Érotisme féminin et trangression: Bataille, Réage

Érotisme féminin et trangression: Bataille, Réage

Soumis par Megan Bédard le 07/02/2013
Catégories: Erotisme

 

La littérature du XXe siècle ne peut être expliquée sans le Marquis de Sade qui a inscrit la modernité sous le paradigme de l’érotisme et de la cruauté. Son nom a donné notamment un qualificatif, sadique, un peu comme le nom Sacher-Masoch a donné son négatif avec La Vénus à la fourrure: masochiste. L’un aimant la cruauté, l’autre trouvant du plaisir dans la douleur, c’est le thème d’Histoire d’O, récit écrit par Pauline Réage et publié sous le pseudonyme de Dominique Aury en 1954 par Jean-Jacques Pauvert, celui-là même «qui avait commencé à l'âge de 21 ans une vaste et courageuse entreprise éditoriale: la publication au grand jour des Œuvres complètes du Marquis de Sade1.« À la suite des œuvres de Sade, nous avons aussi connu les textes de Georges Bataille qui, en s’inspirant du fait que le Marquis inscrit dans la jouissance à la fois la cruauté et l’érotisme, publie en 1928 un texte intitulé Histoire de l’œil puis un essai sur le sujet en 1957: L’Érotisme. Dans les deux récits mentionnés, Histoire d'O et Histoire de l'œil, nous remarquons qu’il y a présence de transgression, mais il s’agit de deux types de transgressions divergentes tout comme il y a deux écritures de l’érotisme distinctes, l’une étant masculine et l’autre, féminine. De plus, ces deux histoires tournent autour d’un personnage féminin et il serait intéressant de comprendre comment cette figure féminine incarne la transgression dans Histoire d’O et Histoire de l’œil. Il nous faudra tout d’abord commencer par définir en quoi le sexe de l’écrivain peut modifier le sens qu’on peut attribuer à l’histoire et de quelle façon il y a transgression dans ces deux récits. Enfin, nous comparerons les deux personnages féminins dans ces romans précédemment mentionnés de Pauline Réage et Georges Bataille.

 

Érotisme féminin et masculin: différences et interprétations

Dans un premier ordre d’idée, il faut mentionner qu’à la parution d’Histoire d’O le public et les critiques ne pouvaient croire qu’une femme avait écrit cette histoire: «La polémique s’enclencha et l’on attribua le roman à un homme (Bataille et Mandiargues furent d’ailleurs fréquemment cités)2.» Le rapprochement qu’on a fait alors entre les écrits de Bataille et Histoire d’O nous montre à quel point ces deux récits sont en apparence semblables. Cependant, dans sa préface au texte de Pauline Réage, Jean Paulhan défend la thèse d’une écriture au féminin qui transparaît dans Histoire d’O. En effet, «c’est qu’O, le jour où René l’abandonne à de nouveaux supplices, garde assez de présence d’esprit pour observer que les pantoufles de son amant sont râpées, il faudra en acheter d’autres. [...] Voilà ce qu’un homme n’aurait jamais trouvé, en tout cas n’aurait pas osé dire3

Le fait qu’Histoire d’O ait été écrit par une femme a eu aussi de l’influence dans l’histoire de sa censure puisque qu’au moment où «[e]n Europe, tandis que les censures morales étaient abolies en Espagne et que la traduction des Onze Mille Verges de Guillaume Apollinaire était accessible au grand public, l'Histoire d'O était encore censurée en 1979, notamment parce que l'auteur était une femme4

Les éléments formels du texte de Pauline Réage ont pu jouer sur l’ambiguïté du sexe de l’auteur puisque l’héroïne est un personnage beaucoup plus utilisé dans la littérature érotique que le héros. Maingueneau nous explique que «[c]ela peut nous sembler paradoxal pour des productions qu’on considère généralement soumises aux contraintes de la sexualité masculine. Mais c’est finalement un choix cohérent à l’intérieur même de l’univers masculin5.» L’héroïne selon Maingueneau serait plus adaptée au récit initiatique puisqu’elle a «une relation problématique à sa propre sexualité, qu’elle est censée découvrir6.» Dans le roman de Pauline Réage, O est déjà une femme à l’aise avec sa sexualité et c’est par conséquent une nouvelle forme de sexualité qu’elle devra découvrir: le sadomasochisme.

Dans Histoire de l’œil de Bataille, les héros empruntent quant à eux le schéma du «second cas de figure, celui du perfectionnement de sa vie sexuelle [...] [qui sont des textes] qui s’appuient sur une idéologie de l’épanouissement sexuel7». Dans le cas de Bataille, ce sera un épanouissement sexuel basé sur la transgression telle qu’il l’a théorisé dans son essai intitulé L’Érotisme, nous le verrons plus tard.

Il est important aussi de mentionner que Histoire de l’œil est narré par un jeune homme contrairement à Histoire d’O, mais ces deux récits ont tout de même pour objet central une femme: qu’il s’agisse de Simone ou d’O. Le récit de Bataille se présente comme une confession ou comme des mémoires dès l’incipit où l’on peut lire: «J’ai été élevé seul et, aussi loin que je me le rappelle, j’étais anxieux des choses sexuelles. J’avais près de seize ans quand je rencontrai une jeune fille de mon âge, Simone, sur la plage de X8...» Cependant, bien que ce soit un narrateur masculin, la présence de Simone se manifeste déjà dès la deuxième phrase du texte. Ce qui nous montre que le personnage féminin aura donc beaucoup d’importance dans ce récit. Histoire d’O est cependant un texte écrit à la troisième personne, mais il s’agit d’une troisième personne subjective, à travers la narration nous ne connaissons que ce qu’O perçoit du monde et ce qu’elle ressent: «Sir Stephen le recevait toujours, toujours René embrassait O, lui caressait la pointe des seins, faisait avec Sir Stephen des projets pour le lendemain, où il n’était pas question d’elle, et s’en allait. L’avait-il si bien donnée à Sir Stephen qu’il en était venu à ne plus l’aimer9?» Dans cet extrait, nous voyons qu’il y a des moments dans l’histoire dont O n’est pas au courant et que le lecteur ne connaîtra jamais, il s’agit ici des plans pour le lendemain, puisque la vision que nous avons du monde dans Histoire d’O est la vision d’O. Nous sommes aussi au courant de ses états d’âme, de ses interrogations au sujet de René, ce qui nous montre que ce n’est pas qu’un point de vue, mais que le narrateur est omniscient sur la personne d’O.

Nous pouvons aussi émettre l’hypothèse qu’il s’agit d’O qui raconte son histoire, mais que le statut d’objet, extérieure à elle-même et dépossédée lui interdit désormais de se nommer «je». Ce pourrait être le récit rétrospectif d’une dépossession.

Enfin, la dernière chose qui a pu confondre les critiques sur le sexe de l’auteur d’Histoire d’O est enfin son thème. Comme nous venons de le mentionner, c’est le récit d’une femme qui, par amour, se fait initier au sadomasochisme et qui, après avoir «subit de la part d'inconnus des supplices, des privations et des caresses qui la dépossèdent peu à peu d'elle-même tout en lui procurant une jouissance mystique [...] elle tire de sa servitude absolue un sentiment de fierté insensée4.» Ce véritable éloge de la soumission féminine et de la servitude sexuelle est, selon Paulhan, l’expression d’ «un idéal viril. Viril du moins masculin10.» Nous le verrons plus tard, il s’agit plutôt de ce que Paulhan appelle une lettre d’amour, conception qui a choqué plus d’une critique à l’époque.

 

Normes et transgression

Le texte de Pauline Réage choc en lui-même par son sujet. De nombreux groupes féministes se sont élevés longtemps contre ce texte, par exemple, lorsqu’ «[e]n juillet 2004, dans The Observer, Géraldine Bedell révèle au lectorat des faits moins connus comme le sort réservé au livre sur les campus féministes dans les années 80 (où il est brûlé) 4». Au moment de la libération sexuelle, un tel éloge de la société patriarcale de pouvait que choquer le public féministe. En effet, «[d]ans Histoire d’O, l’héroïne semble être amenée au masochisme, la sexualité à laquelle elle se plie correspond au choix de ses maîtres. Elle accepte le viol ou le fer rouge, mais considère le spectacle de sa masturbation publique comme la pire outrance11.» Ce qui semble incongru dans la transgression d’O ne l’est pas du tout pour Bataille, puisqu’il écrite notamment dans L’Érotisme que «[s]ouvent la transgression de l’interdit n’est pas elle-même moins sujette à des règles que l’interdit. Il ne s’agit pas de liberté: à tel moment et jusque-là, ceci est possible est le sens de la transgression12

Les règles suivies par O sont donc essentiellement celles de l’hétérosexualité et de la jouissance masculine. Si O ne peut se faire jouir elle-même «ceci [révèle que] les hommes, comme le note Virginie Despentes dans King Kong Théorie, ''sont ceux par qui la femme doit jouir. La masturbation féminine continue d'être méprisable, annexe. L'orgasme qu'on doit atteindre, c'est celui prodigué par le mâle'' (Despentes, 2006, 103). La sexualité d'O dépend uniquement de ce que l'homme peut lui offrir13.» D’un autre côté, «Nancy Friday, sociologue américaine, a longuement étudié ces phénomènes classiques du fantasme féminin dans l’étude duquel elle s’est spécialisée (tels le viol, la soumission, la violence). Elle en a conclu que les femmes ont intégré à leurs fantasmes les principes de la société patriarcale. Pour dépasser ce concept de passivité féminine, Friday reconnaît la nécessité absolue de briser les tabous attribués à la sexualité et au corps féminin11.» Il faut toutefois mentionner, ce qui pourrait être encore plus important que le fait qu’Histoire d’O ait choqué les groupes féministes, qu'il s’agit d’un récit racontant une sexualité hors norme. Pauline Réage transgresse les tabous sur l’érotisme féminin en nous montrant une héroïne heureuse dans sa soumission tout comme Bataille le fait dans Histoire de l’œil d'une autre manière.

Il faut toutefois mentionner que dans le texte de Bataille, Simone est un peu comme le négatif d’O. Son rôle, nous le verrons plus tard, n’est plus passif, mais actif dans le processus de transgression de l’interdit. Tout d’abord, il est important de définir ce que Bataille entend par la transgression de l’interdit. Dans L’Érotisme, Bataille écrit que «[l]a transgression n’est pas la négation de l’interdit, mais elle le dépasse et le complète14.» De plus, ce n’est que dans la transgression qu’il peut y avoir de l’érotisme selon lui, puisque c’est ainsi que l’on atteint le monde du sacré: «Le sacré est justement la continuité de l’être révélé à ceux qui fixent leur attention, dans un rite solennel, sur la mort d’un être discontinu. [...] Seule une mise à mort spectaculaire, opérée dans des conditions que déterminent la gravité et la collectivité de la religion, est susceptible de révéler ce qui d’habitude échappe à l’attention15.» C’est notamment le sujet de la scène finale de l’Histoire de l’œil alors que nous assistons à l’exécution d’un prêtre, sous l’initiative de Simone qui commence par se masturber dans le confessionnal pour ensuite «[gifler] la charogne sacerdotale. La charogne à ce coup rebanda. Elle fut déshabillée; sur les vêtements, à terre, Simone accroupie pissa comme une chienne. Simone ensuite branla le prêtre et le suça16.» S’en suit ensuite toute une messe où l’on souille des objets religieux pour enfin voir le religieux jouir alors qu’il meure17.

Dans cette logique du sacrifice Guy Scarpetta, dans un débat radiodiffusé sur l'érotisme, dit que «[c]e qui intéresse Bataille, encore une fois, c’est ces moments d’extase indicibles dans laquelle la réalité homogène, la réalité des buts, des projets se voit complètement soufflée par quelque chose d’autre qui la ravage et qui est d’ailleurs très difficile à dire, à exprimer, autrement que par un mouvement autoréflexif du langage, sur le langage sacrificiel18.» En effet, nous assistons littéralement dans cette scène au «passage de la petite mort à la grande mort6» comme le dit Guy Scarpetta.

De plus, dans ce débat radiodiffusé on y parle entre autres du fait que l’érotisme chez Bataille ne peut être vécu sans angoisse. Cette angoisse transparaît à la fois dans le langage, sacrificiel comme le dit Scarpetta ou encore métaphorique comme le dit Gilles Mayné dans le même débat avec ce qu'il nomme l'

Hypermorale, [en précisant que] c’est quelque chose que l’on doit faire avec le langage, de manière à faire que certains, ce que Derrida appelait les signifiés transcendantaux, le progrès, les valeurs occidentales principales, Dieu, etc., tout ce qui concoure donc à la régularité des choses, opéraient un mouvement dans lequel le langage s’arque boute contre lui-même pour déconstruire, même si ce n’est pas tout à fait la même déconstruction que la dérridéenne. On peut faire voler en éclats ces signifiés transcendantaux. Donc il a une attitude très radicale par rapport au langage. Alors c’est l’œil, c’est dieu, avec Madame Edwarda, c’est Ma Mère, c’est toute une série de mots comme ça19.

Donc, l'écriture de Bataille est essentiellement métaphorique, mais ces mots dont parle Mayné en citant Derrida sont tous connoté par l'angoisse de la transgression que Scarpetta nous dit qu'elle «ne peut s’effectuer que dans le tremblement, l’angoisse, le vertige et même ce qu'il appelle la nausée surmontée20.» Nous en avons un exemple dans Histoire de l'œil lorsque le narrateur dit qu' «[à] d'autre l'univers paraît honnête. Il semble honnête aux honnêtes gens parce qu'ils ont des yeux châtrés. C'est pourquoi ils craignent l'obscénité. Ils n'éprouvent aucune angoisse s'ils entendent le cri du coq ou s'ils découvrent le ciel étoilé21.» Il s'agit de l'angoisse de la violence et de la mort; Bataille écrit notamment dans L'Érotisme que «[l]'angoisse mortelle n'incline pas nécessairement à la volupté, mais la volupté, dans l'angoisse mortelle, est plus profonde22

À se sujet, pour nous rapporter à Histoire d'O et l'écriture au féminin, nous pourrions nous interroger à savoir si «[l]e sadisme victorieux de Bataille n’est-il envisageable qu’au masculin? La norme sadique s’inscrit-elle d’ailleurs nécessairement au masculin? L’expression de la norme féminine doit-elle passer par le filtre du modèle masculin23?» Ce qui nous amène à parler plus en profondeur de ces personnages féminins.

 

Personnage féminin: fonction et souillure

Il serait aussi possible de voir cet érotisme bataillien chez Pauline Réage alors que Bataille lui-même a écrit un article sur Histoire d'O dans lequel il «rapproche le livre de Réage de Roberte Ce Soir de Klossowski. Il évoque l'érotisme noir d'Histoire d'O comme ''l'impossibilité de l'érotisme''. À l'image de Thérèse d'Avila qui meurt ''de ne pas mourir'', l'objet de la quête d’O est selon lui la mort.» Il s'agit non seulement de la mort, mais de l'anéantissement du sujet, de son statut d'humain dans Histoire d'O. Bataille a notamment déjà dit:

Je n’aspire qu’à une chose, dans la mesure où je me donne encore des buts, c’est à me supprimer. Ni maintenant, ni autrefois, je n’ai pris de revolver, ni de poison. Je crois qu’il est plus amusant, il est peut-être plus lâche aussi, il est plus amusant d’essayer de se supprimer avec une gymnastique de l’esprit ou des sensations. Je crois aussi que c’est plus intéressant humainement. L’homme au fond est une histoire assez mal venue, qui a toutes sortes d’inconvénients, il est bien obligé à un certain moment d’apercevoir qu’il y a une part d’échec considérable et qu’il faudrait liquider. Mais s’il se supprime, alors il supprime tout, c’est embêtant. Il y a toujours, je crois, chez l’homme, cette nécessite de se supprimer en se conservant24.

Cette longue citation est exactement le reflet d'O dans le roman de Pauline Réage. Celle-ci en étant initié au sadomasochisme subit de nombreux supplices qui visent à la déposséder d'elle-même, mais elle «se conserve» à la fin puisqu'elle en retire une certaine fierté.

Nous pouvons voir qu'O est un personnage dépossédé dès le début par l'initiale qui forme son nom: «O». L'histoire tourne autour d'O, tout comme la forme de cette lettre énigmatique, et celle-ci devient le reflet de cette lettre, elle n'est qu'une ouverture, un trou au service de la jouissance des hommes. O, par son nom, est réduite à son sexe comme «Marina Yaguello [le] déclare: Le sexe de la femme se réduit à un con, c’est-à-dire [...] selon Miller, à rien. Sa spécificité, sa diversité est niée. Du même coup, c’est la sexualité féminine qui est niée25», mais dans Histoire d'O la sexualité féminine existe à travers l'homme comme nous l'avons dit précédemment. Toutefois, même si elle est passive dans Histoire d'O, cela ne l'empêche pas d'évoluer selon sont récit initiatique; O subit et se transforme, physiquement et psychologiquement.

Contrairement à O, Simone dans l'Histoire de l'œil n'est pas passive, mais active. Elle semble posséder un rôle semblable à l'homme, mais comme elle est extérieure au narrateur, il ne semble pas possible d'avoir accès à son intériorité comme c'est possible avec O. Simone est initiatrice et instigatrice de l'action et, au contraire d'O, elle est nommée. Dans Histoire de l'œil il s'agit moins d'une quête de dépossession aux dépens d'autrui, mais davantage une quête d'érotisme au sens bataillien et surtout, de transgression. Un point qu'il y aurait en commun entre les deux héroïnes est qu'elles sont toutes les deux soumises à la souillure et à la profanation. Bataille, dans L'Érotisme explique qu'il est d'autant plus important que les héroïnes soient belles puisqu'ainsi la profanation sera plus transgressive: «Si la beauté, dont l'achèvement rejette l'animalité, est passionnément désirée, c'est qu'en elle la possession introduit la souillure animale. Elle est désirée pour la salir. Non pour elle-même, mais pour la joie goûtée dans la certitude de la profaner26.» Dans Histoire de l'œil, Simone est en même temps profanée et ressent de la jouissance à profaner alors que dans Histoire d'O l'héroïne est souillée et profanée jusqu'à ce qu'elle se nie elle-même en tant qu'objet27.

Enfin, ce qui fait d'Histoire d'O un récit si troublant, Pauvert dira qu'il «est l'un de ces livres qui marquent leur lecteur4», c'est non seulement qu'il semble être l'apologie d'une soumission féminine envers l'homme, mais surtout qu'Histoire d'O est un récit, comme le dit Paulhan, sur l'amour: «Sans doute, l'Histoire d'O est-elle la plus farouche lettre d'amour qu'un homme ait jamais reçue. [...] Il va de soi que [...] L'amour, c'est quand on dépend28». En effet, Pauline Réage était l'amante de Jean Paulhan et «[e]lle décida une entreprise de séduction en couchant sur le papier les fantasmes qui l'habitaient depuis sa jeunesse et qui étaient susceptibles de plaire au lecteur de Sade qu'était son amant lettré. C'est dans Une Fille amoureuse (1969), écrit alors que Paulhan était sur le point de mourir, que l'auteure révèle pour la première fois que l'Histoire d'O a été écrite comme une lettre d'amour afin de séduire l'être aimé4

Ce texte est donc l'expression d'un fantasme et surtout d'un amour, qui, comme le dit Paulhan dans la préface à Histoire d'O, «Le bonheur dans l'esclavage», n'est pas un amour libre, mais un amour passionné qui se vit dans la dépendance. C'est lorsque que l'individualité sens le besoin de s'en remettre corps et âme à l'être aimé puisqu' «il ne va pas non plus sans joie, de s'abandonner à la volonté d'autrui (comme il arrive aux amoureux et aux mystiques) et se voir, enfin! débarrassé de ses plaisirs, intérêts et complexes personnels29

Nous avons donc vu, en résumé, qu'il semble y avoir une différence lors de la réception d'une œuvre érotique lorsque l'auteure est une femme. Après avoir été interdit d'affichage, Histoire d'O a ensuite suscité la polémique chez les groupes féministes puisqu'il s'agit d'un récit faisant l'apologie de la soumission féminine écrit par une femme. Réage a elle-même expliqué qu'il s'agissait de l'expression de fantasmes dans un but de séduction. Cette transgression des normes dans le thème est aussi présente chez Bataille bien qu'elle soit une mise en récit d'une théorie sur l'érotisme qu'il écrira beaucoup plus tard. Il y a une dimension sacrée chez Bataille qui pourrait être rapprochée du processus de dépossession d'elle-même utilisée par O, processus d'un dépassement des limites qui se rapproche d'un certain mysticisme religieux. Dépossession reflétée dans l'initiale qui forme son prénom, la réduisant à un simple orifice, niant son individualité, et qui se réitère dans les objets qu'elle porte: comme le note Gaëtan Brulatte dans Œuvres de chair: figures du discours érotique, «[I]'érographie met en scène toute une panoplie d'artefacts circulaires qui sectionnent le corps et l'érotise: colliers ou chandails serrés au ras du cou, bracelets aux poignets et aux chevilles, [...] tabourets ronds [...], etc. (ces exemples proviennent d'Histoire d'O)) (Brulotte, 1998, 206-207) 30

L'amour mystique d'Histoire d'O et l'érotisme sacré d'Histoire de l'œil peuvent se rapporter à la question de Dieu qui est importante chez Bataille, mais qui n'occupe aucune place dans le texte de Pauline Réage sinon par le mysticisme d'O. Bien que Bataille fût athée, la question de Dieu était aussi importante chez lui. Guy Scarpetta, en parlant de la théorie de Bataille dit que «[c]’est ce que Juliette appelle une impiété imaginaire. Ce qui est, je crois, une très belle formule de Sade. Peut être qu'on en est là aujourd'hui. Peut-être que par rapport à un système d’interdits, qui peut nous apparaître extrêmement lointain, on peut au second degré, jouir de transgresser quelque chose tout en sachant que ça n’existe pas 31.» Bien sûr, cette manière de jouir dans la transgression est typique de Bataille et c'est explicite dans Histoire de l'œil. Chez Pauline Réage, il s'agit aussi d'une conception semblable de la religion, qui selon Scarpetta était visée par Bataille, «[c]’est à dire quelque chose qui n’a pas besoin de l’hypothèse Dieu, mais qui en même temps peut aller jusqu'’à l’expulsion de l’être hors de ses limites, telles que les expériences mystiques traditionnelles nous l’évoquent6.» Dans Histoire d'O, nous assistons à l'expulsion d'O «hors de ses limites», hors d'elle-même jusqu'à devenir étrangère à elle-même, un simple objet au service de ce qui lui est supérieur, c'est-à-dire dans ce cas-ci l'homme. «Elles les aiment dans le respect, si bien que ''l'amour d'O pour Sir Stephen est semblable à la ferveur du croyant'' (David, 2006, 59). O ressent d'ailleurs le même sentiment à l'égard de René: ''Elle se trouvait heureuse de compter assez pour lui [René] pour qu'il prît plaisir à l'outrager, comme les croyants remercient Dieu de les abaisser'' (Réage, 1999, 98)30

 

Bibliographie

 

Corpus primaire

Bataille, Georges, Histoire de l’œil, Paris, Gallimard, coll. «L’imaginaire», 2011[1928], 111p.

Réage, Pauline, Histoire d’O, Paris, Le Livre de Poche, 2009[1954], 284p.

 

Corpus secondaire

S/A, Nouveaux Chemins de la Connaissance / L’érotisme / Georges Bataille, [en ligne] URL: http://www.fabriquedesens.net/Nouveaux-Chemins-de-la, (page consultée le 16 décembre 2012).

Bataille, Georges, L’érotisme, Paris, Les éditions de minuit, 2011[1957], 284p.

Blanchette, Julie, De Pauline Réage à Anne Rice: Un pas vers une sexualité démocratisée, [en ligne] URL: http://www.archipel.uqam.ca/3217/1/M11497.pdf, (page consultée le 16 décembre 2012).

Destais, Alexandra, The Story of OPauline Réage, [en ligne] URL: http://alexandra-destais.fr/pdf/Version%20fran%C3%A7aise%20article%20encyclopedie.pdf, (page consultée le 16 décembre 2012).

Hénault, Corrine, Érotisme féminin et anormalité, [en ligne] URL: http://www.dur.ac.uk/j.c.m.starkey/DMLS/Abnormalities/09%C9rotisme%20feminin%20et%20anormalite.pdf, (page consultée le 16 décembre 2012).

Maingueneau, Dominique, La littérature pornographique, Paris, Armand Colin, 2007, 126p.

 

  • 1. Destais, Alexandra, The Story of OPauline Réage, [en ligne] URL: http://alexandra-destais.fr/pdf/Version%20fran%C3%A7aise%20article%20encyclopedie.pdf, (page consultée le 16 décembre 2012).
  • 2. Hénault, Corrine, Érotisme féminin et anormalité, p. 119, [en ligne] URL: http://www.dur.ac.uk/j.c.m.starkey/DMLS/Abnormalities/09%C9rotisme%20feminin%20et%20anormalite.pdf, (page consultée le 16 décembre 2012).
  • 3. Paulhan, Jean, «Le bonheur dans l’esclavage», dans Pauline Réage, Histoire d’O, Paris, Le Livre de Poche, 2009[1954], p. 12.
  • 4. a. b. c. d. e. Destais, op. cit.
  • 5. Maingueneau, Dominique, La littérature pornographique, Paris, Armand Colin, 2007, p. 57.
  • 6. a. b. c. Idem.
  • 7. Ibid., p. 50.
  • 8. Bataille, Georges, Histoire de l’œil, Paris, Gallimard, coll. «L’imaginaire», 2011[1928], p. 9.
  • 9. Réage, op. cit., p. 152.
  • 10. Paulhan, op. cit., p. 12.
  • 11. a. b. Hénault, op. cit., p. 121.
  • 12. Bataille, Georges, L’érotisme, Paris, Les éditions de minuit, 2011[1957], p. 69.
  • 13. Blanchette, Julie, De Pauline Réage à Anne Rice: Un pas vers une sexualité démocratisée, [en ligne] URL: http://www.archipel.uqam.ca/3217/1/M11497.pdf, (page consultée le 16 décembre 2012).
  • 14. Bataille, Georges, L’Érotismeop. cit., p. 67.
  • 15. Ibid., p. 87.
  • 16. Bataille, Georges, Histoire de l’œilop. cit., pp. 83-84.
  • 17. Ibid., p. 90.
  • 18. Scarpetta, Guy dans S/A, Nouveaux Chemins de la Connaissance / L’érotisme / Georges Bataille, [en ligne] URL: http://www.fabriquedesens.net/Nouveaux-Chemins-de-la, (page consultée le 16 décembre 2012).
  • 19. Mayné, Gilles dans S/A, Nouveaux Chemins de la Connaissance / L’érotisme / Georges Bataille, op. cit.
  • 20. Scarpetta, op. cit.
  • 21. Bataille, Histoire de l'œilop. cit., p. 58.
  • 22. Bataille, L'Érotismeop. cit., p. 112.
  • 23. Hénault, op. cit., p. 122.
  • 24. Bataille, Georges dans S/A, Nouveaux Chemins de la Connaissance / L’érotisme / Georges Bataille, op. cit.
  • 25. Hénault, op. cit., p. 123.
  • 26. Bataille, Georges, L'Érotismeop. cit., p. 155.
  • 27. En paraphrasant Bataille dans L'Érotisme: «À nous nier nous-mêmes en tant qu'objet.» op. cit., p. 153.
  • 28. Paulhan, op. cit., p. 18.
  • 29. Paulhan, op. cit., p. 10.
  • 30. a. b. Blanchette, op. cit.
  • 31. Scarpetta, Guy dans S/A, Nouveaux Chemins de la Connaissance / L’érotisme / Georges Bataille, op. cit.