Les Ovnis Nazis du Père Noël ou les étranges avatars du mythe polaire (1)

Les Ovnis Nazis du Père Noël ou les étranges avatars du mythe polaire (1)

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 05/12/2013

 

Les Pôles sont devenus, au fil du temps, des pages blanches où l’imaginaire, cette autre écriture en suspension, n’a eu de cesse de projeter angoisses et espoirs. Si Thulé est citée pour la première fois par l’explorateur grec Pythéas (IVe av. J.-C.), qui en parle comme d’un territoire de l’Atlantique Nord composé de feu et de glace, où le soleil ne se couche jamais (se référant peut-être à l’Islande), Virgile en fera, sur ses pas, l’emblème des espaces inatteignables au-delà des confins du monde connu (Géorg. I, 30).  C’est ainsi qu’un roman très farfelu, malheureusement perdu, de Antoine Diogène Les merveilles incroyables au-delà de Thulé (IIe siècle apr. J.-C.) se place directement sous l’enseigne de cette extrapolation hors de toute limite cartographiée pour inaugurer la féconde tradition des voyages extraordinaires dont hérite encore notre science-fiction, ainsi vouée, dès ses plus lointaines origines, à sillonner les extrémités polaires de notre globe. Le résumé de l’œuvre dans la Bibliothèque de Photius reste le document le plus précieux qui nous reste de cet illustre ancêtre des voyages extraordinaires.

« Ce qui concerne cette île occupe fort peu d'espace, on en dit seulement quelques mots vers le commencement de l'ouvrage », écrit Photius dans le résumé qu´il donne de l´ouvrage dans sa Bibliothèque, seul vestige qui nous reste de ce livre en tout point merveilleux. Les personnages « continuent leurs courses au-delà de Thulé ; ce qui fournit à Dinias l'occasion, de raconter à Cymbas tout ce qu'il a vu d'extraordinaire dans ce nouveau voyage. Il prétend avoir vérifié, de ses propres yeux, plusieurs faits avancés par les astronomes ; par exemple, que certains peuples peuvent habiter sous l'Ourse et l'avoir au-dessus de leur tête ; qu'il y a des nuits d'un mois, de six mois, plus ou moins, et enfin d'un an, que la durée des jours correspond à celle des nuits, et plusieurs autres faits semblables. Il raconte ensuite des choses si étonnantes sur les hommes qu'il a vus et sur les prodiges dont il prétend avoir été témoin, que non seulement personne ne s'est jamais vanté d'en avoir tant vu, mais que même l'imagination n'en a jamais forgé de pareilles. Mais la chose la plus incroyable dans ces récits, c'est qu'il assure qu'en avançant vers le Nord, ils s'approchèrent de la Lune, qui leur parut une terre absolument nue, et qu'ils y virent tout ce que devait naturellement y voir un homme qui a déjà fabriqué tant de mensonges… » (CLXVI). Dès l´origine, ce territoire liminaire de glace communique donc avec le cosmos extraterrestre.

Autre «terra incognita» du monde gréco-romain qui viendra hanter l’imaginaire polaire, l’Hyperborée figure une sorte de paradis lointain et mal défini, le séjour des Bienheureux qui vivent  «par-delà les souffles du froid Borée» (Pindare, Olympiques, III, 31-33), personnification du vent du nord, dans un climat éternellement printanier. Ce territoire mythique au-delà des griffons et des cyclopes1 est placé sous le signe solaire d’Apollon et, par extension, de la sagesse chamanique (Pythagore lui-même sera salué comme l’«Apollon Hyperboréen»). Bien que les localisations les plus diverses de l’Hyperborée l’aient fait transiter de la Thrace à la Mer Noire, le Danube, l’Oural ou la Sibérie c’est l’hypothèse de Pomponius Mela qui la situe dans le Cercle arctique (en face des côtes de Thulé) qui sera le plus souvent privilégiée par les commentateurs à partir de la Renaissance, comme le montre la carte de Abraham Ortelius (Amsterdam 1572) où le Oceanvs Hyperborevs sépare l’Islande du Groenland.

Or, par un effet de l’imaginaire progressivement obsédé par cette plage blanche littéralisée qu’est le Grand Nord, c’est en Hyperborée que l’on va dès lors placer, la tradition apollinienne puis pythagoricienne aidant, l’origine ultime de la langue humaine, et par conséquent, de la «race» civilisatrice (l’on étendra ainsi la blancheur illimitée du lieu à la pigmentation de la peau, le Blanc étant paré de toutes les vertus). Les «races mères» se seraient propagées de là en direction du Sud –voire, selon certains, elles auraient dégénéré au cours de ces migrations, expliquant la diversité des peuples: «c’est de là que naquit la croyance en une origine hyperboréenne de la race aryenne, la seule demeurée pure», explique Umberto Eco.2Sur le pas de l’astronome et mystique révolutionnaire Jean-Sylvain Bailly, l’occultiste Fabre d’Olivet postule ainsi l’origine hyperboréenne de l’aryanisme, thèse qui traverse tout le «stupide XIXe siècle»: «La Race blanche est descendue [des environs du pôle boréal] à diverses reprises, par essaims, pour faire des incursions tant sur les autres races, quand elles dominaient encore, que sur elle-même, quand elle a su saisi la domination. Le vague souvenir de cette origine (...) a donné naissance au nom des Hyperboréens et à toutes les fables allégoriques qu’on a  débitées sur eux; il a fourni enfin les nombreuses traditions qui ont conduit Olaüs Rudbeck à placer en Scandinavie l’Atlantide de Platon et autorisé Bailly à [y] voir le berceau de toutes les sciences, de tous les arts, et de toutes les mythologies du monde», lit-on dans son Histoire philosophique du genre humain, de 1824.3

L’idée se propage. En 1862, la médium Célia Japhet reçut une importante communication de ses «esprits» qui «condamnaient le scepticisme des orgueilleux savants qui croient tout connaître et ne connaissent pas seulement le globe qu’ils habitent: par-delà les glaces se trouvent des terres habitables et habitées, couvertes de populations policées, héritières des traditions antédiluviennes». La nouvelle, publiée dans la Revue spiritualiste (1862)4, éveille les soupçons d’un lecteur sceptique: «C’est sans doute Japhet lui-même, contemporain du déluge et ancêtre de Célina, qui lui aura révélé ces mystères; à moins que le médium n’en ait pris l’idée dans un roman américain d’Edgar Poe, intitulé Histoire de Gordon Pym et dans l’apparition du grand spectre blanc dont la silhouette se dessine au milieu des effluves bleuâtres de l’électricité polaire». Outrés par «la manière dont certains journaux qui se disent libéraux, amis des lumières et de la vérité, rendent compte des importantes questions que soulève le mouvement spiritualiste, le fait le plus capital de l’époque» (p. 397), les éditeurs rétorquent que c’est plutôt Poe qui «sous le voile de la fiction, a su recueillir et résumer les idées qui couvent et qui se propagent, pour ainsi dire à l’état latent, jusqu’au moment où une rencontre subite, une découverte imprévue la fait jaillir à l’état de lumière et de vérité».5 Le chassé-croisé entre fictions, «réalité révélée», soupçon et intoxication qui nourrissent encore les débats contemporains sur la «conspiranoïa», est déjà établi. Mais aussi une étrange connivence des Pôles: l´on sait que le récit de Poe, inspiré par le projet de l´United States Exploring Expedition (1838-1842), se passe dans l´Antarctique et non le Pôle Nord cher aux théories hyperboréennes. Poussés par une sorte d´analogie, l´imaginaire polaire va en grande partie s´unifier, notamment, comme on verra, à travers la théorie de la Terre Creuse qui les fait communiquer physiquement.

Aux frontières de la parapsychologie et des pseudosciences, le mythe hyperboréen prospère et connaît de singulières variations. Ainsi, dans son Paradise Found. The Cradle of the Human Race at the North Pole (1885), William F. Warren, président de l’Université de Boston, soutint que le berceau de l’humanité et le Paradis terrestre n’étaient autres que le pôle Nord. Il se base sur la paléobotanique et la Genèse pour dire que l’Arbre de Vie du Jardin de l´Eden, qui n’est autre que l’Asvattha des Hindous, le Pommier d’Avalon des Celtes ou le Yggdrasil des Germains ne pouvait être qu’un séquoia de l’Arctique préhistorique, emporté avec eux par les habitants du Pôle lors de leurs migrations, d’où la tradition universelle de ce «pilier céleste».6. Les premiers habitants du Pôle, très beaux et d’une remarquable longévité, n’auraient émigré en Asie qu’après le Déluge et l’avènement d’un âge de glace, et ils y seraient devenus les êtres inférieurs de notre temps. Cette théorie fut prodigieusement divulguée par la fondatrice de la Théosophie, Mme Blavatsky dans son incontournable Doctrine sécrète (1888) qui défend la thèse d’une «Terre Sacrée Impérissable» située dans le Pôle, «utérus de la création» et source primordiale de l’humanité: «If, then, the teaching is understood correctly, the first continent which came into existence capped over the whole North Pole like one unbroken crust, and remains so to this day, beyond that inland sea which seemed like an unreachable mirage to the few arctic travellers who perceived it».7 «This 'Sacred Land'… is stated never to have shared the fate of the other continents; because it is the only one whose destiny it is to last from the beginning to the end of the Manvantara throughout each Round. It is the cradle of the first man and the dwelling of the last divine mortal, chosen as a Shishta for the future seed of humanity. Of this mysterious and sacred land very little can be said, except, perhaps, according to a poetical expression in one of the Commentaries, that the 'polestar has its watchful eye upon it, from the dawn to the close of the twilight of "a day" of the GREAT BREATH' [In India called 'The Day of Brahma.']» (id, 2:6)

Lui succéda alors le deuxième continent, s’étendant sur tout le Septentrion, allant de l’actuel Groenland au Kamtchatka, l’Hyperborée, demeure de la deuxième race de l’humanité, des géants androgynes aux traits monstrueux. Avant donc la Lémurie, puis l’Atlantide, il y eut «le continent Hyperborée. Tel sera le nom choisi pour le second Continent, la terre qui étendait ses promontoires au sud et à l'ouest du Pôle Nord, pour recevoir la Seconde Race qui englobait tout ce qu'on appelle aujourd'hui l'Asie du Nord. C'est le nom que les plus anciens Grecs donnaient à cette région lointaine et mystérieuse, où, suivant leur tradition, Apollon l'Hyperboréen se rendait tous les ans. (...) C'était un continent réel, une terre bona fide [de bonne foi, honnête], qui ne connaissait pas l'hiver à cette époque primitive (...). Durant le Miocène, le Groenland et même le Spitzberg, c'est-à-dire ce qui reste de notre second continent ou continent hyperboréen, jouissait d'un climat presque tropical».8 De Paradis, l’Hyperborée serait devenue, sous l’effet des glaciations, un Enfer blanc «où la déesse-reine scandinave Hel règne au plus profond d’Heleim et de Nilfheim», le monde des ténèbres9; Blavatsky interprète ainsi le Dragon rouge de l’Apocalypse comme le symbole des frimas du Pôle Nord engouffrant la fertile Hyperborée (idée qui inspirera Bennett pour le mosasaure dans la fosse d’Hela dans Thyra et Ashton Smith pour The Coming of the White Worm)… et le Tentateur du Jardin d’Eden comme un reptile volant, qui ne fut autre qu’un grand reptile (elle hésite entre un ptérodactyle et un mosasaure qu’elle conçoit à tort comme un «serpent ailé»10).

Mais ce fut avec le pangermanisme et le nazisme que ce mythe polaire connut son moment de gloire. Des groupes d’adeptes des sciences occultes fréquentaient ce qu’allaient devenir les milieux nazis, notamment la célèbre Thule Gesellschaft (Société Thulé), organisation secrète à fortes connotations racistes qui récupéra le svastika hindou. Par une logique d’analogie chromatique qui rapproche l’imaginaire parascientifique de la pensée magique, l’Hyperborée devient l’île blanche originelle des Aryens. L’on sait combien la localisation de ce berceau a été disputée (Joscelyn Codwin s’est même amusé à tracer la carte incongrue de toutes les différentes théories dans son incontournable étude sur le mythe polaire Arktos, 1996), mais, alors que les premiers romantiques allemands soutenaient l’origine indienne qui les éloignerait des sources sémitiques et méditerranéennes, une tendance de réaction européaniste se fait à la fin de siècle, très précisément en 1883, dans le sillage du triomphalisme pangermanique. Cette année, les Sprachvergleichung und Urgeshichte de Otto Schrader appuyaient l’hypothèse Ucranienne tandis que les Origines Ariacae de Karl Penka affirmaient l’origine scandinave des «purs Aryens, seulement représentés par les Allemands du Nord et les Scandinaves, une race très prolifique, de grandes statures, force musculaire, énergie et courage, dont les splendides atouts naturels leur ont permis de conquérir les races plus faibles à l’Est, le Sud et l’Ouest, imposant son langage sur les peuples soumis»11. Sous couvert de positivisme, l’on prolongeait l’imaginaire d’un Fabre d’Olivet (présent aussi dans des élucubrations hexagonales tels que la Mission des Juifs de Saint-Yves d’Alveydre, 1884).

Jörg Lanz von Liebenfels allait radicaliser ces théories dans sa singulière Théozoologie, «science» nouvelle inspirée par la Doctrine secrète de Blavatsky: alors qu’il situait la terre originaire des Aryens dans un continent polaire évanoui appelé Arktogäa («la Terre du Nord» en Grec), il considérait tous les non-Aryens comme le produit dégénéré de la fornication bestiale entre les Aryens expulsés du Paradis polaire et des animaux divers et monstrueux: "Pour traiter ces peuples, ainsi considérés comme semi-humains, Lanz recommandait diverses mesures : la stérilisation et la castration forcées, la déportation à Madagascar, l'esclavage, l'incinération comme sacrifice à Dieu et l'utilisation comme bêtes de somme. Comme le fait remarquer Goodrick-Clarke, "Les spéculations sinistres de Lanz ont permis de prévoir à la fois la psychopathologie de l'holocauste nazi et l'asservissement des non-aryens en Orient..." 12. Ces idées vont profondément marquer les fondateurs de la Société Thulé (fondée, symptomatiquement, la veille de l’Armistice de 1918), qui visera à unir tous les groupes pangermaniques et antisémites qui se reconnaissent dans l’héritage nordique du mythe de Thule: "Ce temple de Halgadom (communauté spirituelle) est à la fois spirituel et matériel. Il appartient à la terre et au ciel, au passé et au futur. Il est l'équivalent hyperboréen de l'Arche d'Alliance des Israélites. Helgadom (...) est l'empire de tous les Allemands. Ceux qui vivent entre le Rhin et la Vistule, entre la Baltique et les Alpes, ne sont que le coeur d'un immense territoire habité par d'autres héritiers de l'ancienne Thulé" affirmera son principal idéologue, Rudolf von Sebottendorff, qui rêve de «voir se lever la swastika victorieuse sur l’obscurité glaciale».13 Ce sera un autre membre de Thule, Anton Drexler qui fondera, comme l’on sait, le Deutsche Arbeiterpartei, qui deviendra le Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei.14

Proche aussi de Thule, Alfred Rosenberg popularisa définitivement le mythe polaire dans son best-seller Le Mythe du XXe siècle (1930), vendu à plus d’un million d’exemplaires, jouant un rôle à peine inférieur à celui Mein Kempf dans l’idéologie nazie. Il y identifie l’Hyperborée Aryenne à nulle autre que la mythique Atlantide: "Les géologues nous montrent un continent entre l'Amérique du Nord et l'Europe, dont nous pouvons voir les vestiges aujourd'hui au Groenland et en Islande. (...) Tout cela permet à l'ancienne légende de l'Atlantide d'apparaître sous un jour nouveau. Il ne semble pas impossible que là où les vagues de l'océan Atlantique s'écrasent aujourd'hui et arrachent des icebergs géants, un continent florissant ait jadis émergé des eaux, sur lequel une race créative a développé une culture puissante et étendue, et envoyé ses enfants dans le monde en tant que marins et guerriers..."15.

L’idéologue ésotériste et réactionnaire Julius Evola résumera cette vulgate des «polaristes» national-socialistes: «une tradition d’origine hyperboréenne se trouve à la base d’actions civilisatrices accomplies par des races qui, durant la période s’étendant entre la fin de l’ère glaciaire et le néolithique, se propagèrent dans le continent euroasiatique (...) Dans toutes les traditions indo-européennes, des souvenirs concordants parlent de la disparition de cette terre, devenue mythique par la suite, en rapport avec une congélation et un déluge. C’est la contrepartie réelle, historique, des diverses allusions à quelque chose qui, à partir d’une certaine époque, aurait été perdu, ou serait devenu  caché ou introuvable. C’est aussi la raison pour laquelle l’Île (...) se confondit souvent avec la "région des morts", les "morts" correspondant à la race disparue» (Le mystère du Graal, I, 7, 193716).

Parallèlement, un autre mythe tout aussi essentiel s’emparait des régions polaires, celui, déjà évoqué, de la Terre Creuse. Une carte géographique de Mercator (XVIe siècle) représente le pôle Nord sous la forme d’un immense creux où s’écoulent les eaux des mers environnantes, pour descendre dans les cavités de la Terre, circulation qui inspire les rêveries du Da Vinci jésuite et baroque Athanasisus Kircher, qui y voit l’équivalent macrocosmique de la circulation du sang dans le corps humain.17. Cette théorie permettait notamment de relier les deux pôles dans un même imaginaire. De fait, le premier des romans sur le sujet du monde souterrain s´intitule justement la Relation d’un voyage du pôle Arctique au pôle Antarctique, par le centre du monde (1721), devançant de plus d´un siècle le classique de Jules Verne (1864). Le capitaine Symmes en fit une théorie pseudo-scientifique qui eut la vie dure: les deux pôles se caractériseraient par des ouvertures circulaires, sortes d’ourlets entourés d’un cercle de glace au-delà duquel on trouve un climat plus doux. Sa déclaration du 10 avril 1818 à St Louis, Missouri, est restée célèbre: "AU MONDE ENTIER : Je déclare que la terre est creuse et habitable à l'intérieur ; qu'elle contient un certain nombre de sphères concentriques solides, l'une dans l'autre, et qu'elle est ouverte aux pôles de douze ou seize degrés. J'engage ma vie à soutenir cette vérité, et je suis prêt à explorer le creux, si le monde me soutient et m'aide dans cette entreprise."18

Cette théorie va inspirer celui qu´on considère comme étant le premier roman de science-fiction états-unien, Symzonia: A Voyage of Discovery attribué au narrateur autodiégétique "Capitaine Adam Seaborn" (1820).  Explorant l´Antarctique, l´expédition menée par ce dernier atteint le Centre de la Terre où elle rencontre une ancienne civilisation hyper-évoluée, les Symzoniens, qui contrôle notamment les airs (motif souvent repris par la suite) et constitue une sorte d´utopie. "Pour un peuple idéal, ils sont un peu petits, avec une taille moyenne d'un mètre cinquante", résume David Standish. "Mais ils sont extrêmement athlétiques, capables de faire des bonds de dix mètres d'un seul coup, probablement en raison de leur régime naturel et sain, puisqu'ils sont des végétariens stricts et des abstinents. Fidèles au racisme universel de l'époque, leur peau utopique est plus blanche que blanche - les Seaborns de couleur claire ressemblent par comparaison aux "Africains les plus sobres". Bien sûr, ils sont tous beaux et séduisants. Et ils vivent généralement jusqu'à deux cents ans" (Standish, 2006: 77). Pour ce qui est des "criminels et dégénérés", ils sont exilés dans les antipodes, près de l´ouverture du Pôle Nord. On comprend alors que l´humanité descend de ces marginaux, dont la peau est progressivement noircie, intégrant ainsi le paradigme diffusionniste des migrations hyperboréennes et conciliant l´imaginaire des deux pôles. 

Les théories du capitaine Symmes inspirèrent aussi Jeremiah N. Reynolds, l´instigateur de l´expédition états-unienne citée et, par extension, Poe, constituant le mystère implicite sur lequel s´achève le roman: la vision du géant surnaturel qui a "la parfaite blancheur de la neige" semble renvoyer, à l´autre bout de la planète, aux géants Hyperboréens, qui ne sauraient être là que par une étrange circulation à travers l´Axis Mundi qui traverserait l´intérieur de la Terre. Par la suite, comme l’on sait, plusieurs œuvres tenteront de résoudre le mystérieux appel «Tekeli-li! Tekeli-li!» qui clôt le roman de Poe, notamment Le Sphinx des glaces (1897) de Jules Verne, A Strange Discovery, de Charles Romyn Drake et bien sûr le classique de Lovecraft, passionné d’expéditions polaires depuis son enfance, Les Montagnes hallucinées (1936), où l’idée de la création de l’homme par des êtres primordiaux terrés dans les espolaires est littéralement monstrifiée 19

Par ailleurs, des multiples romans de mondes perdus polaires de la Fin de Siècle tels que La Déesse d’Atvatabar de William Bradshaw (1892), le très hallucinatoire Etidorhpa (anagramme de Aprhodite) de Uri Lloyd (1895) ou The Smoky God, or a Voyage to the Inner World de Willis G. Emerson (1908) encore populaires dans les milieux New Age, intègrent l´imaginaire des races primordiales dans la thèse de la Terre Creuse qu´ils contribuent à divulguer auprès d´un large public. Cela correspondait, encore une fois, à une tentative désespérée de réenchantement du monde moderne, emprisonné dans la «cage de fer de la rationalité» (Max Weber) dont la Fin de Siècle souffre tout particulièrement les étroites limites. Comme l’écrit Lauric Guillaud, spécialiste du sous-genre de «l’Aventure mystérieuse» qui englobe ces fictions, celle-ci «induit une véritable "topographie" de l’imaginaire, à la fois décor mythique et terre littéraire d’évasion pour le lecteur victorien fasciné par les possibilités apparemment inépuisables des découvertes contemporaines. Même si l’Ailleurs, l’Au-delà, l’Autre Monde tente d’atteindre à une certaine vraisemblance, on s’aperçoit vite que le voyageur de la fin du XIXe siècle continue d’y projeter ses désirs archaïques, sa volonté de s’affranchir des limites connues, sa peur et aussi son attirance du lointain pays aux confins du monde où règnent à la fois le peuple merveilleux quasi divin et parfois immortel, et les sombres divinités archaïques, objets de la vénération d’hommes et de femmes qui n’ont jamais perdu le sens religieux. Paradis ou Enfer, ce topos constitue une double survivance: dans la fiction littéraire, il représente l’espace miraculeusement préservé des explorations extérieures, et dans l’imaginaire individuel, ou l’inconscient collectif, ce désir profondément ancré chez l’homme de localiser un "espace des possibles" susceptible d’être accessible au voyageur qui poursuit sa quête mythique depuis le début des temps. Que cette quête mène au séjour des morts ou à la demeure des dieux, au centre de la terre ou aux confins des mers, cette aventure prend l’aspect d’une véritable transgression, l’homme s’efforçant de connaître ce qui lui est normalement interdit».20

De fait, quand bien même il ne reste plus, pour situer ces histoires, que les régions les plus inaccessibles du globe (le bassin de l’Amazonie, les vallées de l’Himalaya, les pôles ou l’intérieur de la terre), «les vieux mythes sont réactivés, comme ceux de l’Atlantide ou de la Terre Creuse, alors que les théories évolutionnistes de l’époque fournissent aux romanciers les "chaînons manquants" indispensables. Le passé, à la fois approfondi par les découvertes archéologiques et paléontologiques, est également réactivé par les vieux mythes ancestraux. Le pithécanthrope se confond avec le géant de la légende, et le dinosaure avec le dragon. Sous couvert de science, on réinvente la mythologie. Derrière l’investigation du savant se profile le mythe».21 C’est là la logique qui continue à travailler tout l’imaginaire conspiranoïaque contemporain.

Comme l´écrit D. Standish le nombre de romans sur la Terre Creuse a chuté précipitamment après 1910: "jusqu'en 1910 environ, la conception de la terre creuse est restée un formidable véhicule pour l'aventure et la spéculation utopique. Elle offrait un monde alternatif pratique, très semblable au nôtre et au moins un peu crédible. Au fur et à mesure que l'exploration polaire progressait et établissait de plus en plus qu'il n'y avait pas de trous invitants aux pôles entourés d'une mer polaire ouverte et tempérée, la suspension d'incrédulité requise devenait plus difficile. Néanmoins, quelques vrais croyants ont continué à s'accrocher, malgré toutes les preuves du contraire" (2006: 235). De plus en plus divergeant des données scientifiques institutionnellement admises, ces théories vont durablement alimenter les parasciences et la pensée complotiste.

La porte était grande ouverte pour une nouvelle constellation mythique, surgie au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale: les soucoupes volantes introduites par le Chicago Sun dans son compte-rendu des déclarations du pilote Kenneth Arnold le 26 juin 1947 ("Supersonic Flying Saucers Sighted by Idaho Pilot"). Moins d´un an plus tard, les premières mentions qui en faisaient des engins venus des pôles apparaissaient, sans doute marquées par l´imaginaire des machines volantes des fictions polaires (dont l´Aerial Yacht de la princesse Lyone dans The Goddess of Atvatabar constitue une sorte de prototype), semant les bases d´un véritable mythe complotiste.

 

Bibliographie principale citée:

J. Godwin, ArktosThe polar myth in Science, Symbolism, and Nazi Survial, Kempton, Adventures Unlimited Press, 1996

L. Guillaud, L'Aventure mystérieuse de Poe à Merrit ou les orphelins de Gilgamesh, Liège: Éditions du CÉFAL, 1993

Nicholas Goodrick-Clarke, Black Sun: Aryan Cults, Esoteric Nazism and the Politics of Identity, New York University Press, 2002

et The Occult Roots of Nazism: Secret Aryan Cults and Their Influence on Nazi Ideology, New York University Press, 1992

Walter Kafton-Minkel, Subterranean Worlds: 100,000 Years of Dragons, Dwarfs, the Dead, Lost Races, and UFOs from Inside the Earth, Loompanics Unlimited, 1983

M. Meurger, Lovecraft et la SF, Encrage, 1994, vol  2

D. Standish, Hollow Earth. The Long and Curious History of Imagining Strange Lands, Fantastical Creatures, Advanced Civilizations, and Marvelous Machines Below the Earth's Surface, Da Capo Press, 2006

  • 1. «De son côté, Aristée, fils de Caystrobios, de Proconnèse, dans un poème épique [Arimaspées Ἀριμάσπεια Arimáspeia], raconte que, possédé de Phébus, il alla chez les Issédons, qu'au-dessus des Issédons habitent les Arimaspes, hommes qui n'auraient qu'un œil; au-dessus des Arimaspes, les griffons gardiens de l'or; au-dessus des griffons, les Hyperboréens qui s'étendent jusqu'à une mer; que, sauf les Hyperboréens, tous ces peuples, à commencer par les Arimaspes, font constamment la guerre à leurs voisins; que les Issédons furent chassés de chez eux par les Arimaspes, les Scythes par les Issédons; et que les Cimmériens, qui habitent la côte de la mer du Sud, sous la pression des Scythes, abandonnèrent leur pays. Ainsi, lui non plus n'est pas concernant ce pays, d'accord avec les Scythes.» Hérodote, Enquête, IV, 14, trad. Ph. E. Legrand.
  • 2. Umberto Eco, Histoire des lieux de légende, Flammarion, 2013, p. 225
  • 3. Ibid,p. 242
  • 4. 11e livraison, p. 356
  • 5. Id, p. 357
  • 6. Warren, 1885, pp. 15, 264 et 285
  • 7. Helena Blavatsky, The Secret Doctrine [1888] Pasadena, CA: Theosophical University Press, 1977, 2:401
  • 8. Helena Blavatsky, La doctrine secrète (1888), t. III: Anthropogenèse, trad. de l'an., Adyar, p. 3-11
  • 9. Id, II, p. 774
  • 10. Id, II, p. 205
  • 11. Cit in J. Godwin, ArktosThe polar myth in Science, Symbolism, and Nazi Survial, Kempton, Adventures Unlimited Press, 1996, p. 43
  • 12. Id, p. 43 «To deal with these peoples, thus regarded as only semi-human, Lanz recommended variously: enforced sterilization and castration; deportation to Madagascar; enslavement; incineration as a sacrifice to God; and use as beasts of burden. As Goodrick-Clarke comments, "Both the psychopathology of the Nazi holocaust and the subjugation of non-Aryans in the East were presaged by Lanz’s grim speculations"
  • 13. Id, p. 50 «This temple of Halgadom (spiritual community) is simultaneously spiritual and material. It belongs to earth and to heaven, to the past and the future. It is the Hyperborean equivalent of the Ark of the Covenant of the Israelites. Helgadom (...) is the empire of all the Germans. Those who live between the Rhine and the Vistula, between the Baltic and the Alps, are only the heart of an immense territory inhabited by other heirs of ancient Thule»
  • 14. Pour toutes ces questions, souvent teintées de sensationnalisme conspiranoïaque, la référence incontournable reste le livre de N. Goodrick-Clarke The Occult Roots of Nazism, Wellingborough, Aquarian Press, 1985. Je me permets aussi de renvoyer, sur un plan purement ludique, à mon thriller historico-ésotérique Los Círculos (Barcelona, Saymon, 2010)
  • 15. J. Godwin, op cit, p. 57«The geologists show us a continent between North America and Europe, whose remains we can see today in Greenland and Iceland. (...) All this allows the ancient legend of Atlantis to appear in a new light. It seems not impossible that where the waves of the Atlantic Ocean now crash and pull off giant icebergs, once a blooming continent rose out of the water,  on which a creative race raised a mighty, wide-ranging culture, and sent its children out into the world as seafarers and warriors"
  • 16. Cit in U. Eco, op cit, p. 245
  • 17. V. U. Eco, op cit, p. 368 et Godwin, op cit, p. 98
  • 18. «TO ALL THE WORLD: I declare that the earth is hollow and habitable within; containing a number of solid concentric spheres, one within the other, and that it is open at the poles twelve or sixteen degrees. I pledge my life in support of this truth, and am ready to explore the hollow, if the world will support and aid me in this undertaking" Cit in J. Godwin, pp. 101-102
  • 19. M. Meurger, Lovecraft et la SF, Encrage, vol  2, p. 25
  • 20. L. Guillaud, L'Aventure mystérieuse de Poe à Merrit ou les orphelins de Gilgamesh, Liège: Éditions du CÉFAL, 1993, pp. 14-15
  • 21. Id, ibid