrepreneur millionnaire, le beau et ténébreux Christian Grey, et qui se trouvera initiée à un monde où les jeux de l’amour et de la séduction passe par la domination et la soumission. Au contraire du roman de Dominique Aury, Fifty Shades of Grey connaîtra un succès mondial et instantané, devenant même le livre s’étant vendu le plus rapidement de tous les temps, et ce, malgré une réception mitigée de la part des critiques. Dans l’optique où nous sommes placés ici devant deux œuvres littéraires produites par des femmes et mettant toutes deux en scène des héroïnes vivant une initiation au sadomasochisme, nous pouvons donc nous demander comment les notions de masochisme et de genre littéraire participent ou non à l’élaboration d’une pensée féministe de l’émancipation. Dans le but de répondre à cette question, la thématique du masochisme devra d’emblée être abordée. En effet, celle-ci nous permettra de prouver que ces deux œuvres, d’apparence érotique, appartiennent à deux genres littéraires différents. Si l’analyse du phénomène masochiste démontrera qu’Histoire d’O appartient bel et bien au genre érotique, nous verrons que Fifty Shades of Grey s’inscrit plutôt dans un genre littéraire sériel, le roman d’amour, et que cette appartenance n’est pas sans conséquence. Nous poursuivrons donc notre analyse comparée en explorant les deux récits et en nous concentrant, à la fois sur le point de vue des féministes, et sur l’idéologie moderne d’amour véhiculée dans l’œuvre de James.

 

Masochisme: entre naturalisme, culturalisme et protectionnisme

Cette mise en contexte du concept de masochisme est primordiale puisqu’elle nous permettra d’établir les critères d’évaluation, qui serviront, dans la deuxième partie de ce travail, à dresser un portrait des deux héroïnes en question, soit O et Anastasia et de voir comment s’exprime ou non le masochisme chez elles et s’il est donc possible de les catégoriser comme étant fondamentalement masochiste. Il sera question ici des théories de Freud, de Rosenberg et de Maugin-Pellaumail, et plus particulièrement, des concepts de masochisme féminin fondé à la fois sur des déterminants d’ordre biologiques et culturels, et de masochisme gardien de la vie/mortifère.

 

Le masochisme féminin

Selon Freud, le masochisme féminin est intrinsèquement lié à un déterminant biologique, soit sa corporalité. En effet ce serait la position d’infériorité physique de la femme, placée devant l’homme, ainsi que son inévitable passivité sexuelle qui la rendrait masochiste1. Toutes les femmes seraient donc, selon Freud, masochistes. De façon plus claire, la femme, constatant qu’elle ne pourra jamais atteindre une force physique égale ou supérieure à l’homme, décide inconsciemment de se soumettre à lui, dans le but d’être protégée. D’un point de vue purement reproductif, Freud met l’emphase sur la passivité féminine dans l’acte sexuel en rappelant que celle-ci est pénétrée par l’homme, et se trouve donc dominé par l’organe masculin. Nous sommes donc placés ici devant un masochisme naturalisé.

 

Le masochisme gardien de la vie et mortifère

Benno Rosenberg (1982) a quant à lui tenté un dépassement de la théorie freudienne en identifiant deux catégories distinctes de masochisme, soit le gardien de la vie et le mortifère. En effet, selon lui, le masochisme ne peut exister sans la pulsion de mort et c’est la pulsion destructrice qui agit comme catalyseur pour maintenir la vie psychique du sujet masochiste dans un équilibre certain2. En d’autres termes, le masochiste utiliserait la soumission ou la violence physique et psychologique, en l’érotisant, dans le but de répondre à un désir plus ou moins contrôlable d’autodestruction psychique et viendrait ainsi inhiber, l’espace d’un moment, la pulsion de mort. Le sujet masochiste aurait donc recours à des pratiques lui amenant de la souffrance dans les moments de vide intérieur ou de détresse psychologique. C’est d’ailleurs pour cette raison que Rosenberg qualifie ce type de masochisme comme étant «gardien de la vie», car il agit dans une optique de préservation. Le masochisme mortifère est quant à lui le dépassement de cet état d’équilibre où le sujet ne se satisfait plus d’une pulsion destructrice passagère. En effet, la perte de contrôle entraînera donc un blocage de la pulsion de vie et pourra mener à une autodestruction incontrôlable et complète, c’est-à-dire, à la mort du sujet.

 

Le masochisme féminin: de la notion de nature à culture

Pour la psychanalyste Marcelle Maugin-Pellaumail, l’attitude masochiste des femmes ne serait pas d’essence naturelle, mais proviendrait plutôt de déterminants culturels. En effet, il serait impossible, selon elle, de négliger les différents facteurs sociaux qui permettent l’élaboration de la personnalité. La culture jouerait donc de ses influences en suggérant des images, lesquelles se retrouvent dans un processus d’appropriation par le sujet qui finira par s’identifier à ce qu’il croit être la norme3. Elle poursuivra en rappelant que l’image infériorisée de la femme promue au sein des sociétés de type patriarcales depuis maintenant des siècles doit donc être conçu comme un facteur de premier ordre dans la construction et le développement d’un masochisme féminin:

Que faire lorsqu’on est infériorisé et humilié, sinon, envers et contre tous, devenir, de son plein gré, le subordonné que les autres veulent qu’on soit? Pendant des générations, les femmes n’ont pu vouloir, c’est-à-dire être, qu’en voulant leur propre impuissance. Toutefois, le masochiste, s’il se rabaisse, le fait avec l’excès qui convient pour démontrer qu’il n’est plus désormais une victime, mais un agent, l’agent de sa destinée. (Maugin-Pellaumail, 1979, 140)

Se présentent donc à nous ici trois types de masochisme directement ou indirectement lié à une condition féminine. Bien qu’il soit impossible de dire avec entière conviction que ceux-ci renvoient à une image purement négative du masochisme, il est tout de même adéquat d’affirmer que ces trois théories proposent une vision aliénante du concept. Il sera donc question, dans la seconde partie de cette analyse, de voir dans quelle mesure et selon quels modes, se révèle le masochisme dans les deux œuvres à l’étude.

 

Masochisme et fiction

Dans cette deuxième partie, nous observerons les modes d’action du masochisme dans Histoire d’O et Fifty Shades of Grey. Nous nous attarderons à comprendre ses mécanismes dans le but de vérifier s’il joue un rôle prépondérant dans la représentation d’une féminité émancipée. Pour ce faire, nous observerons tout d’abord le comportement des deux protagonistes mis en scène pour voir s’il répond aux impératifs du masochisme énoncés précédemment. Nous utiliserons ensuite la théorie du psychanalyste M’Uzan qui donne au masochiste un rôle d’entrepreneur au sein de la relation dominant/dominé.

 

Le masochisme réagien

L’héroïne de Dominique Aury nous donne la preuve de son masochisme dès les premières scènes alors que le lecteur est témoin de sa réaction face à sa soirée d’initiation au château de Roissy «Elle s’étonnait que le souvenir du fouet qu’elle avait reçu la laissât aussi sereine(…)»4. Il est évident ici qu’O n’éprouve pas le sentiment attendu en de pareilles circonstances, après de pareils outrages. Un peu plus loin, elle exprimera des sentiments face à cette soirée qui peuvent nous laisser croire qu’elle oscillerait entre un masochisme gardien de la vie et peut-être même mortifère «Sous les regards, sous les mains, sous les sexes qui l’outrageaient, sous les fouets qui la déchiraient, elle se perdait dans une délirante absence d’elle-même qui la rendait à l’amour, et l’approchait peut-être de la mort.»5

Histoire d’O présente une confrontation dichotomisante entre les sexes qu’il est impossible de nier. En effet, le récit présente uniquement des esclaves de type féminin, soumis aux volontés et aux désirs masculins «Vous êtes ici au service de vos maîtres».6 Cette dichotomie dominant/dominé, qui crée un rapport de genre évident entre passivité féminine et agressivité masculine, a poussée des féministes comme Anne-Marie Dardigna à la considérer comme étant la preuve de l’existence d’un désir masculin hégémonique au sein du récit. Le désir féminin se trouverait donc, selon elle, entièrement inhiber. Cette négation du désir féminin, Dominique Aury s’en défend bien. En effet, selon elle, le masochisme d’O n’affirmerait en rien sa soumission, mais au contraire serait plutôt la démonstration d’un désir autodestructeur «Ce que cette fille cherche peut-être, comme d’autres femmes l’ont cherché dans la vie religieuse, c’est une destruction, une destruction avec la joie de la destruction.».

Le psychanalyste Michel de M’Uzan, dans son ouvrage De l’art à la mort, explique que l’on «a relevé depuis longtemps que la servilité, l’humilité du masochiste trahissent des affects exactement opposés.» (1983, p.136) Celui-ci amène donc l’idée d’une volonté masochistique, volonté qui se traduit par l’utilisation du sadique comme instrument de résolution du désir destructeur. Un exemple flagrant de cette manipulation s’observe lorsque O, après avoir été donné à Sir Stephen par son amant, admet avoir trouvé en celui-ci, un maître plus à la hauteur de ses exigences masochistes «Sir Stephen était un maître autrement sûr, que René. Et si passionnément qu’O aimât René, et lui elle, il y avait entre eux comme une égalité (quand ce n’aurait été que l’égalité d’âge), qui annulait en elle le sentiment de l’obéissance, la conscience de sa soumission.»7. Cette prise de conscience sera développée à la fin du récit lorsqu’O exprimera son indifférence face à l’amour qu’éprouve René pour le personnage de Jacqueline «Le voilà donc, se disait O, le voilà venu le jour dont j’avais tellement peur, ou je serais pour René une ombre dans une vie passée. Et je ne suis même pas triste, et il me fait pitié, et je peux le voir chaque jour sans être offensée qu’il ne me désire plus, sans amertume, sans regret.»8 La pitié que O dit exprimer à l’égard de René, est engendrée par la réaction de celui-ci devant Jacqueline. En effet, c’est son désespoir, sa soumission devant elle qui pousse O à dénigrer René. C’est exemple prouve donc bien à quel point O aime par utilité, à quel point elle n’accepte pas que son partenaire de jeu face preuve de faiblesse.

 

Le masochisme sentimental de James

Bien que la publicité entourant la sortie de Fifty Shades of Grey ait été centrée autour du fait que le lecteur entrerait dans un monde érotique sadomasochiste, dans un monde de transgression, il sera évident de constater, et ce à l’aide de l’utilisation du récit de la scène finale et de la notion de rapports de pouvoir, que le masochisme de James n’existe que dans le but de soutenir la relation sentimentale des deux protagonistes.

Dans cette scène finale, Christian réussit à convaincre Anastasia de subir un châtiment corporel, d’accepter la punition qui lui est due pour sa mauvaise conduite. Suite à celle-ci, Anastasia aura une réaction qui ne correspond d’aucune façon à celle attendue par un masochiste «Why did I let him do that to me? I wanted the dark, to explore how bad it could be-but it’s too dark for me. I cannot do this.»9. Elle ira même plus loin, en avouant elle-même son incapacité à une réelle soumission «I’m not obedient, and you can be as sure as hell I’m not going to let you do that to me again.»10. Le plaisir qu’elle éprouvera tout au long du récit lors des jeux sexuels à caractère dominant/dominé n’est en fait seulement que la démonstration d’une curiosité devant l’inconnu. En effet, Anastasia est vierge lorsqu’elle amorce sa relation avec Christian et se trouve donc en permanence sur le terrain de l’exploration. Il faut donc faire attention à ne pas confondre ici le masochisme et la simple découverte.

En tenant compte de la théorie de M’Uzan énoncé plus haut il est également possible d’affirmer que Christian et Anastasia n’entretiennent pas réellement une relation dominant/dominé, mais plutôt une relation basée sur des jeux de pouvoir, ou tous les deux tentent, chacun à leur tour, de convaincre l’autre d’adhérer à sa vision conjugale. Plus encore, ceux-ci, par la force de leurs sentiments, se laisseront tour à tour convaincre de céder aux désirs de l’autre. Si Anastasia accepte, d’une certaine façon, de se prêter au jeu de la soumission, Christian, de son côté, semble disposer à offrir en partie, à Anastasia, une certaine forme d’engagement émotif «So yes, tell me what you want in terms of more. I will endeavor to keep an open mind (…)»11 Au contraire d’Histoire d’O, ou la relation de domination s’exerce sur toutes les sphères de la vie d’O, celle d’Anastasia ne prend que partiellement forme lors de certains ébats sexuels. Nous ne sommes donc pas en mesure de conclure qu’il existe dans cette relation un dominant et un dominé.

La présence d’une forte sentimentalité est aussi à prendre en considération dans la relation qu’entretient Anastasia avec Christian. En fait, l’idée qu’il nous soit impossible de séparer Anastasia de Christian, que celle-ci n’existe pas en tant que soumise à l’extérieur de cette relation, nous porte à croire qu’elle n’est pas soutenue par un besoin d’assouvissement d’une pulsion destructrice, mais plutôt porté par un sentiment d’amour inconditionnel. En effet, Anastasia n’est pas amoureuse de Christian «I’ve fallen in love with you, Christian.»10 Parce qu’il lui permet d’exprimer ses besoins masochistes, mais plutôt qu’elle accepte une certaine forme de soumission parce qu’elle aime profondément Christian et a peur de le perdre «And the thought of not seeing him again practically chokes me…my Fifty Shades.»12. Nous sommes donc en mesure d’affirmer que le concept de masochisme ne peut être pris en considération dans l’analyse de la représentation féminine de cette œuvre. Cette analyse ne peut être pertinente que développée sous l’aspect le plus représentatif de l’œuvre, c’est-à-dire sur la base de la sentimentalité.

Nous avons démontré, au cours de cette partie, que les deux œuvres analysées ici ne peuvent être comparées sur les mêmes bases. Histoire d’O met en effet de l’avant une héroïne masochiste, alors que Fifty Shades of Grey, met en scène une héroïne amoureuse. S’il a été possible de constater qu’O peut être considéré comme une représentation féminine en contrôle de la situation, il nous est toutefois impossible de tirer de pareilles conclusions à l’égard du personnage d’Anastasia

 

D’un point de vue féministe

Dans cette dernière partie, nous parcourons deux théories féministes qui viennent nier toute possibilité de parler d’héroïne émancipée, que ce soit dans le récit de Réage ou de James. Il sera effectivement question d’Anne-Marie Dardigna qui s’est fortement opposée au genre érotique et Pascale Noizet, qui elle, s’est intéressée à l’idéologie d’amour moderne, et plus particulièrement dans le roman d’amour (entre autres la série des Harlequins) comme forme d’avilissement de la femme.

 

Le genre érotique de Dardigna

Pour Dardigna, le fantasme exprimé dans le genre érotique est inévitablement, par l’effet du discours, transféré dans le social.13 En effet, il revêt la forme dogmatique en ce sens qu’il oblige le lecteur à croire qu’il détient la vérité, que lui seul connaît le désir caché des femmes. Bien que Réage ait pu se défendre d’imposer à ses lecteurs une vérité masculine du fait de son appartenance au genre féminin, Dardigna rappellera à tous que celle-ci écrivit son œuvre comme un cadeau pour son amant. Il est donc évident pour Dardigna, que le récit d’Histoire d’O est empreint de fantasmes masculins.

Elle poursuit sa critique du genre érotique en expliquant que, bien que l’érotisme soit le terrain de l’interdit et de la transgression, dans le roman de Réage, le viol, la prostitution et la domination ne peuvent être considérés que comme de simples fantasmes, résultat de l’imaginaire. En effet, en parlant plus particulièrement de la prostitution, elle explique que:

La prostitution ne doit donc pas, dans l’érotisme, être prise comme une métaphore et un simple décor de transgression. C’est bien au contraire la structure fondamentale: faire du corps féminin, à la lettre, un objet évaluable et interchangeable, circulant entre les hommes au même titre qu’une monnaie, sorte d’équivalent général dans l’exercice de leur pouvoir phallique.»14

Le genre érotique doit donc, arrêter de justifier ses pratiques discursives patriarcales et assumer sa part dans l’établissement du social. Elle explique que cette manipulation érotique tend à automatiquement oublier que de grandes luttes féministes ont eu lieu et que le corps féminin se trouve donc ainsi réaliéné avant même d’avoir pu goûter à la liberté et que «(…) renonçant à l’existence avant même d’avoir commencé à exister, n’auront de cesse de se soumettre à nouveau à la domination masculine, mais cette fois pour le plaisir, si l’on peut dire…»15

Dardigna accuse également Réage de faire la promotion d’une sexualité naturalisée, caractérisée par un récit genré. Un exemple fort de cette accusation se trouve dans la scène où O attend nue sur le canapé pendant que René et Sir Stephen parlent d’elle:

Les honneurs que René faisait de son corps, les réponses de Sir Stephen, la brutalité des termes que les deux hommes employaient la plongèrent dans un accès de honte si violent et si inattendu que le désir qu’elle avait d’être à Sir Stephen s’évanouit, et qu’elle se mit à espérer le fouet comme une délivrance, la douleur et les cris comme une justification.16

Dans cet extrait il est intéressant de noter qu’il y a une dichotomie flagrante entre la parole brutale masculine et le quasi-mutisme féminin. Comme Dardigna le mentionne:

Belle fable de la puissance magique de la parole masculine: elle sert ici à réprimer le désir féminin en faisant honte aux femmes de leur propre corps dans le temps même où celui-ci est sur le point d’être échangé et utilisé par les hommes. Parole d’appropriation qui est aussi une parole d’exclusion du sujet féminin.»17

C’est donc dire pour Dardigna, que la femme dans Histoire d’O n’a pas le droit, ni l’opportunité d’exprimer son désir charnel sous peine d’être humiliée. Ces personnages deviennent donc circonscrits dans leur «nature» de femme, emprisonnés dans une passivité et relégués au rôle d’objet de consommation.

 

L’idée moderne d’amour

Nous avons démontré précédemment que Fifty Shades of Grey était d’abord et avant tout, le récit d’un engagement sentimental de la part des protagonistes, et plus particulièrement de la part d’Anastasia. Celui-ci est tel, que nous avons considéré qu’il était impossible de ne pas lui donner la primauté comme angle d’analyse féministe. Le corpus critique étant bien mince pour cette œuvre toute récente, il sera donc question de voir comment l’idéologie de consolation et l’idée moderne d’amour présentent dans le texte influent ou non sur la représentation de la femme.

L’idéologie de consolation se construit à l’aide d’invariants narratifs présents dans le roman d’amour. Ces invariants, qui sont la rencontre entre un homme et une femme (scénario de base), la confrontation polémique, la séduction, la résolution et la promesse de mariage sont immuables et servent à entretenir l’idée d’un amour idéalisé, d’un «happy ending». Il est à noter que plus la confrontation polémique est sérieuse, plus l’idéologie de consolation s’en trouvera bonifié «Dans son principe, le roman d’amour moderne oriente fondamentalement la constitution du rapport amoureux sur l’antagonisme des classes de sexe et le conduit à son obligatoire résolution.» fn]Ibid 14, p. 10 Dans le récit de James, la confrontation polémique est évidente: Anastasia veut une grande et belle histoire d’amour remplie de passion alors que Christian a besoin de dominer sa partenaire (le choix du terme partenaire n’est pas anodin) et refuse de s’engager sentimentalement. Celle-ci ne sera pas résolue dans le premier tome de la trilogie, mais bien à la toute fin du deuxième tome, histoire de rendre encore plus spectaculaire la résolution (à noter que les lectrices ne seront pas en reste puisqu’une deuxième confrontation polémique aura lieu dans le dernier tome).

Du mélange entre les invariants narratifs et l’idéologie de consolation découle ce que l’on peut appeler l’idée moderne d’amour. Pour Pascale Noizet «Il s’agit en effet de reconnaître l’amour, non pas comme un donné naturel, mais bien comme un construit dont le principe repose, depuis le XVIIIe siècle, sur une organisation fortement structurée des rapports sociaux de sexe.18 Dans Fifty Shades of Grey, les deux personnages principaux démontrent une physionomie et un caractère qui représente bien c’est rapports sociaux de sexe. En effet, Anastasia est jolie, maladroite, discrète, inexpérimentée sexuellement alors que Christian lui est confiant, arrogant, beau et très séduisant. Ce portrait des personnages pousse inévitablement à mettre Anastasia dans la voie de la passivité et Christian dans celle de l’agressivité. James met donc en scène des personnages qui répondent bien au concept de naturalisation des genres dénoncé par les féministes.

Cette naturalisation nous la retrouvons d’ailleurs au sein même de la narration. En effet, «(…) le récit recourt à un mode particulier d’énonciation narrative dont l’exécution se fonde sur le principe d’une partialité catégorielle, en l’occurrence la focalisation interne centrée sur l’héroïne.»19, et donc, celui-ci aura la fonction idéologique de lui faire supporter l’histoire sentimentale. Cette narration à dominance féminine aura donc pour effet d’accentuer la division sexuelle de l’amour en l’exacerbant «(…) comme si l’amour l’enfermait dans une nature spécifique où elle se retrouve submergée et intoxiquée par celui-ci. Dans le récit de James, la narration au «Je» d’Anastasia laisse même place à des dialogues internes où celle-ci se questionne, se félicite ou même se réprimande. Elle est l’actant principal de la relation d’amour, c’est à partir d’elle que le lecteur comprend l’amour et c’est en ceci qu’elle est une idéologie réductrice pour la représentation féminine.

 

Nous avons pu constater que bien qu’elles traitent toutes deux de relations sadomasochistes, Histoire d’O et Fifty Shades of Grey se retrouve aux antipodes l’une de l’autre lorsqu’il est question de genre littéraire. En effet c’est en définissant le concept de masochisme et en voyant comment il s’appliquait ou non dans les deux récits que nous avons pu affirmer que seule O pouvait être catégorisée comme masochiste et que sa créatrice, Dominique Aury, l’avait même placé dans cette condition dans le but d’en faire une figure d’émancipation, de contrôle féminin, de subversion. Au contraire, nous avons établi que les comportements de soumission observés chez Anastasia étaient plutôt reliés à une curiosité face à l’inconnu, une certaine naïveté, ainsi qu’au développement d’un sentiment amoureux fort. L’idée principale était ensuite de voir quelles conséquences le masochisme assumé d’ O et l’amour engagé d’Anastasia pouvaient avoir sur l’image féminine qu’elle projetait. L’utilisation de la critique d’Anne-Marie Dardigna nous a permis de voir à quel point pour les féministes, le personnage d’O est dominé par l’idéologie patriarcale, et même par une idéologie de la surconsommation. En utilisant les travaux de Pascale Noizet sur le roman moderne d’amour, il a été possible de démontrer à quel point c’est l’idéologie de consolation, ainsi que l’idée moderne d’amour qui aliène Anastasia et ses lectrices.

Bibliographie

AURY, Dominique, «Histoire d’O», Éditions Pauvert, collection livre de poche Paris, 201 pages

AURY, Dominique, «Vocation: clandestine», Éditions Gallimard, Paris, 1999, 117pages

JAMES, E.L, «Fifty Shades of Grey», First vintage books edition, États-Unis, 2012, 514 pages

BLANCHETTE, Julie, «De Pauline Réage à Anne Rice: un pas vers une sexualité démocratisée», Université du Québec à Montréal, mémoire présenté comme exigence partielle de la maîtrise en études littéraires, juin 2010

DARDIGNA, Anne-Marie, «les châteaux d’Eros ou les infortunes du sexe des femmes», Éditions Maspero, Paris, 1980, 326 pages

NOIZET, Pascale, «L’amour moderne: de tradition en transgression ou la féminité en question», Université d’Ottawa, Tangence, no47, mars 1995

NOIZET, Pascale, «La coopération interprétative dans le roman d’amour populaire de langue française de 1880 à nos jours», Université du Québec à Montréal, mémoire présenté comme exigence partielle de la maîtrise en études littéraires, août 1986, 78 pages

RIBAS, Denys, «Revue critique: Masochisme mortifère, masochisme gardien de la vie de Benno Rosenberg», PUF, Collection des monographies de la revue française de psychanalyse, Paris, 1991, URL: gallica.bnf.fr/bibliothèquesigmundfreud

 

 

  • 1. BLANCHETTE, Julie, «De Pauline Réage à Anne Rice: un pas vers une sexualité démocratisée», Université du Québec à Montréal, mémoire présenté comme exigence partielle de la maîtrise en études littéraires, juin 2010
  • 2. RIBAS, Denys, «Revue critique: Masochisme mortifère, masochisme gardien de la vie de Benno Rosenberg»,
  • 3. Ibid., p. 1
  • 4. “Histoire d’O”, p. 44
  • 5. Ibid 4, p. 59
  • 6. Ibid 4, p. 36
  • 7. Ibid 4, p. 124
  • 8. Ibid 4, p. 185
  • 9. “Fifty Shades of Grey”, p. 507
  • 10. a. b. Ibid 9, p. 509
  • 11. Ibid 9, p. 400
  • 12. Ibid 9, p. 508
  • 13. DARDIGNA, Anne-Marie, «les châteaux d’Eros ou les infortunes du sexe des femmes», p. 21
  • 14. Ibid 14, p. 88
  • 15. Ibid 14, p. 95
  • 16. Ibid 4, p. 94
  • 17. Ibid 14, p. 169
  • 18. NOIZET, Pascale, «L’amour moderne: de tradition en transgression ou la féminité en question», p. 8
  • 19. Ibid 21, p. 10