Lieux inventés et littératures de l’imaginaire: Les lieux-frontières dans «Récits de Médilhault» d’Anne Legault

Lieux inventés et littératures de l’imaginaire: Les lieux-frontières dans «Récits de Médilhault» d’Anne Legault

Soumis par Maude Deschênes-Pradet le 14/07/2015
Catégories: Fiction, Littérature

 

Nous sommes aux confins du monde. Finis terrae, la fin de la terre, et son commencement, devant moi. Les canots, réparés cette nuit, tiennent l’eau, et le chariot, ses roues arrachées et reclouées en guise de flotteurs, porte la presse à imprimer. Chaque coup d’aviron nous arrache cent cris cadencés dans une langue unique. La fin du monde sera pour un autre jour. (Legault, 2007: 158)

Ainsi se terminent les Récits de Médilhault d’Anne Legault, sur un départ, sur un espoir: un groupe de cent personnes parlant des langues différentes, provenant de tous les milieux, fugitifs, nomades, exilés, apatrides de toutes sortes et de tous âges, tenteront de franchir le détroit de Béring à la recherche d’un lieu où commencer une nouvelle vie, libres.

Si elle appartient de toute évidence aux littératures de l’imaginaire, l’œuvre d’Anne Legault s’inscrit dans un interstice générique et formel, entre fantasy et science-fiction, entre recueil de nouvelles et roman par fragments. L’œuvre explore également l’interstice spatial comme motif, c’est-à-dire le lieu-limite, la barrière, la frontière, le seuil, le passage, et ce sous différentes déclinaisons. On y retrouve un univers dans lequel des villes emmurées sont séparées par des no man’s lands contaminés. On y retrouve également des personnages dont le corps déformé ou abusé est un lieu clos, une prison à transcender, et un groupe d’évadés qui cherchent un ailleurs où vivre en sûreté, au-delà de la frontière, climatique cette fois, du nord.

Cette analyse se base sur un certain nombre de prémisses théoriques. Elle présuppose, d’abord, que les mondes inventés proposés par les littératures de l’imaginaire agissent en quelque sorte comme des miroirs déformants, et transformants, de notre propre monde. Ainsi, les littératures de l’imaginaire révèlent un certain regard, un certain rapport au monde, évidemment subjectif, sur la société qui est contemporaine de l’œuvre. Il s’agit surtout de se distancier de la réalité que l’on connaît pour mieux l’interroger, pour mieux la comprendre, et souvent la remettre en question.

Cette idée n’est pas nouvelle. Darko Suvin définit les genres de l’imaginaire, ou les genres non réalistes, comme les genres de la distanciation. Il cite à ce propos Joanna Russ, qui écrit:

I began reading science fiction in the 1950's and got from it a message that did'nt exist anywhere else then in my world. Explicit sometimes in the detachable ideas; implicit in the gimmicks...most fully expressed in the strange life-forms and strange, strange, wonderfully strange landscapes was the message: ''things can be really different''.

[J’ai commencé à lire de la science-fiction dans les années 1950 et j’en ai reçu un message qui n’existait alors nulle part dans mon monde. Explicite parfois dans ses idées reçues; implicite dans ses stratagèmes... mais surtout exprimé à travers ses étranges formes de vies et ses étranges, étranges, merveilleusement étranges paysages, ce message était: «les choses peuvent être vraiment différentes». (Joanna Russ, citée dans Suvin, 2010: 10)]

Joanna Russ a écrit ces lignes en pensant à la science-fiction en particulier, mais elles s’appliquent, selon moi, surtout dans le contexte récent où les genres se présentent très souvent sous une forme hybride, à l’ensemble des littératures de l’imaginaire.

C’est pourquoi je les considère pertinentes pour l’étude de Récits de Médilhault. Suvin (1977; 1979; 2012) explique que le lecteur, face à un monde radicalement différent, qu’il propose d’appeler «novum», ne peut rien prendre pour acquis sur le fonctionnement de ce monde. La lecture en sera désautomatisée:

This journey [of the character] is also the readers' voyage toward making sense, simultaneously, of the story being read and of one's own position under the stars and banks. This means SF is (or at least, is best interpreted as being) a hidden parable about some aspects of the times in which it is written and offered for reading.

[Ce voyage [du personnage] est aussi celui du lecteur vers la construction, simultanément, du sens de l’histoire qui est lue et de sa propre situation sous les étoiles et les banques. Cela signifie que la SF est (ou du moins qu’elle est interprétée optimalement comme) une parabole cachée à propos de certains aspects de l’époque où elle est écrite et donnée à lire. (Suvin, 2010: 171)]

Une deuxième prémisse théorique de cette recherche est que les littératures de l’imaginaire se distinguent par la construction, au moment de l’écriture et de la lecture, d’un simulacre de monde, de l’illusion d’un monde non référentiel, d’un espace imaginé qui n’existe qu’à l’intérieur de l’œuvre. Marc Angenot (1979; 2012) s’est penché sur cette non référentialité des mondes inventés lorsqu’il a élaboré le concept de paradigme absent, c’est-à-dire cet ensemble forcément manquant de données de référence, sur le monde soi-disant représenté dans une œuvre non mimétique.

Richard Saint-Gelais, à la suite d’Angenot et s’appuyant sur la notion d’encyclopédie du lecteur développée par Umberto Eco, propose que la spécificité de la science-fiction tient aux mécanismes de lecture particuliers qu’elle entraîne: «[…] on dira que la science-fiction se caractérise par la mise en place d’encyclopédies, de cadres de référence particuliers à chaque œuvre et que les lecteurs sont à reconstruire à mesure qu’ils progressent dans le texte.» (Saint-Gelais, 1999: 108) Saint-Gelais propose d’utiliser le terme «xénoencyclopédie» pour parler de cette encyclopédie ajustée que le lecteur construit en même temps qu’il lit l’histoire qui est racontée. J’ajouterai, pour ma part, que la notion de xénoencyclopédie peut s’appliquer à l’ensemble des genres qui présentent un univers inventé. La notion de xénoencyclopédie pourrait par ailleurs être complétée par une notion sœur qui s’appliquera spécifiquement aux lieux: le xénoatlas.

Une troisième prémisse théorique de cette recherche est que le rapport à l’espace pourrait être un trait distinctif des littératures de l’imaginaire, ou du moins un objet d’étude important et hautement pertinent. Je parle ici d’espace au sens concret, de l’espace contenu dans une pièce d’une maison, par exemple, et de l’espace dans lequel sont érigés différents lieux de la ville de Québec. Fredric Jameson, dont les observations peuvent également, à mon avis, s’appliquer à l’ensemble des littératures de l’imaginaire, surtout telles qu’elles se présentent depuis quelques années, remarque:

[…] l'aventure collective est moins celle d’un personnage (individuel ou collectif) que celle d’une planète, d’un climat et d’un système de paysages – celle, en un mot, d’une carte. Il nous faut donc explorer la proposition selon laquelle le caractère distinctif de la SF en tant que genre a moins rapport au temps (à l’histoire, au passé, au futur) qu’à l’espace. (2008: 162)

On a vu se développer, dans les dernières années, un intérêt marqué pour l’étude de l’espace et des lieux en littérature. Depuis ce qu’on a appelé le spatial turn, dans les années 1980, un bouleversement de la façon de concevoir l’espace qui a touché toutes les branches des sciences humaines, on a vu se développer plusieurs approches en littérature, parmi lesquelles figure la géocritique (Westphal, 2007). Cette dernière est une approche multidisciplinaire et multifocale de la littérature, centrée sur l’espace. Cependant, jusqu’à présent, les études géocritiques ont presque exclusivement porté sur des lieux référentiels, et si plusieurs chercheurs ont évoqué l’intérêt d’envisager une étude géocritique des lieux imaginaires (Westphal, 2007; Lahaie, 2009; Tally, 2013), très peu s’y sont risqués, et ceux qui l’ont fait se sont surtout concentrés sur des lieux mythiques tels l’Atlantide (Lahaie). Donc, une approche géocritique spécifique aux lieux inventés reste à élaborer, mais sa pertinence parait évidente. En conclusion de son ouvrage sur la géocritique, Robert Tally offre d’ailleurs un plaidoyer en faveur de l’étude des lieux inventés: «Looking at what we might call otherworldly literature, I maintain we also gain a clearer sense of our own ‘real’ world». [En s’intéressant à ce qu’on pourrait appeler la littérature des autres mondes, je soutiens qu’on peut obtenir une meilleure compréhension de notre propre «vrai» monde. (2013: 147)]

La présente étude, sans être une étude géocritique proprement dite, s’inspire de cette approche ainsi que de la sémiotique et des théories sur les genres non-référentiels pour étudier les Récits de Médilhault. On y mettra à l’épreuve certains outils issus, entre autres, de la géosymbolique. Ces derniers, s’ils ont d’abord été pensés pour la géographie culturelle, semblent toutefois appropriés à l’étude des lieux en littérature, et particulièrement dans ce cas-ci, où la relation des personnages aux lieux est fondamentale dans l’œuvre. Cette présentation se veut donc une lecture des rapports aux lieux-frontières dans Récits de Médilhault qui mettra en lumière la richesse sémantique et symbolique des lieux inventés. Lieu symbolique prégnant dans les littératures de l’imaginaire, la frontière participe, dans Récits de Médilhault, de la construction du récit comme de celle de l’univers inventé et de l’identité des personnages. On pourrait la qualifier parfois d’entre-lieu (Turgeon, 1998), ce lieu symbolique du futur, espace du possible, du conditionnel, dont la dimension symbolique et identitaire est encore en friche, en voie d’être définie; et d’autres fois de non-lieu (Augé, 1992), cet interchangeable lieu déréalisé au service d’un système, impersonnel et engendrant le non-être. Se pencher sur les lieux-frontières, c’est donc se contempler dans un miroir déformant, et c’est aussi découvrir à travers ces lieux l’identité des personnages face au monde, et, ultimement, leur métamorphose. On découvre donc, à la lecture des différents récits qui composent le livre d’Anne Legault, des lieux inventés qui sont tantôt des lieux d’enfermement, tantôt des lieux de passage. Comme chaque récit présente en quelque sorte une tranche de vie d’un personnage en particulier, c’est surtout à travers le regard subjectif des personnages que l’on découvre les lieux, à travers leur propre rapport à l’espace. Pour le lecteur qui construit au fur et à mesure une représentation mentale de ces lieux, un xénoatlas, la dimension symbolique des lieux prend au moins autant d’importance que l’aspect descriptif, sinon davantage. À travers les différents récits, on découvre donc, par fragments, comme les morceaux d’un casse-tête, le monde post troisième guerre mondiale imaginé par Legault. Car, oui, comme l’a observé Fredric Jameson, c’est surtout de l’histoire d’un monde qu’il s’agit, l’histoire de paysages étranges. Et comme l’ont souligné Marc Angenot et Richard Saint-Gelais, il s’agit de s’en construire peu à peu une image mentale, une xénoencyclopédie, et, pour la partie qui nous intéresse ici, un xénoatlas.Les lieux-limites ne manquent pas dans l’univers de Legault. Je m’attarderai d’abord à la ville de Médilhault ainsi qu’à la muraille qui l’entoure, non-lieu par excellence. On ne franchit pas facilement les murailles entourant les cités-états: il faut un sauf-conduit pour voyager librement, un tatouage sur l’avant-bras, réservé à quelques familles privilégiées. Médilhault est décrite comme une cité-état fortifiée située en Amérique du nord, plus précisément au nord des «Usa», une ville de «Quebs» où on parle le français. On sait qu’elle comporte un port, et qu’elle est entourée d’une muraille gardée par des soldats, et qui agit dans les deux sens: entrer dans Médilhault s’avère presque aussi difficile que d’en sortir. Ce qui caractérise le mieux Médilhault, c’est ainsi l’enfermement. À l’intérieur de Médilhault on circule de jour seulement, à la vue de tous, sous la surveillance de tous. Les autorités s’assurent que la population perçoive l’extérieur comme dangereux: l’extérieur, ce sont des terres contaminées, des animaux sauvages et hostiles, le feu qui détruit, des criminels et des apatrides. Le personnage d’Absalon, lui, entre à Médilhault comme esclave, capturé hors des murs d’une cité avec sa sœur. Il n’en sort, virtuellement, que lorsqu’il y meurt, prisonnier, sous la torture. Le vieux Marius y revient, lui, en liberté surveillée, après un long exil en terre d’Ungava, la terre des bagnards qu’on ne quitte qu’en devenant délateur, au prix de sa dignité: «L’Ungava était la terre des bagnards, aux confins du monde. On n’en revenait vivant et en santé que d’une seule façon: en donnant quelqu’un pour un crime plus grave que le sien.» (42) Ainsi, Médilhault est mieux que l’Ungava, ainsi convainc-t-on la population générale que leur vie misérable y est en fait une chance, mais la cité est loin de représenter la liberté.

La muraille qui l’entoure y fait figure, pour les personnages, de non-lieu par excellence – fonctionnelle, amorale, inhumaine. Elle appartient à la cité-état, anonyme, ceux qui y vivent et y travaillent sont soit des esclaves et des prisonniers, soit des soldats, soit des serviteurs. Du haut des murs, on tire à vue sur les nomades qui s’approchent de trop près. À Médilhault, les fortifications servent aussi de caserne pour les enfants messagers à vélo, vendus à la cité par leurs parents, comme Lena, qui circulent sur la crête de la muraille. Des prisonniers et des esclaves y travaillent. Hors des murailles, les riches abandonnent les bébés difformes dont ils ne veulent pas, pour qu’ils y meurent. Les murailles sont ainsi des non-lieux, parce qu’elles sont interchangeables, pareilles dans toutes les villes, fonctionnelles d’abord, inhumaines, amorales. Mais les murailles sont bien percées de quelques portes, gardées, mais qui ouvrent tout de même sur l’extérieur. Pour qui parvient à les franchir, ces portes mènent vers l’insécurité, le danger, mais surtout vers la liberté. Pour Kiev, le géographe, et Big, qui parviendra finalement à s’enfuir, transgresser la frontière de la ville est leur seul espoir d’une vie meilleure.

Les murailles ouvrent donc, bien que difficilement, sur un lieu de l’interstice où tout est possible, qu’on qualifiera d’entre-lieu: les vastes espaces sauvages et désertés qui occupent désormais la majorité du continent américain sont des no man’s land parcourus de lacets, sortes de sentiers tracés autrefois par des véhicules du déclin. En suivant les lacets au hasard, on croisera éventuellement des cités. En les évitant, même si la route sera ainsi plus ardue, on restera à l’abri de la majorité des regards. C’est donc dire que tous ces interdits, toutes ces murailles, toutes ces frontières sont des lieux à transgresser. On le fait grâce à des lieux de passage: les portes des murailles, la trappe cachée sous les décombres qui mène Mort à Montréal, les incendies qui permettent à Lark de voyager magiquement, les tatouages qui servent de sauf-conduit, et qui sont parfois des faux, les lacets, etc. Ces grands espaces américains sont insécurisants, incertains, ni bons ni mauvais, comme les livres, comme la liberté. À un certain moment de son voyage, Kiev, dont le prénom est celui de la ville de sa naissance située dans l’Ancien Monde, et dont le métier est celui de géographe, doute, et il rêve alors d’un mur, et «d’un plafond familier où le regard arrête avant de revenir sur une femme endormie et parfumée» (144).

Mais au fil du voyage, alors que le groupe approche du détroit de Béring, après avoir croisé une rivière qui ne figure sur aucune carte, dont l’eau est rougie du sang d’un autre groupe de nomades massacrés par un escadron de la mort, mais qui transportaient une presse à imprimer et des livres que le groupe de Kiev entreprend d’apporter avec eux, le rêve de mur et de plafond de Kiev s’est modifié, ajusté. La veille du départ vers cette dernière étape, il a rêvé d’«une maison, un bâtiment qui n’avait que sa charpente, une maison énorme mais squelettique, où se découpaient des pans d’un ciel bleu pur de chien et de loup. C’est ma maison [dit-il]. Elle ne m’abrite de rien, mais c’est à moi.» (158) Ainsi le rapport au monde du personnage de Kiev passe par le paysage, par le lieu. Ici, il rêve d’une maison, sa maison, lieu intime, lieu du cœur (Bédard, 2002) qui génère un sentiment d’appartenance. Et le ciel bleu dont Kiev rêve, ultimement, n’est pas un ciel pur d’été, mais un ciel entre chien et loup, l’heure bleue entre le jour et la nuit où tout est possible, entre-deux vies, entre-deux mondes. L’ultime entre-lieu, dans Récits de Médilhault, c’est enfin le détroit de Béring, «le seul point de la planète où l’Ancien Monde et le Nouveau se touchent presque.» (142) Comme le firent vraisemblablement les premiers Asiatiques qui vinrent en Amérique, les cent fugitifs s’apprêtent à franchir le passage rendu praticable par les changements climatiques. Seulement, cette fois, ils feront le trajet en sens inverse. Ils ne savent rien de ce qu’ils trouveront de l’autre côté, mais ils en rêvent. «Comme quoi, il ne faut jamais sous-estimer les extrémités du monde.» (156)

Il convient de traiter le corps humain, dans Récits de Médilhault, comme une sorte de lieu d’enfermement, dont il faut sortir, en franchir la frontière. Bien que le corps humain n’apparaisse pas, à priori, comme un lieu proprement dit, il peut certainement être lu comme une figure spatiale dans cette œuvre, puisque le rapport des personnages à leur corps est en quelque sorte une métonymie de leur rapport à l’espace. Pour le personnage d’Absalon Peck, bossu, laid, trop vieux pour courir, ultimement emprisonné et torturé pour avoir caché des livres, son corps est une prison de chair, de la même manière que Médilhault est un lieu d’enfermement. À bout de forces, il parvient à se redresser «en déroulant le serpent qu’il portait dans le dos» (89), pour lancer une insulte à celui qui le torture et ainsi hâter sa mort. Il dit «Je suis mort, le doigt d’un ange posé à jamais sur ma bouche, délivré.» (89) Il transcende ainsi, ultimement, les limites de son corps bossu. Pour Lark Marais aussi, son corps est une prison. Il est né riche, mais incapable de parler, et affublé d’une difformité et d’une laideur monstrueuse, dont un bec de lièvre qui lui laisse un trou au milieu du visage. À Médilhault, il ne contrôle pas ses mains, «des mains de centenaire, osseuses et décalcifiées», qui s’agitent autour de lui comme si elles appartenaient à un autre (80). Lark voudrait mourir, pour se libérer de ce corps qui est une véritable muraille entre lui et le monde extérieur, mais la mort ne veut pas de lui, du moins pas au début. Par hasard, en pensant mourir dans un incendie, il découvre qu’il peut franchir la frontière du temps et voyager entre Médilhault et Montréal: «Avec un peu de chance, je trouve un incendie […] je m’asphyxie et je repasse dans la splendide Médilhault, cité fortifiée où, là comme ailleurs, je suis emmuré dans mon propre corps.» (98) Le corps de Lark est ainsi un microcosme, et sa relation métonymique avec le monde ne fait pas de doute. Le personnage lui-même rêve de devenir, comme le Mont Royal, un volcan éteint: «Les Montréalais dansent le dimanche au pied d’un volcan éteint. Je voudrais, s’il vous plaît, m’éteindre, comme lui, pour la nuit des temps. On pourra danser sur ma dépouille, remplir le cratère de ma gueule pour en faire un lac […]. Je serai une vieille montagne. Je ne serai nulle part.» (102)

Ainsi Lark souhaite mourir pour être délivré, pour se fondre dans le paysage, lui qui est meurtri et difforme, comme le paysage de Médilhault, dont il devine les prémisses à Montréal, ville que les récits semblent superposer sans cesse à Médilhault, et où la liberté apparente est un leurre. S’il ne contrôle pas ce voyage, dont le passage se fait au hasard des incendies ou des crises d’épilepsie, Lark y découvre le monde d’avant Médilhault, qu’il juge avec sévérité, à l’exception du cinéma, qui l’émerveille. Charlie Chaplin, les femmes très belles du cinéma et surtout le rire, lui donnent enfin le goût de vivre. Ironiquement, c’est à ce moment où Lark découvre le pouvoir libérateur du rire, et qu’il se sent «moins pressé de mourir» (135) que la mort le rattrape enfin. Mais même la mort est limitée par son corps. Incarnée sous la forme d’une jeune fille rousse avec une dent en or, née du viol de sa mère par les escadrons de la mort, Mort, dont le nom est le diminutif administratif officiel pour Moreau, Thérèse (106) a dû trouver son propre lieu de passage, une trappe dissimulée sous les ruines de la maison incendiée du père de Lark, pour poursuivre Lark jusqu’à Montréal, où elle meurt brûlée avec lui, ayant accompli sa mission (136). Quant à Abigaelle, surnommée Big, emprisonnée et torturée, elle a perdu deux orteils, un œil, sa jeunesse et sa beauté – elle a perdu la propriété individuelle de son corps qui est devenu une sorte de non-lieu, comme Médilhault, mais elle a pu sauver ses mains, ses mains qui savent écrire, et qui «n’appartiennent qu’au pouvoir de la pensée.» (24) Big a deux plans d’évasions pour sortir de Médilhault. L’un, qui implique de transformer son propre corps en une sorte de lieu de passage, consiste à rejoindre les proscrits en se faisant tatouer un faux sauf-conduit sur l’avant-bras, armée d’un couteau et d’une boussole. Son autre plan, si l’évasion échoue, est d’avaler une capsule de cyanure (26), et ainsi se libérer des prisons de Médilhault et de son corps mutilé. Il y a bien d’autres barrières à franchir dans Récits de Médilhault, dont toutes ne sont pas physiques ou géographiques. Celle du silence, le silence d’Absalon qui n’a pas la marque de l’ange, celui de Lark, qui a un trou au milieu du visage, et qui arrive à peine à dire son nom. Le silence de la poétesse de Montréal, la grand-mère du vieux Marius de Médilhault, battue sauvagement, à en perdre la mémoire, à en perdre l’écriture. Et puis la frontière de l’ignorance et de la maladie, bien sûr, où sont soigneusement gardées les classes inférieures, avec leur mauvaise vue pathologique et leur accès limité à l’information. Celle de la mémoire, individuelle et collective, aussi contrôlée par les dirigeants, via les écrans – lieux surveillés, d’accès limité, où les écrits ont été consignés et censurés, avant que les livres, jugés dangereux par les autorités, ne soient détruits –, ou cachés illégalement, pour certains d’entre eux. Il y a bien des vies à reconstruire, au-delà du détroit de Béring, pour ceux des fugitifs qui y parviendront. Récits de Médilhault, ultimement, peut être perçu comme un espace – au sens figuré cette fois-ci, littéraire et imaginaire, dont les frontières s’ouvrent sur un ailleurs où tout est possible, pour qui sait les franchir. Pour déchiffrer les Récits de Médilhault et construire la xénoencyclopédie et le xénoatlas nécessaires, le lecteur procède vraisemblablement par ajustements successifs, au fil des fragments. Et chacun de ces ajustements, s’il permet de construire le sens du récit, contribue à créer cet effet de distanciation dont parle Suvin, et ramène à la question inhérente aux littératures de l’imaginaire. Et si…? Et si les choses étaient différentes? Si nous perdions le contrôle de notre propre corps, la liberté de se déplacer dans l’espace et dans l’imaginaire, si nous perdions les livres et le droit à l’écriture individuelle? Et si le monde était à refaire, à réécrire, différent? Et si? Et si? Et si? Et si les littératures de l’imaginaire et leurs lieux inventés avaient ce pouvoir de nous emmener ailleurs, au moins en pensée? Si elles étaient une sorte d’entre-lieu, où tout est possible?

 

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