La philosophie de l’horreur de Noël Carroll à l’épreuve d’Alien

La philosophie de l’horreur de Noël Carroll à l’épreuve d’Alien

Soumis par Hugo Clémot le 11/06/2013
Catégories: Extraterrestres

 

Le livre récemment traduit Alien. La genèse d’un mythe, décrit l’une des premières projections du film à Dallas au Texas, au printemps 1979, dans les termes suivants: «On raconte que quelqu’un est tombé et s’est cassé le bras. Des spectateurs se seraient battus pour s’approprier des places plus éloignées de l’écran. La femme de Ladd Jr., devenue son ex-femme depuis, refusa de sortir de chez elle pendant une journée et demie. À un moment, un ouvreur est même tombé à la renverse, terrassé par la scène où Ash se fait arracher sa tête synthétique…»1

Si les réactions des spectateurs de 2013 ne sont plus celles des spectateurs de 1979, elles demeurent vives et posent la question de savoir comment on peut éprouver du plaisir à voir non seulement des hommes mourir sous les coups de l’alien, mais aussi à souffrir soi-même d’une émotion aussi pénible que celle de l’horreur. À la suite de Noël Carroll, les philosophes analytiques du cinéma parlent du «paradoxe de l’horreur» (Carroll 1990, 10) pour désigner la difficulté générale suivante: il semble contradictoire d’éprouver du plaisir à regarder ce qui provoque de l’effroi et du dégoût.

 

I. La philosophie de l’horreur de Noël Carroll

1. Le paradoxe de l’horreur

S’il peut sembler contradictoire d’éprouver du plaisir à regarder des films horribles, c’est parce que l’amateur de film d’horreur semble en effet dire à la fois «C’est un spectacle si plaisant que je suis prêt à payer dix euros pour y assister!» et «C’est un spectacle si déplaisant que je n’aspire qu’à m’en détourner!» On peut reconstruire le paradoxe de la façon suivante:

1. Un film d’horreur réussi doit produire un sentiment d’horreur.
2. L’horreur est un sentiment de peur et d’aversion.
3. Un sentiment de peur et d’aversion pousse à se détourner plutôt qu’à rechercher ce qui le provoque.
4. Un film d’horreur réussi doit donc pousser le spectateur à fuir la salle de cinéma plutôt qu’à y entrer.
5. Un film d’horreur réussi attire l’amateur du genre parce qu’il produit un sentiment de peur et d’aversion.
 
La solution du paradoxe peut difficilement être que les amateurs du genre sont des personnes étranges qui aiment souffrir en général et donc aiment souffrir en regardant des films d’horreur en particulier. En effet, il est probable que l’immense majorité des amateurs n’aimeraient pas être réellement dans une situation susceptible de provoquer en eux un sentiment de peur et d’aversion. Le paradoxe exige donc que l’on rende compte du fait que l’on puisse aimer les films d’horreur parce qu’ils produisent un tel sentiment, alors que l’on n’aime pas avoir peur et éprouver du dégoût d’ordinaire.

 

2. Les paradoxes du cœur

Dans sa Philosophy of Horror (Carroll 1990), Noël Carroll mentionne en outre un autre paradoxe: ce que les philosophes analytiques appellent le «paradoxe de la fiction». Si le paradoxe de l’horreur est soulevé par la question «comment les gens peuvent-ils être attirés par ce qui est repoussant?», le paradoxe de la fiction apparaît quand on essaye de répondre à la question «comment les gens peuvent-ils émus par ce qu’ils savent ne pas exister?»

On peut reconstruire le paradoxe de la façon suivante:

1. Il est absurde de s’émouvoir pour le sort d’une personne qui n’existe pas.
2. Un personnage de fiction n’existe pas.
3. Il est donc absurde de s’émouvoir pour le sort d’un personnage de fiction.
4. La plupart des gens sont émus par le sort de certains personnages de fiction.
 

En effet, la proposition 1) indique qu’il semble d’abord impossible de s’émouvoir pour ce qui n’existe pas puisque nous ne comprendrions pas quelqu’un qui prétendrait, par exemple, pleurer la mort d’une personne qui n’a jamais vécu2; Un tel comportement passerait pour irrationnel puisqu’il semblerait dénué de raison. Pourtant, la proposition 4) énonce un fait incontestable: la plupart des gens sont émus depuis l’enfance par les histoires fictives qu’on leur raconte ou qu’ils peuvent trouver dans les livres, au théâtre, au cinéma ou à la télévision. Par exemple, la plupart des lecteurs du roman de Tolstoï ne manquent pas de pleurer la mort d’Anna Karénine tout en sachant qu’elle n’a jamais existé3. Nous sommes confrontés à un dilemme: soit la plupart des gens sont irrationnels dès qu’ils suivent une histoire fictive, ce qu’il est difficile d’admettre, soit il est rationnel de s’émouvoir pour ce qu’on sait ne pas exister, c’est-à-dire sans raison, ce qui semble encore plus difficile à accepter. Le «paradoxe de la fiction» consiste donc en ceci que le fait massif et incontestable selon lequel la plupart des gens sont émus par des fictions ne semble pas possible quand on réalise qu’une fiction n’est pas la réalité et qu’il est absurde de s’émouvoir pour ce qui n’existe pas4. Paradoxe de l’horreur et paradoxe de la fiction constituent ce que Carroll appelle les «paradoxes du cœur». Dans la perspective de Carroll et de la plupart des philosophes analytiques du cinéma, la tâche du philosophe de l’horreur cinématographique est donc triple: il faut définir le genre de l’horreur, résoudre le paradoxe de l’horreur et le paradoxe de la fiction5.

 

3. Les trois théories de Carroll

3.1. La solution du paradoxe de la fiction: la théorie de la pensée émouvante

Pour résoudre le paradoxe de la fiction, il faudrait donc trouver une théorie qui permette de comprendre comment nous pouvons être réellement émus par des personnages dont nous savons en même temps qu’ils n’existent pas réellement. Une telle théorie existe qui consiste à soutenir que les personnages de fiction ont une certaine réalité: s’ils n’existent pas en dehors des pensées que nous formons à leur propos, ils existent réellement dans nos têtes quand nous pensons à eux. Ce ne sont donc pas les personnages de fiction en eux-mêmes qui nous émeuvent, mais les pensées qu’ils provoquent en nous. Autrement dit, dans cette théorie de la pensée émouvante (thought theory)6il n’est pas nécessaire de croire en l’existence ou même en la possibilité de quelque chose pour être ému, il suffit d’y penser7. Par exemple, si nous nous trouvons en haut d’un précipice, mais en parfaite sécurité, nous pouvons être saisis d’une émotion à la seule pensée de tomber. De même, nous pouvons être horrifiés par les zombies sans croire que de tels êtres existent ou puissent exister (Carroll 1987, 56).

En résumé, la solution du paradoxe de la fiction peut être reconstruite ainsi:

1. Il est absurde de s’émouvoir pour le sort d’une personne dont on croit qu’elle n’existe pas.

Mais:

1. Il n’est pas absurde d’être ému par une pensée.
2. Il n’est pas absurde d’être ému par une pensée relative à un personnage de fiction, sans croire que ce personnage existe.

 

Mais si nous sommes réellement horrifiés par les pensées que suscitent en nous les films d’épouvante, pourquoi y prenons-nous du plaisir?

 

3.2. La solution du paradoxe de l’horreur: la théorie «co-existentialiste» du plaisir pris à la découverte du monstre

La théorie de la pensée émouvante est complétée chez Carroll par une solution du paradoxe de l’horreur.

Si l’on reprend le paradoxe de l’horreur sous une forme condensée en trois points, 1) Un film d’horreur réussi doit produire un sentiment d’horreur; 2) Un film d’horreur réussi doit donc pousser le spectateur à fuir la salle de cinéma plutôt qu’à y entrer; 3) Un film d’horreur réussi attire l’amateur du genre parce qu’il produit un sentiment de peur et d’aversion, on peut alors dire que la stratégie de Carroll consiste à préciser la proposition 3) de la façon suivante: 3)’ «Un film d’horreur réussi attire l’amateur du genre parce qu’il produit un sentiment de peur et d’aversion qui s’accompagne d’un plaisir de découverte qui le surpasse au final.»

La prémisse initiale de son argument principal soutient que l’horreur n’est pas d’abord ce qui recherché par les amateurs du genre, car le plaisir pris aux récits d’horreur est en fait pris à la structure narrative (Carroll 1990, 181). Or, la structure narrative la plus fréquente est celle qui est orientée par la découverte et la confirmation de l’existence et des propriétés du monstre (ibid., 181-184). Le plaisir pris aux films d’horreur est donc le plaisir de la découverte de l’existence et des propriétés du monstre (ibid., 184).

Carroll qualifie sa théorie de «co-existentialiste» au sens où l’émotion d’horreur «coexiste» avec le sentiment de plaisir sans le provoquer: il n’y a donc rien de paradoxal. Lorsque l’existence du monstre et la nature de ses pouvoirs sont confirmées, le spectateur voit sa curiosité satisfaite et en retire du plaisir.

 

3.3. La définition du genre de l’horreur par le monstre conçu comme être scientifiquement impossible

Il est essentiel à cette théorie de l’horreur que le monstre soit conçu comme un être impossible selon les critères de la science contemporaine. En effet, le plaisir de la découverte n’est pas propre au genre et l’on pourrait se demander pourquoi l’on devrait préférer un film d’horreur à un bon film policier si, en plus, le film nous procure des émotions pénibles comme celle de l’horreur.

Carroll répond que «la fiction d’horreur est une variante spéciale (special variation) de cette motivation narrative générale, parce qu’elle a pour centre quelque chose qui est donné comme inconnaissable en principe.» (Carroll 1990, 162) En effet, Carroll définit le monstre de film d’horreur comme ce qui peut susciter l’horreur, c’est-à-dire à la fois la peur et le dégoût. Or, il emprunte à une anthropologue, Mary Douglas, l’idée que ce qui nous dégoûte, c’est ce qui dépasse nos catégories culturelles et qui est tenu pour impossible par la science contemporaine. Un monstre est donc un être menaçant et scientifiquement impossible.

On doit comprendre qu’aucune œuvre n’est capable de susciter une curiosité aussi forte qu’un récit d’horreur dans la mesure où le monstre est par définition ce qui ne saurait entrer dans aucune catégorie culturelle préalable, c’est-à-dire ce qui peut toujours susciter notre curiosité. Lorsque nous sommes confrontés à l’image d’un monstre qui nous effraie et nous répugne, «[c]e n’est pas que nous désirions le dégoût, mais ce dégoût est le concomitant prévisible de la découverte de l’inconnu.» (Carroll 1990, 85) L’émotion d’horreur est donc l’indice de ce que notre curiosité ne sera pas déçue par l’histoire, car on nous propose de découvrir ce que nous n’avons jamais vu auparavant: elle «est le prix à payer pour que nous soit révélé ce qui est impossible et inconnu, ce qui viole notre schème conceptuel.» (Carroll 1990, 186) Dans l’argument de Carroll, le plaisir pris aux récits d’horreur n’est donc pas pris aux événements horribles, mais au récit lui-même et plus particulièrement à voir satisfaite une curiosité suscitée par le récit. Pour que cette curiosité soit éveillée, il lui faut un objet inconnu et même impossible à connaître: c’est le monstre surnaturel qui défie nos catégories culturelles usuelles et provoque le dégoût et l’horreur. L’horreur est le prix à payer pour éprouver le plaisir de la découverte qui serait seul recherché.

L’alien semble bien illustrer cette théorie dans la mesure où le réalisateur a pris grand soin nous le montrer le moins possible: l’alien n’est en effet jamais présent dans le même plan que ses victimes sauf pour l’embrassade mortelle. Il est filmé en contre-plongée et en gros plan, voire en très gros plan, de sorte qu’il déborde toujours du cadre, laissant hors champ la menace que font peser ses membres invisibles, mais nécessairement actifs et présents8. Cette difficulté à le voir, doublée de son évolution constante (au moins trois formes différentes) ne fait donc qu’accroître notre désir de connaître sa nature et l’étendue exacte de ses pouvoirs. Le film apparaît donc comme un récit de découverte de l’alien: lorsqu’à la fin, nous le voyons clairement exposé dans la lumière des réacteurs, notre curiosité est satisfaite et le film peut se terminer.

La théorie de la pensée émouvante est donc complétée par une théorie du plaisir de la découverte pour résoudre les paradoxes de la fiction et de l’horreur d’une façon qui soit cohérente avec la définition de l’horreur9 par le monstre, conçu comme créature catégoriquement interstitielle, c’est-à-dire scientifiquement impossible. Ces différentes théories sont mobilisées pour constituer une «grande théorie» 10 qui définit et explique l’horreur artistique: c’est l’émotion suscitée à la pensée d’un monstre dont l’impureté surnaturelle échappe aux limites du scientifiquement possible et aiguise ainsi la curiosité du spectateur pour le récit.

 

II. La philosophie de l’horreur de Carroll à l’épreuve d’Alien

1. Le monstre: un être impossible?

Si l’on comprend bien que l’impossibilité des monstres soit exigée par la cohérence de la théorie de Carroll, cela présuppose néanmoins un point difficile à admettre, à savoir que les monstres des films d’horreur ne peuvent pas exister. Or, cela conduit à exclure des films très populaires et décisifs pour l’histoire du genre comme Psychose d’Alfred Hitchcock (1960) 11 et le sous-genre cinématographique du «slasher film» qui s’en est inspiré (Clover 1996 [1987]). Les films fondateurs du sous-genre comme Massacre à la tronçonneuse (Hooper, The Texas Chainsaw, 1974), La Colline a des yeux (Craven, The Hills Have Eyes, 1977), Halloween: La Nuit des masquesVendredi 13 (Cunningham, 1980) mettent tous en scène des tueurs dont la science contemporaine ne nie pas l’existence (Gaut 2003 [1993])12.

Carroll a anticipé cette objection en répondant par avance que ces tueurs ont cependant une certaine invincibilité qui semble contraire aux lois de la nature, comme le personnage de Freddy Kruger dans Freddy, les griffes de la nuit (Craven, A Nightmare on Elm Street, 1984) ou celui de Michael Myers dans Halloween, et que cela vaut davantage encore pour les suites (Carroll 1990, 37).

Cependant, il se pourrait que cette invincibilité ait des raisons contingentes: on comprend en effet assez bien pourquoi les propriétaires de franchises aussi rémunératrices ont pu désirer que le personnage principal ait une certaine invincibilité. En outre, et il faudrait entrer dans le détail, avant d’être assassiné et de réapparaître dans les rêves des enfants de ses bourreaux et d’ainsi échapper aux lois de la nature telle que la science la conçoit13, Freddy Kruger était un psychopathe pédophile, un type d’hommes dont la science ne nie pas l’existence. De même, John Carpenter a pris grand soin d’entretenir l’ambiguïté sur la question de la nature des pouvoirs de Myers.

Carroll a rétorqué que les personnages, dérivés de Norman Bates, relèvent de la «science-fiction psychologique» (science fiction of the mind), par opposition aux monstres des séries Alien et Predator (McTiernan, 1987) qui relèveraient, quant à eux,  de la «science-fiction du corps» (science fiction of the body), dans la mesure où ils ne rentreraient pas dans les classifications psychiatriques officielles (Carroll 1995, 68).

Mais plusieurs critiques ont mentionné l’existence d’un autre sous-genre, celui de «l’horreur réaliste» qui raconte les méfaits de tueurs en série ayant réellement existé: par exemple, le film The Honeymoon Killers (L. Kastle, 1969) raconte les crimes du couple maudit formé de Raymond Fernandez et Martha Beck,  Deranged (J. Gillen et A. Ormsby, 1974) s’inspire de l’histoire vraie du personnage qui a aussi inspiré Psychose, Ed Gein, Henry: Portrait of a Serial Killer (J. MacNaughton, 1986) raconte l’histoire horrible d’Henry Lee Lucas14.

Quant à l’alien, il n’est pas invincible et beaucoup d’efforts sont faits pour lui donner un aspect organique qui le rattache à des formes de vie connues: qu’on songe à la scène de dissection du facehugger où Ash attribue à l’alien des comportements fidèles aux lois de la nature [«c’est un réflexe»], à l’aspect du chestburster qui rappelle celui d’un animal à la naissance, à l’alien adulte, le xénomorphe, qui est un mélange d’humain et d’insecte, de mante religieuse. D’ailleurs, ce n’est pas parce que les robots androïdes, la cryogénisation ou les voyages en cargo sont impossibles qu’ils provoquent le dégoût. En outre, il faudrait préciser: physiquement ou techniquement impossible ne veut pas dire logiquement impossible, i.e. impensable. Nous n’avons pas de mal à penser la possibilité de robots androïdes, encore moins à concevoir des bêtes dangereuses qui n’existent pas encore, mais que l’on pourrait créer comme des armes biologiques par croisement ou modification hormonale ou génétique.

 

2. Est-ce la pensée de l’alien qui nous fait horreur?

Pour illustrer sa théorie de la pensée émouvante, Carroll soutient que penser à la collection des propriétés qui sont attribuées aux «Grands Anciens» (Great Ones) de Lovecraft dans L’appel de Cthulhu (Lovecraft 1991 [1926]), à savoir des «têtes de seiche, des ailes écaillées, des corps de dragons, une odeur intolérable, une texture gélatineuse, et une peau verte» (Carroll 1990, 81) 15, c’est être horrifié artistiquement.

Si la théorie de la pensée émouvante était correcte, nous devrions tous être horrifiés à la lecture de cette phrase puisqu’en faisant de cette description des Grands Anciens le contenu de nos pensées, nous développons une pensée susceptible de nous émouvoir. Pourtant, nous ne le sommes pas, alors que nous pourrions l’être si nous lisions le texte de Lovecraft. Cela veut dire que l’objet de l’émotion, le Grand Ancien, ne saurait être à lui seul la cause de l’émotion. La philosophe américaine Susan Feagin formule une objection d’un esprit similaire, lorsqu’elle attire l’attention sur le fait que Carroll ne distingue pas assez ce par quoi nous sommes effrayés, ce qui suscite (elicit) la peur et ce qui nous effraie. Par exemple, je peux me réveiller la nuit et avoir peur que quelqu’un ne se tienne debout dans la chambre, alors qu’il ne s’agit en fait que de vêtements posés sur une chaise. Si la cause de ma peur est bien la masse informe que produisent dans la pénombre les vêtements entassés sur la chaise, il ne saurait s’agir de l’objet de ma peur: je n’ai pas peur de mes vêtements, mais bien de la présence d’un intrus dans ma chambre. (Feagin 1992, 78-79)

Si la description du Grand Ancien est bien l’objet de l’émotion sans qu’elle suffise à susciter l’horreur, c’est, semble-t-il, que la cause de l’émotion n’est pas à trouver dans la pensée, mais qu’elle a davantage à voir avec les vertus émouvantes du récit. De la même façon, ce que montre l’étude des procédés des réalisateurs de films d’horreur, c’est que l’horreur qu’inspire le monstre ne peut tenir à sa seule représentation mentale, mais suppose que sa monstration soit préparée et mise en scène. Par exemple, scénaristes comme producteurs d’Alien ont très tôt compris qu’ils tenaient quelque chose lorsque l’idée de montrer un homme mourir en donnant naissance à un alien a été conçue. On peut considérer qu’il s’agit là d’une pensée horrible, au sens d’une pensée apte à provoquer l’horreur. Mais, contrairement à ce que pourrait suggérer la théorie de Carroll, cela ne tient sûrement pas seulement au fait qu’il s’agit d’une transgression caractéristique de nos catégories culturelles, un phénomène «interstitiel» quasi littéral. Si l’on devait l’expliquer à l’aide d’une seule raison, on pourrait dire que le caractère génial de cette idée de cinéma d’horreur tient plutôt au fait qu’elle réunit les phénomènes les plus universellement producteurs d’émotions: la naissance, la sexualité et la mort. Or, si l’idée en elle-même peut, dans certaines circonstances et selon l’imagination et la sensibilité des personnes, provoquer de l’horreur, il n’en reste pas moins que les auteurs du film savaient que son succès, et celui du film, allait dépendre de la qualité de sa mise en scène, c’est-à-dire de son adaptation cinématographique. Ridley Scott dit très clairement dans les commentaires du DVD que la scène pouvait être horrible comme risible. L’histoire aura retenu qu’elle fut perçue comme horrible par les premiers spectateurs. Si l’on analyse la séquence, on s’aperçoit qu’elle intervient au cours d’un repas où, pour la première et la seule fois du film, les personnages semblent détendus et se laisser aller à une certaine camaraderie. Cette détente est bien sûr conçue pour crisper davantage encore le spectateur qui sent bien qu’après avoir attendu aussi longtemps que l’alien se manifeste vraiment, les choses ne peuvent pas bien se terminer. D’ailleurs, le personnage de Ash ne participe pas à la bonne humeur générale et ajoute à la tension émotionnelle en ne cessant d’observer le comportement de Kane. Lorsque celui-ci commence à suffoquer et que son t-shirt se retrouve maculé d’un sang venu de l’intérieur, l’horreur surgit en même temps que le chestburster force son passage à travers le ventre du malheureux Kane. L’émotion est suscitée au moyen d’un montage qui fait alterner les plans de Kane se tordant de douleur et les plans des autres membres de l’équipage hurlant, bouche ouverte, yeux exorbités. L’extrême brièveté des plans et la rapidité progressive de leur alternance provoquent chez le spectateur un effet de clignotement bien connu des cinéastes depuis au moins les impressionnistes français des années 2016 et propre à susciter le vertige du spectateur, tandis que le comportement d’horreur adopté par les personnages doit probablement enclencher quelque chose comme un mimétisme spontané de la part du spectateur17.

Bref, si l’idée de faire qu’un homme accouche d’un alien peut être l’objet d’une émotion d’horreur, les cinéastes savent bien qu’il ne suffit pas d’avoir des idées pour faire un film qui suscite l’émotion du public: ces éléments d’analyse tendent à mettre en évidence le fait que la cause de l’horreur cinématographique doit, la plupart du temps, être distinguée de son objet. Ce que le spectateur trouve horrible, c’est bien le processus au cours duquel Kane va donner naissance à l’alien en trouvant la mort. Mais ce qui cause l’horreur au moment de la vision du film, ce sont ces techniques employées par le réalisateur pour traduire cinématographiquement l’idée horrible.

L’analyse des procédés par lesquels le réalisateur suscite notre émotion conduit à s’intéresser davantage au film, à sa structure, à ses effets. Or, quand on essaye de décrire la structure du film, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas vraiment, ou plutôt pas seulement d’un récit de découverte. Pourtant, il est essentiel à la théorie de Carroll que la structure des films d’horreur soit celle d’un récit de découverte du monstre. Or, dans Alien, on ne retrouve pas seulement un récit de découverte du monstre qui est certes présent dans la première partie du film. À partir de l’épisode du chestburster, on suit plutôt ce que Carroll appelle une histoire de commando (platoon): après avoir suivi une description des circonstances à l’origine de l’apparition du monstre (onset), le film suit les efforts de quelques personnages pour survivre à ses attaques (confrontation) (Carroll 1990, 112).

Carroll pourrait répondre qu’il ne s’agit donc pas vraiment d’un film d’horreur. Pourtant, il s’agit bien d’un film d’horreur, car le spectateur peut éprouver du plaisir à trembler de peur quand Ripley retourne sauver le chat Jones ou à sursauter lorsque le bras de l’alien se détend dans la séquence du Narcissus. Il serait absurde dans un cas de ce genre de prétendre que ce qui nous fait horreur, c’est l’idée de ce qui se passe: lorsque nous voyons ce dernier événement à l’écran, nous n’associons pas une sensation avec une pensée, mais nous percevons directement, corps et âme, l’action du monstre avant d’avoir la moindre information sur ses pouvoirs et sa nature. Ce genre d’émotions «cognitivement impénétrables», c’est-à-dire qui ne peuvent être suscitées par une connaissance (Jinhee Choi 2003)18, sont si fréquentes dans les films d’horreur que l’on pourrait presque considérer qu’elles définissent le genre.

Or, ce plaisir de sursauter, d’être surpris, ne semble pas réclamer d’explication: il est aussi facile de comprendre que l’on puisse aimer s’émouvoir qu’il est aisé de voir pourquoi l’on peut aimer se mouvoir dès que l’on rejette le présupposé selon lequel les émotions comporteraient nécessairement des pensées. On a par exemple comparé les sensations fortes de l’horreur aux plaisirs des montagnes russes qui tiennent notamment au fait que la tension liée à l’attente et la terreur de l’accélération sont plaisantes dans la mesure où l’on croit que tous ces événements sont contrôlés. (Pinedo 1997) 19 Or, dans le commentaire du DVD, Scott compare explicitement la bande-son de la scène du chestburster aux cris des montagnes russes avec ses moments de silence qui correspondent à l’anticipation de la descente vertigineuse qui s’annonce. Il n’est d’ailleurs pas anodin que le réalisateur d’Alien ait fait fortune dans la publicité: il détient un savoir-faire propre à susciter des émotions. Or, que nous apprend l’analyse de ses techniques? On apprend que l’objectif de Scott était de maintenir la tension tout au long du film. Pour cela, il ne fit pas seulement en sorte de créer une tension réelle entre les acteurs (en demandant à Yaphet Kotto de ne pas se lier avec Sigourney Weaver, par exemple), mais il chercha à accentuer l’impression de discorde (amplification des voix lors du premier repas de façon à créer un effet cacophonique désagréable, sinon anxiogène), à multiplier les séquences tenues par un délai, les séquences de recherche et à inquiéter le spectateur par l’emploi d’une bande-son faite d’infrabasses qui font vibrer le corps tout entier20. Le jeu sur la bande-son, avec l’alternance du silence et de la musique, se retrouve dans une scène pleine de suspense, celle de la recherche du facehugger à l’infirmerie.

 

3. Le plaisir pris à regarder Alien est-il pris à découvrir ce qu’est l’alien?

3.1.  Plaisir intrinsèque et plaisir extrinsèque

Carroll fait un usage trop vague du concept de plaisir en confondant le plaisir pris à faire une chose pour elle-même (se lever de bonne heure) et le plaisir pris à faire une chose pour autre chose qu’elle-même (se lever de bonne heure pour conquérir le monde ou encore aller chez le dentiste pour soulager sa douleur) (Turvey 2004, 73-75) 21. En effet, si l’on pouvait trouver un autre moyen d’atteindre le plaisir de la découverte, alors on pourrait se passer de l’horreur. Or, il est des genres artistiques qui proposent de découvrir la nature d’être que la science tient pour impossibles: les mythes ou les contes de fée, par exemple. Pourtant, il y a fort à parier que les amateurs de films d’horreur ne seront pas tous intéressés par la lecture de contes de fées. Autrement dit, soutenir que regarder un film d’horreur est un moyen d’obtenir un plaisir de découverte d’un être impossible ne nous permet toujours pas de comprendre pourquoi l’on peut aimer employer ce moyen «terrifiant» alors que nous n’aimons pas en employer d’autres moins terrifiants. Le paradoxe surgit de nouveau: il faut expliquer le désir intrinsèque de regarder des films d’horreur, c’est-à-dire le plaisir pris aux films d’horreur en eux-mêmes22.

 

3.2. La clarification de nos émotions

Plusieurs théoriciens s’accordent pour penser que les films d’horreur forment une famille, qu’ils partagent entre eux des ressemblances familiales plutôt qu’un ensemble de caractéristiques qu’on pourrait retrouver dans tous. Mais les expériences des spectateurs forment probablement elles aussi une famille: on ne saurait donc s’empresser de les réduire à l’unité sous peine de manquer leur richesse et leur diversité.

Cependant, si l’on devait donc ne donner qu’un trait saillant de la famille des films d’horreur23, ce serait celui d’une découverte contrôlée et sécurisée de nos émotions d’horreur et des contextes où elles se produisent. Capables de mettre un terme à l’expérience à tout moment si elle devenait trop insupportable et à l’abri de la menace, nous pouvons en effet éprouver et analyser notre peur et notre dégoût devant les images avec plus de lucidité que ne le permettrait la rencontre réelle d’agents ou d’événements horribles24.

En outre, le cinéma d’horreur contribue à cet effort de clarification «soignée» dans la mesure où les choix qui s’imposent au cinéaste le contraignent à analyser les concepts qu’il cherche à mettre en scène en ne les extrayant pas abstraitement des contextes particuliers dans lesquels seuls ils prennent un sens. Cette activité permet donc de clarifier ce qui, hors du cinéma, est rendu confus par l’urgence et les responsabilités qui sont les nôtres quand on assiste à ce type d’événements. Plutôt qu’une purgation des émotions, on a proposé une interprétation de la catharsis d’Aristote qui va dans ce sens en en faisant une clarification de nos émotions par leur analyse artistique (Golden 1973, 473-479)25. L’horreur n’est donc pas un ingrédient nécessaire, mais dont on aimerait pouvoir se passer pour éprouver le plaisir de la découverte; c’est ce que nous cherchons à connaître, au double sens de ce dont nous voulons faire l’expérience et de ce dont nous voulons nous faire une idée plus précise, en même temps que nous voulons apprécier dans le film le jeu inextricable de la forme et du contenu, de l’histoire et de l’émotion. Le désir de regarder un film d’horreur est donc bien «intrinsèque» et non pas «extrinsèque» au sens défini plus haut.

 

3.3. La clarification de notre connaissance des cauchemars

Si nous recherchons les films d’horreur parce qu’ils sont l’occasion d’une découverte de nos émotions en général et de ce qui nous fait horreur en particulier, alors on pourra continuer à décrire notre expérience de l’horreur cinématographique en la rapportant, comme Dennis L. White, dans un article assez ancien, mais qui n’a pas perdu de sa pertinence, à «notre peur fondamentale de l’inconnu, notre peur d’être incapables de composer avec notre environnement» (White 1971, 8): c’est évidemment ce que ressent Lambert avant d’entrer dans le Derelict. Par exemple, l’horreur peut naître quand nous anticipons ce qui va nous arriver sans pouvoir ne rien y changer, comme dans L’opération diabolique (Frankenheimer, Seconds, 1966) ou dans La lettre du Kremlin (Huston, 1970) ou comme dans Alien avec la mort de Kane, ou quand nous sommes privés des moyens de fuir et de nous mettre en sécurité, comme dans la première séquence de Rendez-vous avec la peur (Tourneur, The Curse of the Demon, 1958) ou dans la dernière séquence d’Alien à bord du Narcissus, ou quand des événements imprévisibles font que la situation nous échappe alors que nous pensions la contrôler, comme dans la séquence qui conduit à la mort de Dallas dans le conduit de ventilation, ou encore quand nous réalisons que notre personnalité peut être scindée et notre intégrité physique comme psychologique violée (ibid., 9), comme dans la séquence du Narcissus. Mais il est évident qu’il s’agit là d’une liste caractéristique de phénomènes dont on fait l’expérience dans le cauchemar. Le cinéma d’horreur est donc souvent l’occasion d’une clarification de notre connaissance des cauchemars, tant du point de vue du contenu que de l’expérience émotionnelle que nous en faisons et il n’est peut-être pas d’autre genre dont on puisse dire qu’il vérifie autant l’analogie entre expérience cinématographique et expérience onirique (Cavell 1999, 102-103).

 

Bibliographie

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  • 1. I. Nathan, Alien. Genèse d’un mythe, Paris, Huginn & Muninn, 2011, p. 146.
  • 2. Voir Radford (2005, 333): «Ce qu’il est difficile de comprendre, c’est que nous soyons émus par la mort de Mercutio et que nous pleurions tout en sachant qu’il n’est pas réellement mort, qu’aucune vie n’a été fauchée à la fleur de l’âge.»
  • 3. Voir Radford (2005, 330-331) et Roger Pouivet pour une présentation de l’article (Cometti, Morizot et Pouivet 2005, 322-323) et de différentes stratégies pour résoudre le paradoxe (Pouivet 2006, 192-202).
  • 4. Voir Radford (2005, note 1, 330).
  • 5. L’article se concentre sur la question de la fiction et de l’horreur cinématographiques et ne prétend donc pas que les solutions proposées valent pour les autres disciplines artistiques ni pour l’horreur en général.
  • 6. Je me permets d’ajouter l’adjectif «émouvant» pour traduire plus précisément l’expression «thought theory» dont la traduction littérale ne fait pas sens en français. Une théorie de la pensée émouvante soutient que l’on ne peut pas identifier l’émotion d’un individu indépendamment du contenu de ses pensées, autrement appelées «états mentaux». Voir Carroll (1987, 54) et (1990, 26-27).
  • 7. Cette théorie a été avancée parallèlement par Peter Lamarque dans Lamarque (2005 [1981]) et par Carroll dans Carroll (1987) et dans le premier chapitre de Carroll (1990). Dans le champ de ce qu’on appelle la «théorie cognitive du film», Murray Smith a proposé une solution assez semblable même si les «pensées émouvantes» sont conçues chez lui comme des «scénarios imaginaires» résultant d’une «activité imaginative» du spectateur. Voir Smith (1995, 118).
  • 8. Voir les commentaires d’Eric Dufour sur cette nouvelle représentation de l’altérité dans le film de SF de la fin des années 1970; voir E. Dufour, Le cinéma de science-fiction, Paris, Armand Colin, 2011, p. 59-62.
  • 9. En fait, Carroll ne cherche pas à définir l’émotion d’horreur ordinaire, mais l’émotion d’horreur suscitée par les œuvres d’art: il parle d’art-horror. (Carroll 1990,13-15)
  • 10. L’expression est une référence à un chapitre du livre coédité avec Bordwell dont le titre est «Contemporary Film Studies and the Vicissitudes of Grand Theory» (Bordwell et Carroll, 1996, 3-36). Le chapitre est écrit par Bordwell, mais les deux philosophes ont la même analyse sur ce point. Ce faisant, j’essaye de penser avec Carroll contre lui en lui reprochant d’avoir cherché à produire l’une de ces «grandes théories» qui prétendent rendre compte d’un ensemble de phénomènes trop hétérogènes et trop divers, comme les films d’horreur, pour pouvoir être définis à l’aide d’une liste de caractéristiques nécessaires et suffisantes. Cela pose évidemment la question de savoir quelle est l’essence d’un genre cinématographique.
  • 11. Carroll s’en explique (Carroll 1990, 38-39): si l’on a tendance à ranger à tort Psychose dans la catégorie de l’horreur, c’est justement parce que Norman Bates est un monstre psychologique, plutôt que biologique: «He is Nor-man, neither man nor woman but both. He is son and mother. He is of the living and the dead. He is both victim and victimizer. He is two persons in one. He is abnormal, that is, because he is interstitial.» (Carroll 1990, 39) Plutôt que de constituer un contre-exemple à sa théorie, le film d’Hitchcock en illustrerait la puissance explicative pour rendre compte de la logique sous-jacente et souvent ignorée de nos tendances classificatrices. Le problème est que des individus comme Norman existent. S’il est un monstre, alors il faut redéfinir la catégorie du monstre de façon à ce qu’elle ne coïncide pas avec l’impossible. Si Psychose n’est pas un film d’horreur, mais simplement un conte de terreur («tale of terror»), alors le paradoxe de l’horreur ne fait qu’être déplacé sur cet autre «genre» par la décision de Carroll (Gaut 2003, 296).
  • 12. Voir aussi Clover (1996 [1987], 66-113). Parmi les films très populaires que la définition de Carroll exclut du genre de l’horreur, Shaw (2001) cite également les films Peeping Tom de Michael Powell (1960), Repulsion de Roman Polanski (1965) ou Sisters de Brian de Palma (1973).
  • 13. Voir la séquence d’étude expérimentale du rêve en laboratoire.
  • 14. Voir Cynthia Freeland (1995) et (1999), Robert Yanal (2003) et les films The Honeymoon Killers (L. Kastle, 1969),  Deranged (J. Gillen et A. Ormsby, 1974), Henry: Portrait of a Serial Killer (J. MacNaughton, 1986) cités par Steven Jay Schneider (2000).
  • 15. Pour la description de Cthulu dans le texte de Lovecraft, voir Lovecraft (1991, 85-87).
  • 16. Voir David Bordwell et Kristin Thompson (2003, 94-95) qui analysent deux séquences de La Roue (1922) d’Abel Gance et de Cœur fidèle (1923) de Jean Epstein.
  • 17. Voir l’enthousiasme des philosophes analytiques pour les fameux «neurones miroir». Sur la discussion des «réflexes miroir», voir Carroll (2008, 85-90).
  • 18. Cité par Danièle Moyal-Sharrock (2009, 172).
  • 19. Cette idée est reprise par Feagin (1992, 81) et critiquée par Carroll dans sa réponse (Carroll 1992, 87) qui affirme que, bien qu’amateur de montagnes russes, il n’aime pas particulièrement être secoué dans les virages au point d’en avoir la nausée, mais apprécie surtout la beauté des points de vue offerts, la nouvelle façon de se mouvoir dans l’espace, etc. Mais la question devient alors celle de savoir si Carroll renoncerait aux montagnes russes si on lui proposait un moyen de locomotion moins violent, comme une sorte de «petit train» pour touristes, mais offrant les mêmes attraits que ceux qu’il dit rechercher dans les montagnes russes. Il n’est pas sûr qu’une réponse positive de sa part suffirait à vider de son sens une expression comme celle d’«amateur de sensations fortes».
  • 20. Sur le rôle de la musique dans la création d’émotions, voir Laurent Jullier, «Being human through music. On The Matrix Revolutions», conférence à l'International symposium «Sound objects in films», N. J. Bullot, E. Pasquinelli, G. Hindemith dir., CRAL & Institut Jean Nicod, ENS Ulm, oct. 2008 qui cite E. Hatfield, J. Cacioppo et R. L. Rapson éd., Emotional contagion, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 5.
  • 21. L’exemple est de G. H. Von Wright (1963, 78-79) et cité par Turvey (2004, 77).
  • 22. Dans le jargon philosophique contemporain, un désir «intrinsèque» désigne une activité, ou une propriété de cette activité, qui n’est pas désirée pour autre chose qu’elle-même. Voir Turvey (2004, 73-74) qui fait référence à R. Audi (1998, 20-21).
  • 23. Pour une description riche en références cinématographiques et en analyses philosophiques pertinentes d’autres caractéristiques majeures du genre, voir Dufour (2006).
  • 24. Or, comme le notait déjà Aristote,«nous en avons une preuve dans l’expérience pratique: nous avons plaisir à regarder les images les plus soignées des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple les formes d’animaux parfaitement ignobles ou de cadavres [car] apprendre est un plaisir non seulement pour les philosophes, mais également pour les autres hommes» (Aristote 1980, 43)La conception ici proposée rejoint donc par d’autres voies la «théorie de l’expérience enrichissante» proposée par Aaron Smuts en réponse au paradoxe de l’art douloureux; voir Smuts (2007).
  • 25. Cité par Moyal-Sharrock (2009, 179). Comme l’écrit Smuts (2007, note 8, 75), il est impossible de rendre compte ici de la vaste littérature sur la question de l’interprétation de la catharsis aristotélicienne.