Le je(u) entre confession et confection: Désir de soi, délice de l’autre dans «Lolita», «Blue Calhoun» et «Ma chère Lise»

Le je(u) entre confession et confection: Désir de soi, délice de l’autre dans «Lolita», «Blue Calhoun» et «Ma chère Lise»

Soumis par Gérald Préher le 23/02/2015

 

L'artiste en moi vient de prendre le pas sur le gentleman. (Lolita, 133)

Trois romans, trois voix et un thème central dans la littérature: le désir. Vladimir Nabokov, Reynolds Price et Vincent Almendros proposent des confessions-testaments dans lesquels un narrateur homodiégétique revient sur un moment clé de sa vie: la rencontre avec une jeune fille mineure dont il allait s’éprendre et avec qui il a, d’une manière ou d’une autre, croqué le fruit défendu. À travers ces textes charnels dans lesquels le rapport au temps et à la mort est central, le lecteur rencontre des hommes qui voilent tout en se dévoilant, qui affirment leur présence, tout en se retirant. Le narrataire devient le témoin d’une renaissance dont il est paradoxalement l’instigateur. En effet, victime volontaire d’habiles manipulateurs, il crée le narrateur soit en l’innocentant, soit en l’incriminant, et le je du texte devient soudain l’autre, comme si le miroir s’était retourné, comme si les rôles s’étaient inversés. Un jeu entre le narrateur et le lecteur se met en place et, tandis que l’énonciateur s’invente, il adresse implicitement au lecteur les mots de Baudelaire dans Les Fleurs du mal: «Hypocrite lecteur, —mon semblable, —mon frère!» (32).

Le terme d’autographie qu’utilise Jean-Bertrand Pontalis semble approprié pour parler des textes de Nabokov, Price et Almendros, car ce genre constitue «à la fois la source et la finalité de l’acte d’écrire» (Marge 67). Sans les jeunes filles sur lesquelles portent les récits, il n’y aurait pas de mise en mots du moi; la rencontre avec l’autre est l’occasion de révéler un «instant de vie», pour reprendre l’expression de Virginia Woolf, l’un des tournants d’une existence qui se voit mythifiée: «mon passé, c’est une légende que j’invente et une légende qui m’entraîne bien au-delà de ma personne», écrit Pontalis (Marge, 87). Contrairement à une autobiographie ou à un texte qui se dit comme tel, les trois récits étudiés ici ne constituent en rien un acte de naissance; les narrateurs ne retracent pas leur vie à partir de leur venue au monde, mais ils prennent comme point de départ une rencontre. Comme le diariste qu’étudie Michel Braud, ils «éprouve[nt] de façon répétée cette étrangeté intérieure entre un moi regardant intemporel et un moi regardé engagé dans la vie concrète et soumis au passage du temps» (115). Le regard joue un rôle clé dans l’accès au désir; le reflet que présente le miroir doit être saisi; celui que donne à voir le passage du temps doit être rattrapé et écrit pour se voir figé dans un espace intemporel. Lors d’un entretien accordé à Télérama en 2009, Pontalis précise encore son idée quant à la notion d’autographie, laissant deviner que tout est dans le mouvement du je avec un autre qui est en fait le même:

Contrairement à l’autobiographie, qui consiste à parler de soi, l’autographie, c’est le je qui s’écrit sans se prendre comme objet. On est dans le mouvement même de l’écriture. Le je s’écrit, il ne se décrit pas, il ne s’objective pas. Il fait entendre sa propre voix, mais pas forcément en parlant de lui. L’autographie, c’est «j’écris en mon nom», mais je ne me regarde pas dans un miroir. (Pontalis dans Landrot)

Il apparaît clairement ici que par le truchement du mot, je deviens l’autre. Une mise à distance s’opère et le sujet se place en marge pour laisser place à l’objet de son désir. L’instant de vie auquel se consacre le narrateur appartient au passé, mais le fait de l’allonger sur la page lui fait gagner un certain degré d’éternité. Le texte est plaisir et donne du plaisir à celui qui le découvre; Barthes n’écrit-il pas que «l’écriture est […] la science des jouissances du langage, son Kâma-Sûtra» (13)?

 

Cadrage de la voix: Le je dans l’autre, le jeu avec l’autre

Dès leur titre, les trois récits semblent orienter le lecteur dans des directions bien différentes: Lolita, un portrait de femme; Blue Calhoun, l’autobiographie d’un homme; Ma Chère Lise, une lettre (morte?). Pourtant les textes se rejoignent dans un même effort pour trouver une voix/voie; tandis que les narrateurs attendent d’être jugés. Des trois, seul Lolita s’ouvre sur un propos liminaire qui offre un cadrage extérieur à la narration: John Ray, Jr. s’est vu confier le manuscrit d’un homme décédé en prison et, après l’avoir soigneusement épuré, il en a aidé la publication, voyant là un classique en devenir «dans les milieux psychiatriques» et un chef-d’œuvre incontestable de la littérature qui «devrait nous inviter […] à redoubler d’efforts et à faire preuve de vigilance et de sagacité afin d’élever une génération meilleure dans un monde plus sûr» (Lolita 27). À l’origine du livre, il y a donc le désir de transmettre l’histoire d’un autre dans l’espoir qu’elle amènera une prise de conscience en imposant des limites aux envies futures du lecteur. L’auteur du manuscrit, Humbert Humbert, «donne sa perversité en spectacle» et «avoue […] avoir eu des désirs tyranniques» (Couturier, Nabokov 49), mais son but est aussi de montrer qu’il n’est pas l’unique coupable dans cette affaire. Il espère, comme il l’indique dans l’ultime phrase de son texte, qu’avec ce récit Lolita et Humbert Humbert seront unis pour l’éternité: «Telle est la seule immortalité que toi et moi puissions partager, ma Lolita» (517). La boucle du manuscrit qui s’ouvrait sur ce même prénom, Lolita, est ainsi bouclée, enfermant Lolita dans le texte qui l’a créée puisqu’il faut rappeler que le vrai nom de cette femme-objet est Dolores. Lorsqu’ils se rencontrent, Humbert Humbert est âgé de trente-sept ans, Dolores, elle, n’en a que douze. Elle est précisément dans la tranche d’âge des jeunes filles que convoite le narrateur et qui selon lui, «révèlent à certains voyageurs ensorcelés […] leur nature véritable, laquelle n’est pas humaine, mais nymphique (c’est-à-dire démoniaque)» (43). Dès lors, ce ne serait pas l’homme qui serait coupable, mais la nymphette, dont le but est de le charmer pour en obtenir les faveurs. La grande question que pose le récit est donc de savoir si Humbert Humbert est responsable de sa déviance ou s’il en est la victime.

Blue Calhoun s’ouvre sur la lettre d’un grand-père à sa petite-fille, Lyn, dans laquelle il explique le but de son récit: «dire toute la vérité» (1). Il annonce d’emblée qu’il doit partir, que l’histoire qu’il s’apprête à raconter lui sera transmise par une certaine Luna quand cette dernière trouvera le moment opportun. Le lecteur découvre plus tard que Lyn est orpheline et que Blue l’a confiée à Luna en attendant de résoudre les formalités légales. La mère de Lyn est décédée des suites d’un cancer du sein et son père s’est donné la mort après avoir été surpris par Blue alors qu’il la caressait. Le principal reproche de Lyn est que son grand-père a laissé mourir son père, n’acceptant pas d’entendre ses explications, et ne voyant pas dans ses propres agissements de similaires implications. Selon cette annonce préliminaire, les pages qui suivent ont pour objet de démêler le passé, d’expliquer pourquoi ce qui a pu arriver est arrivé. Quelques pistes sont amorcées: le grand-père espère recevoir le pardon de sa petite fille, il veut revenir sur la mort de son beau-fils et retracer le parcours de leur vie familiale qui a, semble-t-il, été difficile. À l’issue de cette lettre introductive, aucun secret n’a été levé et le ton mystérieux de Blue Calhoun laisse penser qu’il sera difficile d’entrer dans une histoire qu’il s’apprête lui-même à quitter. Pourtant à y regarder de plus près, au travers de ces deux premières pages, seule une personne est nommée, outre Blue qui signe sa missive: Luna. C’est d’ailleurs à elle que tient l’avenir du manuscrit qu’elle pourra livrer à son destinataire à son propre gré. Luna est ainsi implicitement désignée comme le maillon unissant Blue à Lyn– elle est la première destinataire de «Blue Calhoun»– même si aucun lien de parenté ne la lie à eux. Le manuscrit– et dans une certaine mesure Blue lui-même– est par là même pris entre deux femmes: celle qu’il aime et celle qu’il veut reconquérir pour donner un sens au mot «famille». Luna est la principale actrice d’un récit à la fois dur et émouvant qui commence le jour où Blue se dit avoir été «plus heureux que jamais» (3). Il reconnaît qu’il est «plus doué pour raconter des histoires [qu’il ne l’est] pour vivre» (3) et que certains événements pourraient sembler relever du racontage plutôt que de la réalité. Tout commence ce jour où «une jeune fille se présenta alors [qu’il] était au travail» (5) et que leurs regards se croisèrent. L’identité de la jeune fille est vite révélée, il s’agit de Luna, et, pendant le reste de sa journée au travail, Blue ne cessera de penser à ses yeux, à son visage, à sa voix, à son sourire (12). Luna a alors seize ans, Blue trente-cinq. Cette rencontre inattendue va remettre en question l’existence rangée que Blue avait jusque-là construite: «Mais j’étais vraiment fier de mon bon comportement ces dernières années. Je m’étais même à moitié convaincu que ce Blue qui avait était ballotté par la tempête avait trouvé le repos dans un port paisible. Mais à ce moment-là, [toutes les bonnes résolutions] semblaient avoir disparu pour de bon– pour le meilleur, en fait» (20). La métaphore marine ainsi que l’utilisation répétée de la conjonction «mais» suggèrent qu’à ce stade, Blue croyait naviguer à vue; il savait que la tempête risquait d’éclater, mais le jeu– comme le suggère le dernier commentaire– s’est révélé stimulant. La présence même de Luna au seuil du texte tend à la confirmer. Price utilise, comme Nabokov, un élément naturel, l’eau, pour signifier la présence de la nymphette sur «une île enchantée, entourée d’une mer immense et brumeuse» (43). À l’instar de Humbert Humbert, Blue souhaite que ses mots dissipent la brume pour que ses lectrices (Luna et Lyn) comprennent le rôle qu’il a joué dans l’histoire qui se déroule. Chez Almendros, c’est une scène au bord de la piscine qui révèle au narrateur un «instant féérique» et l’amène à se «demand[er] ce qu’[il] avai[t] fait pour mériter ces plaisirs» tandis que Lise «se mit à nager vers [lui] avec malice» (26). Le narrateur décrit la scène comme un «assaut» qu’il tente de déjouer, mais le jeu de Lise a déjà été révélé: «Peut-être voulait-elle me montrer qu’elle faisait de moi ce qu’elle voulait» (15). Le cadre des trois opus est donc analogue: le narrateur a été manipulé par une nymphette et son objectif est de définir les règles du jeu.

Ma Chère Lise décrit les développements amoureux d’un homme de vingt-cinq ans avec une adolescente de quinze ans à qui il donne des cours particuliers. Si le titre suggère un destinataire, la lecture montre qu’il s’agit plus d’établir un «lieu de mémoire» que de partager des sentiments avec l’être aimé. En effet, lorsqu’une lettre est effectivement ébauchée, celle-ci n’est jamais terminée:  

Ma chère Lise. C’est ainsi que commencerait ma déclaration d’amour. Cela fait longtemps que.

Je portai le stylo à ma bouche, le tétai du bout des lèvres, le suçotai, levai la tête. Rien ne me venait.

Ma jolie Lise. Ma belle Lise. Lise. Jolie Lise. Lise. Ma très chère jolie Lise. Tu sais, Lise. Lise. Lise! Hé, salut, Lise. Lise, ça va? J’espère que tu vas bien. Ça fait longtemps que. Ça fait bien longtemps que. Lise. Comment ça va? Ça fait longtemps, tu le sais, que.

Longtemps que quoi, au juste? Ma jolie Lise. Ça fait longtemps que quoi? Longtemps que je n’ose pas t’aimer, mais que je t’aime? Longtemps que je m’interdis de t’aimer?

Je pris une nouvelle feuille. J’inscrivis la date. (72)

Des phrases dont la fin reste en suspens, un rapport sensuel au stylo qui suggère plus que n’en disent les mots qui le décrivent, et pourtant rien, si ce n’est l’impossibilité de dire, n’est véritablement formulé, comme en attestent les formes négatives, les verbes restrictifs et le recours à l’épanorthose. Le choix de la ponctuation (le point plutôt que le tiret ou les points de suspension) renforce cette idée et le lecteur peut observer que Lise s’intercale presque à chaque fois que le narrateur tente de trouver les mots justes, confirmant ainsi le rôle qu’elle joue. Paradoxalement, c’est au moment où la déclaration d’amour porte enfin sur l’amour que le narrateur décide de changer de feuille et de prendre date. Incapable d’écrire à Lise, il reprend le fil du récit comme si un mot pouvait en cacher un autre, comme si la véritable lettre était inscrite dans le reste de son histoire.

Dès la première phrase du roman, le narrateur semble insister sur son insignifiance: «Lise s’amusait d’un rien, en l’occurrence de moi» (11). Le calcul est simple: moi= rien. Le jeu qui s’instaure entre le rien et le tout apparaît ainsi clairement et, comme les narrateurs de Nabokov et de Price, celui-ci se présente comme un objet qui s’est laissé manipuler. Il s’est lui aussi prêté au jeu de la séduction et a entamé, avec sa nymphette, un bref voyage qui l’entraîne dans diverses contrées, comme c’est le cas pour Humbert Humbert. En racontant son aventure amoureuse, le narrateur dit l’autre, Lise, mais il se dit tout autant à travers elle. Cela se confirme lors du trajet qui les amène vers la maison de campagne des parents de Lise au début du récit: la jeune fille dessine le narrateur et, «ne voyant que [son] profil, elle avait choisi de [le] représenter de face» (12). De même que Lise, le lecteur perçoit le narrateur de manière indirecte; chaque rencontre le rapproche un peu plus de l’auteur anonyme de la lettre, mais jamais il ne le cernera complètement.

Écrivant sur le thème du plaisir tel qu’il se manifeste dans le journal intime, Salma Mobarak explique qu’il «y constitue l’objet d’une quête, indice du besoin d’échapper à une douleur» (83). Dans les textes de Nabokov, Price et Almendros, qui relèvent du journal intime fictif, la douleur à laquelle les narrateurs tentent d’échapper s’origine dans la perte ou l’éloignement de l’être aimé. La lettre et l’être ne font alors qu’un et le désir engendre la création d’une autre poétique que Humbert Humbert révèle dès ses premiers mots: «Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins…» (31). Chacune des nymphettes permet aux narrateurs de trouver la lumière, d’éveiller le feu d’un désir qui se transforme à divers degrés en délire. Tentatrices, elles le sont toutes les trois puisque d’une certaine manière le vrai scandale est que «la nymphette séduit […] et non l’inverse», comme le dit Robert Georgin sur la couverture de la monographie de Maurice Couturier consacré à Nabokov (1979). Humbert Humbert le dit lui-même, «Je vais vous dire quelque chose de très étrange: ce fut elle qui me séduisit» (231). Pour Blue, les yeux de Luna «brûlent» de désir dès l’instant où elle le voit (10), tandis que le narrateur d’Almendros se «souvien[t] que c’était [Lise], du haut de ses quinze ans, qui [l’]avait sollicité» (13). L’écriture insuffle un nouvel élan amoureux et le récit devient la destination finale, le lieu où «tout n’est qu’ordre et beauté,/ Luxe, calme et volupté» (Baudelaire 84-85).

 

L’encre du désir: Jouissance sex(t)uelle

Dans L’Amour des commencements, Pontalis avance l’idée qu’une «langue ne parle, ne dit autre chose qu’elle-même, que si nous ne sommes pas trop à l’aise avec elle pour l’avoir depuis longtemps entendue et pratiquée, que si nous nous sentons incapables de la manier tout à fait comme un outil» (27-28). Il ajoute: «Autre et nôtre, qu’elle soit à jamais notre belle étrangère, la grande absente!» (28). Tout apprentissage commence par une découverte qui aboutit à la connaissance, et parfois malheureusement à la méconnaissance; de même, l’accès à la parole est rendu possible par la pratique d’une langue d’abord étrangère puis familière qui permet l’échange. Les trois autobiographes dont il est question ici travaillent sur l’essence des mots pour créer LE mot et ainsi accéder, par le biais du texte, à l’objet perdu. L’encre qui les aide à retracer leurs parcours est celle du désir qui permet au récit de communiquer leur plaisir d’auteur. Parfois, «la langue se reconstruit ailleurs par le flux pressé de tous les plaisirs du langage. Où ailleurs? au paradis des mots», explique Barthes (15). Le texte naît du désir et le recrée. Quand Blue tente d’expliquer à Lyn le plaisir que des moments passés avec Luna lui ont procuré, il parle d’un «certain type de joie qui descend le long de ton corps, envahit ton esprit et peut prendre le contrôle en un rien de temps. […] Il te prendra à vif et tu seras à sa merci en moins d’une semaine, et ensuite il t’encerclera» (77). Comme prisonnier du désir, Blue ne pense plus qu’à Luna après leurs échanges charnels; il est possédé. Pourtant, il avoue que ce qu’il décrit va plus loin que ce qu’il a ressenti au début de sa relation avec Luna, les mots ont eux aussi pris le dessus et il semble difficile de déceler une évolution tant le passé et le présent se mélangent dans l’acte d’écriture. Plus loin, Blue utilise le mot «amour» pour définir ses sentiments et soutiens qu’il ne l’a pas fait volontairement: «Je n’avais pas prévu que ma main allait l’écrire. Mais [le mot] est sorti et je vais le laisser là» (80). L’histoire de Blue est constamment émaillée de commentaires similaires qui insistent sur la présence du jeu narrant.

Chacun des narrateurs succombe à un interdit que le texte s’attache à formuler. Dans Ma Chère Lise, le narrateur explique que dans la maison de campagne des parents de Lise, il a l’impression de se trouver «dans un conte où une interdiction avait été prononcée», poursuivant: «je ne touchai rien» (23). Bien conscient de ses sentiments pour la nymphette par la suite, il s’aventure, comme Blue, à parler d’amour: «Mon amour était encore peu de chose. C’était comme s’il se cachait, qu’il attendait, tapi, secret» (31). L’interdiction dont il était question plus tôt prend alors une tournure plus éthique et le narrateur poursuit: «Lise n’avait que quinze ans» (31). Tout comme les objets qui décorent la maison, elle doit être préservée. Ses désirs à elle semblent également constamment frustrés; elle aimerait un chien, on lui offre un chat qu’elle décide de nommer Pacha, en signe de mécontentement selon le narrateur (32). Il est intéressant de voir combien le narrateur interagit avec le chat; l’animal– frustration de Lise– devient pour lui une sorte d’allié à qui il dévoile ses secrets. Quand Lise présente son petit ami à son professeur particulier, ce dernier est très critique et reconnaît dans sa réaction une pointe de jalousie, glissant au chat «que c’était peut-être idiot d’être jaloux d’un gamin de quinze ans» (37-38). Les sentiments de l’enseignant sont clairs pour le lecteur et même Lise en a conscience.

Loin de précipiter les choses comme c’est le cas dans Lolita et Blue Calhoun, l’approche est ici progressive. Dans l’appartement parisien, Lise dit au narrateur: «j’aime bien quand tu poses ta main sur moi» (41); à la campagne, elle déclare «qu’elle aimait bien l’aventure avec moi, puis, avec douceur, elle approchait une main de ma joue comme si elle s’apprêtait à la caresser» (54). Tout est dans la retenue contrairement aux descriptions parfois crues que l’on trouve chez les deux autres auteurs. Les va-et-vient entre Paris et le Bignon-Mirabeau, la maison de campagne, insistent sur le fait que la relation n’est pas stabilisée, qu’elle n’a pas encore de nom. De la même manière, quand ils sont séparés pour l’été, le narrateur trace du doigt sur une carte le chemin qu’il aurait à parcourir pour atteindre sa destination, non pas un lieu, mais Lise: «Il me fallait, pour arriver jusqu’à Lise, traverser la mer Méditerranée, descendre la Mer rouge, enclavée, puis me jeter dans l’océan Indien. Je remontais à nouveau les deux mers, les redescendais, cherchant à réduire la distance qui nous séparait, Lise et moi. Ces va-et-vient étaient peut-être une façon de caresser pudiquement son visage» (64-65). Bien que son geste soit pudique, la description que donne le narrateur «fait entrevoir la vérité scandaleuse de la jouissance» (Barthes 25), les mouvements, la traversée imaginaire vers l’autre deviennent eux aussi «un anagramme du corps» (Barthes 26). Le narrateur se transmue en «écrivain du plaisir»: il «accepte la lettre; renonçant à la jouissance, il a le droit et le pouvoir de la dire: la lettre est son plaisir» (Barthes 32). Loin de Lise, le narrateur œuvre pour nier la distance; l’omniprésence de la mer, principe féminin, atteste du désir qui se déploie– le narrateur doit en franchir deux avant de voir confirmer sa masculinité (symbolisée par l’océan).

Le plaisir du narrateur de Ma Chère Lise réside dans la redécouverte des commencements, des premiers émois: «À l’amour naissant que j’éprouvais pour Lise venait désormais se mêler un autre désir insensé, analogue, qui par bien des aspects ressemblait à un aberrant caprice, celui de ne plus jamais me séparer de ces gens-là» (60). Si Humbert Humbert ne trouve d’autre moyen pour se rapprocher de Dolores que d’en épouser la mère, le narrateur d’Almendros choisit de devenir un membre honoraire de la famille de Lise. Ce n’est qu’à la moitié du récit que le premier baiser est finalement donné. Le désir s’est ancré dans l’être du narrateur qui éprouve alors un plaisir coupable: «Il n’y avait plus que sa bouche, généreuse et charnue, sur son visage, tandis que la mienne, maigre et mesquine, s’approchait d’elle, qui paraissait d’ailleurs s’avancer également vers la mienne, comme aimantée, avec la même lenteur, et la même mollesse qu’elles finirent toutes deux par se joindre» (78-79). Les allitérations en /m/ laissent entrevoir un premier mouvement vers l’amour; le second baiser, lui, sera «furtif, craintif», laissant présager un avenir incertain (80). Pourtant tout semble sourire aux tourtereaux: le père de Lise leur laisse les clés d’une maison près de l’océan et ils vont y passer quelques jours. Le lecteur pouvait s’attendre à une relation sexuelle, mais il n’en est rien; une fois de plus le désir tient le premier rôle et les efforts du narrateur se bornent à la suggestion: sur la plage, «je passai […] une demi-heure à réaliser l’une de ces sculptures dont j’avais le secret et sur lesquelles, enfant, parce qu’elles étaient de taille humaine, je m’allongeais en simulant, d’abord pour faire rire puis plus tard par perversion, l’acte sexuel» (87). Dans ce récit, l’amour est figuré plus que concrétisé.

Si chez Almendros, c’est Lise qui trouve les occasions de voir son professeur particulier, chez Price, Blue est si obnubilé par Luna que le soir de leur rencontre, il trouve une excuse pour quitter le foyer familial. Une fois ensemble, tout s’accélère et les corps se découvrent métaphoriquement:

elle commença à s’insinuer en moi. De manière littérale, j’entends. Jusque-là, sa voix, ses cheveux épais d’un brun profond, ses yeux et son odeur avaient chauffé les parties de mon corps les plus évidentes, celles qui amèneraient tout homme à se détourner du droit chemin– je m’étais emparé d’elle de la sorte une fois déjà par la pensée, et elle n’y était pour rien (et à partir de maintenant, quel que soit ton âge quand tu liras ces pages, tu vas devoir t’accrocher– la vérité, comme je l’ai déjà dit, est tout ce que je cherche, ça et ta clémence). (23)

Blue avait vécu la scène dans ses pensées avant même qu’elle ne se matérialise; le récit lui donne tout loisir de revenir à la fois sur ce qui a précédé l’épisode et sur la façon dont il s’est concrétisé. Le plaisir du mot est ainsi perceptible à chaque stade de sa démonstration qui risque, comme il s’y attend, de choquer sa petite-fille. En effet, Blue n’hésite pas à décrire la scène dans ses moindres détails, assumant chaque geste et le redoublant d’éléments sensuels. De retour chez lui, pourtant, il a l’impression qu’il n’est pas lui-même– «C’est tout juste si je reconnus notre maison quand je m’en approchai» (25)– puis, il sent monter en lui la culpabilité avant de feindre une absence: «La vérité est que je n’avais pas du tout l’impression d’être l’homme qui était parti avec Luna. Il l’avait suivie quand elle quitta la voiture, et, par la force de son esprit, elle était parvenu à envoyer cette imitation de Blue Calhoun […] dans le foyer qu’il occupait avant» (27). Blue montre ici deux visages: celui qu’il souhaite présenter à Lyn et celui qu’il a arboré devant sa femme et à sa fille. Il y a chez lui un plaisir conscient à brouiller les pistes à brosser le portrait de deux hommes qui finiront par n’en être qu’un lorsque les cartes seront toutes retournées. Il a conscience, comme le diariste que décrit Michel Braud, «du fait que la limite entre vérité et fiction est fuyante, que la fiction est au cœur de la vérité. Mais n’en affirme pas moins sa sincérité» (258). Son objectif encore inavoué à ce stade est que Luna accepte de l’épouser (372); il doit donc redoubler d’efforts pour lui montrer combien elle fait partie de lui. Passé et présent s’entremêlent constamment et Blue n’hésite pas à manipuler les formes verbales pour montrer que ce qu’il relate a une incidence sur sa vie actuelle et qu’il tente encore de s’amender.

Pour le chasseur enchanté de Nabokov– la première nuit que Humbert Humbert passe avec sa Lolita a lieu à l’hôtel des Enchanted Hunters–, c’est aussi une certaine réserve qui marque de son sceau le récit. Christine Raguet-Bouvard observe d’ailleurs que «les passages les plus tendancieux ne basculent jamais dans le pornographique parce que ce que Humbert Humbert appelle le ‘stark act’ en est l’objet, et non pas le sujet, et qu’ils puisent toute leur force dans l’abondance d’informations annexes, voire parasites, dans les digressions et les commentaires» (Délicueux corps 148). Les adresses constantes au lecteur ou aux jurés confirment que la «confession» repose avant tout sur un pacte intersubjectif; celui qui lit se doit de tabler, mais il ne doit pas pour autant le faire à la hâte. Le plaisir du narrateur se niche avant tout dans le dire; parlant de «certaines considérations afférentes», il déclare: «je ne jurerais pas– je le répète– que je les avais pas caressées […] dans la pénombre de ma pensée, dans les ténèbres de ma passion» (130). Tout ramène Humbert Humbert à sa Lolita– elle est pour lui le début et la fin, la source de ses désirs, et elle motive le plaisir qui émane de son texte. Si au moment où il écrit, il ne peut la toucher de ses mains, il parvient à ses fins à chaque fois que la plume caresse le papier, gardant à l’esprit l’idée qu’«il n’existe pas sur terre de félicité plus grande que de caresser une nymphette» (284). Si le personnage de la longue nouvelle, «L’Enchanteur», que Nabokov a utilisé comme point de départ à Lolita, trouve la mort après avoir fui celle qu’il avait touchée, Humbert Humbert, lui, utilise l’écriture comme un moyen de fuir le temps et de retrouver la sienne– «Oh, ma Lolita, je n’ai que des mots pour me divertir!» (69). Comme Blue Calhoun et le narrateur de Ma Chère Lise, Humbert Humbert s’adresse souvent à sa Lolita, elle tient le rôle de narrataire privilégié et son corps devient le lieu transitoire qui amène à l’écriture. Pour Didier Anzieu, «le style crée aussi un espace» (181) et, comme l’indique Maurice Couturier, «la nymphette nabokovienne est l’aboutissement de déplacements multiples: déplacement dans le temps et dans l’espace» (Mythe 17)– Lolita est un composé tout d’abord mental puis textuel. Elle prend forme dans l’esprit du narrateur à partir d’autres nymphettes, mais surtout à partir d’autres textes comme le poème d’Edgar Allan Poe intitulé «Annabel Lee» (voir Couturier, Mythe et Raguet-Bouvard, Poétique), auquel elle prête son corps. Parlant de l’œuvre d’Henri Michaux, Anzieu déclare qu’elle est «surtout consacrée à l’exploration des premiers espaces du Soi» (181). Selon Anzieu toujours, un récit consiste «non pas [à] raconter un événement, mais [à] rendre le rythme, la vitesse, la lenteur, les méandres, les coupures, les éclatements avec lesquels un événement (extérieur ou intérieur) a été vécu, ou est revécu» (180). Le mouvement constant de va-et-vient brise toute chronologie dans les trois textes étudiés ici et figure l’acte sexuel, la rencontre des corps, qu’elle soit fantasmée (Almendros) ou confirmée (Nabokov, Price). Pourtant Humbert Humbert va plus loin que les deux auteurs narrateurs: il donne naissance à Lolita en renommant Dolores, elle est sa création, sa chose, et en elle, il se perd.

 

En-Lise-ment: des Lolitas succubes

Pour Nabokov, «[les plaisirs de l’écriture] correspondent exactement aux plaisirs de la lecture: les délices, la félicité [tirés] d’une phrase sont également [ressentis] par l’écrivain et le lecteur» (cité dans Raguet-Bouvard, Poétique 93). Le texte s’exprime à travers le narrateur qui redonne vie au passé, lui donne corps. Pourtant, les délices, aussi succulents soient-ils, figurent la double perte du narrateur et de l’objet du désir. Piégé dans un amour impossible, car transgressif, la voix narrative l’est également du texte dans lequel elle s’enlise et se condamne même si comme le suggère Humbert Humbert, l’art est refuge (517). Le narrateur d’Almendros, qui a préféré l’anonymat, referme son récit sur la perte de repère dont il est victime: «oui tu l’aimes puisqu’elle ne t’aime plus, tu l’aimes comme tu l’as jamais aimée. […] tout à l’intérieur de moi était en train de s’effondrer. Et je commençais déjà à sentir, oui, c’était ça ma vie désormais, comme un enlisement» (157). La perte nourrit ainsi le fantasme qui devient la seule réalité du narrateur tandis qu’il constate les dégâts causés par son amour. Le dernier mot du récit ramène immanquablement Lise au cœur de ses préoccupations, mais en déconstruisant le nom, le lecteur peut déceler l’ultime condamnation dirigée vers la nymphette: «en Lise ment». Le mensonge est l’une des armes qu’utilisent les jeunes filles pour ne pas être à leur tour piégées. Quand Humbert Humbert surprend Dolores à lui mentir, il met un point d’honneur à rectifier les faits, suggérant subtilement au lecteur qu’il a pour but d’établir la vérité, mais la nymphette s’efforce de brouiller les cartes: «Tu veux me piéger, mais tu ne pourras pas» (381). Blue Calhoun suspecte lui aussi Luna de lui mentir lorsqu’elle lui dit avoir subi des attouchements de la part de son père (154). Dans les deux cas, il semble que c’est la peur que la pureté de la nymphette ait été compromise qui amène les narrateurs à réfléchir sur la véracité de leurs propos.

Le lien qui unit deux des grands thèmes que l’on retrouve dans les trois romans– mensonge et séduction– se résume aux propos de Jean Baudrillard: «la séduction n’est jamais de l’ordre de la nature, mais de celui de l’artifice– jamais de l’ordre de l’énergie, mais de celui du signe et du rituel» (10). Le rituel qui sous-tend chacune des trois narrations dessine la nymphette sous les traits d’un succube. Nom masculin qui renvoie pourtant au féminin, ce terme suggère à la fois une métamorphose et une supercherie– le démon l’habite, elle est lui; le succube est l’incarnation du mal et révèle le mâle. Humbert Humbert semble convaincu que Dolores partage ses propriétés puisqu’en tant que nymphette elle est pour lui un «petit démon fatal» (44) dont les mots ont une «sonorité diabolique» (347). Son récit, il l’avoue lui-même, a parfois des accents «sataniques» (83) car il se dit possédé. Pour sa part, Blue Calhoun se sent étranger à lui-même lorsqu’après s’être épris de Luna, il partage le lit conjugal: «Tout ce que je dis à partir de ce moment venait à moi de l’extérieur ou d’un endroit si enfoui au fond de moi que je ne pouvais en déterminer le lieu» (113); il déclare être sous l’emprise de Satan et vouloir passer «le reste de [sa] vie avec Luna Absher» (114). La nymphette a ici un pouvoir destructeur; elle force Blue à remettre en question sa vie et à blesser ceux qu’il aime.

L’art de cet être mi-ange, mi-démon est d’autant plus pernicieux dans Lolita puisque la jeune fille «brouille les repères et sape les polarités fondamentales» (Carmignani 15); les charmes de Dolores font naître la jalousie et amène Humbert Humbert au meurtre du «démon rival» (220). En mettant fin aux jours de Quilty, qui lui avait enlevé sa Lolita, il assoit sa supériorité sur un homme qui lui ressemblait peut-être un peu trop (420). S’il ferme les yeux sur l’homme que Dolores finira par épouser, c’est surtout par ce qu’il ne voit pas en lui un rival, «le pauvre garçon, peu viril en apparence, est tout le contraire d’un phallus en majesté» (Couturier, Cruauté 238). Le narrateur d’Almandros éprouve des sentiments similaires à l’égard de Pierre, le petit ami de Lise, qu’il trouve «plutôt efféminé avec cette mèche sur le front qui abrutissait son regard» (37). Sous l’emprise du mal, les deux narrateurs s’efforcent de mettre en avant leurs attributs masculins. Bien qu’enlisés, ils se débattent pour confirmer leur statut singulier. L’espace qu’ils mettent en place «[construit et produit] une image de soi. [Il s’agit là] d’une stratégie visant à constituer la personnalité à travers les jeux les plus divers de l’écriture» (Lejeune 165).

Les narrateurs éprouvent un certain plaisir à être pris dans les filets de leurs sirènes. Le fait que deux des auteurs, Nabokov et Price, aient eu recours à des pré-textes courts pour composer leurs romans suggère un besoin de libération créatrice. La narration que présentait Nabokov dans L’Enchanteur ne donnait pas assez de marge de manœuvre au personnage pour qu’il explore son for intérieur. Sa mort traduisait l’échec de son entreprise en introduisant une sorte de morale. Avec Lolita, Nabokov met volontairement le lecteur mal à l’aise en le laissant se perdre dans les élucubrations de Humbert Humbert. La morale se situe non plus dans le texte, mais en marge, dans l’avant-propos fictif de John Ray, Jr. mentionné plus haut. La mise en scène narrative introduit un effet de distance entre les paroles de Humbert Humbert et celle de son éditeur, puisqu’elle nous livre des clés de lecture. Blue Calhoun et le narrateur d’Almendros sont seuls responsables d’un dessein auquel ils ont d’ailleurs survécu. Dans la première ébauche de Blue Calhoun, la nouvelle «Serious Need», l’accent était placé, comme le suggère le litre, sur le besoin du narrateur, sur son désir de trouver dans sa nymphette la force de changer de vie et d’abandonner la routine étouffante dans laquelle il s’était égaré. Les derniers mots du texte annonçaient un nouveau départ, l’enlisement à venir: «elle s’approcha de moi et ma vie se plia telle une épaisse barre de fer encore plongée dans les flammes» (66). L’enfer de la dépendance est déjà là, la faute est désignée, mais ce n’est que dans le roman que se traduit véritablement l’engouement de Blue pour sa bien-aimée. Le lecteur n’est pas invité à trouver une morale, mais à être témoin d’une longue demande en mariage. Le jeu qui s’instaure entre les deux parties (Blue d’un côté et le lecteur de l’autre) est d’autant plus prenant que l’on sait dès la lettre d’ouverture que l’on commet un acte transgressif en prenant connaissance de l’histoire: le manuscrit ne nous est pas destiné et nous nous trouvons dans une position de voyeur.

Les trois textes laissent tout loisir au lecteur de répartir les responsabilités de chacun– la voix narrative essaie bien entendu de l’amener à la conclusion que seule la nymphette est à blâmer pour les dégâts collatéraux, pourtant Humbert Humbert, comme Blue Calhoun, ne fait guère d’effort pour remporter l’adhésion du public. Dans Ma Chère Lise, le seul des trois récits où l’amour n’est jamais consommé, la jeune fille exerce un tel pouvoir sur le narrateur qu’il s’interroge– et interroge indirectement le lecteur– lorsqu’il demande: «Lise était-elle en train de devenir ce qui me passionnait le plus au monde?» (68). La question est rhétorique et chaque page confirme que Lise «tenait le monde entier dans sa main» (84). Le lecteur la sait joueuse et il ne fait aucun doute que le narrateur ne sait pas toujours comment interpréter ses gestes. Le passage à l’écrit n’apporte pas les réponses attendues, mais brise le miroir devant lequel Lise avait été placée, amenant une confusion des sens– à trop tenter d’expliquer ses sentiments, le narrateur s’est lui-même égaré. L’épisode du téléphone portable est en ce sens significatif: le narrateur tente de joindre Lise, mais personne ne décroche l’appareil et tandis qu’il «s’apprêtai[t] à lui laisser un message […] [son] portable se mit à vibrer […]. [Sur] l’écran le mot Lise s’affichait deux fois, il y avait deux Lise maintenant, celle [qu’il appelait] et celle qui [le] rappelait, mais ce n’était toujours pas elle, non pas encore, ce n’était que son nom» (111). De la même façon que le texte semble dès son titre s’adresser à Lise, le téléphone est un moyen indirect de communiquer avec elle. Avant de basculer l’appel, le narrateur décide de laisser un message et lui posera ensuite la même question, marquant ainsi le désir de laisser une trace. Dans les deux cas cependant, Lise est absente et à travers son récit, le narrateur tente, comme Humbert Humbert, de «remédier par la création […] à son manque-à-être», «transmuant son désir sexuel en désir esthétique» (Couturier, Cruauté 245, 244).

Dans une réflexion sur l’autobiographie au cours de laquelle il décompose chaque syllabe du mot pour mieux l’expliquer, Pontalis observe que la «graphie» est «marquée […] du signe ‘auto’ et cela tout au long, elle cesse d’être simple moyen de dire l’objet, elle est elle-même le sujet en cours d’énonciation: je m’écris» (Perdre de vue 355). À travers leurs accusations, les trois narrateurs énoncent également leur propre implication, l’objet du délit est bien sujet du délice. Chacun à leur manière, ils laissent couler l’encre du désir qui redonne au passé un semblant de présent et, à l’instar du narrateur d’Almendros et de Lise en terre étrangère, ils «[parlent] avec les mains pour nous faire comprendre» (150). De manière significative, le nom de chaque nymphette commence avec la lettre L (Lolita, Luna, Lise), comme si cette lettre contenait par avance toute la féminité qui se dégage d’elles. Ce «L» n’invite-t-il pas aussi à voir dans l’attirance qu’éveille ces nymphettes un premier pas vers les feux de l’enfer– un autre «L», celui de «hell»? Les trois narrateurs ont peut-être lu d’un peu trop près le livre des psaumes et espéré que leurs confidences les amènent à l’Eternel… «Fais de l’Eternel tes délices et il te donnera ce que ton cœur désire» (Psaumes 37.4).

 

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Ouvrages cités

Almendros, Vincent, Ma Chère Lise, Paris, Les Edition de Minuit, 2011.

Anzieu, Didier, «Les traces du corps dans l’écriture», Psychanalyse et langage : Du corps à la parole, dir., Didier Anzieu et al., Paris, Dunod, 1977, 172-187.

Barthes, Roland, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973.

Baudelaire, Charles, Les Fleurs du Mal, 1861, Paris, Gallimard, «Folio classique», 1996.

Baudrillard, Jean, De la séduction, Paris, Galilée, 1979.

Braud, Michel, La Forme des jours: Pour une poétique du journal personnel, Paris, seuil, «Poétiques», 2006.

Carmignani, Paul, «Nymphologie», Ni Ange, ni démon: Figures de la nymphette dans la littérature et les arts, dirs., Jocelyn Dupont et Paul Carmignani, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 2011, 9-20.

Couturier, Maurice, Nabokov, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1979.

---, Nabokov ou la cruauté du désir, Seyssel, Champ Vallon, 2004.

---, «Les scansions du mythe», Lolita, dir., Maurice Couturier, Paris, Autrement, 1998, 7-57.

Landrot, Marine. «Jean-Bertrand Pontalis: “En analyse, le silence est la condition de la parole”». Télérama n° 3111 (2009). <http://www.telerama.fr/idees/jean-bertrand-pontalis-en-analyse-le-silenc... 1/12/12.

Lejeune, Philippe, Le Pacte autobiographique, 1975, Paris, Seuil, «Points essais», 1996.

Mobarak, Salma, «Écriture et plaisir: Le journal intime en littérature, en peinture et au cinéma», Revue d'études culturelles, «L’automédialité contemporaine», numéro 4, 2008, dir., Béatrice Jongy, Université de Bourgogne, Bourgogne, 83-94.

Nabokov, Vladimir, L’Enchanteur, traduction G. Barbedette, Paris, Rivages, 1986.

---, Lolita, 1955, traduction de Maurice Couturier, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2005.

Pontalis, J.-B., L’Amour des commencements, 1986, Paris, Gallimard, 1994.

---, En Marge des Nuits, Paris, Gallimard, 2010.

---, Perdre de vue, Paris, Gallimard, 1988.

Price, Reynolds, Blue Calhoun, New York, Atheneum, 1992.

---, «Serious Need», The Collected Stories, 1993, New York, Plume, 1994, 59-66.

Raguet-Bouvard, Christine, «Le délicieux corps délictueux de Lolita», Sexualité et textualité dans la littérature américaine contemporaine, dir., Yves-Charles Grandjeat, Talence, Presses Universitaires de Bordeaux, 1998, 147-155.

---, Vladimir Nabokov: La Poétique du masque, Paris, Belin, «Voix américaines», 2000.