La lecture d'une playlist est-elle soluble dans son écoute? Mise à l'épreuve de la Poétique du mixtape de Stéphane Girard

La lecture d'une playlist est-elle soluble dans son écoute? Mise à l'épreuve de la Poétique du mixtape de Stéphane Girard

Soumis par Gabriel Tremblay-Gaudette le 22/05/2019
Catégories: Esthétique, Musique

 

Je me dois de commencer cet article par une déclaration qui contient en germe un aveu. L'objectif de la démarche dont vous vous apprêtez à lire le résultat est d'effectuer une tentative de mise en pratique du cadre d'analyse proposé par Stéphane Girard dans son essai Poétique du mixtape, paru à l'automne 2018 dans la collection « Pop-en-stock » aux Éditions de Ta Mère. Ce texte dépassera donc le simple compte rendu, puisqu'il ne se contentera pas de juger le bienfondé et l'intérêt purement théorique de la méthodologie élaborée dans l'essai de Girard, pour plutôt se rendre jusqu'à l'analyse d'un mixtape produit par un artiste de musique électronique; il cherchera à éprouver dans la pratique la validité dudit cadre théorique, par une mise en application sur un mixtape diffusé à l'occasion, et en parallèle, de la publication de Poétique du mixtape.

En cela, ma démarche n'a rien d'exceptionnel; il est usuel, voire courant, qu'un chercheur ou une chercheuse reprenne à son propre compte une méthode proposée dans un ouvrage et la mette au service de ses propres visées d'analyse, permettant de la sorte d'en démontrer les avantages et les limites. Ce qui est particulier dans mon cas est que le résultat de ma tentative aura des incidences personnelles, qui dépasseront la simple qualité de ma démonstration herméneutique. En effet, mon rôle n'est pas strictement celui d'un exécutant qui emploiera un outil méthodologique mise au point par son auteur; cet outil –à savoir, la poétique du mixtape de Girard–, j'ai contribué, dans une modeste, mais néanmoins certaine mesure, à le mettre au point et au monde. En ma capacité de directeur scientifique de la collection « Pop-en-stock », j'ai reçu le manuscrit de Stéphane Girard, l'ai évalué et accepté pour publication, l'ai lu, relu et commenté à plusieurs reprises, ai effectué des suggestions, bref, j'ai fait mon travail d'éditeur.

Or, on le constatera, mon rôle d'éditeur n'aura au final pas eu d'incidence sur ma démarche de chercheur, en raison d'une certaine étanchéité entre les différentes étapes ayant mené vers le présent texte. Malgré le contact direct que j'ai eu avec l'ouvrage de Girard, ce qui est offert dans son essai aura certes informé, préparé et paramétré mon écoute, au final, c'est bel et bien de « mon écoute » qu'il s'agira. Ma pratique d'auditeur aura été encadrée et orientée au préalable par la Poétique du mixtape, mais elle s'est effectuée en contact auditif direct et étroit avec le mixtape. Mon écoute intime et personnelle a, en quelque sorte, établi une indépendance temporaire face à mes rôles préalables d'éditeur de l'essai de Girard et d'auteur subséquent du présent texte. Or, comme on le verra, ces frontières entre mes rôles se sont éventuellement résorbées et le travail réflexif effectué suite à mes écoutes du mixtape de Montag n'aurait pu se passer des apports de l'essai de Girard[1]. Maintenant que les paramètres de l'exercice sont établis, si vous voulez bien me suivre, entamons la traversée du parcours musical proposé par le DJ et musicien montréalais Montag sur son « Mix-en-stock 002 ».

Rappelons que l'objectif de la poétique du mixtape proposée par Girard n'est pas d'offrir un guide d'analyse inspiré ou se référant à la musicologie. Le matériau abordé par cet essai dépasse la stricte analyse des pistes sonores formant un mixtape; elle englobe également son paratexte et ses catégories d'appartenances, tant génériques que temporelles ou spatiales. Il s'agit de cerner les manières dont les DJ se présentent, se représentent, se construisent et se dévoilent à travers leur travail. 

Afin d'en arriver à ce résultat, Girard propose de passer en revue et d’éprouver différentes composantes du mixtape identifiées au chapitre 3 de son essai. Énumérons-les pour mémoire; selon l'auteur, il faut considérer tour à tour (mais pas forcément dans cet ordre): « La sélection » (2018: 83), « L'identité générique » (87), « L'identité auctoriale » (93), « L'identité linguistique » (104), « L'identité spatiale » (113), « L'identité temporelle » (122), « L'identité harmonique » (132), « L'identité symbolique » (135), « La combinaison » (139), « La synchronisation » (143), « La superposition » (147), « La modification » (151) et, finalement, « La typologie » (155). Passer en revue de manière exhaustive et systématique chacune de ces composantes engendrerait un résultat sans doute laborieux à la lecture, et je me contenterai donc d'aborder, parmi les éléments de cette liste, ceux qui m'ont apparu les plus saillants et donc dignes d'interprétation à l'écoute de « Mix-en-stock 002 ».

Avant même de prêter l'oreille au matériau proposé par l'artiste, il m'est apparu pertinent de me pencher sur le nom de l'artiste, me permettant ainsi d'aborder l'identité auctoriale et linguistique du mixtape. Le ou la DJ ayant produit le mixtape formant mon corpus œuvre sous le nom d'artiste de Montag. À vue de nez, outre une impression que ce mot est d'origine linguistique non anglaise ou française, je n'associe à ce mot qu'un personnage de fiction (Guy Montag, protagoniste principal de Farenheit 451 de Ray Bradbury), une personne réelle se donnant en spectacle comme personnage fictionnalisé dans une série de téléréalité (Heidi Montag), soit deux référents culturels aux antipodes de l'échelle du highbrow et du lowbrow. Une recherche rapide sur le Web confirme mon intuition et supplée des informations additionnelles : « Montag » signifie « lundi » en allemand, et connote donc l’idée de commencement; plusieurs sportifs professionnels ont ce nom de famille, parmi lesquels Sven (canoiste), Jemima (marcheuse de vitesse) et Jan-Marco (hockey sur gazon), sports pour le moins « exotiques » en Amérique du Nord. Parmi les autres Montag célèbres recensés par Wikipédia se trouve également Carol Montag, chanteuse folk états-unienne et… tiens tiens, Montag, musicien électronique identifié comme le nom de scène d'Antoine Bédard.

De toute évidence, il est difficile de cerner nettement l'identité de l'artiste à partir de son seul nom. Son choix s'avère d'une part exotique (un artiste québécois choisissant un mot allemand comme identifiant témoigne d'une certaine ouverture sur le monde) et d'autre part commun (on l'a vu, il s'agit d'un mot somme toute courant en allemand, et plusieurs personnalités publiques, réelles et fictives, portent ce patronyme) génère un certain flou identitaire[2]. Qui plus est, l'écoute du mixtape établit clairement que l'artiste ne s'en tient pas à un seul genre musical ou encore à des zones géographiques ou temporelles nettement circonscrites dans sa sélection; en ce sens, le choix d'un nom d'artiste (relativement) commun et polymorphe est reflété par sa proposition musicale.

Une première approche du paratexte permet de mettre la table à l'écoute et d'esquisser les contours d'un horizon d'attente. Le titre du mixtape n'apporte que peu d'informations, puisqu'il s'inscrit dans une série prédéfinie et son numéro ne constitue pas une information des plus pertinentes pour en appréhender la substance. Par contre, à la ligne « L'esthétique » de sa présentation sur la page SoundCloud de la série, on apprend que le mix annoncé devrait offrir un « wide-ranging psychedelia with a synthetical twist »[3]. L'ampleur annoncée de la portée musicale (« wide-ranging ») laisse deviner que les sources musicales seront tirées à même un espace et un temps aux frontières élargies. En effet, la qualité psychédélique est d'emblée associée à de la musique, qu'il est recommandé d'écouter dans un état de conscience altéré par des substances psychotropes, et la tournure synthétique donne à penser qu'on y retrouvera davantage de « musique de machine » que de pièces produites grâce à des instruments analogues et organiques. Cela m'amène à y anticiper un « paysage sonore » de pièces longues, éthérées et décentrées, dont les transitions pourraient prendre la forme de chevauchements étirés, possiblement accompagnées de paroles qui relèvent davantage du spoken word halluciné que de la chanson d'amour aux paroles bancales, prévisibles et rassurantes.

Cette première préimpression s'est immédiatement vue contredite par la découverte des pièces formant la sélection du mix. En plus de me confronter à l'étendue de mon ignorance de mélomane, du fait que je n'ai reconnu vaguement que 5 des 19 chansons –« vaguement », parce que le nom des artistes m'était connu, mais que le titre en question n'évoquait aucun souvenir à ma mémoire auditive–, la reconnaissance de ces titres m'a amené à revoir l'idée que je m'étais spontanément fait du mix à l'aune de l'« esthétique » qu'on m'en avait annoncée par sa description sommaire. Ce que je connais du rock shoegaze de The Cure, de l'électro rythmé au quart de tour de Kraftwerk, ou de l'électrolounge agréable de Broadcast ou Saint Etienne cadre mal avec ma conception du psychédélisme[4]! Cependant, la lecture des titres des chansons –quasi exclusivement en anglais– ne permet pas d'établir une thématique frappante à l'ensemble; contrairement à certains exemples convoqués par Girard dans son essai, il ne semble pas, dans le mixtape proposé par Montag, que les syntagmes linguistiques formant sa sélection ne soient porteurs d'un sens manifeste. De plus, sans en avoir fait une écoute rigoureuse, les chansons du mix qui contiennent des paroles ne m'ont pas donné l'impression d'entretenir des liens thématiques ou symboliques entre elles.

Pour ce qui est du travail plus strictement musical effectué par Montag, les aspects les plus frappants m'ayant interpelé lors de mes écoutes successives du mix ont eu trait à la combinaison, la superposition et la synchronisation, puisque l'absence quasi complète de ces deux derniers éléments lors du passage d'une pièce à l'autre s'est avérée frappante. N'étant pas familier avec la grande majorité des titres formant le mixtape, je suis allé consulter rapidement certaines d'entre elles et ai pu établir que celles-ci étaient parfois abrégées, mais rarement modifiées afin d'accommoder les transitions entre les chansons. En ce sens, je décrirais le travail de combinaison effectué par Montag davantage comme un rassemblement de pièces éparses que comme un assemblage intriqué et ciselé de morceaux.

Par exemple, l'enchainement entre les pièces de Kraftwerk et SBTRKT est assez fluide, les deux appartiennent au genre (entendu très largement) de musique électronique dansante, dans un tempo similaire; en revanche, le passage de SBTRKT à Brian Eno est direct et sans fondu enchainé; bien que l'on reste dans le registre de la musique électronique, l'alternance entre une pièce dansante, chaleureuse et disons « estivale » et la suivante, plus austère et cérébrale, est un peu consternante. Puis, la transition entre « Motion in Field » et « I'm a Harmony » s'opère cette fois dans une grande… harmonie, le DJ parvenant alors à faire ressortir une connivence entre deux pièces qui, prises séparément, n'auraient probablement pas posé d'emblée un tel potentiel de cohabitation. Quelques minutes plus tard, autour de la 35e minute du mix (donc un peu après avoir atteint le mi-parcours), on passe sans crier gare de la pièce « Govidam », au rythme lancinant et aux sonorités orientales mystiques (renforcées par des paroles dans une langue que je n'ai pas identifiée répétées à la manière d'un mantra) au « Harlem Shuffle », un obscur classique de soul dont les premières notes ont été échantillonnées par House of Pain au début de leur succès « Jump Around ». Ces transitions ne sont pas seulement surprenantes; elles sont si brutales qu'on ne peut faire autrement que de les remarquer.

Les enchainements abrupts et pas toujours harmonieux, les passages successifs de chansons hop-la-vie à d'autres qui trouveraient parfaitement leur place sur une trame sonore d'une déambulation morne dans un quartier glauque sous la pluie, bref, la variété éclectique du mixtape de Montag a eu sur moi un effet que je qualifierais de « déroutant aux premiers abords ». Cela est dû, en partie, à la lecture de l'essai de Stéphane Girard! Bien que l'auteur n'ait pas voulu établir de préférences ou de postulats normatifs dans son propos, la présentation du travail de DJ à travers les citations qui mettent en valeur les capacités de ces artistes à proposer un tout cohérent, harmonieux, fluide et précis grâce à des enchainements habiles, une régularité dans le tempo et des modifications subtiles, mais nécessaires à ce résultat ont eu comme effet chez moi de faire tendre ma vision de ce que serait, ou plutôt, devrait être un « bon » mixtape vers un résultat lisse et poli. Montag fait tout autre chose dans sa contribution à la série Mix-en-stock. L'effet de « déroute » ressenti lors de mes écoutes tient justement au fait qu'il ne nous convie pas à un parcours sur une route uniforme et directe, dont le paysage varie, mais dont le tracé régulier n'occasionnera pas de grandes surprises en chemin, puisqu'on a le sentiment de voir déjà ce qui se profile à l'horizon. Le mixtape de Montag convie à une traversée sinueuse et mouvementée; en acceptant de se faire transporter dans des territoires surprenants, on effectue un voyage musical peut-être moins « confortable » –si notre critère de confort est la prévisibilité–, mais plus riche d'avoir proposé autant de foisonnement dans un laps de temps somme toute court.

En somme, pour reprendre les différentes figures des DJ que Girard propose au deuxième chapitre de son essai, par son mixtape, Montag ne se positionne pas comme un « performeur » (39) un « artiste » (50) ou un « commerçant » (57), mais plutôt comme un « passeur » (35), qui a minimisé son rôle et ses interventions sur les morceaux choisis pour s'effacer derrière –et au profit de– la musique qu'il propose à son auditoire. Il ne se dégage donc pas de ce mixtape une instance auctoriale forte et marquée, mais le résultat final n'est pas sans intérêt. Bien au contraire, Montag se présente comme un mélomane qui fait découvrir des artistes musicaux d'une grande diversité; son mixtape présente un attrait suffisant pour que j'y retourne au terme de cet exercice. De plus, le travail de passation qui y est effectué, en devient un d'extension, du moins dans mon cas; en me rendant sur Spotify pour aller vérifier si les pièces composant le mixtape avaient été altérées d'une quelconque manière, j'ai ajouté beaucoup de noms à la liste d'artistes dont je compte explorer le catalogue.

Confronter le mixtape de Montag à la méthodologie de Girard n'aura peut-être pas donné le résultat auquel je m'attendais de prime abord, en ceci que le travail du DJ, dans le cas qui nous intéresse, ne présentait pas une grande préhension afin de considérer les composantes de la poétique mise en place par l’auteur dans son essai. En ceci, j'ai difficilement pu éprouver sa méthodologie, puisque le mixtape sur lequel j'ai jeté mon dévolu ne se prêtait pas facilement à un tel projet. Or, l'exercice a créé en moi une disposition à l'écoute qui m'a fait interroger les choix du DJ, notamment son apparente réticence à intervenir sur son matériau, et ce qui m'a amené à considérer ces aspects particuliers de l'esthétique de Montag aura tout de même été la lecture du chapitre 3 de l'essai de Girard. Ce faisant, j'ai revu ma conception du travail des DJ, que j'avais infléchi dans le sens d'une approche interventionniste, notamment parce que Girard convoque beaucoup d'exemples de DJ ayant fait ce choix. Ultimement, la révision de ma conception aura été, d'une certaine manière, déjà accommodée par l'essai de Girard, puisque j'ai pu retourner au chapitre 2 afin d'y trouver le terme qui correspond mieux au rôle spécifique de DJ que prend Montag à travers son mixtape.

Au final, Poétique du mixtape aura bel et bien modifié mon rapport au travail des DJ, ne serait-ce qu'en me proposant une « grille d'écoute », qu'il n'est nullement nécessaire d'appliquer avec rigidité ou de manière systématique, mais qui demeurera sans doute en arrière-plan de mon activité d'écoute à l'avenir. Je retire donc de la rigueur qu'a mis Girard à écrire son essai une invitation à, « seul enfin » (232), manifester à mon tour un intérêt plus conséquent et moins superficiel à ce qui me traverse et que je traverse lorsque j'écoute un mixtape.

Sélection musicale complète de « Mix-en-stock 002 »

Talaboman - Safe Changes
The Emperor Machine - Aimee Tallulah Is Hypnotised
The Cure - Secrets
Arthur Russel - Corn # 3
Atlas Sound feat. Laetitia Sadier - Quick Canal
Kraftwerk - Tour de France Etape 2 (3-D) [Edit]
SBTRKT feat. Roses Gabor - Pharaohs
Tom Rogerson & Brian Eno - Motion in Field
Linda Perhacs - I’m a Harmony
Broadcast - Teresa's Song (Sorrow)
Saint Etienne - No Rainbows for Me
Flo Morrissey and Matthew E. White - Govindam
Bob & Earl - Harlem Shuffle
Erlend Øye - Every Party Has a Winner and a Loser
Sandee - Notice Me (Notice The House Mix)
Kelela - Go All Night (Let Me Roll)
LAKE - Dog In the Desert
Julia Holter - Hello Stranger
Khonnor - Screen Love, Space, and the Time Man

Bibliographie

GIRARD, Stéphane. 2018. Poétique du mixtape. Montréal: Les Éditions de Ta Mère, coll. « Pop-en-stock ».


[1] Je tiens également à préciser que c'est à l'invitation de Stéphane Girard que j'ai accepté de contribuer au présent dossier thématique. Bien qu'aucun code déontologique strict ne régit la pratique de la recherche universitaire dans le domaine des études des arts et des humanités, je me serais gardé de me proposer volontairement pour cet exercice en raison de ma proximité face à l'essai du chercheur.

[2] Il n'est pas impossible que l'artiste ait fourni une explication de son choix de nom dans une entrevue, mais pour les fins de mon exercice, j'ai voulu m'en tenir à une écoute du mixtape et à la lecture des éléments paratextuels accompagnant sa diffusion afin de voir ce que mon analyse pourrait engendrer.

[3] Après vérification, cette description sommaire du contenu de ce mixtape a été composée par Stéphane Girard et non par l'artiste. Comme on le verra, ceci aura une incidence sur la préparation à mon écoute.

[4] Après écoute, force est de constater que ma mélomanie n'est pas que limitée, elle est également erronée: j'ai bêtement confondu Broadcast avec Blockhead et Saint Etienne avec… St-Germain!