Keep On Dreaming: Rêver Pretty Woman

Keep On Dreaming: Rêver Pretty Woman

Soumis par Sébastien Hubier le 23/03/2015
Catégories: Erotisme, Fiction, Romantique

 

«Some dreams come true, some don’t. Keep on dreaming.»

Ainsi s’exprime le narrateur, l’homme heureux de Pretty Woman. Mais quel est ce rêve? Est-ce l’American Dream? Et ce dernier est-il aussi simple qu’on a tendance à le croire, vu d’Europe? Loin s’en faut! Walter Fisher a, en effet, très bien montré qu’il est en réalité constitué de deux mythes: «the materialistic myth of success and the moralistic myth of brotherhood»: «the egalitarian moralistic myth of brotherhood […] [involves] the values of tolerance, charity, compassion and true regard for the dignity and worth of each and every individual» (Fisher, 1973: 161). On saisit assez aisément la conséquence d’une telle analyse: «[the functions of the dual myths of the American Dream] are to provide meaning, identity, a comprehensive understandable image of the world and to support social order» (Ibid). En d’autres termes, le rêve américain correspond certes à la quête d’un confort économique, fait de propriété et de prospérité, mais il est aussi une morale pétrie de compassion et d’attention portée à autrui, indépendamment de tout statut social.

Pretty Woman, qui est un des films les plus populaires des années 1990, joue précisément sur cette dualité du rêve américain, notamment parce qu’il insiste sur les différences de classe sociale qui séparent les deux personnages principaux et ne les empêchent pourtant pas de se trouver et de s’aimer1.

L’histoire est assez simple, en apparence du moins: «Pretty Woman centers around a love affair between Edward (Richard Gere), a schizoid, acrophobic corporate raider, and Vivian (Julia Roberts) a leggy young hooker with the requisite heart of gold and a (supposedly) refreshing vulgarity that could gag a goat» (Greenberg, 1991: 9). C’est précisément parce qu’il met aux prises un richissime homme d’affaire et une pauvre prostituée que ce film correspond si bien à ce que Steven J. Ross appelle «a cross-class fantasy», genre où des personnages de milieux sociaux opposés se trouvent impliqués dans une histoire d’amour qui change leur vie de fond en comble, et ce, pour le meilleur et jamais pour le pire (Ross, 1998: 34). Trouvant l’amour, Edward renonce à l’immoralité qui guidait jusques alors ses actions personnelles et professionnelles: il surmonte sa morosité, découvre sa véritable personnalité et trouve le goût du bonheur. Vivian, de son côté, entrevoit le véritable amour et laisse derrière elle les difficultés qui réglaient sa triste vie quotidienne. Chacun trace donc pour l’autre la voie du salut, de la rédemption, de sorte que Pretty Woman apparaît comme une romance idyllique représentant la société utopique du rêve américain derrière l’union romantique de personnages aux intérêts de classe différents (pour ne pas dire opposés). On l’a souvent remarqué, la relation entre la working girl au grand cœur et le brillant businessman est une variation sur l’histoire de Cendrillon, derrière laquelle se profile au demeurant celle de Jane Eyre2.

Toutefois, il s’agit aussi de mettre en scène une représentation croisée des stéréotypes de classe qui se joue ici, dans le cadre d’un nouveau naturalisme. Le monde de Vivian et Kit (Laura San Giacomo) est, sur Hollywood Boulevard, celui des bas-fonds, des prostituées, des clochards, des meurtriers, des trafiquants de drogue et autres toxicomanes. À l’inverse, celui où évolue Edward est la société des avocats, des grands patrons, des banquiers —toutes jolies personnes vêtues de tenues hors de prix. L’univers de Vivian, où l’argent ne sert presque exclusivement qu’à payer le loyer, est celui de l’attroupement, du grouillement, mais aussi de la solidarité. Celui d’Edward est, au contraire, marqué par la solitude —solitude que matérialise sa suite panoramique, qui, dans ses insomnies, lui renvoie l’image d’un monde sans joie. Ces deux mondes sont parallèles et ne se devaient jamais rencontrer. Or c’est précisément cette rencontre inattendue qui forme le cœur du film: autant qu’une plaisante rencontre physique et sentimentale, ce dernier est celle de deux champs sociaux et précisément hiérarchisés; celui de Vivian, hantée par le rêve d’une vie meilleure, et celui d’Edward, plein de richesses certes, mais marqué par la tristesse, les contrariétés, l’infélicité. Par la force du destin, qui est un leitmotiv du genre de la rom-com3, ces deux univers deviennent perméables l’un à l’autre, ce qui ne manque pas d’apparaître comme une subversion de l’ordre social établi. Dans le monde d’Edward, Vivian assiste à un match de polo, joue aux échecs, emprunte des limousines, assiste à l’opéra, dîne dans des restaurants chics et fréquente les boutiques distinguées de Rodeo Drive à Beverly Hills.

Ces différentes expériences —qui constituent autant d’étapes d’une Bildung— relancent le récit tout en l’orientant irrémédiablement vers le comique qui naît de l’incongruité des situations auxquelles se trouve confrontée une prostituée dans la haute société dont elle ignore les codes. On se souvient par exemple de l’enthousiasme démesuré dont elle fait preuve lors du match de polo auquel l’a convié Edward ou de sa réaction excessive devant le plat d’escargots qui lui est présenté dans un restaurant terriblement romantique et désespérément français, Le Voltaire, sur South Olive Street. Toutefois, ce n’est jamais Vivian qui est dévalorisée; ce sont les snobs prétentieux qui l’entourent qui semblent stupides et malappris. Ce sont ces vaniteux qui renforcent la sympathie que le spectateur éprouve pour elle et le pousse à désirer qu’elle se rapproche toujours davantage d’Edward: «the audience understands the class differences in these two people, their needs and hopes, and can begin to see the benefits that the cross-class relationship is going to offer them both» (Winn: 61).

L’interaction des personnages n’est rien d’autre que la figure d’une interdépendance des classes au sein de la société américaine. Les rapports qu’Edward entretient avec ses amis sont d’abord construits sur le modèle des relations qui sont à l’œuvre dans le monde des affaires et des entreprises. Aussi traite-t-il tous ses amis en employés, ce qui, naturellement, renforce son isolement («my special gift is impossible relationships», confie-t-il à Vivian, désespéré et lucide). C’est justement là une spécificité majeure de cette dernière, soulignée au demeurant dès le début du film: elle est admirablement surprenante, ce qui séduit aussi bien Edward que Barney, le maître d’hôtel, ou James Morse dont Edward rêve, initialement, de liquider les chantiers navals. Tolérante avec des individus qu’elle ne juge jamais que sur leur mérite, elle est également une image de l’Amérique; et, de ce point de vue, ce n’est point sa seule beauté qui la rend attirante. Elle joue ainsi un rôle crucial dans l’apprentissage d’Edward, dans ses métamorphoses intimes. D’une part, elle souligne l’improbité de la finance telle qu’il la conçoit et met en avant les valeurs traditionnellement attachées à la classe ouvrière américaine: promotion sociale par un travail acharné, fair play, importance de l’audace et du dynamisme individuels. Une scène est, à cet égard, fondamentale. À Vivian qui l’interroge —«You don’t make anything and you don’t build anything. What do you do with [the companies] after you buy them?»—, Edward répond, hautain et sans détour: «I sell them; the parts are worth more than the whole». Elle observe alors, un brin provocatrice: «kind of like stealing cars and selling them for parts». C’est un discours économique — et idéologique— implicite qui se déploie dans ces quelques phrases: un système qui ne fait rien d’autre que de l’argent est vicié, sinon immoral («we make money», résume Edward, cynique).

Pretty Woman, de ce point de vue, n’est pas une simple comédie sentimentale, c’est une charge contre le capitalisme financier dominant depuis la fin des années 1970. D’autre part, Vivian est la seule à pouvoir conduire Edward à baisser sa garde, la seule à laquelle il se confie et consent à parler de ses relations avec sa mère et de ses conflits avec son père. Elle représente pour lui la possibilité d’en finir avec le stress et l’accablement, et de devenir enfin insouciant et heureux. De devenir, en somme, un Edward différent qui, sous sa bonne influence, retrouve le sommeil et l’appétit. Dans cette perspective, Pretty Woman semble inverser la formule idéologique selon laquelle ce sont les classes inférieures qui brûleraient de devenir riches. Dans le film de Garry Marshall, c’est la classe supérieure qui découvre l’amour vrai, la véritable beauté, la morale, connaissant ainsi une véritable renaissance spirituelle. Bref, ce serait grâce aux leçons dispensés par les pauvres et les travailleurs (que renforce l’expression argotique «working girl», pendant de «pretty woman») que les riches pourraient in fine surmonter leur détresse sociale et leur misère aussi bien sentimentale que sexuelle.

Pretty Woman s’ouvre sur un homme hurlant dans la rue —«What’s your dream?»— et s’achève sur une image du même gaillard proclamant que «some dreams come true, some don’t. Keep on dreaming». Certes, à plusieurs reprises, Vivian avoue rêver de vivre un conte de fée4; ce qui motive le jeu de mots, cruel, de Kit à son endroit: «Cindafuckin’rella»).

Cependant, Vivian n’est jamais considérée par le spectateur comme une écervelée, une Emma Bovary postmoderne —a contrario, elle garde toujours à l’esprit l’hiatus qui sépare le monde de sa représentation, l’espérance de la réalité (ce qu’elle indique en confiant à Barney: «you and me live in the real world most of time»). Son union, finalement réussie, avec Edward représente conjointement l’accomplissement de son rêve romantique et la réponse à ses difficultés économiques. Les obstacles sociaux qui les séparaient sont progressivement surmontés —et, ipso facto, pour le spectateur, déconstruits, subvertis. Devenu l’incarnation du prince charmant des contes de fées5, Edward joue en définitive un nouveau rôle: parvenant au bas de l’immeuble de Vivian dans une étincelante limousine, il la sauve, bien entendu, de l’indigence comme les preux chevaliers du Moyen Âge libéraient une charmante et gente damoiselle emprisonnée dans le donjon d’un sinistre château. Mais il apparaît certain au spectateur que, de son côté, elle maintient et maintiendra son système de valeurs; elle restera elle-même selon l’aphorisme inlassablement répété dans les rom-coms: «the most important thing in life is to be yourself». En d’autres termes, Pretty Woman associe ces antiennes de l’American dream que sont la réussite matérielle et la droiture morale.

Le film de Garry Marshall est une illustration de l’ordre social des États-Unis de la fin des années 1980 et du début des années 19906: une société qui, loin d’être égalitaire, est tellement stratifiée que l’appartenance à telle ou telle classe sociale détermine la liberté individuelle aussi bien que l’identité intime et les espérances professionnelles et amoureuses de chacun. Pourtant, Pretty Woman illustre également le rêve américain d’une société sans classes —non pas, bien sûr, au sens où l’entendaient les communistes, mais au sens où tout est toujours possible pour tous. Car Pretty Woman est tout entier construit autour de ce propos édifiant que l’ordre social n’est ni rigide ni immuable mais qu’il est au contraire sans cesse corrigé, voire renversé, et que la réussite est également envisageable pour tous: on n’échoue jamais, en somme, que si on le veut bien.

Le personnage de Kit est loin, à cet égard, d’être surnuméraire. Sympathique et jolie, elle est aussi irréfléchie et imprévoyante, une tête de linotte qui, d’entrée de jeu, gaspille l’argent du loyer pour acheter de la drogue. Se trouve ainsi renforcé par l’exemple le stéréotype qui veut que certains pauvres méritent leur sort —ce qui ne compte pas pour rien dans le cadre puritain des États-Unis: «One common american view is that poor people deserve their lowly place ... [that] relative failure to achieve a decent income within our society is seen as somehow due to personal failure» (Braun, 1991: 15). Cependant, cette Weltanschauung —qui représente aussi un évitement de la culpabilité dans l’upperclass7— est rendue ambiguë par un récit filmique qui présente les différences de classes sur un mode ouvertement idyllique et tend à établir une analogie entre les relations amoureuses et les rapports sociaux, non tels qu’ils sont, mais tels qu’ils existent dans le mythe moral du rêve américain. Et qui, de facto, restreint le collectif à l’individuel. Et qui, enfin, use de tous les ressorts d’une rhétorique rassurante, voire émolliente.

Mettant en scène l’accomplissement du rêve américain, Pretty Woman l’exhibe réalisé in fine. Comme quantité de comédies sentimentales —notamment dans leur version «dramas of cross-class romances» qui semblent indiquer, curieusement, qu’il n’y a que dans les rapports entre classes sociales différentes qu’on peut trouver le bonheur. Pretty Woman engage le spectateur à se laisser aller aux satisfactions de l’American dream supposé définir à la fois une identité intime et une relation saine à autrui, unissant encore une fois désir matérialiste et idéaux éthiques. Voilà ce qui explique l’importance de la résolution des conflits de classe par l’amour vrai8. Ce sont tous les linéaments d’une relation utopique que dessinent l’opposition accomplie et la réconciliation harmonieuse d’une richesse matérielle en proie à la faillite morale d’une part et, de l’autre, de la pauvreté vertueuse, pas si éloignée au fond de l’imaginaire des feuilletons du XIXe siècle. La fiction sentimentale n’est peut-être bien finalement qu’une mise en scène cinématographique parmi d’autres de la croyance américaine selon laquelle le succès ou l’échec dépendent d’attitudes individuelles bien davantage que des déterminismes socio-économiques. C’est là le clair refus de l’idée que «the game is fixed in advance, with the wealthy and influential determining the rules of access and reward (income) within U.S. society» (Braun, 1991: 9). Le fossé qui sépare les nantis et les pauvres bréhaignes contraints à travailler dur —voire à se vendre— pour gagner leur vie est comblé par une relation harmonieuse entre des personnages qui, bien que clairement individués, incarnent à la fois la sécurité matérielle et la bonté morale, faite de compassion, de charité, de tolérance, de confiance en soi et dans les autres. L’union finale de Vivian et d’Edward n’est que le symbole de celle qui unit les deux mythes fondateurs du rêve américain —ce rêve américain qui, pour beaucoup d’entre nous, tout imprégnés de fictions hollywoodiennes, représente ce que l’Occident a de meilleur.

 

Bibliographie

Denny Braun, The Rich Get Richer: The Rise of Income Inequality in the United States and the World, Chicago, Nelson-Hall Publishers, 1991.

W. R. Fisher «Reaffirmation and Subversion of the American Dream», Quarterly Journal of Speech, Lix, n°2, New York, Routledge, 1973, pp.160-167.

Harvey Roy Greenberg, «Re-screwed: Pretty Woman's Co-opted Feminism» in Journal of Popular Film and Television, n°19, printemps 1991.

Leety C. Pogrebin, Among Friends: Who We Like, Why We Like Them, and What We Do with Them, New York, McGraw-Hill, 1987.

Steven J. Ross, Working-Class Hollywood: Silent Film and the Shaping of Class in America, Princeton, Princeton Up, 1998.

J. Emmett Winn, «Investigating the American Dream in Pretty Woman» in Journal of American Studies of Turkey, XIX, p.59-68.

 

  • 1. S’inscrivant dans le sillage de romans comme Pride and Prejudice de Jane Austen, c’est une structure qu’on trouvait déjà dans Sabrina (1954) avec Audrey Hepburn et Humphrey Bogart, dans le remake éponyme (1995) de Sydney Pollack avec Julia Ormond et Harrison Ford, et qu’on retrouvera dans Maid in Manhattan (2002), par exemple, avec Jennifer Lopez et Ralph Fiennes. Même dans Notting Hill, l’intrigue tenait à la différence entre le petit libraire et la grande star.
  • 2. Cf. H. R. Greenberg, art.cit., p.11: «Viewers are cleverly put in Vivian’s place as she plays pixillated Jane Eyre to Edward’s laidback Rochester; she undergoes ritual testing of her worth by her raider Pygmalion. A Top Gun-ish workship of macho power informs this post-Reaganite reinvention of the myth».
  • 3. Ce qui n’empêche nullement Vivian de vouloir décider de son existence, d’être maîtresse de sa vie: «I say who, I say when», déclare-t-elle à Edward en évoquant sa profession.
  • 4. «I want the fairy tale», déclare-t-elle sans aucune équivoque à sa colocataire.
  • 5. Et, au-delà, de cette pop culture que la chick tourne en dérision depuis la fin des années 1990.
  • 6. Dans une perspective proche et pourtant quelque peu différente, H. R. Greenberg définit le sous-genre des «pseudo-engaged films», «movies with overtly liberal premises that covertly mock, subvert, and/or co-opt the very progressive developments of the 1960s and 1970s they would seem to be reifying». «[Those films] have been surfacing since the counterculture went belly-up, but their insidious politics intriguingly dovetail with the current administration’s “gentler, kinder” version of raw Reagan Rightism» (art.cit., p.11).
  • 7. «The myth of a classless society continues to animate Americans’ collective self-image, maybe because an acceptance of class would imply an acceptance of the economic inequalities that cause it [and...] class [is] taboo [in America]». Leety C. Pogrebin, Among Friends: Who We Like, Why We Like Them, and What We Do with Them, New York, McGraw-Hill, 1987, p.150.
  • 8. «True love, you’re the one I’m dreaming of. Your heart fits me like a glove», chantait déjà Madonna en 1986.