Le Bioart, un art de l’entre-deux?

Le Bioart, un art de l’entre-deux?

Soumis par Ophélie Queffurus le 28/09/2015

 

La réflexion que propose le thème de ce colloque m’incite naturellement à transposer les questions qu’il sous-tend au domaine qui est le mien: l’Art. Cette réflexion, précisons-le, a lieu dans le cadre du doctorat en Étude et Pratiques des Arts que je mène conjointement à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) et à l’Université Rennes II. Une des particularités de ce doctorat est due à sa double nature à la fois théorique et pratique engageant l’individu, autrement dit, l’artiste-chercheur dans un processus réflexif symbiotique mêlant ces deux aspects. C’est donc par l’entrecroisement de ces deux points de vue que ma présente réflexion va se construire.

En ce sens, le présent exposé n’est en aucun cas une réflexion menée à son terme, mais serait davantage à considérer comme un état des lieux de mes recherches actuelles concernant la question de la frontière dans le contexte artistique qui m’occupe: le bioart.

Après une brève mise en lumière des principales raisons pour lesquelles je m’intéresse à la question de la frontière dans un contexte artistique, j’expliciterai les circonstances d’un tel rapprochement entre les domaines artistique et biologique. Puis, je tenterai d’esquisser une définition ainsi que d’énoncer les principes majeurs du bioart. Je mettrai par la suite en évidence les raisons pour lesquelles les artistes du bioart ont recours au vivant et analyserai subséquemment quelques exemples d’œuvres et de démarches artistiques pouvant être considérées comme emblématiques de cette tendance. Ce cheminement m’amènera à dégager une caractéristique essentielle de l’art contemporain.

En seconde partie, je plongerai au cœur de la thématique proposée par ce colloque en m’intéressant au concept de frontière en tant que tel. Dans un premier temps, une analyse étymologique me permettra d’en dégager les principaux aspects. Puis, je tenterai de mettre en relation cette conception du terme avec les principes du bioart précédemment développés.

Enfin, dans une troisième partie il s’agira de changer de casquette et de lâcher celle de chercheur au profit de celle d’artiste afin d’expliciter mon projet de création dans le cadre du doctorat ainsi que les rapports qu’il entretient avec les questions qui nous occupent à l’occasion de ce colloque.

                                                                                                                               

Mise en contexte

L’origine de mes recherches doctorales découle directement de mes intérêts personnels. Le dessin et les arts visuels, de manière générale, ont toujours été présents dans ma vie. J’aime créer, et ce, depuis ma plus tendre enfance. Ce goût pour la création s’est au fil du temps manifesté de différentes manières. Premièrement, par le dessin, car d’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours dessiné. Puis, plus tard, par la pratique de la peinture, de la photographie ou encore de la sérigraphie. C’est d’ailleurs cet engouement pour les arts qui m’a poussée à changer d’orientation et à entamer des études universitaires en arts plastiques en dépit d’un cursus scientifique pourtant entamé deux années plus tôt. Parallèlement à ce goût pour les arts, j’ai développé une certaine fascination pour ce qui a trait à la biologie, notamment les mécanismes du vivant. Je me souviens de mes premières dissections réalisées en classe ainsi que de ma première visite au Museum National d’Histoire naturelle de Paris, il y a pourtant maintenant presque vingt ans! Depuis, ma pratique ne cesse de subir cette influence constante de la biologie et m’amène aujourd’hui à explorer les marges de ma discipline afin de renouveler ma pratique et de faire l’expérience d’autres manières de créer.

Il va sans dire que l’art a depuis toujours eu partie liée avec la science. Un bref regard du côté de l’Histoire de l’art suffit pour nous en convaincre. L’exemple somme toute le plus emblématique serait Léonard de Vinci, peintre, sculpteur, musicien, mais aussi anatomiste, mathématicien et plus largement inventeur. Artiste et scientifique sont deux casquettes que le génie florentin conjuguait à merveille. À partir du 19e siècle, l’accélération du développement technologique va peu à peu rapprocher les domaines artistique et scientifique à tel point que pour Stephen Wilson, «le niveau croissant d’activité artistique utilisant les ordinateurs, Internet et d’autres secteurs d’intérêts scientifiques donne à penser qu’il est impossible de comprendre l’avenir des arts sans se pencher sur la science et la technologie». En effet, greffes, transplantations, prothèses ou encore clonage sont autant d’avancées technologiques dont le dénominateur commun est la biologie. Pour Lucia Santaella, professeure à l’Université Catholique São Paulo, «la biologie est le domaine dans lequel la convergence art-science-technologie est la plus évidente» (Daubner et al: 244).

La propension des artistes à utiliser tout ce qui les entoure pour créer, doublée de la nature intempestive de l’art, amène à concevoir de bien inhabituelles associations disciplinaires. En d’autres termes, l'artiste utilise les outils, méthodes et dispositifs que son époque met à sa disposition. Le 21e siècle s’annonçant comme étant celui des biotechnologies, c’est donc naturellement que les artistes se tournent vers des médiums de nature vivante ou semi-vivante. 

Le bioart est une tendance de l’art contemporain née il y a une vingtaine d’années suite aux récentes évolutions de la biologie et de ses disciplines connexes. Troquant pinceaux et pigments contre pipettes et microscopes, les artistes se font les nouveaux hérauts d’une société en mutation, toujours un peu plus technophile. Imaginer l’Homme de demain, telle est l’ambition démiurgique de certains d’entre eux. Pour d’autres en revanche, il s’agit simplement d’explorer l’éventail des possibilités permis par l’utilisation de ces nouveaux médiums, l’accessibilité croissante des technologies de pointe permettant d’envisager d’autres manières de créer. Le spectre des démarches ayant recours au vivant est tel que, selon Jens Hauser, théoricien et commissaire de la première exposition de bioart en France1, «il est difficile d’avancer une définition de cet art biotech’». La dénomination de cet art elle-même est sujette à confusions. On la trouve dans la littérature sous différentes formes, selon que l’auteur mette en avant tel ou tel aspect de cette pratique. Art biotechnologique, Wet Art ou encore Art génétique sont quelques-unes de ces nombreuses dénominations. Afin de tenir compte de l’extrême diversité des démarches ayant recours au vivant, nous définirons le bioart comme étant une tendance de l’art contemporain qui consiste en l’utilisation des NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Intelligence artificielle et Sciences Cognitives) et des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) par les artistes. Dans le contexte qui nous occupe, je concentre principalement mes réflexions sur les artistes ayant recours à la biologie et aux biotechnologies, aussi je précise que ce que j’entends par bioart se caractérise par l’utilisation du vivant ou du semi-vivant en tant que médium artistique et non pas simplement comme thématique comme cela a pu être le cas par le passé. Les artistes affiliés au bioart ont une pratique dite hands-on, c’est-à-dire qu’ils sont pleinement impliqués dans les techniques et processus de manipulation de la vie. Bien évidemment, plusieurs motifs gouvernent l’utilisation du vivant comme médium de création. Un des plus évidents serait probablement celui de la liberté de création retrouvée de ces artistes qui, loin de la pression des marchés, reviennent à un art pleinement engagé et conscient des enjeux relatifs à l’utilisation des biotechnologies dans notre société. Régulièrement, d’importantes décisions sont prises quant à la place des biotechnologies dans notre société et il me semble que les artistes ont eux aussi un rôle à jouer dans cette révolution. À l’instar du cheval qui a besoin d’un taon qui l’excite et l’aiguillonne, les artistes vont chercher à susciter les réactions du public en créant le débat.

Afin de mieux saisir les tenants et aboutissants de telles pratiques, j’ai choisi de décrire et d'analyser trois œuvres qui sont à la fois emblématiques de cette tendance et qui répertorient trois manières singulières d’appréhender la frontière.

Mon premier exemple est une installation performative du collectif Australien TC&A (Tissue Culture & Art) intitulée Disembodied Cuisine. Spécialisé dans la culture de tissus en tant que médium artistique, le duo australien composé d’Oron Catts et de Ionat Zurr, a fondé SymbioticA, premier laboratoire d’excellence en art biologique au monde2. L’installation fut présentée pour la première fois au public en 2003, à l’occasion de l’exposition «L’art Biotech’» à Nantes en France. Son principe est relativement simple:créer de la viande sans faire de victime animale. Pour ce faire, les artistes prélèvent par biopsie quelques tissus musculaires de cuisse de grenouille (Xenopus) puis, par l’utilisation de procédés biotechnologiques les font grossir jusqu’à l’obtention d’un «steak» de quelques millimètres de diamètre. Bien évidemment, pour obtenir de tels résultats dans un contexte d’exposition, les artistes ont dû quelque peu bousculer l’organisation du musée en y installant un véritable bioréacteur. Ce dernier se présente sous la forme d’un dôme noir (qui n’est pas sans rappeler celui du médecin et biologiste Alexis Carrel3) et donne à voir au spectateur, par le biais de petites fenêtres, ce qu’il se passe à l’intérieur. Ce procédé permet ainsi aux artistes de donner à voir toutes les étapes de croissance des steaks et donc de souligner la nature semi-vivante des sculptures ainsi que la dimension performative de l’œuvre. Une fois l’exposition terminée, la viande est préparée par un chef cuisinier, et les convives munis de scalpels peuvent déguster leur steak sans victime sous l’œil des grenouilles vivantes dont ont été prélevés les tissus de départ.

Bien que le message premier transmis par cette installation semble concerner la mise au point d’une alternative à la mort animale dans le processus de consommation de viande, le duo en réalité dénonce non seulement notre rapport contradictoire à l’animal (en effet, d’un côté on le chérit, mais de l’autre on le tue), mais également l’hypocrisie ambiante liée aux questions relatives à l’alimentation dans notre société contemporaine.

Mon second exemple est sûrement le plus connu, car il est celui qui a été le plus médiatisé. Il s’agit de la création d’une lapine transgénique phosphorescente par l’artiste américain d’origine brésilienne Éduardo Kac. À la lumière naturelle, il ne s’agit que d’une banale lapine albinos arborant un pelage blanc rappelant son prénom4. Sa nature phosphorescente ne se laisse deviner que lorsque l’animal est exposé aux rayons ultraviolets. Toutefois, aussitôt exposée la lapine revêt une couleur verte fluorescente bien peu commune pour son espèce, mais naturelle chez certaines méduses comme l’Aequorea victoria. En effet, Alba a été obtenue par transgénèse, c’est-à-dire par modification de son génome par l’introduction d’une protéine codant pour le gène responsable de la phosphorescence chez ces méduses. Il s’agit ici de la protéine GFP5 d’où tire son nom l’œuvre intitulée GFP Bunny. Une fois cette protéine introduite dans le génome de la lapine, elle permet non seulement à cette dernière de devenir phosphorescente sous certaines radiations, mais est également à l’origine de la création d’une nouvelle espèce! La protéine désormais inscrite dans le génome de l’animal signifie que cette particularité phénotypique sera elle aussi transmise aux générations suivantes, une proposition artistique bien audacieuse. D’un point de vue scientifique en revanche, rien de bien révolutionnaire. La technique est connue depuis 1972 et des lapins phosphorescents sont créés tous les jours dans les laboratoires6. Alba quant à elle a vu le jour dans les locaux l’INRA à Jouy-en-Josas dans les laboratoires de Louis-Marie Houbedine directeur de recherche à l’Institut7.

Devant à l’origine être exposée dans le cadre du festival d’art numérique «avignonumérique», Alba ne sera pourtant jamais autorisée à quitter les locaux de l’INRA pour des questions de sécurité. En effet, comme évoqué précédemment, Alba est biologiquement considérée comme une nouvelle espèce, mais ne doit en aucun cas se reproduire de manière incontrôlée sous peine de bouleverser le règne animal et les classifications qui en découlent. Aussi, pour limiter ces risques Alba, tout comme ses nombreux autres congénères transgéniques, se voit condamnée à rester en laboratoire. Afin de protester contre cette décision Kac va tenter de faire réagir le public en placardant des affiches aux quatre coins du monde, en animant des conférences et même en créant une pétition pour libérer le pauvre animal, mais en vain.

Ici, l’intention de l’artiste est claire:contrer le technoscepticisme lié aux progrès techniques et à l’utilisation des biotechnologies dans notre société. Selon moi, Kac va même plus loin en allant jusqu’à incarner une nouvelle figure de l’artiste comme héraut se donnant pour mission d’aiguiller une société restée dubitative quant à l’usage de tels procédés dans son quotidien. En créant Alba, Éduardo Kac avait comme projet d’adopter l’animal et de l’élever au rang de symbole en l’intégrant à sa propre cellule familiale comme n’importe quel autre animal. Et bien que cette ambition ultime puisse paraître saugrenue, voire inconcevable dans un futur proche, les GloFish® viennent nous prouver le contraire. Commercialisés en 2004 par une société américaine, les GloFish® sont des poissons-tigres phosphorescents également obtenus par l’introduction de la protéine GFP dans leur génome. Créés à la base pour détecter la présence de certaines toxines dans l’eau, ils sont devenus les premiers animaux domestiques génétiquement modifiés…

Mon troisième et dernier exemple est une performance de l’artiste néerlandaise Jalila Essaïdi intitulée 2,6 gr 329 m/s (2011), plus connue sous le nom de «Bullet Proof Skin». Lors de cette performance, le spectateur peut voir l’artiste tirer avec une arme sur une peau tendue sur un gel siliconé. Cette peau n’est pas n’importe quelle peau. En effet, la balle s’enfonce dans la matière gélosée sans toutefois transpercer la peau tendue. Une véritable prouesse. La peau en question est le fruit de nombreuses recherches, collaborations et expérimentations initiées par l’artiste dès 2011. Son but:concevoir une peau résistant à une balle de calibre 22 tirée à une vitesse de 329 m/s8. Obtenue in vitro, la peau est composée de plusieurs couches lui conférant une solidité accrue. Les deux couches externes sont obtenues à partir de cellules de peaux cultivées en laboratoire, un procédé déjà connu et utilisé pour reconstituer la peau des grands brûlés. Les couches internes, quant à elles, sont obtenues par tissage de fils de soie d’araignée, la soie d’araignée étant reconnue pour son extrême solidité, mais aussi son élasticité. C’est dans cette seconde étape qu’intervient principalement le génie génétique. En effet, il est bien difficile d’obtenir cette soie d’araignée en grande quantité. Pour ce faire, l’artiste dut envisager une solution et convoquer l’aide de différents scientifiques et plusieurs institutions pour mener à bien son projet. La soie sera finalement obtenue par le biais de chèvres naines transgéniques auxquelles ont aura introduit le gène codant pour la production de la soie chez l’araignée. De cette manière, la soie est récupérée dans leur lait, en plus grande quantité et de manière plus rapide que chez l’araignée. La soie ainsi récoltée est ensuite tissée selon une technique spécifique afin d’optimiser sa résistance naturelle puis prise en sandwich entre les deux couches de peau cultivée in vitro.

Bien qu’au premier abord cette œuvre puisse laisser entrevoir l’ambition démiurgique de certains artistes (a priori créer une peau pare-balle relève davantage du monde de la science-fiction que de celui des arts), elle laisse avant tout, selon moi, présager d’une nouvelle ère en ce qui concerne le partage disciplinaire:une ère où les artistes côtoient les scientifiques et renouvellent l’activité de recherche. Stephen Wilson, dans son essai La contribution potentielle des bioartistes à la recherche argumente dans ce sens en avançant l’idée que les artistes créent des œuvres ayant des implications scientifiques significatives en présentant par exemple «de nouveaux thèmes de recherche, en inventant de nouvelles technologies, en entreprenant de nouvelles expérimentations ou en colligeant de nouvelles connaissances.» (Daubner et al: 348)                           

En choisissant ces trois exemples, il s’agissait non seulement de donner un aperçu des œuvres issues de la mouvance du bioart, mais également d’illustrer une des richesses de l’art:la porosité de ses marges favorisant le dialogue et les échanges avec d’autres disciplines plus ou moins connexes.

 

De la frontière à l’entre-deux

Le bioart, parce qu’il mêle aspirations artistiques et techniques ou procédés scientifiques nous invite naturellement à repenser ou à tout le moins à questionner le rapport des artistes à la frontière. De telles productions arborant non seulement une esthétique de laboratoire, mais ayant aussi recours à des techniques spécifiques, il est parfois bien difficile pour le profane d'en déceler la nature artistique.

Toutefois, un tel décloisonnement n’est pas nouveau et les artistes, notamment depuis les avant-gardes, se jouent des définitions en défiant constamment les limites et frontières de l’art jusqu’à atteindre un objectif ultime, leitmotiv de tout l’art du 20e siècle: mêler l’art et la vie. La nature rebelle des artistes hostiles à toute forme de catégorisation et donc cherchant à faire éclater les frontières de leur discipline est donc sans conteste un des moteurs ayant rendu possible l’avènement du bioart. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le décloisonnement disciplinaire (et particulièrement dans le domaine des arts), est un processus amorcé il y a déjà fort longtemps.

Ainsi, s’il est certain que certaines problématiques communes (notamment celles en rapport au corps ou plus généralement à l’Homme et à son devenir) accélèrent le rapprochement des deux disciplines, il n’en reste pas moins que l’aspect technique est définitivement ce qui pousse les artistes à franchir les frontières de leur discipline. De ce point de vue, le bioart, si l’on reprend la définition énoncée un peu plus tôt, à savoir un art impliquant l’artiste dans un processus de manipulation du vivant, pourrait être considéré comme favorisant le dialogue avec les disciplines appartenant au domaine scientifique. Jens Hauser le formule de la manière suivante:

L’art fonctionne comme un gros incubateur, ou bioréacteur dans lequel émergent et prennent forme, symboliquement et aussi matériellement, des concepts esthétiques, philosophiques et épistémologiques qui n’existeraient pas dans notre société sans cette mise en culture. (Hauser, 2008)

De fait, les artistes s’adonnant à ce genre de pratique se doivent de quitter leur camp et donc leur zone de confort pour aller vers l’inconnu, à la rencontre de nouveaux horizons.

Je voudrais revenir à présent sur cette question de la frontière qui nous occupe dans le cadre de ce colloque. Allain Glykos nous rappelle qu’à l’origine le vocable frontière naît à la fin du Moyen-Age, entre les 13e et 14e siècles, période qui coïncide avec l’élaboration de l’État moderne. La frontière dans son acceptation actuelle désigne plus largement la limite qui borde l’étendue d’un territoire, elle va donc de pair avec les notions d’espace et de territoire. Transposée au contexte qui nous occupe, sa fonction est similaire, elle délimite et segmente l’étendue de la connaissance en disciplines ou champs disciplinaires. Dans les faits, elle définit des compétences associées à un domaine particulier et marque un sentiment d’appartenance, que ce soit à une communauté ou plus largement à une nation.

Un bref regard du côté de l’étymologie nous rappelle que «frontière» signifie «être voisin de», mais également «faire face». Il est également un dérivé de «front» et de «frontier», deux termes d’origine militaire laissant entrevoir la dimension hostile d’un tel vocable. En effet, si franchir une frontière peut être l’occasion d’une ouverture d’esprit, d’une découverte, et d’un enrichissement mutuel né de la rencontre avec l’autre, il comprend également un revers obscur et ce même franchissement peut alors être interprété comme une tentative d’expansion de son territoire et donc d’invasion.

Paul Guichonnet et Claude Raffestin, dans Géographie des frontières, soulignent cet aspect sombre que peut avoir la frontière:réductrice malgré le fait qu’elle délimite des espaces de compétences, elle s’imposerait dès que l’on aborderait la notion de compétence territoriale. Or, c’est justement là que se situe pour moi la force du bioart:sa capacité à dépasser l’ascendant technique pour non seulement conserver leur liberté d’expression, mais aussi faire évoluer l’art et sa définition. Les trois exemples d’œuvres mentionnées en amont témoignent justement de trois attitudes différentes face aux sciences qui, selon moi, ne traduisent pas une volonté d’assujettissement des sciences, mais au contraire, une manière de la démystifier, de lui donner une visibilité et des applications autres. La création d’un centre d’excellence en art biologique tel que SymbioticA, où artistes et scientifiques collaborent main dans la main pour mener à bien des projets artistiques novateurs se situe dans cette mouvance. Oron Catts et Ionat Zurr, à travers le détournement de certaines pratiques scientifiques, formulent une réflexion critique sur notre société contemporaine et son rapport aux biotechnologies. Eduardo Kac, quant à lui, réactualise le ready-made duchampien en en proposant une version transgénique et phosphorescente avec la création d’Alba. Enfin, Jalila Essaïdi, grâce aux nombreuses collaborations mises en place, crée une peau pare-balle dont les retombées sont finalement doubles (artistiques et scientifiques). Autant d’exemples me font penser que ce sont par les marges qu’un système évolue et donc que ce sont par ces mêmes marges que les changements s’opèrent.

Aussi, dans le contexte d’un art hybride tel que le bioart, où la nature artistique des œuvres n’est plus clairement identifiable (tant l’esthétique et parfois leurs applications se confondent avec les produits de la science), ne pourrait-on pas s’interroger sur la pertinence de la notion de frontière, voire même envisager son obsolescence? Si une des finalités de la frontière est bien de délimiter un territoire avec un en deçà et un au-delà, l’art, mais surtout plus spécifiquement le bioart, semble toutefois déroger à cette règle. Tout en mêlant problématiques et techniques de nature scientifique, les œuvres du bioart offrent une telle diversité de pratiques et de démarches qu’il serait vain de vouloir les placer sur une ligne symbolique partageant d’un côté les arts et de l’autre les sciences.

Daniel Sybony, philosophe et psychanalyste, fait ce même constat en ce qui concerne l’identité, une thématique voisine de nos préoccupations, car si la question des frontières disciplinaires se pose, celle des identités va de pair avec celle-ci. Plus loin que la question des relations art/science dans le bioart, c’est finalement celle des artistes manipulant le vivant, plus communément appelés bioartistes, qui se pose.

Dans son ouvrage intitulé L’Entre-deux, l’origine en partage, Sibony fait état des malaises identitaires par lesquels un individu passe pour devenir différent. Ces malaises surviennent dans différents contextes. À l’adolescence par exemple, lorsque l’individu quitte l’enfance pour devenir adulte, ou encore lors d’un processus d’immigration lorsqu’il faut concilier deux cultures et parfois deux langues différentes. Pour l’auteur, ces malaises existent, car nous avons toujours pensé sous le signe de la différence:différence sexuelle, différence entre autochtones et étrangers, différence entre individus sains et malades, etc. Les exemples dans ce sens abondent. Un parallèle pourrait même être fait entre les artistes du bioart et les artistes plus traditionnels9. Pourquoi utiliser une nouvelle terminologie pour les dénommer? En quoi cette appellation est-elle pertinente à l'égard de la diversité des pratiques ayant recours au vivant? Comme nous l’avons vu précédemment, les démarches engageant l’artiste dans un processus de manipulation du vivant sont d’une part extrêmement variées, mais reflètent d’autre part des intentions complètement différentes d’un artiste à l’autre et même d’une œuvre à l’autre! Dès lors, parler de la frontière dans le cadre du bioart reviendrait à nier la richesse des productions qui en émergent. Pour certains artistes, le recours aux biotechnologies reste exceptionnel, il ne sera utilisé que pour mettre au point une pièce particulière en tout cas, sera anecdotique au vu de l’ensemble de la carrière de l’artiste. Pour d’autres, il en sera le médium principal. C’est le cas de TC&A dont la spécialité est l’ingénierie tissulaire. L’utilisation des techniques et et procédés scientifiques n’a donc pas le même impact chez tous les artistes y ayant recours.

Sibony, toujours en faisant référence aux malaises identitaires décrits plus hauts, fait également le constat d’une insuffisance de la frontière:

Le concept de différence doit faire place à celui d’entre-deux. […] L’entre-deux est une forme de coupure-lien entre deux termes, à ceci près que l’espace de la coupure et celui du lien sont plus vastes qu’on ne croit et chacune des parties liées à toujours déjà partie liée avec l’autre. La différence apparaît comme un entre-deux trop mince, elle coupe là où c’est la coupure même qui ouvre l’espace d’un nouveau lien. (Sibony, 1991: 11)

L’auteur entend l’entre-deux comme un espace de communication, de flux. Selon moi, le bioart, en tant que pratique artistique hybride, c’est-à-dire qui emprunte à la fois les outils et méthodes mis à disposition par les bio(techno)logies tout en se conformant aux codes de l’art contemporain (fins esthétiques, expositions, etc.), s’inscrit pleinement dans cette tendance. Jens Hauser, lorsqu’il évoque le bioart comme étant un art de l’in-betweenness, c’est-à-dire un espace où recollements et intégrations doivent être souples, mobiles et riches, abonde en ce sens. L’entre-deux s’impose alors comme un espace, un lieu d’accueil des différences qui se rejouent, une singularité caractéristique du bioart.

 

Le projet Phys[art]um

En prenant appui sur ma double expérience d’artiste-chercheuse, je propose à présent un exemple concret et personnel d’entre-deux où je tente d’explorer, avec mon regard d’artiste, un univers disciplinaire autre. La véritable motivation de ce projet naît du désir de concilier deux champs qui me sont chers:l’art et la biologie. Depuis quelques années maintenant, je m’intéresse aux pratiques artistiques flirtant avec les sciences. Phys[art]um10 est un projet d’exposition reprenant mes pérégrinations en tant qu’artiste dans l’univers de la microbiologie. La mention «[art]» (qui ne change en rien la prononciation de «Physarum») vient simplement souligner la nature artistique du projet. Physarum, quant à lui, vient du nom d’un organisme que je cultive en boite de Petri et dont je me sers de médium pour créer. Phys[art]um représente pour moi une nouvelle étape significative de ma vie d’artiste, car il s’agit d’opérer une mutation de ma pratique en passant du domaine de la représentation à celui de la présentation et à une pratique dite hands-on. Éprouver l’intégration du vivant dans ma pratique artistique afin de confirmer mes intuitions théoriques premières concernant la figure de l’artiste contemporain et sa relation aux savoirs, telle est l’ambition qui gouverne à l’élaboration de ce projet. En ce sens, je conçois Phys[art]um comme étant une approche artistique de la culture de Physarum Polycephalum.

Avant d’en venir au cœur du sujet, voici quelques précisions techniques indispensables pour comprendre ce qu’est véritablement le Physarum Polycephalum et surtout pourquoi il m’intéresse tant d’un point de vue artistique. Le Physarum Polycephalum (Physarum P.) est une cellule macroscopique unicellulaire de la famille des myxomycètes dont la taille atteint généralement plusieurs centimètres. Malgré son caractère relativement primitif, ce dernier présente une dynamique spatio-temporelle complexe. En particulier, on observe la formation spontanée d’un réseau veineux de couleur jaune vif rappelant ceux d’organismes plus évolués. Également appelé slime mold (littéralement «pourriture visqueuse»), le Physarum P. présente la particularité de se trouver au croisement de trois des règnes du vivant:celui des Mycètes, autrement dit, celui des champignons (eucaryotes pluricellulaires), celui des Animaux (eucaryotes pluricellulaires) et enfin celui des Protistes (eucaryotes unicellulaires). En effet, un simple coup d’œil à son cycle de développement nous permet de remarquer qu’il est à la fois un organisme unicellulaire à multiples noyaux (c’est-à-dire que plusieurs noyaux sont contenus dans un seul cytoplasme) et qu’il se reproduit par éjection de spores à l’instar des champignons qui par contre sont des organismes eucaryotes pluricellulaires. Une autre de ses particularités est qu’il possède des caractères partiellement animaliens. Capable de se déplacer par extension de son réseau veineux qui lui permet également de distribuer les nutriments trouvés dans son environnement, le Physarum est un organisme fascinant. En plus de pouvoir se déplacer pour se nourrir contrairement à un champignon «classique», le Physarum est capable de se déplacer de façon efficiente et de trouver ainsi le chemin le plus court le menant à sa source de nutriment11 (Nakagaki et al: 2000). Une prouesse quand on pense que l’organisme en question est unicellulaire et est donc dépourvu de cerveau!

Non seulement il est un organisme rebelle aux classifications établies (ne pourrait-on pas y voir là une métaphore de l’artiste contemporain luttant sans cesse contre toute forme de typologie?) mais, en outre, il m’oblige à explorer des territoires disciplinaires autres afin d’en maîtriser la culture, autant de caractéristiques qui font écho à mes préoccupations théoriques concernant la notion de frontière dans le cadre du bioart.

Une autre particularité du Physarum P., cette fois liée à son mode développement, est qu’il se présente sous plusieurs états dépendant d’une régulation environnementale. Une première phase mobile permet à l’organisme d’explorer l’environnement et de se nourrir; une seconde, statique cette fois, permet la reproduction par éjection de spores. Lors de la phase statique, le Physarum P. se présente sous la forme de petits champignons appelés sporocarpes, que l’on trouve généralement sur les souches de bois mort et dont la couleur varie selon l’espèce et le stade de développement. Lors de cette phase, les sporocarpes éjectent des spores qui une fois fusionnées vont former une masse visqueuse multinuclée appelée plasmode ou plasmodium. Ce n’est qu’une fois ce plasmodium formé que débute la seconde phase, mobile. Tel un animal, l’organisme explore son environnement à la recherche de nourriture. Pour cela, la masse se meut et s’étend par microvibrations internes. Carl Zimmer, journaliste et critique des sciences dit à leur propos:

Elles commencent à se diriger les unes envers les autres grâce à un système de propulsion interne qui procède par ondulation. Plus de 100 000 d’entre elles parfois, convergent en une masse tourbillonnante. Ensuite, la masse elle-même commence à agir comme si elle était un seul et même organisme. Elle s’étire, elle explore de petits grains de boue et fait demi-tour quand elle atteint le fond d’une impasse. Ses mouvements sont lents […] délibérés, et évoquent de façon inquiétante une créature unique plutôt que plurielle. (Zimmer, 2011)

C’est sous cette forme réseautique et donc mouvante que j’intègre le plus souvent le Physarum P. à mes créations. Pour moi, c’est lorsque l’organisme est en constante évolution que le défi artistique s’avère le plus stimulant. En effet, travailler avec un médium vivant modifie bien des paramètres du processus de création sans oublier l’acte d’exposer en lui-même. Ma démarche, si marginale soit-elle, m’oblige à revenir sur la maîtrise de la culture de l’organisme, un des aspects somme toute les plus importants du processus. Cette partie est en effet essentielle au bon déroulement du projet, car elle intervient aussi bien au début de celui-ci, lorsqu’a lieu la phase exploratoire, que lors de l’exposition (notamment pour subvenir aux différents besoins des colonies exposées). Cette étape d’avant-projet, bien qu’invisible dans le résultat final, s’avère être malgré tout une étape cruciale. C’est à ce moment précis que j’ai dû quitter mon univers d’artiste pour aller à la rencontre de scientifiques afin d’évaluer la faisabilité de mon projet d’une part et d’acquérir les techniques de culture spécifiques au Physarum P. Pour ce faire, j’ai sollicité l’aide de Sylvain Dallaire, technicien au département de sciences biologiques de l’UQÀM. Après lui avoir expliqué mes intentions artistiques, c’est avec un certain enthousiasme que ce dernier a accepté de m’aider dans mon entreprise.

Bien évidemment, j’avais en amont de nos rencontres établi plusieurs critères, voire des conditions de faisabilité. En premier lieu, je devais pouvoir cultiver le Physarum P. dans un espace dont les conditions de culture sont loin de celles d’un laboratoire de microbiologie. Idéalement, l’idée était de pouvoir prendre soin de mes colonies à l’atelier en en modifiant éventuellement la structure, les cultures devant être manipulées dans un endroit le plus stérile possible. Cultiver mes souches à l’atelier présente effectivement plusieurs avantages. En premier lieu, cela me permet de les avoir à portée de main pour contrôler leur développement et donc de pouvoir intervenir à tout moment si nécessaire. Les cultures étant sensibles aux changements de températures et plus globalement d’environnement, il faut donc dans la mesure du possible éviter de faire varier leurs conditions de culture. Aussi, il est important pour moi d’en faire un médium artistique au même titre que le crayon, l’encre ou le papier que j’utilise dans mes dessins, l’idéal étant de créer un dialogue entre les deux types de médiums, à savoir traditionnel et vivant. Pour ce faire, une des conditions sine qua non était que mes cultures se fassent également à l’atelier.

Une deuxième condition concernait davantage la méthode de culture en elle-même qui ne devait pas requérir un trop haut degré de technicité. Je ne suis ni une biologiste ni une scientifique, mais bien une artiste. Toutefois, je souhaite pouvoir gérer mes cultures de la manière la plus indépendante possible. Bien que certains puissent y voir une forme de repli alimentant une nouvelle fois le mythe de l’artiste dans sa tour d’ivoire, il s’agit en réalité d’un moyen de limiter les contraintes liées à la manipulation du vivant dans un contexte artistique. Dans le cadre universitaire, avoir accès à un laboratoire de manière permanente n’est pas chose aisée, d’autant plus lorsque l’on est étudiante en art.

Dans cette optique, certains stratagèmes ont été mis en place concernant notamment l’utilisation de certains outils quelque peu délaissés des labos, car remplacés par des outils plus performants, mais aussi plus coûteux. C’est le cas par exemple du bec Bensen ayant peu à peu remplacé les lampes à alcool. Il a donc fallu adapter les outils à un lieu de culture bien peu conventionnel: l’atelier.

Au-delà de l’aspect technique que requiert une telle entreprise artistique, certains paramètres du processus créatif lui-même se retrouvent modifiés. En particulier, la temporalité est une dimension nouvelle à prendre en compte aussi bien dans le résultat final, c’est-à-dire l’exposition, que dans le processus créatif lui-même. Comme précisé en amont, le Physarum P. se déplace à une vitesse moyenne d’un centimètre par heure. Après avoir passé quelques mois à comprendre sa logique de déplacement et de développement puis à expérimenter diverses conditions de cultures, j’ai pu remarquer quelques constantes comportementales me permettant d’anticiper ses réactions toujours dans un but d’intégration à un processus créatif. Un autre aspect du facteur temporel concerne les soins que doivent recevoir les colonies. Il est en effet nécessaire de changer la gélose du milieu de culture chaque semaine afin d’ôter les nutriments partiellement dégradés, de changer la gélose et enfin de nourrir les colonies:autant d’éléments à rendre en considération lors d’une future exposition. La durée des expositions variant généralement entre deux et six semaines, prendre soin de cet organisme durant cette période s’avère une chose importante. Laisser l’organisme se développer au sein de l’œuvre et de fait en faire une œuvre évolutive et éphémère à la fois sont deux des objectifs et caractéristiques de ce type de travail impliquant le vivant. Il est certain que le spectateur visitant l’exposition le premier jour n’aura pas le même spectacle offert une semaine après, car le Physarum P. se sera développé et aura recouvert l’intégralité de sa boite de Petri. Une manière pour moi de mettre en exergue la nature proprement vivante de mon travail. Bien évidemment, même si l’organisme fait preuve d’une certaine dépendance dans sa manière de se déplacer pour subvenir à ses besoins, il ne faut  néanmoins pas oublier que les conditions dans lesquelles il est exposé sont bien différentes de celles que l’on trouve dans la nature. En effet, les sources de nutriments ne sont pas inépuisables comme cela peut être le cas dans une boite de Petri, c’est pourquoi les sources de nourriture et d’humidité doivent être renouvelées toutes les semaines. Afin de prendre en compte cette dimension attentionnelle qu’Oron Catts et Ionat Zurr nomment «l’esthétique du soin», j’ai décidé de mettre au point, lors de chaque exposition du Physarum P., une performance hebdomadaire reprenant les principales étapes de l’ensemencement consistant à changer les géloses des Petri et à nourrir les colonies. Pendant ce temps de manipulation, des questions peuvent m’être posées. Il s’agit, à l’instar de Paul Vanouse dans son installation-performance Suspect Inversion Center (SIC), d’informer le spectateur et de répondre à ses éventuelles questions sur les procédés utilisés. En ce sens, l’artiste se fait médiateur et permet l’instauration d’un dialogue avec le public. Nathalie Jeremijenko, artiste et bio-informaticienne, y voit d’ailleurs là une des grandes différences entre les arts et les sciences:le scientifique n’est pas responsable directement devant le public, car il est en général protégé par l’institution pour laquelle il officie. L’artiste, lui, paraît davantage libre et exposé, car il est seul responsable devant le public. Pour cette raison, l’art est très précieux pour le dialogue.

En outre, travailler avec le Physarum P. présente plusieurs avantages. En premier lieu, et même s’il nécessite de prendre quelques précautions concernant la stérilisation des instruments et de l’espace de travail, il s’avère finalement être un organisme assez simple à cultiver qui ne requiert pas des conditions de laboratoire strictes pour se développer. Mes colonies de départ ont été achetées sur Internet12 puis, après avoir reçu l’aide de Sylvain Dallaire pour le premier ensemencement des colonies, j’ai pu moi-même gérer mes cultures. Un autre aspect non négligeable de cet organisme est sa non-toxicité, un paramètre d’autant plus important quand il s’agit d’exposer et donc de rendre publiques lesdites souches. Enfin, en tant qu’artiste je suis bien évidemment sensible à l’aspect esthétique des médiums avec lesquels je travaille. Comparable à une véritable dentelle organique, le réseau déployé par le Physarum P. est pour moi non seulement d’une beauté incroyable, mais également une source d’inspiration inépuisable. On le retrouve notamment de manière récurrente dans mes dessins.

Comme précisé précédemment, Phys[art]um est un projet retraçant mes pérégrinations dans l’univers de la microbiologie. Aussi je n’encombre ma démarche d’aucune restriction concernant les formes que peuvent prendre mes expérimentations plastiques. C’est donc sous la forme d’une combinaison de techniques que se présente Phys[art]um. En premier lieu, c’est par le dessin que tout a commencé. Malgré de nombreuses années sans avoir pratiqué, c’est pourtant par le dessin que j’ai commencé à appréhender le Physarum P., rien d’étonnant lorsque l’on pense que le dessin d’observation est une des bases de l’apprentissage de la discipline. Peu à peu, je me rends compte que ma façon de représenter l’organisme se détache du modèle tout en continuant d’y faire référence. Je tâtonne, expérimente, jusqu’à établir un mode de représentation satisfaisant qui connaîtra par la suite quelques déclinaisons. Le réseau toujours présent, mais de manière plus épurée, est un élément récurrent de mes créations. J’ai aussi eu l’occasion de passer quelques séances en laboratoire où j’ai pu prendre quelques clichés de mes colonies au microscope. D’autres photographies ont aussi été réalisées grâce à un objectif de macrophotographie. De ces séances résulte plusieurs séries photographiques mettant l’accent sur la beauté du Physarum P. ou plus simplement de l’environnement de culture et des instruments utilisés. Une autre étape dans l’appréhension de l’organisme est son intégration dans un dispositif plastique. Dans cette perspective, différentes installations ont déjà été mises au point et d’autres sont toujours en cours de développement. Dans Physarum Polycephalum (2014), cinq boites de Petri de quinze centimètres de diamètres dans lesquelles se développent des souches sont exposées. Une loupe est également à disposition pour chacune des boites. Elle permet d’observer la formation du réseau jaunâtre, mais aussi de lire de courts textes en rapport au Physarum P., le plus souvent une citation. Au bout de quelques jours d’exposition, le Physarum P. ayant exploré la totalité de son territoire empêche la lecture des textes et par là même vient souligner la nature vivante et éphémère de cet art. Enfin, d’autres expérimentations sont en cours et tentent d’influer sur certains paramètres de cultures comme par exemple, la lumière à laquelle l’organisme est très sensible ou encore la gélose sur laquelle il se développe. Un de mes prochains projets est de créer des sculptures géométriques en gélose inspirées des solides de Platon et sur lesquelles se développeraient mes colonies. J’aimerais aussi introduire l’organisme à mes productions dessinées afin que les deux médiums interagissent et créent un dialogue.

L’évolution de mon travail suit, bien qu’involontairement, une trajectoire qui s’avère somme toute logique. Alors que mes premiers travaux conservent une certaine «distance» avec le Physarum P. puisqu’il s’agit principalement d’observations, les travaux qui suivent au contraire s’efforcent de l’introduire au sein même du processus poïétique. C’est en cela que mon travail peut être qualifié de pratique hands-on. On pourrait voir cette mutation comme une évolution logique du processus d’apprivoisement de l’organisme et des techniques de culture qu’il implique.

 

Conclusion

Mon expérience en tant qu’artiste-chercheuse, mais également celle de mes collègues du doctorat en études et pratiques des arts/arts plastiques me permet d’ores et déjà d’avancer l’idée selon laquelle nous nous dirigeons, mes collègues et moi, vers une hybridation des champs de connaissance pour développer et mener à bien nos recherches. En effet, ce programme doctoral met l’accent non seulement sur le rapport théorie/pratique qui existe et qui a toujours existé dans les processus de création, mais surtout sur l’aspect interdisciplinaire de nos recherches. Yvonne Laflamme, dans son essai intitulé La science de l’art/L’art de la science, une synergie propre à un nouvel esprit scientifique en recherche création, souligne cet aspect de la recherche en art. Pour elle, «[…] l’acquisition d’une culture dépassant les frontières de sa propre pratique artistique est essentielle pour l’artiste en recherche-création» (Laflamme, 2006: 76) Enfin, je clôturerai mon propos en faisant référence à Edgar Morin, l’un des plus grands défenseurs de l’interdisciplinarité plaidant en faveur d’un décloisonnement disciplinaire, et pour qui «un savoir n’est pertinent que s’il est capable de se situer dans un contexte. [Même] la connaissance la plus sophistiquée, si elle est totalement isolée, cesse d’être pertinente». Autant de préceptes que je garde en tête et essaie de mettre en œuvre dans mon propre travail en tentant de faire dialoguer pratique artistique et processus scientifiques.

 

Bibliographie

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GUICHONNET, Paul et Claude RAFFESTIN. 1974. Géographie des frontières. Paris:Presses Universitaires de France, «Le géographe», 223p.

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LAFLAMME, Yvonne. 2006. «La science de l’art/L’art de la science, une synergie propre à un nouvel esprit scientifique en recherche création.» In Pierre Gosselin et Éric Le Coguiec E (dir.). La recherche création. Pour une compréhension de la recherche en pratique artistique. Québec:Presses Universitaires du Québec, 156p.

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POISSANT, Louise et Ernestine Daubner. 2005. Art et biotechnologies. Montréal:Presses Universitaires du Québec, 390p.

SIBONY, Daniel. 1991. L’Entre-deux, l’origine en partage. Paris:Seuil, 398p.

SICARD, Monique (dir.). 1995. Chercheurs ou artistes? Entre art et science, ils rêvent le monde. Paris:Autrement, 233p.

TASSEL, Mathilde. 2008. «sk-interfaces», «la peau comme interface.» In Archée. En ligne. http://archee.qc.ca/ar.php?page=article&section=texte&no=312&note=ok&surligne=oui&mot=&PHPSESSID=f7c6ab3e9e24887ba62e88398dd682be

WILSON, Stephen. 2005. «La contribution potentielle des bioartistes à la recherche.» In Louise Poissant et Ernestine Daubner (dir.). Art et biotechnologie. Sainte-Foy:Presses de l’Université du Québec, 390p.

ZIMMER, Karl. «Can Answers to Evolution Be Found in Slime?» In The New York Times, 4 Octobre 2011. En ligne. http://www.nytimes.com/2011/10/04/science/04slime.html?pagewanted=all

 

  • 1. L’exposition intitulée «L’art Biotech’» a eu lieu à Nantes en 2003.
  • 2. Le laboratoire est situé au 2e étage de l’École d’Anatomie et de Biologie Humaine de l’University of Western Australia (UWA) à Perth en Australie.
  • 3. Alexis Carrel (1873-1944) est un chirurgien et biologiste français. Il sera notamment consacré par un prix Nobel de médecine en 1912 en reconnaissance de ses travaux sur la suture des vaisseaux et la transplantation d’organes.
  • 4. Alba signifie blanc en latin.
  • 5. Green Fluorescent Protein.
  • 6. À l’origine du projet, Éduardo Kac souhaitait créer un chien transgénique sous le nom de GFP-K9 mais les progrès de la biologie sont tels qu’en 2000, lorsque Alba naît, le génome du chien n’est pas entièrement décrypté, rendant impossibles de telles ambitions.
  • 7. Institut National de la Recherche Agronomique.
  • 8. Ces données correspondent à la résistance maximale d’un gilet pare-balle de type 1.
  • 9. Dans ce contexte j’entends artistes traditionnels comme étant les artistes qui n’ont pas recours au vivant comme medium de création contrairement aux artistes affiliés au bioart.
  • 10. L'auteur propose de visiter sa page officielle:http://physartum.tumblr.com/ (n.d.l.r.).
  • 11. En 2000, les travaux du Japonais Toshiyuki Nakagaki et de son équipe démontrent une forme primaire d’intelligence de cet organisme capable de s’orienter dans un labyrinthe en choisissant systématiquement le chemin le plus court pour relier un point A à un point B pour se nourrir.
  • 12. www.carolina.com