Histoires vraies 3: Boundary Road

Bungalow, vers 1964

Histoires vraies 3: Boundary Road

Soumis par Martine Delvaux le 29/11/2012
Catégories: Fiction

 

Limoges Ontario est un petit village perdu le long de la 417, entre Montréal et Ottawa, plus près d'Ottawa que de Montréal, une sorte d'excroissance trop loin de la Capitale pour être une banlieue et trop laide pour faire partie du patrimoine. Limoges Ontario est un festival de tôle, de plywood et de rouille dont l'âme se résume à l'église plantée au milieu du village, un oasis style Astérix où malgré l'envahisseur on continue à baragouiner le français. 

Je tape «Limoges Ontario» et Google me livre des photos de bungalows, des plans d'architectes et des annonces d'agences immobilières, des devantures de maison, des entrées de garage, des armoires de cuisine en bois compressé. Le prélart a été remplacé par des planchers flottants. Les sous-sols ont été rénovés. Le gazon fraîchement coupé donne l'impression qu'on est à Laval ou à Brossard. 

Mais c'est bien Limoges Ontario.

Je cherche sans succès dans ce catalogue d'images une photo du bungalow de mon enfance. Je me dis que Google pourrait bien, par hasard, me le livrer étant donné la taille du village.  Je me dis aussi que c'est sans importance puisque de toute façon, je ne le reconnaîtrais pas. Le bungalow de mon enfance est comme tous les autres bungalows construits à la même époque par l'entrepreneur en construction qui habitait dans le split-level d'en face. Au fond, avec mes amis d'école, on vivait tous dans la même maison.

*

Je viens de maisons usinées et de familles en série. Mon enfance tient entre les murs d'un bungalow en briques jaunes, bardeaux d'asphalte et planches à clin planté sur Boundary Road à Limoges Ontario. Toute ma vie tient dans un bungalow planté sur Boundary Road à Limoges Ontario. Ce bungalow merdique, ça a été mon Amérique. 

Devant la maison, il y avait un bout de terrain où on n'allait jamais. Derrière la maison, il y avait une immense cour où mes parents baby boomers fiers propriétaires de leur première-demeure-beau-bon-pas-cher ont fait leur retour à la terre et planté un potager, des fleurs, un gazebo, des cages à lapin, un cabanon et un module de jeu pour enfants en métal bleu et blanc. Derrière encore, en descendant plus loin, il y avait d'immenses tas de gravier, un chemin de garnotte qui s'arrêtait au milieu de nulle part, juste avant la forêt. Plus loin encore, toujours plus loin, derrière la forêt Larose et les grands marais, il y avait ce que j'imaginais, la grande ville, le pays, le monde entier. 

Mais dans les faits, je ne pensais jamais au reste de l'univers. 

Bien sûr, j'ai déjà dit le contraire, j'ai raconté que quand j'étais enfant, je rêvais sans cesse d'un ailleurs comme d'un horizon où aboutir. J'ai menti. Voilà. Ce n'est pas vrai. L'enfant que j'étais voulait continuer à vivre dans le bungalow sur Boundary road, elle ne voulait pas partir, et quand est venu le moment de quitter le village maudit, elle a pleuré. C'est elle qui parle aujourd'hui, depuis l'univers de pacotille qu'elle n'a jamais quitté. 

À Limoges Ontario, mon monde, c'était le bungalow avec son prélart aux motifs alambiqués receleurs de saleté, la cage à oiseau qui s'égrenait au milieu de la cuisine suspendue au-dessus d'un lave-vaisselle qu'il fallait déplacer pour le brancher à l'évier et l'écouter faire son vacarme d'enfer. Mon monde, c'était les endives qui poussaient secrètement sous l'escalier qui descendait au sous-sol parce que le mari de ma mère était Belge et que c'était sa façon de résister. Mon monde, c'était: les jolis lapins émoustillés en pleine nuit qui se reproduisaient à la vitesse de l'éclair pour finir dans nos assiettes parce que ça goûtait le poulet, le soleil flambant sous lequel il fallait cueillir des kilos de haricots verts dans le potager, le long couloir qui menait de la salle de bain à la chambre des parents, le tapis shaggy à deux brins dont les couleurs variaient selon les pièces et qui caressait les orteils avant d'avaler pour toujours les petits objets. Mon monde, c'était: le divan du salon en cuirette noire qui brûlait la peau quand on restait assis trop longtemps devant la télé, la bibliothèque en tek qui contenait Le Parrain, l'Encyclopédie Grolier, la série Time Life sur les grandes civilisations et un volume épais sur la sexualité. Mon monde, c'était le sous-sol du premier french kiss et du premier party, la Cortina rouge sous l'abri d'auto en tôle dans l'entrée de garage à laquelle on accédait par la porte de côté qu'on utilisait toujours au lieu de celle qui donnait dans le salon et qui était condamnée sauf les soirs de Noël ou d'Halloween, la maison des voisins aux sept enfants mal commodes et malveillants sauf la plus vieille et la petite dernière. Mon monde, c'était le module de jeu en métal blanc et bleu sur lequel on grimpait en se tenant d'une main parce que dans l'autre il y avait un roman d'amour qu'on voulait lire perché en équilibre précaire au-dessus de l'univers qu'était le bungalow. 

*

Le bungalow planté à Limoges Ontario est l'endroit auquel je reviens, de la même façon qu'on raconte ad nauseum un trauma parce qu'on ne peut jamais le raconter pour la dernière fois. C'est mon paradis préfabriqué et jetable, toujours déjà perdu. Pourtant, je ne ressens aucune nostalgie, je n'ai pas de regrets et je n'y retourne jamais sinon pour montrer à quelqu'un que j'aime cet endroit bizarre et pathétique d'où je viens et que je retrouve dans des films qui racontent ces endroits glauques où des drames se trament sous la colle et le vernis. 

Au fond, j'ai quitté le village mais j'ai gardé le bungalow. 

Aujourd'hui, je vis dans un condo planté dans le quartier portugais. Boundary road est devenue l'avenue Coloniale. Ce n'est plus tout à fait le Plateau, et pas encore le Mile End. C'est un no man's land. 

J'habite dans le dos du Cinéma l'Amour et à un soupir du Bain Coloniale, dans un quartier fait de bric et de broc, sur une rue où mon condo cohabite avec des triplex qui ont 40, 50, 60 ans, colonnes méditerranéennes, pergolas luxuriantes et potagers improvisés qui envahissent le trottoir, sortes de boîtes de carton où les murs mitoyens maintiennent l'illusion qu'on ne vit pas tous ensemble. 

Le quartier portugais a remplacé mon village adoré et maudit. Je connais la propriétaire du café qui se trouve en face de chez mon coiffeur dont le salon est à côté des sushis préparés par un couple de Vietnamiens qui ne prennent jamais congé. Mon chien a senti les fesses de tous les chiens du coin, et moi, j'ai flirté avec mon voisin et avec le boucher. 

En fait, je n'ai jamais quitté mon village. Mon bungalow est logé dans le petit condo sans cachet et mal construit planté sur l'avenue Coloniale, aux armoires de cuisine en mélamine couleur pin et aux planchers de bois qui s'égratignent à rien. 

On dit parfois que Montréal est un trou, et moi je dis que je vis mon rêve américain.