Exercer la (pseudo)médecine sur douze générations: «Doctor Olaf van Schuler’s Brain» de Kirsten Menger-Anderson

Exercer la (pseudo)médecine sur douze générations: «Doctor Olaf van Schuler’s Brain» de Kirsten Menger-Anderson

Soumis par Elaine Després le 21/03/2016

 

L’histoire de la médecine occidentale a parfois des tendances positivistes. À partir de la médecine d’aujourd’hui, elle relate le développement de savoirs et de techniques ou présente des médecins qui se sont avérés (l’histoire nous l’aura appris) particulièrement importants. Comme si l’évolution de la médecine avait été un long fleuve tranquille d’accumulations de savoirs nouveaux. Se trouve alors occulté tout un pan de l’histoire, celui de la médecine qui trébuche, qui s’accroche au passé, aux superstitions. Si l’on considère aujourd’hui ces «dérapages» comme de la pseudo-médecine et ceux qui la pratiquaient comme des savants fous, il s’agit d’une forme d’anachronisme. En effet, si l’on exclut le magnétisme animal, ces savoirs ou pratiques étaient largement acceptés à leur époque, tant par la communauté médicale que par la population en générale, et n’avaient rien pour eux de «pseudo».

 

Ainsi, la médecine d’aujourd’hui sera-t-elle considérée comme barbare demain, tel que le suggère si subtilement le Dr McCoy dans Star Trek IV: The Voyage Home: «[Kidney] dialysis? My God! What is this, the Dark Ages? Here. Now, you swallow that and if you have any problems, just call me1.» Or, ce décalage temporel apparaît inversé dans le recueil de nouvelles Doctor Olaf van Schuler’s Brain (2008) de Kirsten Menger-Anderson2: le lecteur d’aujourd’hui est plongé dans un passé qu’il jugera forcément barbare. Le savant d’une époque est parfois le savant fou de l’autre.

 

Doctor Olaf van Schuler’s Brain comprend treize nouvelles qui racontent chacune une nouvelle génération des descendants d’Olaf van Dijk devenu Olaf van Schuler, médecins de père en fils, qui prirent tous le nom maternel de Steenwycks (puisque le fils même d’Olaf était le fruit d’un viol commis lors d’une crise psychotique). La grande majorité de ces médecins sont des praticiens, mais plusieurs sont également chercheurs et obsédés par la découverte de cures miraculeuses pour guérir différentes formes de maladies mentales.

Plus précisément, le recueil présente une douzaine d’exemples de (pseudo)médecine: la saignée, la combustion spontanée, la résurrection par vengeance, la trépanation et la pierre de folie, l’hystérie, la phrénologie, le magnétisme animal, la neurasthénie, la lobotomie, le radium, les implants au silicone. L’effet d’accumulation produit par cette petite histoire des techniques médicales, aujourd’hui considérées comme frauduleuses ou barbares, met en évidence la contemporanéité de la tension entre médecine et pseudo-médecine. J’en aborderai trois: la saignée (qui va de pair dans la nouvelle avec la dissection), le magnétisme animal et la lobotomie.

 

La dissection et la saignée

La première nouvelle qui ouvre le recueil et lui donne son titre, «Doctor Olaf van Schuler’s Brain», se déroule entre 1662 et 1664 dans deux lieux distincts: Amsterdam, puis New Amsterdam (ancien nom de la ville de New York), et aborde deux pratiques médicales différemment problématiques: la dissection et la saignée. Si la première pose certains problèmes au XVIIe siècle, mais qu’elle est généralisée aujourd’hui, l’autre est une pratique plus que banale à l’époque, mais presque complètement disparue aujourd’hui.

 

L’histoire de la dissection de cadavres humains dans une visée de connaissance anatomique demeure emplie de points d’interrogation pour les historiens3. Les toutes premières dissections dont nous avons la trace ont eu lieu à Alexandrie, 300 ans avant notre ère. Or, il semble qu’il faille attendre le bas Moyen-Âge, autour de l’an 1300, pour que l’expérience se répète. En effet, Galien, dont les travaux anatomiques ont fait office de référence absolue jusqu’à la Renaissance et au-delà et semblent avoir été extrapolés à partir de dissections d’animaux; c’est du moins ce qu’a démontré Vésale au XVIe siècle, lorsqu’il pratiqua de nombreuses dissections et révolutionna l’anatomie. En 1664, soit près de cent ans après Vésale, la dissection était chose courante et ne choquait pas outre mesure. D’ailleurs, à Amsterdam, la guilde des chirurgiens organisait chaque année, durant l’hiver, la dissection publique d’un criminel exécuté dans un amphithéâtre, spectacle qui durait plusieurs jours. Tous pouvaient y assister en payant un droit d’entrée.

Dans la nouvelle «Doctor Olaf van Schuler’s Brain», le docteur van Schuler, alors nommé Olaf van Dijk, est relégué dans la marge du travail nocturne parce qu’il se passionne pour la dissection d’animaux et en particulier de cerveaux. Le narrateur précise: «Had the Catholic Church not condemned his work, Olaf would have studied his brains during the day as well.» (D, p. 2) Cette croyance que l’Église catholique s’opposait à la dissection est fort répandue, mais sans fondements4. Il ne tient pas pour deux raisons: d’une part, Amsterdam était une ville particulièrement libre sur le plan religieux, d’autre part, seul un édit papal datant du Moyen-Âge interdisait de dépecer les cadavres des chrétiens morts à l’étranger pour rapporter leur squelette, mais rien n’était dit à propos de la dissection. De nombreux papes ont même encouragé cette pratique plus tard. La marginalisation d’Olaf van Dijk ne tient donc pas la route sur le plan historique, mais révèle surtout que les connaissances vis-à-vis de l’histoire de la médecine sont forcément altérées par le prisme du temps et des préjugés envers l’Église romaine. Ce décalage entre la vérité du texte et la vérité historique crée un certain nombre d’effets, en particulier lorsque le personnage principal décide de procéder à la dissection de son patient décédé, et lorsque les autres personnages sont confrontés au spectacle:

He might have escaped undiscovered had he not carried the corpse to his home, where he decided to slice open the skull. A human brain, a brain that had actually housed a soul, would further his studies. He would make up for the man’s untimely death by naming his cure for Jeremias. But then Olaf’s mother was beside the corpse, screaming, and the neighbors came to check on her, and what they found so disturbed them that they ran from the front door screaming as well. (D, p. 11-12)

Cet extrait nous révèle plusieurs choses. D’abord, Olaf annonce que pour racheter la mort inutile de son patient, il nommera en son honneur la cure qu’il croit pouvoir découvrir en disséquant son cerveau. Or, à Amsterdam au XVIIe siècle les dissections étaient faites sur des criminels ayant été pendus, et étaient plus ou moins considérées comme faisant partie de la peine. Ainsi, si la dissection était monnaie courante, il n’en demeure pas moins qu’elle était considérée comme dégradante pour le mort. Il est donc peu probable qu’un médecin de cette époque ait pu croire que quelqu’un serait fier de «servir à la science». Il s’agit d’une conception bien contemporaine du cadavre. Dans la phrase suivante, la mère d’Olaf et ses voisins sont témoins de la scène. S’il est légitime de penser que la première, qui souffre de maladie mentale, peut être profondément troublée à la vue d’un cadavre, la réaction des seconds est moins logique. En 1664, le grand public payait pour assister aux dissections publiques, sans compter que tous étaient habitués aux exécutions. Bien sûr, la vue du cadavre n’aurait sans doute pas laissé indifférent, mais elle n’aurait probablement pas créé tout cet émoi, qu’on peut peut-être expliqué par l’origine même du cadavre. C’est que celui-ci, disséqué par Olaf van Dijk, est un de ses patients, morts après qu’il lui ait fait une saignée. Quoi de plus terrifiant qu’un médecin qui perd la raison, surtout lorsqu’il fait une saignée, une procédure que tous risquent de subir?

 
La saignée5 est une méthode d’émission sanguine qui a commencé à être pratiquée dès le IVe siècle avant notre ère. Elle a résisté aux nombreux progrès dans les connaissances sur le sang et le système circulatoire, en particulier les travaux de William Harvey, et s’est poursuivie jusqu’à la fin du XIXe siècle, où elle a été simplement supplantée par d’autres méthodes thérapeutiques. Elle était pratiquée partout et tout le temps, par des professionnels ou par le public lui-même.

Ainsi, contrairement à la dissection qui est marginalisée dans la nouvelle et provoque le scandale lorsqu’elle se donne en spectacle, il en va tout autrement de la saignée, qui est complètement banalisée, à un point tel que cette insistance sur la banalité trahit la distance temporelle de l’écriture. Il est question de cette thérapeutique une seule fois dans la nouvelle, mais la scène revêt une importance capitale du fait qu’elle entraîne l’exil du personnage en Amérique, moment initiateur de tout le recueil:

He’d walked down Hoogh Street, his box of tinctures beneath one arm, his bleeding knives in a leather bag, which he swung absently […]. He’d sliced open the skin of the frail man’s fingertips, a routine bleeding, […]. He then wiped the blood from his knife. […] Olaf must have remarked about the heat as he wrapped linen around the man’s fingers to stop the blood. He must have noted how unseasonable it was, how the crops would surely be affected. […] But he remembered only waking, hours later, as if from a stupor, the old man dead beside him, his bleeding unstopped. […] He panicked. How could he have failed at so simple a treatment? (D, p. 10-11)

D’abord, mentionnons que l’expression «bleeding knives» n’a pas de sens, puisque le verbe bleeding ne fait pas référence à la saignée, mais plutôt à une hémorragie, les termes usuels pour désigner la technique sont plutôt bloodletting ou phlebotomy. Mais revenons à cette idée de banalité. Dans l’extrait, la redondance d’expressions indiquant la banalité crée un effet de décalage pour le lecteur contemporain, pour qui la saignée est tout sauf banale. Le texte insiste sur la désinvolture du médecin, avec l’expression «swung absently» accolée à un objet qui est, pour le lecteur, insolite et synonyme de barbarie médicale (les couteaux à saignée). Or, Olaf van Dijk, tourmenté par la maladie de sa mère, est loin d’être désinvolte. D’ailleurs, sa nervosité presque maladive est mise en évidence lorsque succède à la «routine bleeding» et au «simple treatment» la mort du patient. L’insistance sur la banalité de la saignée sert à la fois la distance temporelle, mais aussi le contraste avec ses conséquences funestes. Si la saignée était l’une des cures les plus communes au XVIIe siècle, il n’en demeure pas moins qu’elle s’avérait parfois dangereuse, comme d’ailleurs la médecine en général, qui suscitait dans la population de l’inquiétude (qu’on pourrait notamment attribuer à son inefficacité chronique), ce qui a largement contribué à l’apparition de la figure du savant fou.

Après ces épisodes de la saignée et de la dissection, voulant échapper à la justice hollandaise, Olaf van Dijk s’embarque à bord du Broken Heart pour New Amsterdam et devient Olaf van Schuler. L’arrivée du patriarche de cette nouvelle famille américaine marque donc le début d’une histoire qui s’écrit en parallèle: celle de la famille van Schuler/Steenwycks et celle de la ville de New York elle-même. Mais sautons quelques générations.

 

Le mesmérisme

Dès la première moitié du XIXe siècle, lorsque la révolution industrielle parvient aux États-Unis, l’activité se concentre dans les grandes villes du nord-est et en particulier dans les zones portuaires, comme New York. Les conséquences de cette croissance subite sont une atomisation du tissu social jusque-là homogène, l’atténuation des classes sociales, une grande paupérisation combinée à une montée de la criminalité. La culture wasp se sent en danger.

 

C’est dans ce contexte précis qu’a pu prendre racine le mesmérisme. Le mesmérisme, ou magnétisme animal6, est un ensemble de théories et de techniques thérapeutiques basées sur l’existence et la maîtrise d’un fluide magnétique universel. Considéré comme du charlatanisme dès son apparition à la fin du XVIIIe siècle, cela ne l’empêcha pas de prospérer au point où Mesmer dû imaginer une thérapeutique de groupe. Les patients se réunissaient autour d’un «baquet» de chêne rempli d’eau magnétisé. Lors de ces séances, advenaient parfois des «crises magnétiques» durant lesquelles les patients étaient pris d’un fou rire hystérique et contagieux.

La nouvelle «The Baquet» de Menger-Anderson raconte l’histoire de Quimbly, un jeune voleur faisant partie d’un gang de petits criminels vivant sur les quais de New York, qui découvre le magnétisme animal lors d’une démonstration par un personnage mystérieux, The Fool. Fasciné, il offre au charlatan de devenir son nouvel apprenti, ce qui le mène dans le salon huppé de la sœur de son nouveau maître. La nouvelle est narrée par un narrateur omniscient dont le focus narratif est un jeune homme peu éduqué et impressionnable qui se laisse séduire par un magnétiseur nommé par le narrateur, The Fool, sans jamais préciser son nom. Seuls les dialogues permettent de savoir qu’il s’agit d’un des membres de la famille Steenwycks. Ce type de narration entraîne un jugement moral évident et dépeint l’attitude manipulatrice du personnage comme condamnable. Alors que dans toutes les autres nouvelles la barbarie de la technique médicale présentée est implicite, elle est très rarement mise en scène. Ici, par contre, la narration est explicite: il s’agit bel et bien de charlatanisme. D’ailleurs, les prénoms des membres du groupe criminel, Quimbly, Parkhurst et Phineas, font référence à Phineas Parkhurst Quimby, patient miraculé d’une séance de magnétisme, qui en a ensuite fait la promotion aux États-Unis. Évidemment, le fait que ces noms soient attribués à des voleurs aussi idiots qu’incompétents (ils organisent le vol d’une cargaison qu’ils croient être de l’or, mais ils se retrouvent avec de la fonte qui coule leur bateau) contribue à ridiculiser les adeptes du magnétisme animal.

Mais la nouvelle va bien plus loin que la simple dénonciation d’une pratique que tous savent déjà frauduleuse. Elle permet aussi la représentation de deux classes sociales, à l’opposé l’une de l’autre, la haute bourgeoisie new-yorkaise d’un côté et la masse d’immigrants et de travailleurs maritimes, de l’autre, comme deux théâtres possibles du mesmérisme. Ce contraste dans les publics cibles montre à quel point la croyance en était largement répandue dans la population et dépassait la frontière des classes sociales. Lors de ses représentations, Steenwycks utilise les codes spécifiques à son public pour le manipuler. Dans les quartiers pauvres, il organise une exhibition où il guérit avec des moyens limités (l’imposition des mains, par exemple) les petites afflictions du public conquis. La simplicité de sa technique et son efficacité apparente convainc aisément, lui permettant d’amasser beaucoup d’argent sous prétexte de construire un baquet qui rendrait encore plus efficace la technique. Par contre, lorsque le Fool se présente dans un salon huppé empli de gens instruits pour une autre démonstration, c’est au discours pseudo-scientifique et aux appareils apparemment complexes qu’il a recours. Par des explications sur la fluidité de l’univers et par l’utilisation du baquet, il parvient à manipuler aussi ce public plus éduqué et même à provoquer une crise magnétique:

Quimbly no longer felt his body. The woman in front of him began convulsing, her chest heaving violently. Laughter and sobs nearly drowned the Fool’s words: Relax, he said, give way to the forces. […] The submerged bottles began to shake, to strike each other with dull thuds. Quimbly was laughing. Joy coursed through his body, threw his small frame forward, into the full peach skirt of his neighbor. The room had grown lighter, the water steamed. "The baquet!" Quimbly cried, though he did not recognize his voice. "The Baquet." (D, p. 149-150)

Pour convaincre ses victimes, The Fool utilise un ensemble de procédés qui relèvent de la rhétorique, mais aussi plus généralement d’un éthos qu’il construit par différents moyens, et qui repose sur une compréhension profonde des sensibilités et des particularités de son public, quel qu’il soit. Lorsque son nouvel assistant commence à récolter de l’argent auprès des bourgeois, comme il le ferait dans le port, sa réaction est vive: «the Fool tore the bag from his hands with a firm whisper, "Do not ask for money here!" The Fool had lectured him about audiences and expectations, […].» (D, p. 150-151) Le magnétiseur est conscient des différentes attitudes à adopter en fonction du public visé. Ainsi, lorsqu’il se trouve dans les quartiers pauvres, ses principaux procédés sont: le clinquant (son assistante porte des perles et une robe de satin rouge garni de fourrure et lui-même porte des bretelles dorées et un chapeau haut-de-forme), le charisme, les flatteries («You gentlemen look like a healthy lot, but that doesn’t mean you don’t know someone sickly»), le dénigrement de la médecine classique et plus spécifiquement des médecins, l’argument d’autorité: «What we’re here to tell you is that your doctor hasn’t the vaguest understanding of his art. What we’re here to tell you is what men like Charles Dickens already know, what great men like Uldericus Balk and Maximilian Hell preached for years: animal magnetism.» (D, p. 130) Uldericus Balk est un moine qui imagina au XVIIe siècle une technique de guérison qui s’approchait beaucoup de ce qu’allait devenir le mesmérisme, alors que Maximilian Hell est un astronome jésuite norvégien qui développa une théorie semblable à celle de Mesmer. Quant à Charles Dickens, il était simplement fasciné par le magnétisme animal, qu’il intégra dans ses romans. Les autorités auxquelles fait référence The Fool sont donc hétérogènes et ne font que donner l’illusion de la crédibilité.

Mais revenons à la rhétorique du magnétiseur, une autre approche que l’argument d’autorité est l’insistance sur la simplicité de la technique: «the universe is fluid. That air, and water, sand, and even solid wrought iron, have fluidity. […] And man can act on these fluids, force his will upon them. You see, my friends, this matter I speak of is not complex. In fact, if you listen, if you understand, you’ll find your life far simpler.» (D, p. 131) Il s’agit évidemment d’une forme bien peu subtile de populisme, The Fool sous-entendant que sa méthode est forcément meilleure et plus appropriée que la médecine pour l’unique raison qu’elle est plus simple à comprendre. C’est l’idée qu’une solution simple peut résoudre un problème complexe, ce qui relève de la pensée magique. D’ailleurs, cette pensée magique est à l’origine de toute forme de pseudo-médecine, et en particulier de la lobotomie.

 

 

La lobotomie

En 1888, Gottlieb Burckhard, un psychiatre suisse, retira une partie du cortex cérébral d’un patient pour faire cesser ces hallucinations, expérience qu’il répéta à cinq autres reprises7. Ses théories étaient basées sur des principes développés par la phrénologie, soit que la masse de certaines parties du cerveau était directement liée à la force des fonctions correspondantes. Il faut toutefois attendre 45 ans pour qu’un neurologue portugais du nom d’Egas Moniz pratique, en 1933, la première lobotomie, ce qui lui valut le prix Nobel. Mais malgré ces débuts européens, la lobotomie fut surtout une pratique américaine, où elle fut introduite par Walter Freeman et James Watts dès 1936. Deux types de lobotomies ont été largement utilisées entre 1935 et 1960: préfrontale et transorbitale. La première consiste à sectionner les fibres blanches par une ouverture au sommet du crâne, alors que pour la seconde il s’agit d’atteindre le cerveau par la cavité orbitale en introduisant un instrument au-dessus de l’œil, le plus souvent un pic à glace, d’où son nom de icepick technique. Le déclin du recours à la lobotomie dans les années 1950 est attribuable à l’apparition des premiers psychotropes commercialisés en 1952.

Les rapports et les études publiées sur les expériences de lobotomie sont si impressionnants d’enthousiasme que l’on peut se demander si sa réputation ne serait pas exagérée ou, alors, les rapports ne disent pas tout. Dans leur livre, Psychosurgery8, Freeman et Watts identifient la réussite de l’opération par la docilité du patient. Or, selon leurs propres statistiques, 25 % ne purent jamais quitter l’hôpital et 25 % de ceux qui retournèrent à la maison ne dépassèrent jamais le niveau de conscience d’un animal domestique. Combinés avec les lois permettant leur stérilisation, certains rapprochèrent cette campagne de neutralisation des malades mentaux, des dizaines de milliers de lobotomies ayant eu lieu, à l’eugénisme nazi, du moins dans sa perception du malade mental. Contrairement à la saignée qui était une pratique généralisée depuis des siècles et dont la banalité était soulignée à grand trait, c’est la nouveauté de la lobotomie qui est mise de l’avant dans la nouvelle «The Siblings» de Menger-Anderson. Nous sommes en 1910, la première lobotomie en sol américain n’aura lieu que seize ans plus tard, bien que la psychochirurgie et les différentes techniques pour détruire certaines parties du cerveau existent déjà, notamment grâce à Burckhardt. La procédure est d’ailleurs nommée dans la nouvelle «Swiss cure for violence», et ce n’est que dans l’épilogue, qui se déroule en 1936, qu’apparaît le terme de «lobotomy».

La nouvelle s’ouvre lorsqu’Abraham Steenwycks revient de Suisse où il a travaillé avec le docteur Gottlieb Burckhardt. Son père vient de mourir et sa sœur Chastity s’occupe de leur sœur folle, Lillian. Abraham décide de reprendre la pratique paternelle, mais lorsqu’il est blessé par un geste un peu agressif de Lillian, il décide de pratiquer sur elle l’opération prometteuse apprise en Europe, malgré l’opposition de Chastity:

Abraham had performed [the Swiss cure for violence] on Lillian as a gift to her and his wife to be, who would live safe from the injuries he himself had suffered. A few bits of her brain were diseased, and he knew what to remove, people marveled. Mrs. Landers interviewed him for her newsletter. Abraham spoke at length about his procedure, a modified version of the one his mentor, Doctor Gottlieb Burckhardt, used with great success in Europe. How amazing, Miss Stein said, and others echoed her sentiment: "How docile she is now." (D, p. 201-202)

Mais évidemment, à cet enthousiasme répond rapidement les effets secondaires de l’opération aujourd’hui bien connus: incontinence, absence de créativité ou de sensibilité artistique, incapacité de se projeter dans l’avenir, même très rapproché. Ce n’est pas que ces effets secondaires étaient inconnus des médecins de l’époque, mais ceux-ci étaient jugés mineurs en comparaison de la diminution radicale d’agressivité du patient. Mais Chastity n’en est pas moins outré pour autant. Elle identifie la partie du cerveau mutilée par Abraham au siège de l’âme de sa sœur: «Chastity maintained that her sister’s soul was gone, even going so far as to say that she had no sister and no brother either, as Abraham was a liar and a murderer.» (D, p. 202) Même si le personnage le fait avec la naïveté de la simple observation (elle constate les changements dans le comportement de sa sœur), cette affirmation n’est pas sans fondement scientifique. En effet, le cortex préfrontal, qui est rendu presque inopérant par la lobotomie puisqu’il est alors coupé du reste du cortex cérébral, est la partie du cerveau qui a le plus évolué chez l’humain par rapport aux autres animaux. Elle est le siège de différentes fonctions cognitives dites supérieures (notamment le langage, le raisonnement, et plus généralement les fonctions exécutives).

Mais si Chastity était opposée à la lobotomie au point d’accuser son frère de meurtre, son attitude change radicalement dans la dernière portion du récit, lorsqu’elle est confrontée, seize ans plus tard, à la une du New York Times qui annonce en grande pompe la réussite de la première lobotomie en sol américain par Walter Freeman. Elle se laisse aisément convaincre, montrant bien naïvement l’influence des médias et de l’opinion publique sur son jugement: «Perhaps Abraham had been right, she decided. The article spoke highly of the new surgery, and popular opinion never strayed too far from the truth. Perhaps Abraham had been ahead of his time, and she’s been too small-minded to recognize progress and the sacrifice it required.» (D, p. 204)

L’opinion publique joue d’ailleurs un rôle central dans la nouvelle, sous la forme de la rumeur, qui structure tout le récit. Dès l’incipit, c’est la rumeur de la mort du père, dans les bras de sa maîtresse aveugle, et de l’arrivée du fils prodigue qui court sur les quais. Puis, se sont les rumeurs entourant la sœur folle et le frère qui veut tester sa toute nouvelle technique apprise en Suisse qui se répandent. Ensuite, la rumeur veut que la grande sœur, qui s’oppose à cette opération, ait été éloignée de la maison le temps de l’intervention. Lillian devient alors le sujet de discussion préféré de tout le voisinage: «she appeared, at least to the neighbors who’d been fortunate to catch a glimpse of her both before and after the surgery, unchanged.» (D, p. 202) Mais, lors de ses funérailles, trois mois plus tard, tous chuchotent que c’est bien mieux ainsi.

Mais pourquoi cette construction autour de la rumeur? C’est que la lobotomie se justifie surtout ainsi: non pas par de véritables arguments médicaux, mais plutôt par le rejet social des malades mentaux, qu’on voudrait le plus calmes possible, et pourquoi pas morts. Évidemment, affirmer que la lobotomie était un outil pour rejeter encore davantage les marginaux ne peut qu’être un point de vue contemporain. À l’époque, c’était la chose la plus naturelle du monde considérant que les malades mentaux ne possédaient pas les mêmes droits que les autres citoyens. Ils étaient traités comme des enfants au mieux, des sous-humains au pire. Le jugement de la narration contemporaine sur cette époque, qui passe uniquement par le choix de donner la parole à la rumeur plutôt qu’au discours médical, part évidemment du mouvement contraire qui domine le monde de la santé mentale depuis quelques années. Désormais, il y a la désinstitutionnalisation, donc une volonté de réintégrer le malade dans la société, pour le meilleur et pour le pire.

En conclusion, le recueil de Menger-Anderson apporte une vision particulièrement intéressante et contemporaine dans son approche du savant fou: une mise en perspective historique qui permet un certain relativisme. Les savants fous naissent dans l’imaginaire collectif à des époques où la science avance rapidement et pose des questions sur l’humain qui relèvent parfois encore du tabou et très certainement de frontières. Or, ce type d’investigation dérangeante ne peut mener qu’à un certain nombre de dérives ou d’erreurs, que l’institution soit là ou non pour les prévenir. Si le passé peuplé de savants fous peut nous apprendre quelque chose ce n’est certainement pas que nous avons raison et qu’ils avaient tord, mais plutôt une plus grande sensibilité aux dérives possibles, à cette pseudoscience qui se drape trop souvent et encore aujourd’hui dans une rhétorique scientifique. D’ailleurs, Menger-Anderson a lancé à l’occasion de la parution de son recueil un blogue nommé Regarding Dr. Olaf9 dans lequel elle rapporte régulièrement différentes nouvelles ou études sur des cas de pseudomédecine, souvent contemporains, parfois importants, anecdotiques, amusants ou terrifiants. Il ne s’agit pas de fiction, mais plutôt d’une ouverture sur le vaste champ du discours social de la pseudo-médecine, dont le recueil de nouvelles n’était que la pointe fictive de l’iceberg proverbial.

Ce que l’histoire telle que racontée par Menger-Anderson nous révèle, c’est sans aucun doute l’importance capitale de l’esprit critique en toute chose, et le fait que la science n’est pas neutre ni à l’abri de l’idéologie, des intérêts et des obsessions personnels.

 

Bibliographie

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  • 1. Dialogue de Dr Leonard H. «Bones» McCoy, interprété par DeForest Kelley, dans Star Trek IV: The Voyage Home, Leonard Nimoy (dir.), États-Unis, Paramount Pictures, 1986, 119 min.
  • 2. Kirsten Menger-Anderson, Doctor Olaf van Schuler’s Brain, New York, Algonquin Books, 2008, 290p. Désormais, les références seront tirés de cette édition et indiquées entre parenthèses suite à la citation, précédées de la mention D.
  • 3. Au sujet de la dissection, lire Rafael Mandressi, Le Regard de l’anatomiste: Dissections et invention du corps en Occident, Seuil,‎ 2003, 350p.
  • 4. À ce sujet, lire James J. Walsh, «The Supposed Papal Prohibition Of Dissection», in The Popes and Science: The History of the Papal Relations to Science During the Middle Ages and Down to Our Own Time, 4e édition (Notre-Dame), New York, Fordham University Press, 1915 [1908], p. 28-61. (Disponible en ligne: http://www.gutenberg.org/files/34019/34019-h/34019-h.htm)
  • 5. À ce sujet, lire Vincent Lam, Bloodletting and Miraculous Cures, Toronto, Anchor Canada, 2006, 368p.; Benjamin Bell, «Chapter VIII. Of Blood-Letting», in A System of Surgery, vol. 3, 7e édition, Londres, Bell & Bradfute, C. Dickson, G. G. & J. Robinson, Murray & Highley, J. Sctcherd, C. Law, T. Kay, J. Walker et F. Cawthorn, 1801, p. 75-165 (disponible sur Google Bookshttps://books.google.ca/books?id=l3jqq4wsVZAC&dq=A+System+of+Surgery+of+bloodletting&hl=fr&source=gbs_navlinks_s); Antoine Louis et Louis de Jaucourt, «Saignée», in Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert, Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, vol. 14, 1ère édition, 1751, p. 501-516 (disponible sur Wikisourcehttps://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Encyclop%C3%A9die/1re_%C3%A9dition/SAIGN%C3%89E).
  • 6. À ce sujet, lire Martin Willis, Mesmerists, Monsters, and Machines: Science Fiction and the Cultures of Science in the Nineteenth Century, Kent (OH), Kent State University Press, 2006, 272p.
  • 7. À propos de la lobotomie, lire Jenell Johnson, Echoes of the Soul: A Rhetorical History of Lobotomy, thèse de doctorat, The Pennsylvania State University, 2008, 203 p. (disponible en ligne: http://gradworks.umi.com/33/36/3336048.html); Robert Whitaker, Mad in America: Bad Science, Bad Medicine, and the Enduring Mistreatment of the Mentally Ill, New York, Perseus Publishing, 2002, 334p.; H. A. Whitaker,  B. Stemmer, Y. Joanette, «A psychosurgical chapter in the history of cerebral localization: the six cases of Gottlieb Burckhardt», in Christopher Code, C.-W. Wallesch, Y. Joanette et A. Roch, Classic Cases in Neuropsychology, Hove, Psychology Press, 1996, p. 275–304.
  • 8. Walter Freeman et James W. Watts, Psychosurgery, 2e édition, Springfield (IL), Charles C. Thomas,‎ 1950, 638p.
  • 9. La dernière entrée remonte à 2013, mais les archives du blogue sont encore accessibles: http://regardingdrolaf.blogspot.ca/.