Mon premier s’appelle Bruce, mon deuxième porte un masque, mon troisième sort la nuit pour faire régner la justice. Batman, anthropologie et politique

Mon premier s’appelle Bruce, mon deuxième porte un masque, mon troisième sort la nuit pour faire régner la justice. Batman, anthropologie et politique

Soumis par Maxime Sacramento le 01/05/2017

 

Ce texte est le premier d'une suite d'articles consacrés à au chevalier noir.

 

Que Batman puisse être considéré comme un personnage romanesque, cela semble concevable. Que Batman puisse être traité en psychologie clinique comme un cas pathologique classique passe encore. Mais que Batman puisse être traité dans une analyse conceptuelle, voilà ce qui semble très discutable et pour ainsi dire, ridicule.

Pourtant, nous allons essayer de montrer que ce personnage créé par Bob Kane en 1939, qui fait exister toute une œuvre plurielle et multiple autour de son mythe, nous donne à penser un certain nombre de problèmes philosophiques et illustre continuellement des arguments philosophiques que nous allons essayer de restituer. Bien évidemment, ce travail ne saurait être exhaustif, je n’ai pas lu tout ce qui a pu sortir en soixante-quinze ans sur Batman, et ce projet dantesque ne m’aiderait pas à produire un propos plus unifié tant sont diverses les interprétations et les mises en scène de Batman par les différents auteurs et les différentes époques. Il faut, pour comprendre cette diversité non réunifiable, penser à ce que pouvaient être les mythes à l’époque de la Grèce Antique. Le néophyte croit souvent à tort qu’il existe une version juste et authentique du mythe, quand toutes les autres ne sont que des modulations, et des changements quand elles ne sont pas des trahisons. Je crois qu’au contraire, il faut considérer le mythe dans sa diversité et sa multiplicité comme autant d’interprétations humaines de phénomènes concrets ou qui nous aident à mieux penser le réel.


 

Batman partage avec Sherlock Holmes le titre de plus grand détective du monde. Mais au fond, nous sommes-nous véritablement demandé ce qu’était un détective? C’est l’homme qui, parce qu’il n’est ni lassé ni blasé du monde, ne cesse d’exercer sa curiosité et de mettre en doute les évidences pour dépasser les phénomènes et les apparences. Ne serait-ce pas une définition bien proche de ce que nous appelons le philosophe?

Nous essaierons, afin de réfléchir à cette proximité, de préciser quelque peu qui est Batman pour ceux qui ne le connaitraient pas, et à cette occasion, rappeler quelques éléments saillants du personnage conceptuel. Nous dirons donc, avant toute chose qu’il n’est pas un super héros, et qu’en l’absence de pouvoir, c’est bien la technique qui lui permet de vaincre ses adversaires et de se hisser au-dessus de sa propre condition. Ensuite, nous étudierons qui il est dans son rapport au Joker, que l’on peut aisément considérer comme son plus grand adversaire, sa Némésis d’une certaine manière puisque, au-delà d’être un simple opposant, il est un véritable rival mimétique de Batman, comme nous le verrons plus tard. Cette relation, loin d’être comparable à ses rapports avec ses autres adversaires, est un lien constitutif de sa propre nature, et en ce sens, il faut le penser de manière spécifique. Ce conflit n’est en rien d’autre que l’illustration de la distinction entre le juste et l’injuste et elle est précisément celle à partir de laquelle doit être pensée la nature de l’action de Batman. Peut-on pour autant, en prenant pour prétexte qu’elle concerne tout Gotham, la considérer comme politique? Au fond, peut-on penser le Dark Knight comme un agent politique comme les autres?

 

Bruce Wayne/Batman n’est pas un super héros

On entend trop souvent parler de Batman comme d’un super héros, ce qui est une aberration monstrueuse lorsque l’on sait précisément que Bruce Wayne ne jouit, contrairement à Superman, Spiderman, Hulk ou les X-Men, d’aucun super pouvoir. C’est sans doute le lot des personnages populaires que d’êtres aussi mal connus et mal compris. Il est pourtant essentiel de comprendre que Batman est un homme, ni pire ni meilleur qu’un autre, et peut être même humain, trop humain.


Loin de disposer de capacités innées, et par là même, d’une certaine manière, injustes puisqu’inéquitablement réparties, Bruce se forge en s’entraînant rigoureusement à tous les arts martiaux connus. Nulle détermination sociale, prédisposition familiale ou même un patrimoine génétique exceptionnel ne le conduisent à cet entraînement, si ce n’est la farouche volonté de venger la mort de ses propres parents, assassinés dans une ruelle, un soir tragique en rentrant de l’opéra. C’est en tout cas la version présentée par Christopher Nolan dans son Batman Begins1, tandis que d’autres versions font aller la famille Wayne au cinéma voir The Mark of Zorro avant d’être sauvagement abattus.

Si ce n’est pas sa position sociale qui fait de lui le Batman, la richesse familiale des Wayne est mise au service des ambitions du justicier pour financer une recherche de pointe à même de l’aider dans son combat contre le crime2.

On ne saurait judicieusement séparer trop radicalement l’exercice physique de la progression intellectuelle, parce qu’en réalité, l’un sans l’autre ne saurait garantir à Batman sa supériorité face aux criminels qu’il affronte. S’il les surpasse, ce n’est pas par prédisposition ni par talent ou génie, mais bien par l’effort qu’il fournit rigoureusement pour progresser. L’entraînement est à proprement parler la méthode suivie par Bruce Wayne pour devenir Batman. Il faut alors comprendre le mot «méthode» dans son sens étymologique methodos qui signifie «chemin emprunté». En ce sens, et en considérant qu’il s’adresse à un public de jeunes adolescents, on ne saurait masquer l’évidente ambition morale dont témoigne la construction du personnage en enjoignant d’abord de façon littérale Robin, son jeune acolyte et disciple, à suivre son chemin, mais également et surtout le lecteur. Plusieurs épisodes se chargent de décrire cet entraînement rigoureux qui est dans le même temps une initiation face au mal qu’il doit affronter. Christopher Nolan dans Batman Begins choisit de montrer précisément, bien qu’un peu longuement, cette initiation que doit suivre Bruce Wayne pour se montrer à la hauteur de la quête qu’il s’est donnée.


La déclinaison du motif mythologique, les interprétations multiples dues aux exigences éditoriales et parfois même la répétition sont permises par le format même de la série devenue multimédia. Elles inscrivent donc Batman et son univers dans la tradition mythique et même celle du conte de fées si l’on en croit ce que dit Bettelheim à propos de ce type de récit:

Eliade, dont les idées, en l’occurrence, ont été influencées par Saintyves, écrit: «Il est impossible de nier que les épreuves et les aventures des héros et des héroïnes des contes de fées soient presque toujours traduites en termes initiatiques. Ceci me parait de la plus grande importance : depuis l’époque –si difficile à déterminer– où les contes de fées ont pris forme en tant que tels, les hommes, qu’ils soient primitifs ou civilisés, les ont écoutés avec un plaisir qui permettaient une répétition infinie. […] Tout homme désire vivre certaines situations périlleuses, affronter des épreuves exceptionnelles, faire son chemin dans l’autre monde, et il peut connaitre tout cela au niveau de sa vie imaginative, en écoutant ou en lisant des contes de fées3.

Batman, en tant que récit et aussi en tant que personnage, a donc une fonction édifiante et une portée morale indiscutable. Il faudrait, pour pouvoir le nier, réfuter les caractéristiques formelles déjà avancées et ignorer la régularité quasi systématique avec laquelle Batman se livre à son propre examen de conscience. Rares sont les comics, les films ou les jeux où Batman n’interroge pas, selon le mode antique ou celui de la confession, sa propre conscience. Difficile de rendre plus évident alors le lien entre les exercices spirituels et l’entraînement auquel se soumet Batman.

L’attention à soi-même, la vigilance supposent évidemment la pratique de l’examen de conscience. Nous avons déjà rencontré chez Basile de Césarée cette liaison étroite entre prosochè et examen de conscience. […] L’âme, nous dit Origène, doit faire porter son examen sur ses sentiments et sur ses actions. Se propose-t-elle le bien? Cherche-t-elle les diverses vertus? Est-elle en progrès? A-t-elle par exemple totalement réprimé la passion de la colère ou de la tristesse, de la crainte, de l’amour de la gloire? Quelle est sa manière de donner et de recevoir, de juger de la vérité?4

Bruce interroge donc chacune de ses actions et lorsqu’il ne se suffit pas à son propre examen critique, il questionne Alfred, son majordome, représentation charnelle de ce que pourrait être la conscience morale intime et secrète.

En plus de notre examen quotidien, nous devons nous examiner chaque année, chaque mois, chaque semaine et nous demander: «Où en suis-je maintenant avec cette passion qui m’accablait la semaine dernière?» De même chaque année: «J’ai été vaincu par telle passion l’an dernier, comment vais-je maintenant?»5

Si l’origine de cette quête dans laquelle se lance Batman est passionnelle, elle n’en est pas moins réglée par la raison, qui est le seul garde-fou contre la transformation de ce souci de la justice en une pathologie névrotique. Il faut bien reconnaître que cette option interprétative est la plus favorable et est, en un certain sens, assez optimiste sur le pouvoir de la raison à canaliser les pulsions. Si le justicier réussit à domestiquer sa soif inextinguible de vengeance, c’est précisément parce que l’exercice intellectuel l’élève au-dessus de ses passions.

Nous le répétons, une âme forte n’est pas celle qui est seulement susceptible de fortes émotions mais bien celle qui conserve son équilibre, malgré les fortes émotions, de sorte que, nonobstant la tempête renfermée dans leur sein, l’intelligence et la conviction conservent toute la délicatesse de leur jeu, semblables à l’aiguille de la boussole sur le navire ballotté par une mer furieuse6.

Si l’on veut bien prêter attention au surnom donné à ce justicier masqué, the dark knight ou le chevalier noir, on pense tout d’abord au chevalier nocturne, de noir vêtu, agissant dans l’ombre, mais on peut aussi interpréter cette noirceur comme des profondeurs psychologiques inatteignables dans lequel Bruce Wayne se noie. Il serait alors prisonnier d’une névrose, incapable de se sortir du meurtre passé de ses parents, et serait condamné à le revivre et à empêcher, en vain, évidemment, que le crime dont il a été la victime se reproduise.

La densité psychologique du personnage ne s’arrête pas à cette pratique spirituelle, elle s’accompagne également d’une lutte contre la peur et la douleur. Pour ce faire, Batman devient, d’une certaine manière un sage épicurien et emprunte au tetra pharmakon certaines de ses inspirations faisant de la dissipation des craintes est un axe essentiel de l’amélioration de soi7.


Les dieux ne sont pas à craindre

Dans le monde postmoderne de Batman, très peu de mentions sont faites aux dieux ou à Dieu. Il semble dicté que dans le monde de Gotham, nul dieu ne pourrait intervenir. Il n’y aurait donc ni à s’en soucier ni à les honorer. Pourtant, si c’est la modernité qui est responsable de la mort de Dieu, alors il faut comprendre que la culpabilité de sacrifice originel s’est dispersée sur les citoyens de Gotham. Une analyse psychanalytique mettrait peut-être en évidence le parallélisme entre la mort de Dieu et les habitants de Gotham, et la mort des parents Wayne et du jeune Bruce.

Dieu est mort! Dieu reste mort! Et c'est nous qui l'avons tué! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers? Ce que le monde a possédé jusqu'à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau. —Qui nous lavera de ce sang? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d'inventer? La grandeur de cet acte n'est-elle pas trop grande pour nous? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux simplement —ne fût-ce que pour paraître dignes d'eux?8

La modernité déicide laisse place à une époque sans horizon où l’immanence humaine est la règle, sans possibilité de fondation puisque tout universel semble y avoir disparu. Les habitants de Gotham, semblables aux derniers hommes dépeints par Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra, sont clairement inconscients de cela et ne saisissant par leur propre faute la redoublent. Au contraire, Bruce, en faisant sienne une culpabilité étrangère, celle de la mort de ses parents, conquiert, au sacrifice de sa vie personnelle, la possibilité du salut. Toute lecture évangélique du mythe de Batman n’est peut-être pas à exclure.

 

La mort n’est pas à craindre

Batman ne craint pas de mourir. On ne sait guère en réalité s’il se fiche de mourir ou s’il recherche le kalos thanatos, la belle mort chère aux champions. Mais qu’il s’agisse de la peur de ses adversaires qui in fine, en le renvoyant à l’échec le renvoient à la peur de la mort, ou qu’il s’agisse d’une peur indéterminée plus proche de ce que Kierkegaard appellerait l’angoisse, la concentration extrême du combat exige qu’elles soient chassées de l’esprit. C’est pourquoi l’Épouvantail n’est jamais, pour notre héros, qu’un ennemi intermédiaire, parce que Batman insinue la peur au plus profond du cœur de ses adversaires, mais sa sagesse et sa lucidité le protège de ce genre d’agressions psychologiques. En battant Scarecrow sur son propre terrain, il prend véritablement l’ascendant sur lui de telle sorte que c’est le maître de la peur lui-même, Jonathan Crane, qui craint Batman. Un album en particulier, Arkham Asylum9, choisit de souligner cette importance de la psyché en montrant comment les combats menés sont loin de se limiter à des affrontements matériels où l’issue n’est déterminée que par la puissance musculaire.


Assez régulièrement, Killer Croc est littéralement humilié par Batman alors qu’il est pourtant un de ses adversaires les plus impressionnants physiquement parlant, précisément comme pour souligner une certaine hiérarchie des forces, élevant toujours le spirituel au-delà du physique. L’album Venom va même plus loin, lorsque l’esprit de Batman est vaincu parce qu’il ne se remet pas de la culpabilité de ne pas avoir réussi à sauver une jeune fille. Il expérimente alors une nouvelle drogue capable de décupler sa puissance physique et sombre dans l’addiction, une dépendance si terrible qu’il perd d’une certaine manière son combat avant même de l’avoir livré.


On peut supprimer la douleur 

Ce quatrième élément du tetra pharmakon, commun à l’épicurisme et au stoïcisme, est particulièrement important. Reconnaissant ainsi que le corps ne peut pas tout, il faut l’aider par l’esprit à endurer les douleurs qu’il ne peut éviter. Dépasser la douleur du corps et s’affranchir des obstacles à l’exercice de la justice sont à comprendre comme des épreuves, et l’incapacité à les supporter signifierait la renonciation à la quête de justice que s’est fixée Batman.

Et maintenant y a-t-il quelqu’un que tu mettes au-dessus du sage? Il s’est fait sur les dieux des opinions pieuses; il est constamment sans crainte en face de la mort; il a su comprendre quel est le but de la nature; il s’est rendu compte que ce souverain bien est facile à atteindre et à réaliser dans son intégrité, qu’en revanche le mal le plus extrême est étroitement limité quant à la durée ou quant à l’intensité; il se moque du destin, dont certains font le maître absolu des choses10.

Si ce n’est leur profonde divergence sur la nature du Destin, épicurien et stoïciens semblent être ici d’accord sur la nécessité pour l’individu de se renforcer physiquement et psychologiquement face à l’adversité pour mieux la supporter.

 

On peut atteindre le bonheur

Si je me suis permis de substituer le troisième et le quatrième élément du remède, c’est parce qu’il apparait qu’il est précisément celui qui, pour Bruce Wayne, semble hors d’atteinte. Il est très rare (et peut être inédit) de voir le Dark Knight sourire. Jamais la résolution d’une affaire ne semble lui apporter une satisfaction complète et apaise sa soif inextinguible de justice. C’est précisément parce que visant la réalisant d’un idéal absolu de justice, il se condamne à la déception.

Seulement, la compréhension de ces principes de philosophie antique ne suffit pas à épuiser la personnalité du héros que nous étudions, et ce n’est pas une autre dimension, celle du processus initiatique, que l’on peut rendre compte de la totalité métaphysique réconciliée, à la fois par la reconnaissance des puissances propres du corps et de l’esprit, sous l’égide du totem:

On devenait berserkr à la suite d’une initiation comportant des épreuves spécifiquement guerrières. Ainsi, par exemple, chez les Chatti, nous dit Tacite, le postulant ne se coupait pas les cheveux ni la barbe avant d’avoir tué un ennemi. Chez les Taifali le jeune homme devait abattre un sanglier ou un ours, et chez les Heruli, il lui fallait combattre sans armes. À travers ces épreuves, le postulant s’appropriait le mode d’être d’un fauve: il devenait un guerrier redoutable dans la mesure où il se comportait comme une bête de proie. Il se transformait en surhomme parce qu’il réussissait à s’assimiler la force magico-religieuse partagée par les carnassiers11.

Pourquoi alors un ennemi qui choisirait d’inspirer sa crainte à ses adversaires brandit-il l’ombre de la chauve-souris, quand celle-ci apparait clairement moins inquiétante et bien moins menaçante que le loup, l’ours ou le tigre ? Puisque Batman opère la nuit, il limite nécessairement le choix de son totem aux animaux nocturnes, mais même parmi ceux-ci, peu sont réellement nyctalopes et, à vrai dire, la chauve-souris ne l’est même pas puisqu’elle se repère par écholocalisation.

Non, si Batman choisit la chauve-souris, c’est pour une raison simple: insectivore (pour la plupart des chiroptères), elle se nourrit de ce que l’on appelle la vermine. Et si elle est aussi inquiétante, c’est parce qu’elle ne sort de sa caverne que pour chasser. On a donc peu l’occasion de la connaitre et de l’étudier, et de ce mystère provient un effroi accru.


Son étrangeté et sa forme particulière sont elles-mêmes source d’inquiétude et la condamne à l’exil social et à l’opprobre. J’en veux pour preuve cette légende locale, appelée «La chauve-souris et le cloître de la cathédrale de Tréguier» que je reproduis ici:

Au temps jadis, une souris vint à demander l'hospitalité à une hirondelle qui avait bâti son nid dans une vieille cheminée et couvait ses œufs; celle-ci, que son mari avait abandonnée, y consentit, mais à la condition que, durant trois jours, la souris couverait à sa place. La souris accomplit sa tâche, puis elle partit. Voilà les petits éclos, mais ils étaient couverts de poils au lieu des plumes, et ils avaient une tête et un corps de souris, avec des oreilles et des ailes crochues comme le diable. L'hirondelle en mourut de chagrin; après ses funérailles, la reine des hirondelles fit enfermer les orphelins dans le cloître de la cathédrale de Tréguier et leur défendit, sous peine de mort, de ne jamais sortir à la lumière du soleil. Voilà pourquoi on ne voit jamais de chauve-souris pendant le jour12.

Voilà qui expliquerait aussi, peut-être, l’adéquation de la figure de la chauve-souris pour Batman, un héros si mal aimé. Je n’ai su résister au plaisir de restituer cette charmante légende tant la schizophrénie du personnage s’illustre à merveille. Bruce Wayne, le jour, milliardaire cynique et jeune homme «plein aux as», Batman, la nuit, justicier impitoyable aux qualités morales exemplaires, comment assumer ces deux identités si contradictoires?

Mutando mutandis, on comprend alors que Batman, en se plaçant sous la protection symbolique de la chauve-souris, s’engage dans la voie du guerrier afin de terrasser les nuisibles nocturnes que sont les bandits et les brigands. Loin d’être une vulgaire aventure ou une simple suite de mauvaises rencontres, il s’agit bien d’une quête tout à la fin fois déterminée par sa fin et en même temps par la construction identitaire dont elle est la condition.

On ne devenait pas berserkr uniquement par bravoure, par force physique ou par endurance –mais à la suite d’une expérience magico-religieuse qui modifiait radicalement le mode d’être du jeune guerrier13.

Pour Bruce Wayne, c’est le meurtre de ses parents qui, en tant qu’évènement traumatique,  engage une transformation totale, une métamorphose intérieure qui va le conduire à devenir le Batman.

On associe couramment, en psychanalyse comme en anthropologie, le sacré et l’établissement du lien religieux qu’il suppose, au sacrifice. Freud a rattaché le sacré au tabou et au totémisme, pour conclure qu’il faudrait lire «dans la formule du totémisme (pour autant qu’il s’agit de l’homme) le père à la place de l’animal totémique»14.

Cette histoire ne peut être comprise, me semble-t-il, sans la reconnaissance du caractère sacré de la mission que le personnage s’est donné. Seule cette dimension peut rendre compte du dévouement sincère et total de Bruce Wayne et l’interdiction catégorique15 qu’il observe rigoureusement par laquelle il s’empêche de tuer ses adversaires. Aucun super héros ne reconnait cette mission avec la même intensité, me semble-t-il. C’est précisément en cela que Batman me semble plus intéressant que n’importe quel autre: alors qu’il ne jouit d’aucun super pouvoir et qu’il n’est habité dans sa chair par rien d’autre que lui, il est tout entier dévoué à sa mission sans que rien ne l’y ait déterminé.


La question que nous allons nous poser après cela n’est pas tant «Batman doit-il combattre le crime?» que «Comment Batman doit-il le combattre?», ce qui sous-entend bien évidemment des questions technico-pratiques, mais aussi des questions morales.

 

Bibliographie

BETTLEHEIM, Bruno, «Le conte de fées et le mythe», Psychanalyse des contes de fées, Paris, Pluriel, 1976.

CLAUSEWITZ, Carl von, De la guerre, Livre I, Flammarion, «GF», Paris, 2014.

DE GAZA, Dorothée, Œuvres spirituelles, traduction Cerf, édition Cerf, Paris, 1963.

ELIADE Mircea, Initiation, rites, sociétés secrètes, Gallimard, Folio Essais, Paris, 1959.

EPICURE, Lettre à Ménécée, traduction Morel, Paris, 2009.

HADOT, Pierre, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, «Bibliothèque de l’Évolution de l’humanité», 2002.

KRISTEVA, Julia, Pouvoirs de l’horreur, Points, Seuil, 1980.

MORRISON, Grant et Dave McKEAN, Arkham Asylum, DC Comics, 1989.

NIETZSCHE, Le Gai Savoir, Livre troisième, traduction Wotling, Flammarion, «GF», Paris, 1998.

NOLAN, Christopher, Batman Begins, Warner Bros, 2005.

 

  • 1. NOLAN, Christopher, Batman Begins, Warner Bros, 2005.
  • 2. Voir l’extrait: Batman's Wonderful Toys. The Gadgets Gear Of The Nolan Batman Universe <https://www.youtube.com/watch?v=uW-HyFJwHWc>
  • 3. BETTLEHEIM, Bruno, «Le conte de fées et le mythe», Psychanalyse des contes de fées, Paris, Pluriel, 1976.
  • 4. HADOT, Pierre, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, «Bibliothèque de l’Évolution de l’humanité», 2002.
  • 5. DE GAZA, Dorothée, Œuvres spirituelles, traduction Cerf, édition Cerf, Paris, 1963.
  • 6. CLAUSEWITZ, Carl von, De la guerre, Livre I, Flammarion, «GF», Paris, 2014.
  • 7. Voir extrait: HELLER B., Gotham, Episode 8: Double Face, Warner Bros Television, 2014, <https://www.youtube.com/watch?v=C1qkfs_texQ>
  • 8. NIETZSCHE, Le Gai Savoir, Livre troisième, traduction Wotling, Flammarion, «GF», Paris, 1998.
  • 9. MORRISON, Grant et Dave McKEAN, Arkham Asylum, DC Comics, 1989.
  • 10. EPICURE, Lettre à Ménécée, traduction Morel, Paris, 2009.
  • 11. ELIADE, Mircea, Initiation, rites, sociétés secrètes, Gallimard, Folio Essais, Paris, 1959.
  • 12. Légende recueillie par G. Le Calvez, instituteur à Caulnes à la fin du xixe siècle, citée par Le Télégramme no 20288, 22 septembre 2010.
  • 13. ELIADE Mircea, op. cit.
  • 14. KRISTEVA, Julia, Pouvoirs de l’horreur, Points, Seuil, 1980.
  • 15. On pourra y voir, me semble-t-il, une illustration rigoureuse de ce que Kant appelle «l’impératif catégorique».