Paléontologie, science du futur

Paléontologie, science du futur

Soumis par Isabelle Boof-Vermesse le 19/03/2018

 

Les dinosaures occupent une place à part dans le bestiaire de la culture populaire. Dans The Last Dinosaur Book: The Life and Times of a Cultural Icon (1998), W.J.T. Mitchell remarque que le dinosaure représente à la fois tout ce qui est complètement étranger à la nature humaine (c’est une créature à sang froid, reptilienne, avide) et tout ce qui lui est intimement associé (c’est une créature à sang froid, reptilienne et avide). Il n’est donc pas étonnant qu’il soit devenu un fétiche culturel (Mitchell: 68).

C’est la nouvelle discipline de la paléontologie qui découvre le dinosaure en tant que tel au début du XIXe siècle, avec Cuvier en France qui en 1796 élabore le concept d’extinction d’une espèce, et Richard Owen en Angleterre qui en 1840 forge le mot et l’objet «dinosaure». Dix ans plus tard, les dinosaures font l’objet de nombreuses représentations dans la culture savante et la culture populaire– l’artiste Waterhouse Hawkins sculpte les modèles en taille réelle qui seront exposés au Crystal Palace lors de l’Exposition universelle de 1851, et c’est dans l’un d’entre eux qu’il donne le dîner légendaire, présidé par Owen, où furent invités les autorités de l’exposition universelle et quelques journalistes triés sur le volet.1.

Dinner in Iguanodon

La coïncidence qui fait du dinosaure à la fois un objet scientifique et un fétiche culturel se produit à deux moments clés: le milieu du XIXe et la fin du XXe (Mitchell, 1998: 14). L’entreprise rétroscientifique du steampunk permet de fondre les deux. Ce n’est donc pas un hasard si le genre steampunk s’intéresse au dinosaure: on  revisite un phénomène du XIXe avec le regard du XXe mais– et c’est ce qui fait sa spécificité par rapport à la simple romance historique–, dans le même temps et de façon inverse, on se place du point du vue du XIXe pour anticiper le XXe, ce qu’on appelle peut-être un peu rapidement le rétrofuturisme. Dans ce dispositif de regard réciproque qu’installe le steampunk, la paléontologie, avant-garde scientifique dont l’objet d’étude appartient à un lointain passé, met en abyme l’intersection entre passé et futur. Mitchell a donc raison d’insister sur le caractère moderne et scientifique du dinosaure par rapport au dragon (Mitchell, 1998: 11) malgré l’utilisation du mot «dinosaure», en anglais comme en français, pour désigner une personne, une institution ou une technologie dépassée. Le dinosaure a un rapport complexe et paradoxal au progrès scientifique et technologique, ce qui fait de lui une figure clé de l’univers steampunk.

Avant de proposer une définition du steampunk et de s’intéresser à son rapport au temps et au dinosaure, il est nécessaire de remarquer que l’anachronisme qui le caractérise, qui superpose et renverse passé et futur, est déjà le fait de l’époque victorienne revisitée par le steampunk. C’est avant même la publication des écrits de Darwin que s’amorcent les interrogations sur la création et le destin des espèces, débat dans lequel s’inscrit le dinosaure et autour duquel commence à s’élaborer la théorie de l’évolution.

L’industrialisation annonce une ère «moderne» de reproductibilité et de vitesse. C’est pourtant ce moment industriel qui choisit le paradigme de la trace comme mode d’accès au réel, peut-être parce que justement le réel est en train de se dérober, si l’on suit l’analyse de Marx dans Le Capital sur la désincarnation et l’abstraction, de la marchandise désormais identifiée à sa valeur d’échange.

Dans le chapitre «Simulacres et science-fiction» de Simulacres et simulation, Jean Baudrillard situe la science-fiction dans son époque productiviste, centrée sur un modèle mécanique, et remarque que désormais, à l’ère cybernétique de l’information et de la modélisation, c’est le réel disparu qui est devenu l’objet de la quête utopique:

Peut-être que la science-fiction de l’ère cybernétique et hyperréelle ne peut-elle que s’épuiser dans la résurrection «artificielle» des mondes «historiques», essayer de reconstituer in vitro, jusque dans les moindres détails, les péripéties d’un monde antérieur, les événements, les personnages, les idéologies révolues, vidées de leur sens, de leur processus originel, mais hallucinants de réalité rétrospective. (Baudrillard, 1995: 179-180)

La modélisation de Baudrillard permet d’une part d’inscrire une formule littéraire dans un paradigme cognitif, en un geste qui pose le rapport du texte à son hors-texte, ou plutôt qui expose la complexité de ce rapport, lorsque le texte ne peut rendre compte de son présent, et d’autre part, en extrapolant ce modèle, de rendre compte de la valeur de la figure du dinosaure à la fois au XIXe et au XXe siècle, comme trace.

 

Le retour du défoulé: steampunk et dinosaures

À l’origine un sous-genre de la science-fiction, plus précisément une variation historisante du cyberpunk, le steampunk enfourche l’imaginaire néo-victorien pour explorer la pulsion technologique du XIXe siècle et ses conséquences sociales. Des deux racines du mot, on retient que «steam» évoque l’énergie dérivée de la vapeur et l’imaginaire technologique hérités de Jules Verne, et «punk» renvoie à l’attitude subversive mise en scène dans les œuvres de H.G. Wells et à la lecture politique que l’on peut en faire.

L’anachronisme du steampunk –ou uchronisme, selon l’expression de Richard St Gelais2–,  que certains déplorent comme nostalgique plutôt que critique, suppose une déviation brutale de l’histoire telle que nous la connaissons; on peut avancer l’hypothèse que la paléontologie en tant que science reproduit exactement le geste rétrofuturiste du steampunk: il s’agit, par l’exploration du passé grâce à de nouveaux outils, de rendre possible l’émergence d’un nouveau modèle historique qui puisse rendre compte d’une réalité alternative. Or, si au milieu du XIXe siècle, le darwinisme est une théorie révolutionnaire et subversive (en tant qu’elle réfute le Créationnisme), dès la fin du XIXe, le darwinisme social sert à la fois à justifier le statu quo et à préempter un futur nécessairement aveugle et empirique. Il faut donc revenir une deuxième fois sur le fossile pour mettre en évidence le travail paléontologique ou archéologique comme construction ou interprétation, comme culture plutôt que comme science.

L’ouvrage dont il sera question, The Difference Engine de Gibson et Sterling, s’emploie à redoubler le passé en extrayant le dinosaure de sa gangue jurassique ou crétacée pour en faire une créature du XIXe siècle. Le détour par une sorte de «passé antérieur» permet de modifier le passé récent d’où réinvestir autrement le futur. Ce n’est donc pas un hasard si, dans ce texte steampunk, le dinosaure apparaît flanqué de son paléontologue: à la fois science nouvelle au XIXe et ancienne au XXe, la paléontologie, bâtie sur le modèle de la lecture de la trace, rend visible une double disparition: celle, naturelle, de l’extinction de l’espèce, avec pour témoignage le fossile, et celle, culturelle, de l’évacuation du réel dans un monde dominé par le machinique au XIXe et par le virtuel au XXe. La célèbre ouverture de Bleak House de Dickens, où un mégalosaure émerge du brouillard londonien dans un contexte où le temps se dilate, témoigne déjà de cette «ré-hallucination désespérée du passé» dont parle Baudrillard à propos de l’hyperréalité (Baudrillard, 1995: 180).

À la fin du XXe siècle, le steampunk marque le retour du mécanique pour célébrer la technologie en tant qu’elle reste visible, tangible, audible dans sa version d’une machine qui pue, qui tousse et qui tombe en panne. Contre les réseaux dématérialisés de la technoscience contemporaine, la machine steampunk est faillible et accessible; elle ressemble, de fait, à un corps, comme le fait remarquer la spécialiste de culture matérielle Rebecca Onion à propos des pratiques du cyberpunk (Onion, 2008: 145).

Le dinosaure occupe une position nodale qui marque le retour du défoulé; il renvoie à la puissance de la nature, mais aussi à la crainte de l’humain de tomber à son tour dans la poubelle de l’histoire, devant la marche triomphante d’une technologie virtualisée et désincarnée, ce que Professor Calamity, pseudonyme d’un auteur régulier de SteamPunk Magazine, appelle «le nirvana du néant» (Calamity, 2007: 24). De même que le steampunk  valorise une technologie faillible comme le zeppelin, de même le genre considère le dinosaure avec l’intérêt tout particulier que l’on voue à un objet puissant mais fragile, vulnérable à l’extinction.

 

Catastrophisme contre uniformitarisme: la guerre des os dans Difference Engine

The Difference Engine (1990), co-écrit par William Gibson et Bruce Sterling et considéré comme l’un des romans fondateurs du genre steampunk, envisage, en un geste proche de l’histoire alternative, que l’ordinateur imaginé par Babbage ait effectivement été construit, avec les conséquences sociales, notamment en termes de surveillance, qui en découlent. La machine à différences est aussi une machine à différence sociale dans une société dirigée par la caste des savants.

Le héros, Edward Mallory, surnommé «Leviathan» Mallory par la presse, est un partisan du catastrophisme, ce qui l’aligne sur la position d’un paléontologue historique, Richard Owen, disciple de Cuvier et l’inventeur du mot dinosaure. Mallory est engagé dans une lutte scientifique contre les uniformitaristes, ceux qui, à la suite de Lamarck et dans une optique compatible avec l’évolutionnisme, croient que les lois de la nature se déploient lentement et uniformément. Par un anachronisme scientifique rendu possible par le steampunk, il est aussi l’auteur de la théorie selon laquelle la disparition des dinosaures serait due à la chute d’une comète, l’«hypothèse Alvarez» datant de 1980.

Historiquement, Cuvier est à la fois le fondateur de la paléontologie et le père du catastrophisme, l’un étant au service de l’autre, à savoir que l’étude des fossiles est subordonnée à la théorie qu’il échafaude, celle de l’extinction; au tout début du XIXe, la grande nouveauté du catastrophisme est d'introduire l'idée que le monde ancien est radicalement différent du monde présent. Il y a changement, mais non dans la continuité, ce qui le démarque de l’uniformitarisme et de son cousin l’évolutionnisme. La nature procède par à-coups, et n’actualise pas un plan unique qui mène à toujours plus de complexité à force d’adaptation, ce qui est la position de Lamarck, ancêtre de l’évolutionnisme.

Comme le suggère le titre du roman, le protagoniste est en quête de différence; il est partisan de la théorie du catastrophisme, des ruptures brutales, mais c’est cependant la répétition d’un désastre qui s’annonce dans le ciel plombé de Londres:         

Les léviathans terrestres avaient vu ce même ciel, il en était sûr, après le choc de la comète qui avait secoué la terre. Pour ces hordes reptiliennes, avançant sans relâche à travers la jungle luxuriante, poussées par la faim dévorante qui fermentait dans leurs énormes ventres, un tel ciel avait dû ressembler au ciel de l’Armageddon. Des tempêtes cataclysmiques avaient lacéré la terre crétacée, d’immenses feux avaient fait rage, et de la poussière de comète était tombée des tourbillons de l’atmosphère, frappant et pulvérisant la végétation desséchée. Jusqu’à ce que les tout-puissants Dinosaures, adaptés à un monde désormais anéanti, tombent en une extinction de masse, et que les mécanismes bondissants de l’Évolution soient lâchés dans le chaos, pour repeupler la Terre en deuil d’espèces nouvelles et étranges (Gibson et Sterling, 1990: 215 [traduction de l’auteur])

Le dinosaure devient ainsi l’emblème du catastrophisme; pour reprendre la boutade citée par Stephen Jay Gould qui attribue la vogue des dinosaures au fait qu’ils sont «gros, féroces, disparus»3, c’est cette dernière caractéristique, leur extinction, qui paradoxalement les met au centre de la scène victorienne. Contrairement à ce que l’on pourrait penser à première vue, c’est leur vulnérabilité qui est rassurante, car l’extinction des dinosaures est à l’époque un rempart contre la théorie de l’évolution. Sybil lit ainsi un article de journal à son amie Hetty:

Les Rads [faction politique autour de Lord Byron] étaient fous de ces dinosaures, semblait-il. On voyait une gravure de sept scientifiques, avec à leur tête Lord Darwin, en train de regarder intensément quelque objet indéterminé incrusté dans un minerai quelque part en Thuringe. Sybil lut la légende à haute voix, montra l’image à Hetty. Un os. Cette chose dans le charbon était un os monstrueux, de la taille de l’homme. Elle frissonna. Tournant la page, elle tomba sur ce qui semblait être un rendu artistique de la créature telle qu’elle devait être tant qu’elle était en vie, une monstruosité dotée de deux rangées de féroces protubérances triangulaires en dents de scie, montées sur son dos arrondi. Elle semblait au moins aussi grande qu’un éléphant, bien que sa méchante petite tête ne dépassât pas la taille de celle d’un chien.

Hetty versa le thé. «Les reptiles étaient les maîtres absolus sur toute la surface de la Terre, lut-elle à haute voix en enfilant du fil sur son aiguille.Je n’en crois pas un traître mot.

— Et pourquoi pas?

— Ce sont les os de ces satanés géants, dans la Genèse. C’est bien ce que dit le clergé, non?» (Gibson et Sterling, 1990: 22)

Dans The Difference Engine, le «catastrophisme» qui, au XIXe siècle est en voie d’être dépassé et remplacé par l’évolutionnisme de Darwin, se voit réhabilité et redevient futuriste grâce à la théorie du chaos déterministe. Si historiquement Owen construit son catastrophisme pour réfuter certains éléments de l’évolutionnisme comme la sélection naturelle, remplaçant la «gradation» par des sauts qualitatifs, dans la version steampunk de «la guerre des os», ce catastrophisme prend une autre valeur, car il annonce une nouvelle théorie: «La théorie des catastrophes prend en compte les interactions synergiques; le doublement de période amène tout le système sur le chemin du chaos!» (Gibson et Sterling, 1990: 192).

Dans ce jeu de contraste et de répétions dans la lecture du dinosaure, ce sont les représentations qui sont au centre de la querelle, Edward «Leviathan» Mallory refusant tout net la muséographie qui met en scène son brontosaure: dans les plans prévus par le scénographe, la pose de l’animal suggère une créature amphibie se déplaçant lentement dans un environnement aquatique, le cou allongé sur la surface de l’eau, représentation qui confirme la théorie uniformitariste, alors que la vision catastrophiste du même animal est tout autre:

Mallory saisit un crayon sur le bureau et se mit à dessiner rapidement, avec précision: «Il passait le plus clair de son temps sur les pattes arrière, la tête bien en hauteur au dessus du sol. Regardez bien cet épaississement dans les vertèbres caudales. Une preuve évidente qu’elles subissaient une pression énorme à cause de la station debout. (…) Un troupeau de ces créatures pouvait décimer une forêt entière en très peu de temps. C’étaient des animaux migrateurs, Monsieur Reeks, comme les éléphants; et ils parcouraient de vastes distances, très rapidement, modifiant entièrement le paysage à cause de leur appétit dévorant. Le brontosaure se tenait debout sur deux pattes, il était étroit de poitrail, ses pattes arrière étaient verticales, comme des colonnes, et il se déplaçait avec les pas raides et rapides d’un éléphant. Rien à voir en aucune manière avec une quelconque grenouille.» (Gibson et Sterling, 1990: 114)

La vélocité du dinosaure de Mallory contraste avec la pesanteur de saurien que privilégient ses adversaires, qui veulent prouver que l’animal était inadapté à son environnement: 

La faction uniformitariste souhaite montrer que ces créatures étaient stupides et incapables de bouger! Et ainsi les dinosaures s’inscrivent parfaitement dans leur courbe de développement graduel, en un mouvement progressif jusqu’à aujourd’hui. Tandis que, si vous accordiez un quelconque crédit au rôle joué par la Catastrophe, vous seriez contraints d’admettre que ces magnifiques créatures étaient dotées de bien plus de capacité darwinienne d’adaptation que vous n’étiez prêts à le concéder au départ, n’en déplaise aux mammifères malingres d’aujourd’hui que Foulke et ses amis ont cru bon de mettre au bout de leur courbe. (Gibson et Sterling, 1990: 115)

D’une certaine manière, la lenteur des dinosaures des uniformitaristes fait écho à leur théorie du changement continu. Mais Mallory aura gain de cause, et son brontosaure va se tenir fièrement sur ses pattes puissantes pour arracher et dévorer les feuilles d’un arbre, et non tendre le cou sur une eau stagnante pour se nourrir de plantes aquatiques. En effet, après quelques hésitations d’ordre politique, et malgré ses craintes de froisser le camp adverse, le curateur est convaincu par les arguments scientifiques de Mallory à propos du mode alimentaire du brontosaure, capable d’ingérer des branchages grâce à son gigantesque gésier. Si le scénographe du musée est séduit par le potentiel esthétique d’un dinosaure dressé, le curateur ne répond qu’aux calculs du ratio entre la masse du dinosaure et la quantité de nourriture pour donner, avec réticence, son accord.

Les querelles scientifiques dans The Difference Engine sont aussi un exercice de fictionalisation, ou d’exploration ontologique, dans la tradition de l’urchronie, comme rappelé plus haut; en partant du postulat que Charles Babbage, l’inventeur de la machine à différences, ait pu bénéficier d’un financement qui lui aurait permis de mener son projet à terme, l’univers alternatif qui en aurait résulté eût été dominé par la collecte et la gestion de l’information. L’intrigue se présente comme la quête d’un programme informatique qui va permettre à une intelligence artificielle d’accéder à la conscience et se révéler être le narrateur du récit, ou «narratron». C’est dans le crâne d’un brontosaure exhibé dans le Musée de Géologie que Mallory, à la demande de Ada Byron, a caché le Modus, un programme pirate mystérieux dont on suppose d’abord qu’il peut être utilisé pour les jeux d’argent; la cachette est ironique puisque le programme va en fait déstabiliser entièrement les ordinateurs de l’Empire et installer un nouveau paradigme.

Dans ce roman qui appartient aussi au genre de la métafiction historiographique, par la dimension réflexive qui vient d’être indiquée, la présence du dinosaure comme objet scientifique peut aussi renvoyer au besteller Wonderful Life, du paléontologue Stephen Jay Gould cité plus haut, publié un an avant The Difference Engine. Gould propose une théorie qui se démarque du créationnisme en mettant en avant la contingence plutôt que l’adaptation, la perfection et l’anatomie n’étant pas d’un grand secours face à une catastrophe imprévisible. Des fossiles montrent que des créatures ayant jailli au moment de l’explosion cambrienne, qui appartenaient à des catégories anatomiques (phylums) parfaitement adaptées à leur environnement, s’étaient néanmoins éteintes, laissant supposer que si l’on pouvait «rembobiner la cassette de la vie» (Gould, 1989: 48) pour revenir à cette période, on pourrait aujourd’hui se retrouver dans un univers peuplé d’animaux tout à fait différents.

De fait, le dinosaure est une créature dont tout reste à découvrir: il habite une spirale cognitive qui périodiquement le redécouvre, le réévalue et en propose une autre lecture. Ces lectures ne sont pas dénuées d’arrière-pensées, comme on vient de le voir; indépendamment de sa dimension idéologique, voire religieuse, le dinosaure s’inscrit aussi dans le système symbolique d’échange du capitalisme naissant: le dinosaure est une marchandise. Malory a ainsi une conversation avec l’écrivain Disraeli à propos de la politique éditoriale d’un magazine qui semble anticiper la logique de Jurassic Park:

Seul un spécialiste s’intéressera à un article sur la pression exacte qui serait exercée sur l’articulation d’un maxillaire de reptile, Mallory. À vrai dire, il n’y a qu’une seule chose qui intéresse les gens à propos des dinosaures: pourquoi diable ils sont tous morts.

— Je croyais qu’on était d’accord pour réserver cette question pour la fin.

— Mais oui. Cela fait une belle fin, cette histoire de comète qui vient tout fracasser, et la tempête de poussière noire qui balaie toute vie reptilienne sur son passage. Très spectaculaire, parfaitement catastrophique. C’est exactement ça que les gens aiment dans le Catastrophisme, Mallory. La Catastrophe a une autre allure que toutes ces fadaises à propos de la Terre qui serait vieille de plusieurs milliers de millions d’années. Quelle barbe, quelle monotonie, quel ennui à mourir!

— Je n’ai nul besoin de faire appel aux émotions les plus viles! s’emporta Mallory. J’ai des preuves! Prenez la Lune! Littéralement recouverte de cratères causés par des comètes!

— Oui, oui, répondit Disreali d’un air absent, la science dans toute sa rigueur, c’est bien, c’est très bien.

— Personne peut expliquer pourquoi le Soleil pourrait continuer à brûler pendant ne serait-ce que dix millions d’années –aucune combustion ne peut durer aussi longtemps– cela violerait les lois élémentaires de la physique!

— Laissons cela de côté pour le moment. Je suis entièrement d’accord avec votre ami Huxley, selon lequel il faut éduquer le public et le débarrasser de son ignorance, mais il faut bien de temps en temps leur donner un os à ronger.» (Gibson et Sterling, 1990: 178)

Outre la réduction du dinosaure à une marchandise, objet de consommation de la culture de masse, le statut même du paléontologue dont Mallory se montre si jaloux n’est pas exempt de compromissions politiques: on apprend que les fouilles entreprises dans le Wyoming sont aussi une couverture pour fournir en armes les nations amérindiennes rebelles pour le compte de la Couronne.

Le rapprochement du scientifique et du militaire passe par l’entremise du technologique lorsque Mallory évoque le quetzalcoatlus, un dinosaure volant découvert par l’un de ses collègues. Ce volatile géant a fait l’objet de recherches poussées sur la machine à différences pour déterminer comment une créature aussi gigantesque pouvait voler, les applications militaires de la science de la «pneumo-dynamique» justifiant un tel intérêt (Gibson et Sterling, 1990: 76).

Cette triangulation entre la paléontologie, la technologie et le pouvoir suggère que le dinosaure du steampunk, genre obsédé par la science, procède moins d’un quelconque rétrofuturisme que du mouvement inverse: non pas comment le passé voyait le futur, ce qui permet de confirmer ou informer les prédictions, mais plutôt imaginer un passé qui rendrait obsolète notre terne présent. Ce n’est pas le passé qui imagine le futur, mais le futur qui ré-imagine et ré-enchante le passé par-dessus la tête d’un présent virtualisé, désincarné, immobile et sans attrait. On peut postuler, comme le fait Margaret Ratt à propos des objets fabriqués dans la culture steampunk qui, selon elle, viennent corriger l’uniformité lisse et aseptisée de notre postmodernité (Ratt, 2006: 4), que le dinosaure procède d’un désir de réintroduire la flèche du temps dans un présent en voie de devenir purement virtuel.

 

Ouvrages cités

BAUDRILLARD, Jean. 1995. «Simulacres et science-fiction» in Simulacres et simulation. Paris: Galilée, 240p.

CALAMITY, Professor. 2007. «My Machine, My Comrade». SteamPunk Magazine. Vol.3 (Fall 2007), p.24-25.

GIBSON, William. STERLING, Bruce. 1990. The Different Engine, Londres: Victor Gollancz, 383p.

GOULD, Stephen Jay. 1989. Wonderful Life: The Burgess Shale and the Nature of History. New York: Norton, 347p.

MITCHELL,  W.J.T. 1998. The Last Dinosaur Book: The Life and Times of a Cultural Icon. Chicago: University of Chicago Press, 329p.

ONION, Rebecca. 2008. «Reclaiming the Machine: An Introductory Look at Steampunk in Everyday Practice» in Ne-Victorian Studies. Vol. 1:1 (2008), p.138-163.

RATT, Margaret P. 2006. «Putting the Punk Back Into SteamPunk» in SteamPunk Magazine.Vol. 1 (Fall 2006), p.4.

ST-GELAIS, Richard. 1999. L’empire du pseudo: modernité de la science-fiction. Québec: Nota bene, 402p.

 

 

  • 1. On peut supposer que c’est le dépit qui dicte ces lignes dans un article paru peu après dans Punch: «Félicitons cette joyeuse assemblée d’appartenir à cette époque; car si elle avait vécu à une époque géologique plus ancienne, elle eut peut-être occupé cette même place dans le ventre de l’iguanodon, mais pas pour y dîner» («Fun in a Fossil». Vol. 26 (1854), p. 24).
  • 2. «L’uchronie est donc un récit qui présuppose –et non expose– une déviation de l’Histoire; celle-ci est tenue pour acquise (avec ce que cela peut avoir de déconcertant pour le lecteur); la déviation historique constitue moins l’objet du texte qu’un arrière-fond sur lequel se découpe une trame romanesque qui n’a rien de science-fictionnel, si ce n’est par son insertion dans un monde curieusement méconnaissable» (St-Gelais, 1999: 47).
  • 3. Stephen Jay Gould cite la réponse de Sheldon White expliquant l’attrait des dinosaures dans l’article “Still in My Dinosaur Phase”, The New York Times, Oct.12, 1986.