Schizophrénie, appropriation et contre-culture: le Don Quichotte de Kathy Acker

Schizophrénie, appropriation et contre-culture: le Don Quichotte de Kathy Acker

Soumis par Jessica Guillemette le 01/04/2013
Catégories: Esthétique, Fiction

 

Les auteurs issus de la blank generation n’ont eu de cesse de défricher, au fil de leurs expériences et de leurs explorations, plusieurs avenues différentes et inédites offertes par l’écriture et plus particulièrement par le biais de l’héritage de la beat generation. Si les écrivains du Brat Pack –Bret Easton Ellis et Jay McInerney en particulier– ont su cristalliser une ambiance générale et une technique associées à ce type de fiction transgressive, d’autres, comme Kathy Acker, l’ont poussée jusqu’au bord de l’abime à coup de textes d’un avant-gardisme vertigineux. L’auteure américaine, grâce à des œuvres comme Great Expectations et Blood and Guts in High School, siège parmi les artistes les plus controversés de son époque. Peu connus du grand public et généralement ignorés par la critique, ses textes sont parvenus à se tailler une place auprès des amateurs de littérature post-punk, expérimentale et d’avant-garde, chez lesquels Acker s’est peu à peu élevée au rang de figure culte. Son écriture est traversée par des formes et des thèmes récurrents dont le côté délibérément provocant, tant d’un point de vue moral qu’idéologique, a enflammé les esprits et inspiré des répliques cinglantes tout au long de sa carrière. Dans le travail qui suit, nous nous pencherons sur Don Quichotte1, un texte de Kathy Acker qui rend compte des techniques d’écriture et des thèmes indissociables de son œuvre. Nous verrons de quelle façon l’auteure utilise l’intertextualité et le cut up afin de produire un réseau de sens qui entre en collision avec le texte traditionnel et permet la mise en place de deux des réflexions essentielles présentes dans le roman, soit la place de la femme dans la société et la littérature. Par la suite, nous observerons quelle place prend l’œuvre d’Acker dans le large éventail de la culture populaire au vu des multiples ambiguïtés identitaires et discursives qu’elle engendre.

 

Appropriation et collage: la technique à l’usage de la narration

À l'instar de plusieurs auteurs associés au post-modernisme, Kathy Acker exploite largement l'intertextualité dans ses écrits. Ses techniques d'écriture lui ont valu d'être maintes fois accusée de plagiat, mais ironiquement, ce sont ces mêmes techniques qui caractérisent ses textes dans une perspective d'exploration structurelle et narrative. Don Quichotte fait bien sûr référence au roman de Miguel de Cervantès: dans le livre d'Acker, le personnage éponyme est une femme qui, suite à un avortement, prend le nom de Lance-de-nuit (Knight Night en anglais) et part à l'aventure avec son chien Siméon pour tenter de trouver l'amour. En faisant référence à l'oeuvre d'Acker, Marilyn Randall écrit, dans Pragmatic Plagiarism: «The use of 'plagiarism' in the novels is linked to problems of authorial and female identity as well as to aesthetic experimentation in creativity.2» (p. 244) Randall mentionne par la suite une épigraphe de Don Quichotte qui exprime bien cet état de fait: «Étant morte, Don Quichotte ne pouvait plus parler. Étant née pour faire partie d’un monde masculin, elle n’avait pas de parole propre. Tout ce qu’elle pouvait faire était de lire des textes masculins qui ne lui appartenaient pas.» (p. 65)

L'appropriation des textes d'autrui devient donc une nécessité, une étape que la narratrice doit franchir afin de parvenir à trouver une voix qui lui est propre. C'est également, on le constate à la lecture des différentes parties du roman, une façon détournée d'aborder des thèmes et des problématiques soulevés par le Quichotte de Cervantès d'un point de vue contemporain. Ainsi, la folie du personnage principal permet à Kathy Acker de jouer avec la structure narrative traditionnelle du roman tout en conservant une ambiguïté au niveau de la vraisemblance des situations présentées. Il nous impossible de statuer sur la nature de chien ou d'homme de Siméon ou de savoir si Villebranche a vraiment vécu une aventure pornographique dans un couvent dans la mesure où le type de narration change constamment et où la multiplicité des lieux et des noms font du texte une instance en perpétuel mouvement. Dans sa préface à l’édition française, Patrick Hutchinson parle de «dépossession du regard en surplomb de la domination.» (p. 8) Il écrit:

Tout bouge, rien de subsiste, rien ne résiste, tout se retrouve ailleurs sous un autre nom; tout lieu peut devenir un autre lieu, tout texte un autre texte et ainsi de suite. Sa vitesse, sa non-fixité, ses registres multiples, son refus de l’univocité du signifiant, ne s’expliquent pas autrement. (p. 8)

La folie, l’amoral et le chaos font ici contrepoids à la logique implacable des «léviathans de la raison», représentés dans le Don Quichotte d’Acker comme une conséquence de la domination masculine. La structure du roman, dans sa déconstruction même, permet de faire ressortir certaines étapes de l’élaboration du sujet, de l’appropriation de la figure du Quichotte jusqu’à la mise en place d’une parole multiple. Ainsi, la première partie n’est que l’écho d’une parole masculine, la seconde s’attarde à la naissance d’une identité féminine, tandis que la troisième et dernière partie atténue les frontières entre les genres en présentant une narration ambigüe, aux caractéristiques à la fois masculines et féminines.

Outre les possibilités offertes par la folie de la narratrice, les revendications politiques mises en place autour du roman de Cervantès sont également exploitées par Acker, qui écorche dans son texte de nombreuses positions idéologiques. La gauche, la droite, les féministes, la bourgeoisie: personne n'est épargné au fil des 341 pages du récit dans lequel Lance-de-nuit s'en prend au pouvoir en place et aux discours de ses figures-clé. Elle dit: «De malins enchanteurs tels Ronald Reagan et certaines féministes, comme Andréa Dworkin, qui contrôlent les secteurs-clé du pouvoir et de la culture, nous persécutent et continueront de nous persécuter jusqu’à ce qu’ils nous aient enterrés et abattus, noyés dans notre propre amnésie humaine.» (p. 162-163) Tous ces groupes sont perçus comme des joueurs sur un échiquier, comme les causes de «relations de pouvoir inégales et de la lutte pour la puissance.» (p. 182) Leurs discours prescriptifs et la froide logique de leur rhétorique entrent en collision avec la vision du monde de Lance-de-nuit, qui déconstruit ces discours jusqu’à en démontrer la futilité, jusqu’à ce que la liberté, le patriotisme, la guerre et l’argent se dissolvent dans une spirale nihiliste.

Bien sûr, la littérature devient alors une panacée. Elle permet aux personnages de s’évader; elle est la cause de leur folie, de leur multiplicité identitaire. La narratrice écrit, dès les premières pages de Don Quichotte: «J’avais deux échappatoires possibles de cette école que je haïssais: les livres; et davantage encore, la nature. Perdu dans les livres, la nature.» (p. 23) C’est à travers la lecture et l’écriture que Lance-de-nuit peut espérer combattre les avatars de la société, retrouver un état naturel des choses, semer le chaos dans un univers trop ordonné. Sa quête de l’amour ne peut trouver sa conclusion qu’à travers la nature, donc avec l’aide de l’écriture. Villebranche trouve le même réconfort:

Puisque, lorsque des humains apparaissent en ce monde-ci, ils sont moins importants que les non-humains: le monde d’au-delà de la vitre ne contient non plus de monstres. J’aurais tendance à regarder longuement ce monde plutôt que les petites figures noires sur la page: ce monde dont la signification, comme celle d’un livre, m’est toujours à distance. Ici, sur les marges de la signification, je suis en sécurité. (p. 229) 

Plus que de la littérature, c’est du langage dont il est véritablement question. La langue forge l’identité, construit autour de Lance-de-nuit un réseau de sens marginal, un univers autoréférentiel et structurellement fragile fonctionnant selon des règles qui lui sont propres. C’est généralement par le langage que le personnage romanesque parvient à se constituer individuellement, ce qui n’est pas le cas dans Don Quichotte. La parole est mouvante et les voix, multiples. Elle est magique et fait le pont entre la narratrice et les autres, entre ici et là-bas, entre l’homme et la femme, l’humain et l’animal. À travers le langage, elle transforme l’étrange en familier et vice versa. Au début du dernier chapitre, elle déclare: «Il est vrai que les femmes ne sont jamais des hommes. Même la femme qui a l’âme d’un pirate, ou du moins la morale d’un pirate […], même une telle femme qui est un freak a besoin d’un chez elle. Même les mutants ont besoin de maisons, de pays, de langage de communication.» (p. 331) Pour Lance-de-nuit, qui erre constamment, anonyme et sans visage, la langue est une maison. La langue des autres est un manteau dont elle s’enveloppe et dont, en même temps, elle ne peut se défaire. Dans son article intitulé «Kathy Acker and the Postmodern Subject of Feminism», Martina Sciolino écrit, en parlant de Don Quichotte:

Here, as in Great Expectations, Acker considers how a woman’s desires are already constitued by various myths – narratives of being – that fully inform the speaking subjects even as she speaks. Thus, how can one write a revolution to find a space for her own desires when she is already written by patriarchy?3

On constate effectivement que l’expression du désir féminin, tant dans la narration que dans l’écriture, est un tiraillement constant entre la volonté de sortir du carcan de significations et de mythologies imposées par l’homme et la lourdeur de cet héritage d’un point de vue discursif et langagier. Cette tension ne sera jamais tout à fait résorbée dans le texte d’Acker.

 

Kathy Acker dans la culture populaire

Les caractéristiques que nous avons énumérées contribuent à faire de Kathy Acker un ovni dans le paysage littéraire. Ses écrits ont interpellé un nombre de lecteurs fidèles qui l’ont élevée au rang d’auteure culte, mais ses choix et son style d’écriture l’ont également confinée dans un espace ambigu à la frontière de la production dite «populaire». S’il est vrai que la définition même de ce qu’est la littérature populaire est sujette à des variations et des débats fréquents, nous pouvons néanmoins repérer certaines constantes nous permettant de situer l’œuvre d’Acker dans cette constellation. En règle générale, la littérature populaire possède des traits susceptibles d’attirer un lectorat varié, de mettre en relation des gens qui lisent peu grâce à des thèmes qui touchent une majorité d’entre eux et à des canevas préétablis. Ainsi, la paralittérature, les romans-feuilletons et le mélange des genres ont constitué une part non négligeable de l’ensemble de la littérature populaire. La littérature de la marginalité n’est toutefois pas en reste dans la mesure où elle cristallise l’air du temps, à plus petite échelle qu’un Alexandre Dumas ou qu’un Vladimir Nabokov certes, mais d’une façon plus intime, plus personnelle.

Don Quichotte, en exploitant l’intertextualité, utilise une technique largement répandue dans la littérature contemporaine. Celle-ci utilise fréquemment des techniques propres à d’autres médiums tels la radio, le journalisme, la publicité et la télévision, ce qui accentue l’impression de saturation et de bruit tout en ajoutant une dimension actuelle au récit, qui est alors susceptible de rejoindre un large lectorat. Acker, de son côté, exploite ces codes pour mieux les dénoncer. Don Quichotte joue sur plusieurs registres à la fois et se veut tour à tour pastiche de texte pornographique, pamphlet, conte de fées pour adulte, pièce de théâtre et bien d’autres. Cette multiplicité de formes narratives, ajouté au cut up qui caractérise l’œuvre d’Acker, prend la forme d’une contagion causée par le nuage de discours contradictoires qui surplombe en permanence les personnages. William Burroughs décrivait les mots comme des virus dont la seule fonction était de se dupliquer et de se propager, et l’écriture – le cut up, entre autres – comme une arme, une cure. Cette définition s’applique bien aux textes de Kathy Acker dont la logique et la structure, on l’a vu, croulent sous le poids du langage avant de se reconstruire dans une forme différente, plus pure, grâce au processus d’écriture. Ces successions de formes et de discours font de Don Quichotte un texte exigeant ne cadrant pas dans la littérature populaire traditionnelle, mais en empruntant toutefois certains codes. Dans la même optique, le canevas familier du roman de chevalerie de Cervantès est si déformé qu’on ne peut espérer retrouver dans la version d’Acker un quelconque point de repère nous permettant de nous déclarer en face d’un roman de genre.

L’intérêt des textes d’Acker dans une perspective d’étude de la littérature populaire se situe donc bien davantage du côté de la contre-culture que de la culture de masse. Son écriture subversive est traversée par des réflexions politiques, sociales et morales qui mettent en lumière des préoccupations telles que le militarisme, les effets de la technologie sur la nature et le contrôle médiatique et discursif des groupes dominants. Elle est la représentation d’une frange de la population qui déplore que «les nouveaux surhommes, ce sont […] les idiots du village4», comme dirait Umberto Eco. L’écriture de Kathy Acker peut donc être incluse, jusqu’à un certain point, dans des catégories littéraires (punk ou post-punk, avant-garde, littérature du nihilisme) qui la soumettent inévitablement, au fil du temps, au déplacement des sous-cultures et de leur rôle dans la sphère culturelle globale. Les belles années du mouvement punk sont derrière nous, mais l’œuvre d’Acker, elle, est toujours là. Les circonstances de réception sont différentes et le côté subversif, qui était dans l’air du temps à l’époque, est aujourd’hui décalé par rapport aux nouveaux courants artistiques et sociaux. Alors que ce sont ses caractéristiques marginales et provocatrices qui faisaient de Don Quichotte un texte avant-gardiste il y a trente ans, on constate que ce sont ces mêmes caractéristiques qui, aujourd’hui, contribuent à faire du livre un témoignage, un polaroïd saisissant d’une époque révolue. Ce qui ne signifie pas que le texte n’ait plus rien à dire: s’il est parsemé de signes et d’icônes propres à l’essence de la contre-culture, la structure, les réflexions et les expérimentations narratives demeurent, elles, intéressantes tant d’un point de vue littéraire que d’un point de vue intellectuel ou idéologique.

 

Conclusion

Kathy Acker, grâce à son écriture singulière et ses techniques marginales, est devenue une figure culte, représentative d’une génération en perte de repères, noyée sous les discours dominants et les rapports de force. Son utilisation du plagiat, de l’appropriation et du pastiche a semé la controverse tandis que ses propos sur les groupes politiques et les mouvements sociaux ont suscité de vives réactions, surtout chez les féministes qui lui ont reproché une vision rétrograde de la femme fondée autour de la violence conjugale, l’inceste et la domination masculine. Dans les faits, Acker dénonce, à travers le langage et l’intertextualité, cette même domination masculine qui, selon elle, a infecté et façonné au cours des siècles l’ensemble des discours ambiants. Ses personnages, dépourvus d’une voix unique, sont tour à tour masculins et féminins, ambigus et anonymes. Dans Don Quichotte, la folie du chevalier de Cervantès est utilisée pour faire de Lance-de-nuit, la narratrice, cet être à l’identité mouvante, aux limites de la schizophrénie. L’œuvre d’Acker, bien que se situant à l’extrême limite du spectre de la littérature populaire, possède plusieurs caractéristiques qui ont contribué à lui assurer une pérennité auprès d’un lectorat dédié, que ce soit au niveau du mélange des genres, de la critique sociale ou de la contre-culture. Tous ces aspects sont le produit d’une écriture singulière qui, au-delà de la multitude et de l’ambiguïté, a contribué à la formation d’une voix artistique unique, déchirante et discordante dont l’écho nous apparaît toujours, vingt ans plus tard, d’une vive pertinence.

 

Bibliographie

ACKER, Kathy. 1986. Don Quichotte, qui était un rêve. Paris: République des Lettres, 331 p. [Édition électronique]

ECO, Umberto. 1993. Du Superman au surhomme. Paris: Grasset, 182 p. [Édition électronique]

RANDALL, Marilyn. 2001. Pragmatic plagiarism: authorship, profit and power. Toronto: University of Toronto Press, 321 p.

SCIOLINO, Martina. 1990. «Kathy Acker and the Postmodern Subject of Feminism». In JSTOR College English, vol. 52 no 4, p. 437-445. <http://www.jstor.org/stable/377661> Consulté le 5 mars 2013

 

  • 1. ACKER, Kathy. 1986. Don Quichotte, qui était un rêve. Paris: République des Lettres, 331p. [Édition électronique]
  • 2. RANDALL, Marilyn. 2001. Pragmatic plagiarism: authorship, profit and power. Toronto: University of Toronto Press, p. 244.
  • 3. SCIOLINO, Martina. 1990. «Kathy Acker and the Postmodern Subject of Feminism». In JSTOR College English, vol. 52 no 4, p. 439. <http://www.jstor.org/stable/377661> Consulté le 5 mars 2013.
  • 4. ECO, Umberto. 1993. Du Superman au surhomme. Paris: Grasset, p. 182 [Édition électronique]