Le pouvoir de faire la différence: Écritures identitaires dans Uncanny X-Men (2)

Le pouvoir de faire la différence: Écritures identitaires dans Uncanny X-Men (2)

Soumis par Mathieu Li-Goyette le 27/04/2015

 

Si Phœnix, nous l'avons dit, incarne la machine identitaire déglinguée, Proteus et ses pouvoirs homogénéisant est conceptuellement plus passionnant, faisant face à des mutants dont l'identité repose existentiellement sur ces pouvoirs qui les rendent différents, ces pouvoirs qui font la différence. Guattari poursuit: 

Il ne s'agit pas pour elle [la fonction poétique] de transmettre des messages, d'investir des images comme support d'identification, ou des patterns de conduite comme étai de procédure de modélisation, mais de catalyser des opérateurs existentiels susceptibles d'acquérir consistance et persistance. (Guattari: 36)

Et c'est exactement «consistance et persistance» qu'acquièrent ces mutants - ces opérateurs de machines identitaires - au fil de leurs aventures sérialisées. Ils enjoignent cette idée chère à Guattari  de machine «autopoïétique» (une machine qui engendre et spécifie continuellement sa propre organisation et ses propres limites) (Guattari: 61) où il n'est pas seulement question, comme le laisseraient entendre les  volontés éditoriales, d'offrir à un lectorat multiethnique et multiculturel un avatar où il pourra transposer sans compromis d'identification sa volonté de puissance. Ces machines identitaires sont inscrites dans un plan d’existence (la fiction) où elles génèrent leur propre logique et leur propre système de signes, au point où la machine identitaire, à la mesure de sa mise en fonction et de sa besogne, en vient à modeler le caractère propre de ses opérateurs (remarquons comment les personnages peuvent facilement prendre le nom de leurs capacités surnaturelles: Rogue vole les pouvoirs d’autrui, Strom crée des tempêtes, Magneto est maître du magnétisme, etc.).

Pourquoi?

Parce que le lecteur n'a ainsi pas à être Japonais pour s'identifier à Sunfire ni d'être Afro-américain pour s'identifier à Storm et que l'origine ethnique et culturelle de ces personnages s'inscrit plutôt dans divers Univers moral (l'écriture de Claremont) et esthétique (le trait de Byrne), voire même technique (l'impression sur papier poreux en four-colour print limitant la palette des couleurs et interdisant aux minorités visibles les nuances cutanées qui leurs sied respectivement) et économique (la périodisation mensuelle, la distribution dans les magasins spécialisés) qui deviennent «les énonciateurs incorporels de complexions machiniques abstraites compossibles aux réalités discursives» (Guattari: 82). Restreindre Uncanny X-Men à un échantillonnage précieux de la société américaine revient potentiellement à réduire sa complexité sémiotique à l'identité civile de ses personnages, élaguant leur qualité de superhéros et, surtout, de groupe, de foyer de subjectivité réuni autour d'une seule et même tare identitaire.

Ces Univers de valeurs et de contraintes induisent un sens de lecture et expriment, par la mise de l'avant de ses complexes machiniques (comme les machines identitaires que sont les pouvoirs surnaturels des X-Men), l'impossibilité pour les éléments discursifs du récit d'opérer en dehors de la production machinique; Uncanny X-Men se résume donc essentiellement à une production identitaire multiple qui tient en tant que production d'Altérité et non en tant que production ethnique particulière. «X» aussi en vient à incarner beaucoup plus que la simple mutation génétique: il symbolise le poids même de l'altérité en tant qu'elle est vécue par tous face à tous, chaque individu étant l'Autre d'un autre, différencié par sa langue, son sexe, sa peau, sa culture, bref, son identité propre. Cette production identitaire demeure compossible (donc relative à sa compatibilité) aux réalités discursives, soit celles que met en place Chris Claremont dans sa bande dessinée.

Pour ainsi dire, la production d'altérité dans Uncanny X-Men étant le fruit d'un travail strictement visuel, le texte de Claremont vient ériger des espaces discursifs où la force illustrative du dessin de Byrne (et beaucoup moins de Cockrum, l'artiste préférant un certain classicisme aux expérimentations formelles de son successeur) peut développer librement des productions identitaires fertiles, le dessin devenant la matérialisation plus ou moins abstraite d'un texte dont l'éloquence poétique lui est sévèrement subordonnée. Il devient impossible pour le texte de fonctionner en dehors du dessin, son espace discursif agissant telles les bornes d'une construction machinique foncièrement plus captivante et éloquente.

Là où l’apport de Claremont est plus notable, outre la qualité polyphonique de ses dialogues, c’est dans la construction historicisante de la série où les complexes machiniques voient les balises textuelles du scénario limiter rigoureusement leurs champs d’action. Puisque chez Claremont, le comic doit dorénavant miner les filons de son histoire passée, c'est dans les variations de ton permises par sa structure sérielle que la série gagnera cette dimension transhistorique. Claremont explique ici sa démarche créative:

But each issue builds on the issue before. I can throw in a piece one issue, another piece the next issue, a piece the third issue. […] The point is that [with the book a] monthly, I can hint at things and build on a three-months break[…]. If the X-Men were still a quarterly, giant-size book, it would be a far different series from what it is now. Simply because it would be unfair of us –it was bad enough for us to ask readers to stick around on a bimonthly book for the stuff that we were doing. Stay tuned next month for the cliffhanger ending which is only Part II! Ha ha! Imagine if that were a quarterly– they’d come after us with lynch mobs. (O’Connell: 277-278)

À titre d'exemple, le numéro 138 de la série ne sert qu’à récapituler l’histoire du groupe de Xavier, de sa création jusqu’à la mort de Jean Grey, abordant toutes les batailles les plus importantes de l'équipe, de 1963 à 1980. Pour ce numéro, Byrne et Claremont ne gardent que les arcs narratifs les plus signifiants, trouvant une cohérence d’un vilain à l’autre, gommant ainsi cette impression propre à l’âge d’or et, dans une certaine mesure, à l’âge d’argent des années 60: il n’est plus question d’envisager les numéros comme des histoires singulières, isolées et suffisantes, et ce, même quand elles avaient été pensées comme telles au moment de leur écriture.

Ils lient les événements les uns aux autres et leur réécriture vient s'articuler autour de l'enterrement de Jean Grey, préfigurant curieusement le dispositif de l'enterrement du Comedian dans le Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons quelques années plus tard. Autour de la mort d'un mythe, chacun partage avec le lecteur ses souvenirs du défunt super-héros, participant d'une part à sa mythification diégétique, d'autre part à l'historicisation narrative du genre. Dans l’un des flashbacks, on arrive même à expliquer le passage de l’équipe classique à l’équipe «Uncanny» en faisant dire à Xavier: «The X-Men are scarcely children anymore! Xavier Told us. They've each proved themselves a hundred times. It's time they looked like individuals –not products of an assembly line!».

 

Et c’est là que Claremont s’intègre lui-même au canon des X-Men, justifiant par ce court récitatif toute l’énergie qu’il a su apporter avec ses nouveaux personnages. Terminés les brutes et les géants intersidéraux, maintenant le pouvoir est intérieur, schizophrénique et problématise l'individuation. Ce pouvoir, souvent incontrôlable comme l'est toute crise identitaire, est chez lui la source d'un déséquilibre profond, d'une morale qui s'écroule et d'une maladie mentale sans répit. Alors que les vilains des années 60 sont essentiellement circonscrits à des apparitions ponctuelles et restreintes dans la durée, ceux de Claremont prennent de nombreux numéros avant d'«exploser» et de faire connaître aux X-Men l'étendue de leurs pouvoirs. À l'image de l'évolution psychologique des héros, la psyché de leurs antagonistes leur rend la pareille en complexité, révoquant les combats insignifiants et les enjeux strictement belliqueux au profit de réflexions tourmentées sur la finalité du génome mutant et, par prolongement, sur les vanités de toute forme de différenciation.     

Particulièrement avec Byrne au dessin, on voit alors les corps se transformer, défier les lois de la physique, manier l’énergie et jouir de leurs pouvoirs avec une inventivité remarquable; les machines identitaires en viennent à mettre en danger l’identité propre de chacun. Ces machines s’en prennent aux autres machines identitaire et illustrent, comme lorsque bien plus tard Magneto arrachera l’adamantium du corps de Wolverine, à quel point, dans l’affirmation de sa propre identité, l’inconscient machinique risque d’en briser d’autres et de déséquilibrer tout l’écosystème des machines désirantes. Dans le cas de Proteus par exemple, nous avons une pure créature protéiforme qui cherche à nier la différence.

 

Par des techniques d’effacement lorsque Proteus est pris dans la tornade de Storm, en maniant la terre dans un tourbillon de crayonné renchéri par des émulsions de kirby dots, des bâtiments qui fondent comme neige au soleil, des éclats de couleurs psychédéliques pour représenter la puissance de ses pouvoirs, le dessinateur fait la démonstration des pouvoirs du vilain en déformant les conventions visuelles du genre. Des années avant l’apocalypse de Crisis on Infinite Earths publiée chez DC Comics, Byrne a même déjà recours au blanc pour représenter le néant et il manie la matérialité de la page à coup de stries et d'encre grattée pour signifier l'extraordinaire puissance de son personnage.

Or ce blanc, celui de Proteus, est ultimement celui de la page et du médium, la blancheur conceptuelle de l'antagoniste se renvoyant à nos héros, ces êtres tous colorés (de peau, de costume, de pouvoirs), tous différenciés. La grande beauté d'Uncanny X-Men se réduit peut-être à cette idée que la différence est non seulement une composante identitaire indissociable de tout processus d'individuation, mais aussi une valeur à défendre contre ces idéologies totalitaires qui chercheraient à normaliser ces divers foyers de subjectivation collective au profit d'une société homogénéisante et normative.

Par ailleurs, cette conscience esthétique est fréquemment renforcée par plusieurs techniques, comme la photocopie, qui donne à Proteus une allure fantomatique dans son nuage nacré. Ailleurs, quand Proteus plonge Nightcrawler dans un trou de matière, le vortex est composé de cette neige propre aux téléviseurs mal ajustés, sorte de no man’s land par excellence de l’image à l’ère télévisuelle et qui forme, avec la zone négative et le monde des rêves de Doctor Strange, autant de théâtres abstraits, foncièrement marvelliens, où les paradigmes auxquels réagissent les machines désirantes sont en posture de déphasage. Les apparitions de Proteus s’avèrent toutes aussi éloquentes les unes que les autres et même jusqu’à sa mort où on l’aperçoit enfin. Proteus y est représenté par une demi-planche entièrement blanche et noire, triturée de rayures colériques, comme si Byrne avait tailladé le papier de sa planche à dessin, pris d’une indécision cruelle quant à la représentation ultime d’un être qui n’existe qu’en possédant la matière et comme si, après tout ce déluge de matériau possédé et de machines identitaires luttant contre leur propre désaffection, l'on arrivait enfin à la faillite de l'économie symbolique mise en place par le régime schizoïde de Proteus: que nous reste-t-il quand il n'y a plus de matière à posséder? plus de personnages? plus de bâtiments? plus de formes ni de couleurs? Que reste-t-il quand la machine identitaire n'a plus rien à usiner parce que Proteus a achevé sa manufacture du monde?

 

En travaillant la matérialité du médium par son esthétique et ses personnages les plus singuliers, Byrne a donné au grand projet sériel de Claremont quelque chose d’unique: une manière de concevoir le comic book comme un objet à l'esthétique réflexive, autant dans la forme que dans le fond, un objet doté d’un discours qui n’est pas que narratif, mais aussi formel; un objet, pour tout dire, qui s’étend dans l’univers de Marvel, mais aussi transversalement à nos réalités sociales et psychiques en extrayant de l’air du temps suffisamment de style pour nous faire dire qu’en lisant la trentaine de numéros du duo, nous lisons sur les années 70, mais aussi à travers les années 70 en ce que nous en faisons naturellement la cartographie schizoanalytique.

En cinq ans, ce regroupement de super-héros mal-aimés est devenu le fer de lance de son éditeur, consacrant le dessin mutant de Byrne et les dialogues savonneux de Claremont comme la nouvelle voie à suivre du genre, une manière de remettre en question (et donc de remettre en valeur) les tenants de l'industrie du comic book américain, ses mécaniques narratives les plus éprouvées et un certain style autoréflexif qui le mènera naturellement à maturité, découvrant dans les différentes machines désirantes qu'incarnent si résolument les superhéros des interfaces à décoder et des Univers de valeurs (historiques, esthétiques, industriels, économiques) où la lutte quotidienne contre leurs contraintes intrinsèques équivaut à la quête d'une catharsis artistique intimement liée au dépassement de ces mêmes contraintes. C'est une sorte de mise au défi perpétuelle qui n'en finit plus d'élever la mise, l'univers de Marvel Comics étant, avec ses milliers de personnages et de séries partageant la même continuité narrative et diégétique depuis 1939, l'univers fictionnel et cohérent le plus élaboré de la littérature mondiale.

Il nous apparaît ainsi, après avoir évoqué le contexte éditorial de la production des aventures sérielles de la série Uncanny X-Men ainsi qu'après avoir déterminé la qualité machinique des pouvoirs de ses protagonistes, que l'étude de la bande dessinée américaine passe d'abord et avant tout par une étude conceptuelle de ses personnages et de ses séries en ce qu'elles sont, éditorialement d'abord, articulées autour d'une problématique donnée dont les protagonistes sont la clé de voûte –du moins chez Marvel où l'action dramatique s'intériorise chez des héros aux monologues psychologisants. Il en irait peut-être ainsi d'une analyse transversale de la bande dessinée, aussi parsemée et préliminaire elle puisse paraître pour l'instant.

Revenons une dernière fois aux travaux de Félix Guattari, alors qu'il cherchait à développer dans Les trois écologies d'autres sensibilités théoriques aux «sémiotiques capitalistiques» dans lesquelles l'approche théorique de la bande dessinée s'est instinctivement enlisée:

Il me paraît essentiel que s'organisent ainsi de nouvelles pratiques micro-politiques et micro-sociales, de nouvelles solidarités, une nouvelle douceur conjointement à de nouvelles pratiques esthétiques et de nouvelles pratiques analytiques des formations de l'inconscient. Il m'apparaît que c'est l'unique voie possible pour que les pratiques sociales et politiques retombent sur leurs pieds, je veux dire travaillent pour l'humanité et non pour un simple rééquilibrage permanent de l'Univers des sémiotiques capitalistiques. (Guattari: 45-46)

Il nous semble fort probable qu'à poursuivre l'analyse sévèrement sémiotique de la bande dessinée (particulièrement celle qui se décline en séries), l'ampleur du corpus que ne représente qu'un seul éditeur tel que Marvel Comics risque d'avoir le dessus sur les efforts de la recherche en art séquentiel, tous les personnages, tous les lieux comme les situations multipliant leurs apparences (et donc leurs instants énonciatifs) ad nauseam depuis 75 ans. Plus encore, c'est mettre de côté ces Univers de valeurs et ces rhizomes de contraintes contre lesquelles la créativité se butte joyeusement et entre lesquelles, à force d'usinage, l'on identifie les bonnes machines pour accomplir les bonnes tâches, la bande dessinée de super-héros ayant le potentiel d'être un laboratoire des foyers de subjectivités, un lieu où le schizo et les troubles identitaires sont pour une fois célébrés et où, le temps d'un fascicule en papier bon marché de 28 pages, le monde devient préhensible et ses problèmes solvables.

 

Bibliographie

DELEUZE, Gilles et Félix Guattari. 1972. L'Anti-Oedipe . Paris: Les Éditions de Minuit, 501p.

DUNCAN, Randy et Matthew J. Smith. 2009. The Power of Comics: History, Form & Culture. New York: Continuum, 360p.

GUATTARI, Félix. 1989. Les trois écologies. Paris: Galilée, 73p.

GUATTARI, Félix. 1992. Chaosmose. Paris: Galilée, 187p.

HOWE, Sean. 2012. Marvel Comics: The Untold Story. New York: HarpersCollins Publishers, 496p.

O’CONNELL, Margaret. 2006. «Chris Claremont: Genius in the details». The Comics Journal Library 6: The Writers. Seattle: Fantagraphics Books, p. 270-294.