Les charmes kitsch du populisme conservateur (2)

Les charmes kitsch du populisme conservateur (2)

Soumis par Sébastien Hubier le 21/06/2021

Dans les années 1970, des régimes pro-soviétiques se sont implantés en Angola, en Éthiopie, au Mozambique. Dans le même temps, le président Carter décida de suspendre l’aide militaire au régime de Somoza. Après avoir applaudi à la chute de celui-ci, Jimmy Carter encouragea au Nicaragua la formation d’un gouvernement d’union nationale comprenant des sandinistes, lesquels, bien sûr, ne tardèrent pas à s’emparer de la totalité du pouvoir et à se rapprocher de Cuba. Au Moyen-Orient, l’administration démocrate avait abandonné le Chāh, se retrouvant de facto aux prises avec un régime islamique hostile. La prise en otage du personnel de l’ambassade américaine de Téhéran, en novembre 1979, fut une terrible humiliation, et l’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques, la veille de Noël de la même année, fut vécue aux États-Unis comme un ultime affront. Une analogie se met alors progressivement en place qui unit diverses Weltschauungen, associant problèmes intimes et blessures nationales : « l’Américain ne contrôlait pas plus sa vie privée ou familiale, son travail ou ses enfants, la sexualité environnante, que l’Amérique ne maîtrisait le monde, Russes, Cubains, Iraniens confondus »[1].

C’est là, à mon avis, ce qui explique l’importance cruciale des séries familiales dans les années Reagan. Je n’en prendrai ici que quelques exemples, mais, puisqu’on est à l’heure des projets de recherches qu’on mènera dans les journées d’étude ultérieures, je crois que c’est là un genre sur lequel il nous faudrait evenir dans le détail. Alf (NBC, 1986-1990), Diff’rent Strokes (NBC & CBS, 1978-1986), Life Goes On (ABC, 1989-1993), Full House (ABC, 1987-1995), Eight is Enough (ABC, 1977-1981), Married… with Children (Fox, 1987-1997), The Cosby Show (NBC, 1984-1992) et même, sur un mode quelque peu différent, Scarecrow and Mrs. King (CBS, 1983-1987) et Whiz Kids (CBS, 1983-1984) me semblent relever d’une problématique commune : la famille est non seulement un microcosme idéal pour représenter, sur un mode métaphorique et condensé, les préoccupations et les obsessions de la société tout entière, mais encore conduit-elle à la mise en avant de valeurs incontournables, ces fameuses family values que le néoconservatisme reaganien cherchait à remettre au cœur de l’imaginaire américain. Il s’est bien passé quelque chose de Happy Days (qui, diffusé sur ABC de 1974 à 1984, recoupe en partie notre périodisation et apparaît comme LA figuration nostalgique de l’Amérique des dinners et des picket fences, cette Amérique rassurante d’après le maccarthysme mais d’avant la drogue, les hippies et le Viêt Nam) à Seventh Heaven qui, au tournant du millénaire (WB & CW, 1997-2007), représentera les évolutions de la société américaine (libération des femmes, multiculturalisme, éclatement de la famille nucléaire, crise de la police, de la justice, du système de santé) sous un jour néo-néoconservateur. The Cosby Show, qui fut la série la plus regardée entre 1985 et 1990, forme le prototype des sitcoms familiales moralisantes qui avaient pour enjeu de pallier la crise de la famille américaine en mettant en avant des modèles traditionnels et rassurants – ce qui vaut aussi pour Diff’rent Strokes ou même pour Alf qui ajoute à cette trame familiale la reprise du personnage du candide permettant ainsi d’accentuer les défauts de la classe moyenne qui l’adopte – défauts qui, au demeurant, sont présentés comme bien insignifiants. Il en va différemment, à la toute fin de notre période, pour Life Goes On qui, bien que sur un mode toujours comique, prend une coloration plus sombre en mettant en scène les déboires de Corky, le protagoniste atteint de trisomie, et de Becca, sa sœur, qui connaît une adolescence bien compliquée fixant ainsi des attentes qui seront exploitées un peu plus tard dans My So-Called Life (1994-1955), l’extraordinaire série d’ABC.

Cette forme de la comédie dramatique familiale est celle d’Eight is Enough ou de Full House, séries sur lesquelles, d’évidence, il nous faudra revenir dans le détail. De même d’ailleurs qu’il faudrait consacrer tout une communication à Little House on the Prairie et Little House: A New Beginning. Lancée en 1974 pour NBC, cette série de Michael Landon, se poursuit jusqu’en 1983. C’est moins pour les valeurs qu’elle déploie dans son ensemble que pour l’inflexion qu’elle connaît à la fin des années 1970 qu’il me semblerait intéressant de se pencher sur elle. Bien entendu, elle articule quantité des valeurs que l’administration Reagan cherchera à promouvoir (et que les reaganiens du premier cercle s’employaient, dès 1979-1980, à imposer au centre des préoccupations américaines) : valeurs patriotiques, religieuses, familiales. Mais, surtout, elle s’oriente de plus en plus vers deux dichotomies qui se recouvrent pour partie : l’une renvoie dos à dos un monde rural (Walnut Grove) présenté en tout comme vertueux et un univers urbain toujours maléfique (Winoka) ; l’autre oppose le peuple, travailleur, déterminé et respectable (les Ingalls, les Garvey, les Carter, les Oleson) et les nantis, amollis, débauchés et corrompus (M. Standish, M. Lassiter). De ce point de vue-là, elle correspond non seulement à une mise en fiction du populisme et de la désapprobation des élites que ce dernier suppose, mais aussi à un relèvement de la masculinité que le reaganisme s’imaginait – à tort ou à raison, peu importe ici – avoir été abattue par les années Carter. Je vais, dans un instant, revenir sur tout cela, mais il me faut d’ores et déjà observer que de tout ce qui précède, il est loisible de mesurer quelques conséquences : la télévision, qui, comme le cinéma, porte la marque de tous les traumatismes dont souffrait l’Amérique depuis Nixon traduit aussi bien des ambiguïtés. D’abord, l’ère Reagan excède largement les deux mandatures du président surnommé « The Gipper » et elle ne se limite pas aux deux mandats de ce dernier, de 1981 à 1989. Dans le cadre du cinéma, elles représentent une étape dans l’évolution de la société américaine et, débutant dès le milieu des seventies, elles se prolongent bien au-delà de la mandature de George Bush, et même au-delà de celles de son fils, jusqu’à la présidence de Donald Trump. De ce point de vue, je pense, qu’il faudrait questionner les bornes du reaganisme télévisuel et les comparer avec celles du reaganisme cinématographique et, au-delà, avec celle du reaganisme politique. Car, comme toujours, le temps culturel n’est pas le temps le politique, loin s’en faut !

On pourrait ainsi non seulement reprendre dans le détail les exemples que je viens d’évoquer, et s’intéresser aussi à certaines évolutions génériques. Je pense notamment aux buddy series – de Starsky&Hutch (ABC, 1975-1979) à Cagney&Lacey (CBS, 1981-1988) qui m’en semble clairement inspiré (y compris dans le fait que les enquêtes elles-mêmes y ont au fond peu d’importance). Mais, curieusement, il me semble que Starsky&Hutch, bien qu’antérieure à l’écran, est une série plus conservatrice que Cagney&Lacey qui, dans le sillage du Women’s Lib, met clairement en scène les problèmes rencontrés par les femmes dans un monde contrôlé par des hommes (le style butch de Cagney pouvait en outre laisser supposer l’existence d’un sous-texte homosexuel, ce qu’on retrouvera d’ailleurs dans Rizzoli&Isles [TNT, 2010-2016] qui est comme une reprise, vingt-cinq ans plus tard, de Cagney&Lacey et multiplie, elle aussi, les clins d’œil lesbiens au point d’être considérée comme the gayest non-gay show on television). On pourrait s’étonner de la nature progressiste de cette série en plein reaganisme. Mais c’est que Barbara Avedon et Barbara Corday avaient eu l’idée de cette série dès 1974 – 1974, c’est-à-dire un an avant Starsky&Hutch (et deux ans avant les Charlie’s Angels d’Ivan Goff et Ben Roberts [1976-1981 ABC]) – mais qu’elle avait alors été unanimement refusée par les networks.

En d’autres termes, on pourrait faire le départ entre des séries pré-reaganiennes (catégorie dans laquelle je rangerais assez volontiers certains épisodes de Starsky&Hutch et de Charlie’s Angels, mais également de Hunter, The Six Million Dollar Man [ABC, 1973-1978] et de The Bionic Woman [ABC & NBC, 1976-1978]) et des séries progressistes égarées, en quelque sorte, en plein âge reaganien, en plein triomphe de la pensée neocon (le terme neoconservatist ayant, au demeurant, été forgé dès les années 1970 afin de décrire le système de pensée inspirée par Leo Strauss). De fait, le reaganisme couvre en réalité une période, très étendue, qui, débutée sous Richard Nixon[2], s’est poursuivie jusques aux deux mandatures de Georges W. Bush et à la présidence de Donald Trump. Mais est-ce bien étonnant ? Après tout, un phénomène analogue s’est produit au cinéma. Des films comme Dirty Harry (1971) ou Death Wish (1974) sont déjà reaganiens tandis qu’Independence Day (1996) ou la tétralogie Die Hard (1988-2007) le sont encore à bien des égards. Il est d’ailleurs significatif que, justement, Dirty Harry s’échelonne de 1971 à 1988 et que les différents Death Wish avec Charles Bronson couvrent toute la période de 1974 à 1994 – et que le remake d’Eli Roth avec Bruce Willis soit sorti dans les salles en 2018, en pleine mandature Trump, moins de deux ans après London Has Fallen (2016), modèle du thriller d’action trumpien.

Reste à se demander quels sont les invariants des séries de cette très longue époque reaganienne ? D’abord, il s’agit de fictions télévisuelles qui font de la violence, mise en spectacle, le possible gardien des vertus civiques et qui s’attachent à critiquer radicalement la complaisance avec laquelle la justice américaine traite les criminels. C’est là le fond doctrinal de quantité d’épisodes de The A-Team (qui montre à quel point le plaisir sériel est celui de la reconnaissance bien plus que de la surprise), mais aussi de Kojak, série qui s’achève précisément quand débute la campagne reaganienne – mais qui donnera naissance en 1985 à deux téléfilms qui expliqueront, comme par un phénomène de rétro-vision, les enjeux premiers de la série. Créée par Abby Mann pour CBS, Kojak annonce bien des thèmes et motifs qui viendront structurer les séries de la période reganienne proprement dite. D’abord, bien sûr, le lieutenant au crâne rasé grand amateur de cigares correspond en tout point au tópos du policier violent, cynique, mais juste qui lui-même reprend la figure tellement importante du justicier, du vigilante que le cinéma et les séries radiophoniques et télévisuelles avaient popularisé plusieurs décennies auparavant. Ensuite, notre policier du onzième district de New York représente, presque comme une allégorie, l’obsession pour la corruption et les violences qui règnent sur les grands centres urbains au sortir de la guerre du Viêt Nam et en pleine crise économique. La fantasme du déclin économique et moral explique selon moi l’importance de Theo Kojak, l’officier de police incorruptible, sorte de nouvel Eliot Ness, intraitable avec les criminels. « Face à la corruption, au laxisme des défenseurs officiels de la loi et à l’indifférence ou la lâcheté des honnêtes gens, ce nouveau type de flic s’érige en justicier et n’hésite pas à utiliser des méthodes illégales pour arrêter un criminel »[3]. De fait, confronté à une violence quotidienne et généralisée, il n’a d’autre choix que d’interpréter la procédure à sa manière et de décider par lui-même de ce qui juste et légitime. Et de ce qui est simplement légal. C’est, me semble-t-il, cette propension à l’auto-justice et à l’auto-défense qu’on trouve aussi au cœur de The A-Team. Série qui, elle aussi, cautionne l’action individuelle, une forme d’auto-justice qui viendrait se substituer au droit paralysé, superposant au passage les figures du justicier et du vengeur.

Ainsi, on l’aura compris, le reganisme n’est pas seulement une condamnation sans appel du mouvement hippie, de la débonnaireté des flower children, de leur antipatriotisme et de leur fêlures psychologiques supposée – l’affirmation-choc du candidat Reagan est restée célèbre : « a hippie is someone who looks like Tarzan, walks like Jane and smells like cheetah ». C’est aussi une réaction au cinéma du Nouvel Hollywood qui n’avait exercé finalement qu’une influence indirecte sur les séries télévisées des années 1960-1970 qui n’avaient guère présenté, au contraire du grand écran, les différentes rébellions contre les structures sociales et la guerre du Viêt Nam, ni même la libéralisation des mœurs. Or cette réaction à la contre-culture très particulière des sixties et des seventies passe, dans les années 1980, par l’invention d’un nouveau type de héros. Ce héros reaganien, « issu des couches sociales défavorisées » ou de la classe moyenne, « accède, à force de travail et d’abnégation, à une forme de reconnaissance sociale qui lui permet de rejeter les valeurs traditionnelles et de condamner sans appel la trahison des élites »[4]. Cette félonie des dirigeants et des décideurs, qui trahit le scepticisme à l’égard des autorités, se matérialise dans quantité d’images complémentaires : policier ridicule, impuissant, malveillant ou corrompu ce qu’incarne mieux que tout autre le ridicule shérif Bosco de The Dukes of Hazzard (CBS, 1979-1985), série qui ne vaut pas seulement pour la mise en scène de la parfaite plastique de Catherine Bach dans le rôle de la cousine Daisy mais aussi comme un témoignage de la façon dont les années Reagan considèrent la police et la justice institutionnelles. Il faut ajouter à cela la représentation d’un gouvernement irrésolu ou parjure, une élite militaire déloyale (ce que représentent les colonels Lynch et Decker dans The A-Team), les managers alcooliques, pusillanimes et dévoyés à la Digger ou à la Cliff Barnes. Cependant, encore une fois, les choses ne sont pas si simples et il serait sans doute trop schématique d’opposer purement et simplement les productions de l’époque contestataire et celles du néoconservatisme qui sont à la fois des fictions du Post-New Hollywood et un retour aux idéaux des années 1950[5].

Aussi suis-je porté à nouveau à me demander s’il n’y a plus continuum que rupture de la première saison de Starsky&Hutch, où se multipliaient les situations cruelles, sordides, les agressions gratuites et les arrestations musclées en plein cœur de Bay City, ce Los Angeles imaginaire dont ne sont jamais montrées que les quartiers borgnes et les rues mal famées[6] , à Miami Vice qui, certes, invente un autre style (fait de tons pastel et de couleurs flashy, de montage nerveux, de séquences construites comme des clips (d’où le surnom de MTV cops prêté à Crockett et Tubbs), de reprises de tubes rock [on se souvient tous de la scène finale de l’épisode pilote, « Miami Vice Brother’s Keeper », au cours laquelle les deux compères roulent nuitamment en Ferrari sur fond d’« In the Air tonight », la chanson de Phil Collins) mais présente, sur une note tout aussi sombre, le métier de policier, hanté par la mort et l’omniprésence du crime sous le soleil paradisiaque de Floride. De même y-a-t-il peut-être aussi davantage continuum que rupture entre Steve Austin, l’homme qui valait trois milliard, et McGyver, entre l’agent de l’OSI et l’agent de la fondation Phénix. À chaque fois, c’est le sens de l’effort individuel qui est vanté, en même temps que sont consacrés le bon sens, le dépassement de soi et les valeurs morales en une esthétique qui, il est vrai, évolue vers une précipitation toujours plus importante des mouvements, une multiplication de plus en plus vertigineuse des angles de vue, un montage plus rapide, des plans plus brefs permettant de renforcer la tension dramatique, des musiques exaltantes concourant à l’exacerbation des effets pathétiques (amours contrariées, innocence persécutée, sacrifice librement consenti, etc.).

De ce point de vue, je serais tenté d’avancer l’hypothèse que les grandes séries d’action des années Reagan reprennent à leur compte la structure des séries de l’Ouest dont la thématique en tant que telle a disparu, mais dont la logique non seulement demeure mais revient s’imposer au premier plan. Il y a dans les séries policières des eighties bien des motifs, des mythèmes et des idéologèmes qui évoquent directement des séries comme Gunsmoke (CBS, 1955-1975) ou Wanted : Dead or Alive (CBS, 1958-1961) : histoires tragiques, drames ardents, morale de la violence ou encore figure ambiguë du chasseur de prime (qu’on retrouvera réactulisée, resémantisée, dans The Fall Guy [ABC, 1981-1986]). Or, justement, The Fall Guy puise abondamment dans la topique du western et Colt Seavers est bien l’héritier des vigilantes, un justicier de l’Ouest sauvage, un de ces hommes forts qui portaient les armes sur la Frontière, là où la police et la justice n’étaient point encore organisées. Là, où, selon les reaganiens, elles ne le sont plus. Et si le cousin Howie est une reprise humoristique du « pied tendre » des westerns classiques, le personnage incarné par Lee Majors est bien moins présenté en détective californien des années 1980 qu’en redresseur de torts du Far West représentant de manière emblématique non seulement le rêve américain d’une vie meilleure, plus riche et plus heureuse[7] mais aussi un être incassable, vecteur d’enthousiasme et d’euphorie[8].

Les années Reagan correspondent à un profond bouleversement des imaginaires, grâce, notamment, à une réhabilitation du modèle masculin et à un rejet des « wimps » de l’époque de Jimmy Carter, ces asthéniques réputés à la fois faibles (weak) et mous (limp), en un mot, efféminés. Car, comme l’a mis au jour Susan Jeffords, « the Reagan era was an era of bodies »[9] . De facto, dans le Zeigeist reaganien, les corps sont pensés selon deux grandes catégories fondamentales : le corps fragile ou impotent, à l’image de celui du Dusty Farlow, l’amant impuissant de Sue Ellen, le corps des maladies sexuellement transmissibles, de l’immoralité, des stupéfiants et de la paresse – le corps mou ! – et le corps normé, synonyme de force, de travail, de détermination, de loyauté et de courage – le corps dur ! – symbole de la philosophie, de la politique et de l’économie reaganiennes[10]. C’est ce que figurait déjà Kojak, au corps sculpté sous un costume d’élégance, et c’est ce que figureront le sergent T.J. Hooker et Stacy Sheridan, Crockett et Tubbs, Rick Hunter et Dee Dee McCall, « Jon » Baker et Francis Poncherello, Matt Huston et James Dempsey, Baracuda et Magnum, l’amateur de courses à pieds et de sports nautiques. Et c’est précisément parce que les années Reagan réhabilitent la virilité[11] que les femmes peuvent, en retour, être présentées comme corrompues, maléfiques, voire violentes ou mortifères à l’instar de la Katherine Wentworth de Dallas[12]. La série connue en France sous le titre Hollywood Night correspond en réalité à des miscellanées de téléfilms DTV (direct to video) et de pilotes de séries avortées remontant à la fin des années 1980 et au début des années 1990 – la toute fin de notre période au sens strict du terme. Elle débouchera sur une série régulière comme Silk Stalkings qui, bien que diffusée de 1991 à 1999, me semble encore étroitement liée aux thématiques et esthétiques reaganiennes et répondre plutôt, si je puis dire, à l’esprit des eighties qu’à celui des années 1990 – dans sa première partie, du moins, mettant aux prises sur CBS, jusqu’en 1993, les sergents Lorenzo et Rita Lee Lance. Mais cet esprit reaganien est bien moins présent, naturellement, dans le pastiche des sexy movies diffusés sur le câble et dont les lieux communs se concentrent dans un générique typique des années 1990 que dans la mise en scène des crimes sordides et pervers commis, d’épisode en épisode, par des wimps corrompus par l’argent facile (cela dit, Rita, qui raconte, selon les normes du film noir, l’histoire en voix-off, a elle-même un corps altéré. On apprend assez tôt dans la série, en effet, qu’elle a refusé de se faire opérer d’un anévrisme congénital et qu’elle risque à tout moment d’en mourir).

Ainsi, aux hystériques des films noirs classiques qui, glaciales, savaient ce qu’elles voulaient, répondent les femmes charmantes – mais psychologiquement détraquées – du thriller érotique reaganien qui « associe la violence au sexe dans un spectacle érotique expos[ant] les dérives de la libération sexuelle pour mieux la réprimer »[13]. Là encore, « le conservatisme façonne le discours hollywoodien sur les sexes », et « s’il autorise la femme à se dénuder, il célèbre encore la seule virilité comme modèle de réussite »[14]. Et, de ce point de vue, il est indubitable que certaines séries visent ainsi à transmettre des schèmes axiologiques : les femmes, qui sont essentiellement irresponsables, impulsives et extravagantes, doivent être contraintes par une société conservatrice[15] et, dès lors qu’elles prétendent quitter leur rôle, naturel, de mère et de housewives point encore désespérées, elles représentent une menace, notamment lorsqu’elles vont à l’encontre de la traditionnelle division genrée du travail. C’est exactement ce que montre, sous des dehors comiques, dans Scarecrow and Mrs. King, le personnage d’Amanda, la femme au foyer divorcée, qui se mêle des aventures d’espionnage de Lee Stetson, un espion de haut vol pour lequel elle est un véritable boulet et pour qui elle n’est jamais une aide que par maladresse ou accident (ce qu’indique mieux que tout autre deux épisodes particulièrement réussis, « Fearless Dotty » et « Waiting for Godorsky » à la fin de première saison). D’épisode en épisode, une moralité revient, tantôt explicite, tantôt sous-jacente : aux femmes (et il n’est pas tout à fait anodin qu’Amanda soit interprétée par Kate Jackson qui incarnait une des héroïnes de Charlie’s Angels) le foyer douillet d’une maison préfabriquée, un break familial, deux enfants turbulents mais stéréotypés ; aux hommes les Porsche et les Corvette, l’action et l’aventure. D’un côté les femmes mûres, bavardes, futiles et domestiques ; de l’autre des aventuriers au corps dur, libres et rétifs à toute domestication.

La même réhabilitation de la masculinité qui réifie les femmes ou les fait indifféremment pénibles ou mortifères dans les fictions reaganiennes y explique aussi, me semble-t-il, l’extrême virilisation des représentations masculines[16]. Cette virilisation s’inscrit dans un processus plus général de sacralisation de la force physique, une nouvelle forme de religiosité en quelque sorte : le personnage au corps fort correspondant non seulement à une esthétique, mais à un idéal abstrait, à une image idéale du corps parfait – du corps individuel, évidemment, mais aussi du corps social établissant des relations symboliques qui distinguent le profane et le sacré, le pur et l’impur, notions particulièrement importantes dans le cadre d’une révolution conservatrice qui associe sacrifice et plénitude. C’est la raison pour laquelle, ainsi que le met en évidence S. Jeffords, les téléspectateurs peuvent faire l’expérience du pouvoir personnel en s’identifiant à la victoire d’un héros individuel grâce à une « expérience collective agréable » consistant à « s’identifier à l’une des images clés qui incarnent la philosophie politique, économique et sociale des années 1980 : le corps dur ». L’idéal de maîtrise qu’est le reaganisme « n’est jamais simplement personnel ou national mais une combinaison des deux », et c’est précisément pourquoi cet imaginaire du « corps dur était capable de fonctionner plus efficacement même que le drapeau américain [...] pour soutenir le reaganisme, parce qu’il servait les deux formes d’identification simultanément »[17].

Certes, les années Reagan, président d’une lutte musclée contre l’ours russe, s’accompagnent d’un retour aux valeurs traditionnelles du rêve américain : « liberty and pursuit of happiness ». Mais les fictions inspirées par ce système axiologique – qui est lui-même, je l’ai rappelé, bien plus indécis qu’on ne le pourrait croire – engendre quantité de significations contradictoires attestant de la richesse de la culture de masse, laquelle, du reste, est elle-même ambiguë : ni complètement un produit industriel de manipulation ni entièrement une authentique création[18]. Au terme de ce parcours, on voit se dessiner, à grands traits, quelques-uns des problèmes propres aux années Reagan. Le premier d’entre eux tient, me semble-t-il, à l’expression même d’années Reagan (« Age of Reagan » ou « Reagan Era ») qui est bien plus floue que d’autres chrononymes comme les Roarin’ 20s (qui commencent en janvier 1920 avec la Prohibition de l’alcool et finissent avec le mardi noir de la fin octobre 1929) ou les Sixties (qui débutent en février 1960 avec le premier sit-in et s’achèvent à Woodstock en août 1969). Certes, en toute rigueur, cette période est celle qui court de 1981 à 1988 – période qui correspond au culte de la réussite économique, à une nouvelle forme d’expansion tenant à la fois du hard power et du soft power, à la course aux armements, au culte du corps, à la double revalorisation de la famille et du religieux. Pourtant, il me semble, qu’à la télévision (comme au cinéma d’ailleurs) ce découpage chronologique est éminemment incertain et qu’il s’agit surtout d’une évolution de la société américaine qui, commencée sur la présidence de Jimmy Carter, se prolonge jusqu’aux lendemains du 11 septembre et, probablement, sous des formes variées, jusques à nos jours. La notion de populisme me semble rendre compte de ce mouvement profond et durable qui vaut sur les plans politique, idéologique, culturel. Celui-ci nécessite d’user de notions et de concepts issus à la fois des sciences politiques, de la philosophie, de la sociologie, de l’économie, de l’histoire et de la psychologie. Populiste, le reaganisme n’est pas seulement le produit de la crise économique qui a frappé les États-Unis des années 1970 – crise liée à la chute du taux de profit provoquée par une sous-consommation et, de facto, par une surproduction de marchandises dont le résultat est une croissance inédite du taux de chômage et un ralentissement des hausses de salaires, une reprise des mouvements d’agitation sociale, un accroissement de la pauvreté dans les mégalopoles, une recrudescence de la criminalité. Le reaganisme est aussi le fruit du sentiment de déclassement qui s’était emparé d’une partie des classes moyennes dès la première mandature de Nixon (1969-1974). De grandes chimères s’étaient alors emparées de l’Amérique : le crime, la corruption, l’anti-patriotisme seraient partout et seraient, partout, causés par les transformations sociétales intervenues au début des années 1960. Ce sont ces hantises que combattent invariablement les héros des séries reaganiennes, policiers et détectives, soldats de fortune et pionniers, pères de famille et vétérans, extraterrestres pelucheux et mères au foyer, Tous, d’une façon ou d’une autre, ont pour devise le slogan qui, inventé en 1979 pour la campagne de Ronald Reagan, sera repris en 1992 par Bill Clinton et en 2016 par Donald Trump : « Let’s make America great again ».

 




[1]D. Moïsi, art.cit., p.814.

[2]Lequel avait, dès la fin des années 1960, durement dénoncé la permissivité morale, la complaisance à l’égard de la Russie soviétique et l’interventionnisme d’état tout en cherchant à séduire des électeurs démocrates, Wasp, issus des classes populaires et moyennes.

[3]Jean-Jacques Schléret, Les Grandes Séries américaines des origines à 1970, Paris, Huitième Art, 1995, p.37.

[4]Frédéric Gimello-Mesplomb, préface au Cinéma des années Reagan. Un modèle hollywoodien ?, Paris, Nouveau Monde, coll. « Histoire et cinéma », 2007, p.16.

[5]« Post-New Hollywood feel-good film, a throwback to the ’50s, and a peek at the ’80s ». Peter Biskind, Peter Biskind, Le Nouvel Hollywood [« The Eve of Destruction » in Easy Riders, Raging Bull. How the Sex-Drugs-and-Rock’n’Roll Generation Saved Hollywood], New York, Touchstone, 1999, p.376 sqq. On se reportera aussi à R. Dubois, Hollywood. Cinéma et idéologie, Cabris, Gulliver, 2008, p.59 sqq. (notamment p.64-68) et à Laurent Kasprowicz, « La Série des Rocky ou la mise en scène de l’action à travers le prisme de la télévision » in F. Gimello-Mesplomb (éd.), op.cit., p.101-112.

[6]On sait que cette première saison ayant été perçue comme hyperviolente, la saison 2 a volontairement laissé plus de place à la légèreté comme en atteste mieux que tout autre « Murder at Sea », le deuxième épisode de cette saison.

[7]« [The] American dream of a better life, richer and happier life for all our citizens of every rank which is the greatest contribution we have as yet made that to the thought and welfare of the world ». J.T. Adams, The Epic of America, Londres, Routledge, 1932, p.Viii.

[8]Cf. Anne-Marie Bidaud,  Hollywood et le rêve américain. Cinéma et idéologie aux États-Unis, Paris, Armand Colin, 2e édition, 2012.

[9]S. Jeffords, Hollywood Masculinity in the Reagan Era, New Brunswick, Rutgers Up, p.24.

[10]Ibid., p.24-25 : « In the dialectic of reasoning that constitued the Reagan movement, bodies were deployed in two fondamental categories: the errant body containing sexually transmitted disease, immorality, illegal chemicals, laziness, and endangered fetuses, which we can call the “soft body”; and the normative body that enveloped strenght, labor, determination, loyalty, and courage — the “hard body”— the body that was to come to stand as the emblem of the Reagan philosophies, politics, and economic ».

[11]R. Dubois, op.cit., p.115 : Reagan lui-même est « le père perdu, l’homme retrouvé », « l’archétype masculin primordial des années 1980 ».

[12]Voir Noël Burch & G. Sellier (éd.), Le Cinéma au prisme des rapports de sexe, Paris, Vrin, 2009.

[13]D. Letort, « Le Thriller érotique : de la libération sexuelle à la morale puritaine » in F. Gimello-Mesplomb (éd.), op.cit., p.144. On consultera aussi avec profit : C. Kleinhans, « Girls on the Edge of the Reagan Era » in F. Gateward & M. Pomerance (éd.), Sugar, Spice, and Everything Nice: Cinemas of Girlhood, Detroit, Wayne State Up, 2002, p.73-90. Une série comme Silk Stalkings (1991-1999) a parfaitement adapté le genre de l’erotic thriller à la télévision.

[14]Ibid., p.149.

[15]Cf. L. Jalbert & L. Lepage, « Néo-Conservatisme et défi démocratique » in Néo-conservatisme et restructuration de l’État, Sillery, Pu du Québec, 1986, p.11-31, p.13.

[16]Y. Tasker, Spectacular Bodies : Gender and the Action Cinema (Films, Media and Cultural Studies), Londres & New York, Routledge, 1993. Voir aussi E. G. Traube, Dreaming Identities: Class, Gender, and Generation in 1980s Hollywood Movies, Boulder, Westview, 1992.

[17]S. Jeffords, op.cit., p.28 : « viewers can experience personal power by identifying with an individual hero’s victory over fictional antagonists and national power through the “pleasurable collective experience” of identifying with one of the key images that came to embody the political, economic, and social philosophy of the 1980s— the hard body. The substitute mastery offered by Reaganism is never simply personal or national but a combinaison of both. It is for this reason that the hard body was able to function more effectively even than the american flag or individual wars to support Reaganism— because it served both forms of identification simultaneously »

[18]« [Mass culture is not] entirely a manipulative industrial product or entirely an authentic cultural creation ». Michael Denning, « The End of Mass Culture » in J. Naremore & P. Brantlinger (éd.), Modernity and Mass Culture, Indiana Up, 1991, p.255.