Fashion Knight: Le Bat Suit en temps de crise

Fashion Knight: Le Bat Suit en temps de crise

Soumis par Sylvain Rimbault le 10/07/2013
Catégories: Culture Geek

 

Dans une des bandes annonces du film The Dark Knight Rises, les images étaient entrecoupées d’un écran noir duquel ressortaient les mots «espoir brisé», «foi perdue», «tout va s’embraser». Une bande annonce qui évoque l’aspect sombre, voire pessimiste, du dernier film constituant la récente trilogie de Batman au cinéma. Après avoir pris sa retraite entre le premier et le deuxième volet, le chevalier noir se contraint à revenir pour sauver Gotham City de la destruction. Sur fond de crise politique, économique, sociale, le film met aussi en scène la crise d’identité de l’humain affaibli, qui doit endosser à nouveau le costume de Batman. La déchéance qui s’opère dans ces films, ainsi que dans The Dark Knight Retuns, le comics réalisé par Frank Miller, se traduit par l’atmosphère dans laquelle le personnage évolue, dans la mise en scène d’un Batman plus sombre, mais s’affiche aussi directement sur la figure de Batman ainsi que sur ses attributs.

Dans «Le Mythe de Superman», Umberto Eco parvient à démontrer que la structure narrative des histoires de superhéros impose que le personnage reste enfermé dans une temporalité floue, voire cyclique, qui biaiserait toute consumation du héros. L’auteur s’intéresse plus précisément à Superman, mais Batman pourrait aussi être l’objet central de son analyse, car selon lui, les superhéros sont construits selon un schéma commun: «ils sont tous foncièrement bons, moraux, respectueux des lois naturelles et humaines, (…) ils mettent leurs pouvoirs au service du bien.» (Eco: 142) Cependant, ce pouvoir d’action n’est possible qu’à grande échelle: celle de la ville où les superhéros résident le plus souvent. Cette intervention géocentrée séparerait la conscience civique1 de la conscience politique (changer le monde grâce à leurs super pouvoirs: stopper les dictatures par exemple). Sans cette séparation, «la moindre modification générale pousserait le monde (…) vers la consumation.» (ibid: 144)

En effet, la consumation du superhéros et du monde semblent être antinomique avec le personnage même: il s’agit d’un personnage qui est censé prévenir de tout danger, et pour cela, sa force physique semble devoir rester inchangée, son âge et sa physionomie restent les mêmes tout a long des histoires publiées dans les comics.

Cet article phare d’Umberto Eco a été rédigé en 1962 et semble ne faire mention que des superhéros attachés à la maison d’édition DC Comics. Or, bon nombre de superhéros de la maison d’édition Marvel Comics voient justement le jour à parti de 1962. Chez Marvel il est coutume de créer des personnages qui rassemblent les archétypes des superhéros, mais en introduisant quelques ruptures: une famille sans identité secrète à protéger (Fantastic Four, 1961), un dieu nordique qui, sur terre, prend l’apparence d’un médecin blessé (Thor, 1962), un magnat des armes reconverti en superhéros (Iron Man, 1963), un jeune homme aveugle qui tire sa force de son défaut de vision (Daredevil, 1964). Il me semble que dans le cas des superhéros Marvel, la figure super héroïque est déjà, aux yeux des lecteurs, un personnage (plus) dégradé, sur lequel les faiblesses et les problèmes sont accentués et mis en scène dans la narration des comics et dont les personnages tirent finalement parti, en investissant ces faiblesses pour faire le bien, participant comme le fait Clark Kent, au processus d’identification du lecteur également cité par Eco (ibid: 114).

Dans les années 1980, les caractéristiques des comics et de leurs personnages proposées par Eco semblent avoir changé: The Dark Knight Returns de Frank Miller met en scène un Batman vieillissant, sortant de sa retraite, violent et torturé, sur une esthétique plus noire et un ton plus politique. On peut considérer qu’à partir de ce comics, le personnage se redéfinit, la figure se complexifie, son moi intérieur se problématise, les histoires s'approfondissent. Il semble que ce soit l’âge du personnage en particulier qui est mis en avant. Dans la préface de l’édition pour le dixième anniversaire du comics, ce rapport à l’âge est le plus flagrant. En quelques pages, Miller raconte la genèse et la chronologie du projet et les raisons qui l’ont poussé à créer The Dark Knight Returns. En 1985, il se rend compte que le personnage n’a pas vieilli, contrairement à lui:

I’ve come to accept (…) that Spider-Man is younger than my little brother, but Batman? (…) I’m actually gonna be older than Batman? This was intolerable. Something had to be done. (Miller: 5)

Cette prise de conscience semble avoir joué un rôle dans l’écriture de l’histoire, qui met en exergue cet âge avancé du personnage: les dessins montrent un homme aux cheveux blancs, les dialogues relatent un retard certain2. Du fait de son âge, Batman semble être plus faible, dans le deuxième chapitre «The Dark Knight Triumphant» il perd la première bataille contre le chef des mutants et se retrouve allongé, en sang, le bras en bandoulière et le costume déchiré. (ibid: 85) Dans The Dark Knight Returns, Batman est vieilli, il se blesse, et fait face aux échecs. C’est justement ce qui le pousse à améliorer ses performances physiques, pour tenir pendant les combats par exemple, en posant ce qui semble être une prothèse qui soutient son bras (ibid: 93) ou pour se protéger en faisant usage d’un nouveau costume dans son combat contre Superman. (ibid: 188-196)

C’est également un Batman plus sombre qui est mis en scène dans la saga de Christopher Nolan qui s’étant de 2005 à 2012. En tant que reboot du personnage au cinéma, Batman Begins, le premier volet de la trilogie de Nolan, présente le superhéros «comme pour la première fois,» les origines de sa seconde identité sont relatées (le meurtre de ses parents; l’entrainement chez Ra’s Al Ghul; son retour à Gotham City; la «transformation» en Batman), tout comme son combat contre la pègre de Gotham et surtout Dr Jonathan Crane / The Scarecrow et Henri Ducart / Ra’s Al Ghul qui veut vaporiser un gaz toxique dans toute la ville. Batman: The Dark Knight, le deuxième volet, fait s’opposer le superhéros avec sa némésis le Joker, et repense l’origine de Harvey Dent / Double Face. C’est aussi ce film qui commence à marquer la chute de Batman: décidant de se porter responsable pour les meurtres commis par Harvey Dent / Double Face, une chasse à l’homme chauve-souris commence (le commissaire James Gordon détruit symboliquement le Bat Signal), c’est alors le début de la déchéance du superhéros.

Cette dégradation se poursuit dans The Dark Knight Rises qui clôt la trilogie, où, tout comme dans le comics The Dark Knight Returns, Bruce Wayne décide de sortir de sa retraire pour reprendre le costume de Batman, et combattre les héritiers de la Ligue des Ombres, et Bane, notamment. Dans ce dernier volet, Batman a vieilli, il est plus faible et blessé à plusieurs reprises, ce qui n’est pas sans rappeler le comics de Miller. Pourtant, grâce à l’aide apportée par Selina Kyle /Catwoman, entre autres, il réussira finalement à rétablir le calme à Gotham et retrouver son statut de héros face à la population.

Quelques similitudes sont à noter entre le Batman de Miller et celui de Nolan; les films ne sont pas l’adaptation stricte des comics, même s’ils en gardent tout de même le titre et cette posture affaiblie, en peine, du superhéros. L’intérêt de la trilogie de Batman par Nolan réside dans la mise en scène de la déchéance du superhéros inspirée des comics de Miller. Si on opère un retour historique sur les films qui ont mis en scène Batman depuis les années 1960, on peut remarquer que le personnage n’avait pas été remis en question avant ce dernier opus sorti en 2012. Les différentes narrations reposaient sur les combats entre Batman et les super vilains (Martinson: 1966; Burton: 1989, 1992; Schumacher: 1995), sur les histoires amoureuses de Bruce Wayne (Burton: 1989, 1992) ou sur les dynamiques de relations entre Batman et ses coéquipier-e-s (Martinson: 1966; Schumacher: 1995). Les ressorts narratifs de ces films sont plutôt stables, et il faut attendre The Dark Knight Rises pour voir Christian Bale jouer un Batman retraité, vieilli, aux cheveux blancs et au défaut de maintien.

Il me semble pourtant qu’une des différences majeures entre toutes ces productions soit l’utilisation du costume du superhéros comme indicateur de cette déchéance (puis de cette élévation) du personnage.

L'hypothèse de cet article repose sur l’appréhension du costume comme participant à cette mise en scène du superhéros dégradé, dont la figure se complexifie. J'aimerais étudier la façon dont le cinéma met en scène la déchéance à travers le costume tout en envisageant ce qu’il apporte dans la trilogie Batman de Christopher Nolan, par rapport aux comics et aux autres films. Dans la suite de cet article, je montrerais le rôle joué par les costumes dans la création de ces personnages super héroïques, les enjeux du passage du costume des comics au cinéma, pour conclure sur les signes de la déchéance du personnage présents sur costume du Dark Knight.

 

Le costume comme créateur d’identité

Peter Coogan cite trois caractéristiques typiques, mais non nécessaires pour définir le superhéros: il doit remplir une mission qui doit avant tout être tournée vers ceux qui en ont besoin, non pas pour se servir à lui même. 3 La deuxième caractéristique est la présence de pouvoirs qui marquent la différence avec les humains, mais qui sont en même temps des habilités humaines poussées à leur paroxysme (force, rapidité, invulnérabilité). Pour la troisième caractéristique, qui est l’identité, Coogan met en avant deux éléments, le pseudonyme et le costume: «The identity element comprises the codename and the costume, with the secret identity being a counterpart to the codename.» (ibid: 77)

Ces deux éléments ont pour fonction de marquer la différence entre l’identité civile et l’identité du superhéros et d’incarner (embody) la biographie du superhéros. Ainsi, le nom et les couleurs du costume de Batman rappellent indéniablement la chauve-souris, qui renvoie à ses traumatismes d’enfant. Le design du costume devient une représentation iconique de l’identité superhéroïque4 qui permet à la fois de symboliser le héros page après page dans les comics, et aide à établir un genre à part entière.

J’ajouterais que le costume fait office de protection pour le superhéros, qu’il peut être le conducteur des super pouvoirs, qu’il dessine les formes physiques du porteur, performe le statut hybride entre l’humain et le surhumain, et, au cinéma, il «fait» littéralement le superhéros. L’élément visuel qu’est le costume est donc en lien direct avec les identités du superhéros, et aide à articuler et à créer celles-ci tout au long de la narration.

Dick Hebdige a souligné, en étudiant le style des subcultures, qu’une communauté se construit à travers son style et entre autres, les vêtements mis en avant et portés: «it is through the distinctive rituals of consumption, through style, that the subculture at once reveals its ‘secret’ identity and communicates its forbidden meanings.» (Hebdige: 103) De la même façon, c’est en arborant leurs costumes que les superhéros révèlent cette identité secrète et exposent à la fois des significations quant à ses origines et son dessein. Le costume agissant comme un symbole, un personnage qui le porte dans certaines conditions semble communiquer «je suis un superhéros, je vais vous sauver.»

Les vêtements portés par les superhéros sont donc un des éléments importants à prendre en compte dans les adaptations récentes et peuvent correspondre à l’analyse pratiquée par Elizabeth Wilson à propos de la relation entre les vêtements et l’identité: «fashion can be seen as one means whereby an always fragmentary self is glued together into the semblance of a unified body.» (Wilson: 12) En ce sens le costume, unifie à travers un même corps recouvert -ou non-, et révèle -ou cache- deux identités souvent antinomiques. Le vêtement porté par les superhéros a donc une fonction essentielle par rapport à ses identités et «dit» quelque chose sur le héros lui même.

Dans la partie qui suit, il sera question d’analyser, au regard des fashion studies et des films studies comment la déchéance du héros s’opère à travers les costumes portés par le personnage de Batman, dans la trilogie de Nolan. Il conviendra aussi le «lire» le costume au regard des autres productions citées qui mettent en scène le personnage. Cette lecture ne se pratiquera non sans prudence, pour suivre les propos de Johanne Entwistle:

on the one hand the clothes we choose to wear can be expressive of identity, telling other something about our gender, class status and so on; on the other, our clothes cannot always be ‘read’, since they do not straightforwardly ‘speak’ and can therefore be open to misinterpretation. (Entwistle: 112)

Le costume de superhéros, que ce soit dans les comics, mais surtout à mon sens dans les films, est le fruit d’une création réfléchie entre plusieurs acteurs du réseau de production, et n’est pas créé par hasard. Le costume design «dit» quelque chose dans ces conditions. Je profite donc de cette citation pour ajouter que cette lecture n’est en effet qu’une lecture subjective du personnage du film, caractérisant mon placement au sein des Cultural Studies: un déchiffrage de la chute du superhéros sous l’angle de ce qu’il porte.

 

Le costume, des comics à l’écran

Dans l’article d’Umberto Eco déjà cité, l’auteur mentionne qu’ «il est indispensable que (le) costume soit du genre moulant élastique, très ajusté.» (Eco: 140) En effet, que ce soit dans The Dark Knight Returns ou dans les autres histoires imprimées sur ce médium, le costume à l’air prés du corps, comme collé directement au corps du porteur. C’est le cas dans le comics où Miller dessine à la surface des tissus des protubérances musculaires appuyées. Bien que le comics raconte la déchéance de Batman, le corps du superhéros est tout de même marqué par une anatomie musclée, dont les bras, les jambes et le torse sont exagérément développés. La première apparition «en pied» de Batman dans The Dark Knight Returns, sur une page complète, montre cette musculature hypertrophiée: les organes du cou, des épaules, de la poitrine, des biceps et des abdominaux sont particulièrement développés. (Miller: 34) La silhouette du personnage n’a rien à envier aux culturistes et aux bodybuilders que l’on peut voir dans les magasines dédiés, la seule différence notable étant que le corps du superhéros est recouvert d’une couche qui semble mettre en valeur ou mouler ces protubérances. La comparaison avec les combinaisons des Hercules dans les Freak Shows ou les hommes forts dans les foires est donc aisée. Ceux-ci portaient effectivement des tenues près du corps pour faire ressortir leurs musculatures. D’autant plus que la temporalité de ces monstrations et la naissance des superhéros sont proches.5 Un autre exemple plus contemporain pourrait être les matches de catch où les costumes peuvent occuper cette fonction de mise en valeur des corps, mais appuie surtout sur l’aspect spectaculaire de la performance. (Lamoureux: s.p.)

Seulement, si on observe attentivement l’évolution des caractéristiques corporelles relative au superhéros et à son costume, on peut remarquer que ces excroissances n’ont pas toujours été aussi proéminentes. Dans DC Comics Anthologie publiée en France par Urban Comics en 2012 et rassemblant les «16 récits majeurs de 1939 à nos jours» classés par «âges» comme il est coutume de faire pour les comics, on peut trouver cette évolution des corps des superhéros. Les dessins des comics publiés pendant l’âge d’or et l’âge d’argent ne présentent que des corps, certes musclés, mais simplement: quelques traits clairsemés sur le costume viennent dessiner l’ombre des pectoraux, et des abdominaux6. On pourrait émettre l’hypothèse que l’intérêt du costume dans ce cas, en tenant compte des techniques de production (créer des histoires, et dessiner les cases à un rythme effréné, dans un temps imparti pour la publication), est de simplifier le corps du héros. Un torse nu, ou même des vêtements classiques (une chemise par exemple) nécessiteraient davantage de détails qu’un costume qui semble être créé d’une seule pièce. Pour reprendre la définition de Coogan, le costume agirait bien dans ce cas comme un symbole, grâce auquel il est possible de multiplier le personnage sur plusieurs cases à chaque page, afin de créer une version simplifiée du corps, auquel il est possible d’ajouter des traits fins pour faire apparaître les muscles.

Ce n’est qu’à partir de l’âge de bronze que les corps des superhéros se font plus massifs par le biais de ces excroissances ombrées dessinées sur le costume. La physionomie des personnages est ainsi créée: des traits plus ou moins marqués sont dessinés sur le corps pour souligner l’anatomie. Ces traits se font plus nombreux et plus dynamiques, peut-être aussi plus précis à partir des années 1970: grâce au talent des dessinateurs, on pourrait reconnaître ces muscles hypertrophiés et leur donner leur appellation précise.7 Les traits s’intensifient encore à l’âge moderne des comics, dont The Dark Knight Returns fait partie. Les traits se font d’autant plus précis que les dessinateurs proposent davantage de gros plans et de dessins volumineux qui laissent voir le personnage encore plus nettement. Aussi, il faut noter le travail des coloristes qui semblent œuvrer à rendre ces costumes, et donc ces corps, toujours plus détaillés, rembourrés et massifs grâce à l’utilisation de différentes teintes de la même couleur pour jouer de contrastes, d’ombres et de lumières. 8 Ces lignes dessinées sur le costume dessinent en même temps le corps et mettent en avant ce dernier, caché sous le vêtement. Cette convention sert à connoter la force physique et la vigueur du personnage, tout en construisant, par un effet moulant du costume qui adopte la forme exacte du corps, la robustesse de mise chez la plupart des superhéros. Cet effet de robustesse, bien que présent dans The Dark Knight Returns, n’empêche pourtant pas Batman de connaître des défaites et le vieillissement.

Une fois adapté dans le contexte audiovisuel, le vêtement devient costume au cinéma. Ce costume évolue en contrat visuel entre ce que le réalisateur souhaiterait faire passer dans sa production, comment le costume designer peut le concevoir matériellement, le moyen par lequel l’acteur peut le faire passer, et la façon dont le spectateur le reçoit.

Dans des films classiques9, le costume doit avant tout se rendre invisible pour être réussi, comme le prétend Deborah Nadoolman Landis: «Costumes are considered successfull if audiences do not notice the costumes, but are nonetheless deeply connected to the character.» (Nadoolman Landis: 50) Dans les films appartenant au genre superhéros, du fait de la relation entre le personnage et les identités, cette assertion prend un autre sens. Le costume créant littéralement le superhéros sur grand écran,10 le symbolisant, la fonction du costume de superhéros est primordiale pour l’esthétique, la cohérence et la crédibilité du film. D’ailleurs les studios semblent miser sur les costumes de superhéros comme élément essentiel dans les productions filmiques, à en juger par le temps passé à relater les origines des superhéros (essentiellement à partir des années 2000, Batman Begins entrant directement dans cette catégorie) à montrer la construction du costume, l’importance qui lui est donnée dans la façon de les filmer, par la place que le costume occupe dans la promotion de ces films, et aussi par l’attente des fans, trépignant de voir le costume en action.

Quelques différences peuvent déjà être notées entre le costume de The Dark Knight Returns et la trilogie filmique de Nolan. Alors que le comics utilise les nuances du bleu au gris pour le «corps» du costume, celles du bleu au noir pour la cape, les gants et les bottes, et le jaune pour le symbole et la ceinture (les couleurs habituellement utilisées pour le superhéros), le costume de Batman Begins et des deux autres volets est totalement noir, seule la ceinture contraste grâce à une couleur plus brune. Dans une adaptation cinématographique, et en prenant exemple sur les dessins du costume qui semble mouler le corps, on peut effectivement utiliser un tissu moulant, comme le lycra. Cela a par exemple été le cas du Batman de Leslie H. Martinson (1966). Dans les films qui suivront, le tissu est troqué pour un matériau plus rigide qui donne davantage l’impression d’une armure. Probablement pour rappeler les muscles saillants (et seyants) des dessins de comics, cette armure semble être sculptée: les muscles des pectoraux et des abdominaux ressortent encore une fois. C’est un procédé qui a été utilisé pour la production des films de Tim Burton et de Joel Schumacher entre 1989 et 1995. Les quatre costumes de Batman dans ces quatre films avaient un aspect luisant, brillant (les costumes de Batman & Robin (1995) étaient même parsemés d’éléments argentés). Les costumes utilisés pour la trilogie de Nolan, quant à eux, sont totalement mats, ils ne brillent aucunement, mais ont toujours cet aspect d’armure rigide aux muscles gravés dans le matériau. Enfin pour garantir une certaine crédibilité dans un film, les muscles sont certes développés, mais pas aussi exagérément que dans les comics.

C’est cette notion d’armure qui est primordiale pour envisager la déchéance du superhéros. Dans le comics de Miller, Batman se rend compte qu’il faut augmenter ses aptitudes physiques par le biais de prothèses ou par un changement total de costume. C’est pour pallier cette déchéance que le costume se fait armure à l’apparence rigide, coque défensive pour remédier à une force physique décroissante. Le costume-armure à une fonction significative de protection dans les films de Nolan. Cette signification sert donc à la narration du film et est traduite par les changements opérés sur l’habit tout au long des trois films.

 

Le costume comme traducteur de la déchéance

En effet si on se base sur les différents costumes portés par le personnage, on peut remarquer que le costume passe par des niveaux de précision. Le premier costume peut rappeler ce que va devenir ce costume-armure. Il s’agit du vêtement de ninja totalement noir, et surmonté d’une cagoule qui ne laisse entrevoir que les yeux, que le personnage porte pendant son entrainement chez Ra’s Al Ghul. C’est un habit similaire qui est porté lors de la première sortie de Batman pour recueillir des informations auprès du lieutenant James Gordon. En haut d’un immeuble, il se prépare à rendre visite au policier pour lui demander des informations sur un trafic de drogues qui a lieu sur les docks. Il est équipé du harnais et de sa ceinture, mais il ne porte qu’une cagoule et des vêtements noirs. Son costume n’est pas complet: en s’enfuyant du toit du commissariat, il tombe, ce qui l’obligera à améliorer son costume et ses composantes.

Enfin, on assiste à la création du costume de Batman que l’on peut faire débuter au moment de la rencontre avec Lucius Fox. Celui-ci lui donne accès aux équipements de Wayne Entreprise dont Bruce va largement se servir. Le réalisateur nous présente, par le biais de Lucius Fox les quelques équipements qui sont constitutifs du costume du futur Batman:

un harnais de service en kevlar; un pistolet à gaz pour grappin magnétique mono filamenteux, testé pour cent-cinquante kilos de charge; une combinaison de survie pour infanterie de première ligne, kevlar, double tissage, jointure renforcée, indéchirable; le tissu mémoire… d’une grande flexibilité, peut devenir rigide si on passe du courant dessus, permet d’être taillé sur tout squelette (Nolan, 2005). 
 
Bruce lui-même prend part à la création du costume. Il conçoit et fabrique lui même les armes, sorte de shuriken en forme de chauve-souris. C’est lui également qui décide de repeindre en noir tous les équipements qu’il s’est procurés chez Wayne Entreprise et ceux, comme les protège-bras crantés, qui lui on servit lors de sa période d’entrainement chez Ra’s Al Ghul, il incorpore un système de communication dans le masque, créé le squelette pour le tissus mémoire, met à jour la ceinture en enlevant certains éléments.
 

En même temps que Bruce Wayne se crée l’identité de Batman, l’identité «alibi» du milliardaire est aussi en construction. Lindy Hemming, la costume designer des différentes tenues portées par Christian Bale dans la trilogie, a choisi de faire porter à Bruce Wayne un costume trois-pièces Armani, reflétant ce style de vie particulier: «It just seems the right choice for a man (Bruce Wayne) who is pretending to be a wealthy playboy.» (Laverty, 2012) Sur les conseils d’Alfred, le personnage doit développer de manière publique l’identité de Bruce Wayne pour ne pas attirer les soupçons sur le fait qu’il pourrait être Batman. Ce style de vie se traduit par une certaine exubérance outrancière11 permettant à Bruce Wayne de faire parler de lui sans attirer l’attention sur Batman, et de montrer une attitude «tape à l’œil» antinomique avec celle du superhéros.

Dans les films suivants, le costume de Batman est complètement remanié. Si l’on s’en réfère encore une fois à Lindy Hemming, ce sont des contraintes techniques qui ont poussé la production du film à changer littéralement du costume: «We wanted the new Batsuit to be a more supple, more maneuverable, more breathable piece of equipment, like a modern suit of armor instead of a rubber suit», dit-elle dans un article pour le site MovieOnline.com. En effet, le premier costume, fabriqué en néoprène ne semblait pas être assez confortable pour permettre à Christian Bale une facilité de mouvement comme il l’avance lui-même: «In the past, Batman has always had to move his shoulders to turn his head, so that was a definite priority.» (PuppetMaster, s.d.)

En résulte donc un costume complètement remanié: du plastron sculpté selon les muscles de Batman; on passe à ce qui semble être un ensemble d’éléments qui s’imbriquent les uns les autres. C’est cet enchevêtrement qui fait écho à la narration et à son aspect plus sombre, pour traduire les difficultés rencontrées par Batman. En même temps qu’il commence à devenir plus noir, son costume lui-même devient plus profond: les espaces entre les pièces de Kevlar se creusent, les angles deviennent de moins en moins ronds, et donnent l’impression de muscles de plus en plus articulés, de plus en plus écarquillés. Ces éléments articulés sur le costume créent visuellement des fissures dans le corps. Ces crevasses peuvent rappeler aussi les blessures de Bruce Wayne: tout au long des films, on a pu voir le corps du personnage parsemé d’ecchymoses suite à ses combats.

Les matériaux utilisés témoignent aussi de cette protection dont Batman a besoin pour combattre les super vilains: les matières inspirées des équipements de l’armée ou du sport sont privilégiées pour leur aspect pratique, mais également parce qu’elles permettent une facilité de mouvement et un plus grand confort. (Nadoolman Landis: 281) Elles sont aussi légères et protectrices, tout en permettant à l’acteur de respirer facilement dans le costume.

Le costume de The Dark Knight pourrait signifier le besoin de protection, tout en traduisant la faiblesse du personnage à la surface même du costume. Cette faiblesse prend d’autant plus de sens dans The Dark Knight Rises quand le film montre Bruce Wayne au teint terne, aux cheveux et poils longs et grisonnants, en robe de nuit, s’aidant d’une canne pour mouvoir son corps maigri connotant sa vie recluse. Quand il reprend sa mission après sa retraite, Batman est recouvert de ce costume qui met encore plus l’accent sur ces fissures. Le plastron est constitué de trois éléments: l’undersuit fait de métal et de Nylon, les tension straps en caoutchouc et en latex placés de manière verticale pour construire la carrure, et les protective panels, qui miment les abdominaux.12 Ces éléments sont placés les uns sur les autres, produisant un effet de profondeur sur le corps du porteur.

Les costumes que Lindy Hemming a élaborés suivent et traduisent la narration et la déchéance du superhéros: on passe des muscles sculptés dans le néoprène pour le costume de Batman Begins, à des couches successivement posées sur le corps qui créent des fissures dans le corps du Dark Knight et qui se font le signe révélateur du besoin de protection de Batman, et en même temps la déchéance du personnage. 

Le costume a toujours pour fonction première d’articuler les identités, et devient en même temps un outil de protection du corps indispensable d’autant que Batman est plus faible, et nous offre visuellement les signes de l’assombrissement, et l’approfondissement de la figure.

Les costumes de cinéma ont ceci d’intéressant qu’ils peuvent fournir, à la fois dans la narration et pour la compréhension de l’histoire, des indices sur les identités des personnages. Cette signification prend d’autant plus de sens quand le personnage est littéralement incarné par ce qu’il porte, et que le vêtement porté articule plusieurs identités. Le costume de Batman apparaît comme révélateur de la déchéance du superhéros, mais en même temps comme armure protectrice du personnage et de ses faiblesses. Le superhéros, n’ayant pas de super pouvoirs, tire sa force de son costume. En cela, la déchéance peut finalement être endiguée grâce à cette armure et à la multitude de gadgets qui viennent parfaire la tenue: Batman, redoublant d’efforts et d’intelligence redeviendra la figure héroïque de Gotham City.

Les costumes des films n’ont plus besoin d’être «ajusté et moulant», mais doivent construire sur le corps de l’acteur, le corps du superhéros. Probablement pour donner plus de crédibilité au film, on use de matériaux contemporains et déjà utilisés dans des contextes techniques (armée, sport) que l’on dispose en couches successives pour construire le corps affaibli, creusé, comme autant de blessures à la surface.

Le corps des superhéros est finalement consumable, pour reprendre les termes utilisés par Eco, et le costume se présente comme un élément réparateur, à la fois physique, c’est-à-dire pour le corps, mais aussi de résolution de crise entre plusieurs identités: le Dark Knight finira par se relever.

 

Bibliographie

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  • 1. Faire le bien, c’est à dire selon Eco «combattre l’attentat à la vie privée commis par «les membres de l'underworld, le monde clandestin de la pègre s'adonnant (…) au cambriolage de banque ou de fourgons postaux.» (ibid: 143)
  • 2. «I’m not up for these digital jobs.» (ibid: 50)
  • 3. «The Superhero’s mission is pro-social and selfless which means that his fight against evil must fit in with the existing, professed mores of society and must not be intended to benefit or further his own agenda.» (Coogan: 77)
  • 4. «Superhero’s costume remove the specific detail of a character’s appearence, leaving only a simplified idea that is represented in the color and the design of the costume» (ibid: 79)
  • 5. Si on s’en réfère à Robert Bogdan, les exhibitions ont connu leur succès de grande ampleur entre 1880 et 1930 (Bogdan: 25-68). En janvier 1933, Joe Schuster et Jerry Siegel mettaient au monde Superman dans un fanzine intitulé Science Fiction: The Advance Guard of Future Civilization #3, qui, après nombre de modifications, obtiendra un succès certain en juin 1938 dans Action Comics #1
  • 6. Pour un exemple avec Batman pendant l’âge d’or, voir «The Origins of Batman» (s.a.: 19-31) Pendant l’âge d’argent avec La ligue des justiciers d’Amérique: «Origins of the Justice league», (s.a.: 75-100).
  • 7. Ainsi le «grand dentelé» et «l’intersection tendineuse», des muscles abdominaux sont particulièrement utilisés et marqués.
  • 8. Pour un exemple avec Batman et Green Lantern «Justice league #1» (s.a.: 263-265)
  • 9. C’est-à-dire dans ce contexte, les films dans lesquels le costume n’est a priori pas «le» créateur du personnage.
  • 10. Il y a toutefois des contre-exemples, comme le personnage de Wolverine dans le film dédié (Gavin Hood, 2006) où c’est l’acteur, plus que le costume qui incarne le mutant.
  • 11. Voitures de luxe, plusieurs femmes à ses bras, achat d’un restaurant dans le seul but unique de se baigner dans la fontaine.
  • 12. Je me base ici sur les dessins préparatoires d’Hemming (Nadoolman Landis: 281)