Le réel des frontières fantastiques

Le réel des frontières fantastiques

Soumis par Milovan Larcher le 14/07/2015

 

Le fantastique en littérature est assujetti à de multiples critiques théoriques depuis la publication en 1951 de la thèse de Pierre-Georges Castex Le conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, qui qualifie l’évènement fantastique de «rupture» dans «la trame de la réalité quotidienne» (1951: 8). Roger Callois s’aligne sur cette réflexion en le définissant comme une «rupture de l’ordre reconnu» (1966: 191) dans sa célèbre préface à l’Anthologie du fantastique. Louis Vax également, dans La séduction de l’étrange, le désigne comme «rupture des dominantes du monde réel» (1965: 172). Irène Bessière le distingue du merveilleux par son aspect «thétique», c’est-à-dire qu’«il pose la réalité de ce qu’il représente» (1974: 36). Pour Tzvetan Todorov (1970), la différenciation entre merveilleux et fantastique s’opère dans le rapport entre l’univers fictif et celui qui est supposé réel, ou probable. En d’autres mots, dans le merveilleux, la fiction nous transpose d’abord dans un univers où le surnaturel est communément admis et n’est pas insolite. En revanche, le fantastique stricto sensu se produit quand le lecteur a le choix entre deux lectures: l’une naturelle, l’autre surnaturelle. Pour Charles Grivel (1992), le fantastique est perçu d’une manière impressionniste, car il est le trouble du regard, voire même de l’œil; il est un excès du réel. Roger Bozzetto (Bozzetto et al., 2001, 2004) distingue le «sentiment fantastique» comme le fruit de la culture occidentale et de sa perception du réel. Alain Mereyre-Méjan dans sa thèse Le réel et le fantastique (1998) conduite sous l’égide du philosophe Clément Rosset (1976, 1977, 2008) et, de ce fait, fortement inspirée par lui, part du constat que le réel est singulier et interprète les «manifestations fantastiques» comme des réactions à la chimérique systématisation du réel. Bien d’autres pourraient être mentionnés dans le vaste champ des théories de la littérature fantastique qui continue de croître. La majorité des recherches sur le fantastique sont en général orientées sur les formes qu’il revêt dans les œuvres et dans son rapport à la «réalité» ou au «réel». Cependant, elles ont en commun le présupposé que le «réel» ou la «réalité» (ces deux termes sont d’ailleurs souvent utilisés comme des synonymes) sont des invariants précisément définis. Comme le souligne Michel Viegnes, «[s]ans remettre en cause la qualité de ces contributions à la théorie du fantastique, on ne peut qu’être frappé par le caractère présupposé évident qu’elles confèrent à cette notion de réalité» (Viegnes, 2006: 30). Pourtant, il ajoute que «[…] les termes “réel” et “réalité” sont de ceux qui reviennent le plus souvent dans les différentes théories du fantastique, et autour desquels se forme le plus impressionnant consensus» (Viegnes, 2006: 29), avant de conclure:

Le peu de précautions philosophiques que prennent la plupart des théoriciens du fantastique, lorsqu’ils abordent la question du rapport au réel, est d’autant plus surprenante que ceux du réalisme, de leur côté, insistent volontiers sur le caractère convenu et artificiel des codes que met en jeu la représentation quand elle se veut la plus fidèle possible au «monde réel» (Viegnes, 2006: 31).

Dans cette optique, il me semble surprenant que les recherches sur le fantastique continuent à s’adosser sur ces théories et ne se demandent pas en quoi consistent le «réel» et la «réalité» auxquels les théoriciens du fantastique se réfèrent. L’origine du contournement de la question du réel réside probablement dans la complexité de définir ontologiquement le «réel». Cependant, comme nous l’indique Viegnes, il convient de «garder à l’esprit, si l’on tient malgré tout à considérer l’intentionnalité – souvent problématique – des auteurs, que la plupart d’entre eux cherchent précisément à poser la question du statut ontologique de l’univers communément appelé “réel”» (Viegnes, 2006: 30).

En règle générale, lorsque l’on tente de définir le réel, on se trouve confronté à une multitude de définitions. On provoque l’ouverture de la boîte de Pandore, en raison de la multitude de définitions proposées et de l’absence de distinction opérée entre «la réalité» et «le réel». Certaines rendent la tâche plus ardue en enchevêtrant les significations des deux termes, tantôt les considérant comme de parfaits synonymes, tantôt les distinguant. En guise d’exemple, on peut se référer à l’incipit de l’article sur la réalité dans Encyclopedia Universalis (2014), où ne figure d’ailleurs aucun article sur le réel, qui commence de cette manière: «[l]e mot “réalité” désigne ce qui existe effectivement: une réalité, c’est une chose qui est, la réalité, c’est l’ensemble des choses qui sont». Dans Le Grand Robert (2013), le réel est défini entre autres comme ce «[q]ui constitue une “chose”», «[q]ui existe en fait». Pour «réalité», dans le même dictionnaire, on trouve: «ce qui est réel» et «constitue une “chose”». Ajoutées aux différentes croyances et perceptions culturelles ou philosophiques, aussi intéressantes ou farfelues soient-elles, ces définitions, loin de clarifier ces termes, les entrelacent dans un nœud gordien.

En l’absence de définitions précises, afin d’éviter les confusions possibles entre les termes «réalité» et «réel» et pour le besoin de mes recherches, j’utilise le terme «réeldoxologique» comme dénominateur commun de faits considérés par la société comme plausibles, appartenant à la vie quotidienne. Ainsi, «doxologique» s’entend comme «relatif à la doxologie» qui, selon Le Grand Robert (2013), désigne un «discours correspondant à l’opinion dominante, à la doxa». En aval, lorsque je présenterai ma méthodologie, j’approfondirai ce concept. Quant au terme de «société», il se rapporte à celle qui relève de mon champ de recherche – la société occidentale francophone, représentée à travers quatre nouvelles: deux du XIXe siècle, l’une québécoise et l’autre française; et deux du XXe siècle, l’une belge et l’autre suisse. Ces nouvelles se trouvent dans des anthologies dont le titre est composé du terme fantastique. Toutefois, je tenterai de démontrer qu’elles ne sont pas toutes fantastiques. De ce fait, il est évident que les anthologistes participent à la construction de la doxa du «genre fantastique». Ces récits brefs ont également été choisis parce qu’ils entrecroisent les frontières territoriales de différentes manières.

La première nouvelle du XIXe est québécoise et s’intitule «Les trois diables», de Paul Stevens (in Boivin, 2001: 85). Cette nouvelle a été choisie parce que Paul Stevens est un écrivain québécois, né en Belgique et arrivé au Canada à l’âge de 24 ans. D’après Jean-Pierre Pichette dans La fable transposée dans les Contes populaires de Paul Stevens, on en trouve des versions flamande, wallonne, française et canadienne un peu différentes. Pichette conclut que la variante de Stevens s’ancre bien dans l’héritage franco-canadien. La deuxième nouvelle du XIXe est française: «Jésus-Christ en Flandre», d’Honoré de Balzac (in Baronian, 1973: 65) qui, comme le titre l’indique, situe sa nouvelle en Belgique. Ce qui est intéressant dans cette nouvelle est le brouillage des frontières par l’impossibilité de définir l’origine du narrateur du deuxième diptyque; le texte ne nous dit pas s’il est français ou belge. Quant à la troisième nouvelle, celle-ci est belge, date du XXe siècle et s’intitule «La danse macabre du pont de Lucerne» de Georges Eekhoud (in Baronian, 1975: 91). Il s’agit d’un récit bref qui se situe en Suisse. Pour finir, la quatrième est une nouvelle suisse du XXe siècle: «Ce jour-là», d’Odette Renaud-Vernet (in Thomas, 2009: 259). Cette nouvelle a été choisie en raison des comparaisons sociales avec la France.

Pour tenter d’établir les cadres du réel doxologique dans ces quatre nouvelles, je m’appuie sur l’analyse du discours de Dominique Maingueneau, qui a publié de nombreux travaux dans ce domaine. Étant donné qu’il n’est pas possible de couvrir l’ensemble de ses idées dans cette recherche, mon choix a été de l’axer sur la paratopie, les discours constituants et les scènes d’énonciation développées dans Le discours littéraire (Maingueneau, 2004). Selon Maingueneau, les normes sociales sont inscrites dans le discours:

Le discours est régi par des normes. Comme tout comportement social, il est soumis à la fois à des normes sociales très générales et des normes de discours spécifiques. […] Son inscription dans des genres de discours contribue de manière essentielle à ce travail de légitimation qui ne fait qu’un avec l’exercice de la parole: un genre implique par définition un ensemble de normes partagées par les participants de l’activité de parole. (Maingueneau, 2004: 33)

Par analogie, l’expression du réel doxologique dans le discours fantastique est issue de conventions sociales et discursives. Pour que des éléments soient considérés comme relevant du réel, il doit y avoir un consensus et des cadres communs. D’après Maingueneau, la paratopie est un élément clé de la création du discours littéraire. La base des normes du discours est la catégorie des discours constituants qui est «un programme de recherche qui permet de dégager un certain nombre d’invariants et de poser des questions inédites» (Maingueneau, 2004: 47) dont un des aspects principaux est la paratopie. Elle «est un espace dans lequel les discours constituants doivent délimiter un territoire, corrélat d’une identité discursive, c’est celui où s’instaurent les divers positionnements concurrents» (Maingueneau, 2004: 53). Il est important de souligner que «le positionnement suppose l’existence de communautés discursives qui partagent un ensemble de rites et de normes» (Maingueneau, 2004: 53).

Afin de dévoiler le positionnement du discours fantastique, de ses concurrents et de la communauté discursive, il est indispensable de revenir à l’origine du fantastique. La naissance de l’hypogenre fantastique (j’entends hypogenre au sens que lui prête Michel Lord [Lord, 1995] en relation avec le genre – roman, nouvelle, poème, épopée…) est attribuée à la traduction des œuvres d’E.T.A. Hoffmann, comme le souligne Joël Malrieu dans Le fantastique (Malrieu, 1992). Elle est due à certaines conjonctures historiques en France. Le roman gothique ou plutôt, en France, le roman dit «frénétique» est alors à bout de souffle, surtout après la parution en 1829 de la parodie L’Âne mort ou la femme guillotinée de Jules Janin (Janin: 1829). Cela coïncide avec le besoin des romantiques de se frayer et d’affirmer un chemin après La préface de Cromwell de Victor Hugo. Dans le giron romantique, deux traducteurs contribuent largement à la création d’une tendance littéraire, Loève-Veimars et Defauconpret. Tous deux, par leurs traductions truquées d’Hoffmann et de Walter Scott, instaurent le «fantastique». Entre 1808 et 1815, Hoffmann publie une série de contes rassemblés sous le titre de Fantasiestücke, dont l’équivalent en français est «morceaux de fantaisie». Sous la plume de François-Adolphe Loève-Veimars qui en fait la sélection et les traduit librement, ils deviennent Contes Fantastiques et sont préfacés par Walter Scott, qui fait figure d'autorité littéraire à l’époque en France. Le texte de Walter Scott, dont le titre original est «On the Supernatural in Fictitious Compositions and Particularity on the Work of Ernest Theodor William Hoffmann», a été publié dans La Revue de Paris, puis traduit par Auguste Defauconpret sous le titre de «Du merveilleux dans le roman». Dans la préface des Contes Fantastiques, il devient «Sur Hoffmann et les compositions fantastiques». L’écrit de Scott y est intentionnellement abrégé et modifié car, dans sa version originale, il est loin de louer le travail d’Hoffmann et met plutôt de l'avant celui de Mary Shelley. Dans la traduction, cette dernière disparaît complètement tandis qu’Hoffmann est glorifié. Charles Nodier y prend largement part avec son essai, proche du manifeste, Du fantastique en Littérature (Nodier, 1830) en léguant un nouveau concept littéraire. L’atout de l’analyse du fantastique est ce texte de Nodier car, en incluant les positionnements à l’origine de la création du genre, il les résume, les développe et instaure des principes.

Ce qui est à retenir des positionnements de la communauté discursive du fantastique est qu’au lieu de comparer un certain nombre d’œuvres traditionnellement considérées, à tort ou à raison, comme «fantastiques», et donc aussi représentatives que possible de l’idée que l’on se fait habituellement du genre, afin de tenter d’en dégager les points qui les unissent, on aboutit à l’extrême à réunir pêle-mêle des œuvres d’époques et d’inspiration totalement différentes, à partir du moment où elles présentent quelques ressemblances de surface et semblent correspondre de près ou de loin à l’image que l’on prétend donner de cet ensemble pour le moins problématique.

Ce qui paraît être à l’origine du courant fantastique au XIXe siècle et le distingue du merveilleux est son rapport au réel. Comme le remarque déjà en 1909 Joseph Hieronim Retinger dans Le conte fantastique dans le romantisme français, Le Diable amoureux de Cazotte est «le premier conte fantastique proprement dit», étant donné que «l’auteur sait admirablement mêler à la vie réelle l’imprévu et le fantastique». Cela nous enseigne que pour qu’il y ait récit fantastique, il doit y avoir un réel doxologique posé et un basculement dans le hors-réel. Afin de pouvoir distinguer un basculement du réel doxologique, il faut qu’au moins un des sujets du discours ait une réaction à un évènement et qu’il le considère comme hors-réel doxologique.

Pour valider ces constats, il convient de les appliquer en examinant les nouvelles du corpus. Comme le spécifie Maingueneau, «[u]n texte est en effet la trace d’un discours où la parole est mise en scène» (2004: 191) et où l’on peut distinguer trois strates: «l’investissement d’une scénographie», «l’investissement d’un code langagier» et «l’investissement d’un ethos» (2004: 55).

J’ai pu constater en comparant la scénographie des quatre nouvelles choisies que celles-ci présentent certaines convergences en ce qui a trait au réel doxologique. Il en ressort que ces nouvelles sont empreintes de phénomènes sociaux. D’abord, il y a une représentation et une critique de différentes classes sociales. Dans la nouvelle «Les trois diables», les catégories sociales visées sont les «marchands qui ont vendu à faux poids», «les […] avocats et [les] médecins qui ont tué leurs malades et mangé les veuves et les orphelins par-dessus le marché», «[l] es usuriers et [les] gens morts sans payer leurs dettes», «les […] aubergistes licenciés» et «les charretiers qui avaient toujours leurs poches pleines de sacres» (in Boivin, 2001: 97). Dans la nouvelle «Jésus-Christ en Flandre», d’un côté, le descripteur brosse un tableau plutôt négatif des «personnages [qui] appartenaient à la plus haute noblesse des Flandres»: «un jeune cavalier», «une altière demoiselle», «sa mère», «un ecclésiastique du haut rang», «un docteur d’Université», «un gros bourgeois de Bruges» et «son domestique, armé jusqu’aux dents». De l’autre côté, il présente «les pauvres» (in Baronian, 1973: 66): «jeune mère […] ouvrière» (in Baronian, 1973: 67), «vieux soldat» (in Baronian, 1973: 66), «un paysan», «son fils» (in Baronian, 1973: 67) et une vieille pauvresse. Il en va de même pour les nouvelles «La danse macabre sur le pont de Lucerne» et «Ce jour-là». Dans la première, les riches sont représentés par un comte, un bourgeois parvenu, sa fille et un hôtelier; les pauvres, par un valet et un artiste. Dans la deuxième, il y a «le Grand Patron», «un supérieur» (in Thomas, 2009: 260) et les pauvres incarnés par les Bérard. Il semble intéressant de souligner l’universalité de ces descriptions, car les caractéristiques ou les défauts de différents membres de la société représentés dans ces récits brefs appartenant à des périodes historiques différentes pourraient être semblables de nos jours. Ces nouvelles divergent, d’une part, par le fait que différentes professions ou statuts sociaux n’existent plus à des époques plus récentes; d’autre part, par le discours lui-même, car les manières de s’exprimer reflètent des ères différentes. Il faut reconnaître que ces catégories sociales sont définies par deux éléments: la relation au travail et les vêtements portés. Il semble important de remarquer que, même s’il s’agit de nouvelles dont la caractéristique principale est l’économie du récit, il y a description de plusieurs personnages. Ce qui rend possible la présence d’autant de personnages est le recours au paroxysme comme technique de description permettant de présenter un personnage type en très peu de traits.

L’espace (topographie) et le temps (chronographie) sont bien posés dans les nouvelles, sauf dans «Les trois diables» où ils sont indéterminés. Les autres trois récits brefs abondent de détails historiques, géographiques, mais aussi reliés au quotidien. Citons en guise d’exemple dans «La danse macabre du pont de Lucerne»: «l’Helvétie n’a de pittoresque que les Alpes et d’historique que les exploits de Guillaume Tell» (in Baronian, 1975: 91) et dans «Ce jour-là», on parle de la «Tribune» (in Thomas, 2009: 262), qui est un  quotidien de Genève. La surabondance de significations est aussi absente du récit «Les trois diables», mais repérable dans les trois autres nouvelles. En revanche, dans les autres récits, elle est présente et exprime les différents points de vue par des éléments descriptifs insérés dans la narration ou comme chez Balzac la métamorphose du décor: «Insensiblement ces pierres découpées se voilèrent, je ne les vis plus qu’à travers un nuage formé par une poussière d’or, semblable à celle qui voltige dans les bandes lumineuses tracées par un rayon de soleil dans une chambre.» (in Baronian, 1973: 73)

En ce qui concerne les divergences des frontières géographiques, il est important de remarquer que la manière dont le réel est posé pourrait être interchangeable entre les nouvelles. Il ne s’agit pas de prendre en considération les disparités historiques, mais la scénographie en tant que «scène de parole que le discours présuppose pour pouvoir être énoncé». Les auteurs décrivant les rites sociaux de leur époque, y incluant les objets du quotidien, ont créé une atmosphère de réel conventionnel. Un basculement de ce réel doxologique doit se produire à l’intérieur du discours pour attester du fantastique de ces nouvelles. Dans ce but, il serait utile d’examiner ce que Maingueneau nomme «l’ethos» du discours:

[L]’ethos implique une manière de se mouvoir dans l’espace social, une discipline tacite du corps appréhendé à travers un comportement global. Le destinataire l’identifie en s’appuyant sur un ensemble diffus de représentations sociales évaluées positivement ou négativement, de stéréotypes que l’énonciation contribue à confronter ou à transformer. (Maingeneau, 2004: 207)

Dans l’optique de trouver des traces des transformations des représentations sociales du réel doxologique en hors-réel, un des sujets de l’énonciation doit avoir une réaction formelle à un événement dans le discours en l’identifiant comme appartenant au hors-réel. Ainsi, la réaction peut se manifester comme de l’incrédulité, de la crainte, de la peur ou d’autres émotions face à un évènement situé hors de ce que l’on entend communément par «réel».

On peut conclure par l’analyse des nouvelles que «Les trois diables» se différencie des autres, car il n’en ressort aucune évaluation ni aucune réaction à l’intrusion du hors-réel doxologique. Dans la scénographie de cette dernière, les diables, les objets magiques, l’enfer et le paradis appartiennent au réel doxologique et ne constituent pas des intrusions comme ils auraient pu le faire dans un réel matérialiste. D’ailleurs, les diables sont représentés d’une manière très réaliste. Il font des «contorsions et [d’]affreuses grimaces» (in Boivin, 2001: 90), ils ont «mal aux fesses» (in Boivin, 2001: 93), «les yeux qui sortent de la tête», «la langue […] sèche comme du charbon» (in Boivin, 2001: 92), «tous les os rompus» (in Boivin, 2001: 95), ils sont «vaincus par la douleur» (in Boivin, 2001: 90). Ce conte, car c’en est un, n’est pas fantastique, mais merveilleux, étant donné que l’irréel ne se détache pas du réel par les personnages. Quant à la nouvelle «Jésus-Christ en Flandre», comme il a été mentionné en amont, il s’agit d’un diptyque dont le premier «panneau» est un conte merveilleux semblable à «Les trois diables», mais où l’on décèle presque une évaluation de l’évènement hors-réel doxologique de la part du «docteur d’Université». Car à la proposition que fait l’inconnu «aux passagers de marcher sur la mer, le savant se prit de rire» (in Baronian, 1973: 72). Étant donné qu’«il fut englouti par l’océan» immédiatement après, il n’y a pas de réaction à l’avènement de l’irréel du point de vue matérialiste. Pourtant, l’existence même d’un personnage sceptique démontre que la relation à l’irréel a changé d’une nuance en rapport à «Les trois diables». Dans le deuxième «panneau» du diptyque, un basculement du réel doxologique s’opère au moment où le narrateur se trouve confronté à une mort-vivante au «bras de squelette», car il réagit à cet évènement en frémissant d’horreur et il veut fuir. Ici, l’apparition de l’irréel n’est pas considérée comme naturelle par le narrateur. En dépit de ce fait, cette deuxième partie n’est pas non plus fantastique, vu que le basculement du réel est rejeté à la fin du récit, lorsqu’on apprend qu’il s’agissait en fait d’un rêve. Ce «panneau» du diptyque est un récit réaliste comportant des éléments fantasmagoriques.

Ce n’est en revanche pas le cas du récit de Balzac, «La danse macabre du pont de Lucerne», où le basculement du réel se produit et n’est pas le résultat d’un phénomène onirique. Le peintre Meglinger est bouleversé lorsque survient l’irréel, il est «épouvanté» (in Baronian, 1975: 100), tremble et veut fuir. Cette évaluation-réaction formelle du personnage face à l’irréel indique que le basculement du réel a eu lieu et que ce récit est fantastique. Par contre, il ne faut pas oublier qu’il y a dans cette nouvelle un récit dans l’autre et que seul le récit emboîté est fantastique.

Enfin, dans «Ce jour-là» apparaissent les réactions de Benoît à l’irréel. «Confondu» (in Thomas, 2009: 269), il trouve l’évènement «étrange» (in Thomas, 2009: 270), voire «inouï» (in Thomas, 2009: 268) et il constate qu’il est «en train de vivre une chose dont personne n’a jamais entendu parler» (Thomas, 2009: 271). Cette dernière constatation donne tout son sens au choix du terme réel doxologique en tant qu’opinion dominante exprimée par le langage. Il est évident que cette nouvelle est un récit fantastique par précellence.

Dans cette étude, mon intention n’était pas décrire de manière détaillée tous les aspects de cadrage du réel doxologique, mais de l’appréhender par la «scène englobante» (Maingueneau, 2004: 191) pour distinguer les nouvelles fantastiques des autres. Il paraît donc évident, d’après ce qui précède, de mettre en exergue que les anthologistes, voire les éditeurs, en tant que «communauté discursive» regroupant des contes et des nouvelles sous l’enseigne du fantastique et ne prenant pas en compte les caractéristiques formelles établies par l’esthétique du XIXe, «gèrent» et «produisent le discours» (Maingueneau, 2004: 53) fantastique, et contribuent à l’enchevêtrement des frontières de celui-ci.

 

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