Set Yourself Free: l'envers horrifique de la révolte consommée

Set Yourself Free: l'envers horrifique de la révolte consommée

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 03/02/2014

 

La dernière sensation virale sur le Web (plus de 10 millions de vues en 5 jours), en ce 3 février 2014, est une publicité australienne écrite et réalisée par Henry Inglis et Aaron McCann, «Set Yourself Free». Ce petit conte cruel de 1'46 minutes mobilise les tropes du film d’horreur contemporain (par, notamment, la reductio ad absurdum du wrong turn) contre la rhétorique émancipatrice de la «révolte consommée» étudiée par Joseph Heath et Andrew Potter dans leur ouvrage homonyme. 

La capsule s’inscrit initialement dans une esthétique de vidéoclip au rythme de la chanson néofolk de Louis Inglis adroitement titrée "Another Place" (le rêve de l’Ailleurs qui mobilise le grand rêve australien ainsi qu’américain de la Route est aussi un rêve utopique d’un lieu entièrement Autre). Elle s’ouvre par les topoï idylliques des comédies romantiques adolescentes de high school avec l’escapade par la fenêtre des écolier(e)s espiègles, bravant le couple ridicule de professeurs dont les habits dénoncent les attitudes traditionalistes de l’autre côté d’une barrière claquemurée ("Tresspassers will be prosecuted") qui active le topos foucaultien tant galvaudé de l’école comme prison1.

Dans la rutilante van Volkswagen, product placement de l’icône automobilistique des années de la contreculture, les beaux fugueurs se dénudent, ôtant leurs uniformes pour retrouver une innocence édénique des corps, renforcée par la petite fleur qui pend, telle une amulette hippie, au-devant de la voiture qui les mène vers la liberté. Une des filles écrit, sans doute référant les premiers pas de son trépidant périple, non pas sur un smartphone ou une vulgaire tablette, mais bel et bien sur un calepin old school (ce qui posera plus tard un petit problème d’invraisemblance) tandis qu’un autre, sans doute son amoureux transi, lui joue de la guitare.

On part donc à l’aventure dans la pure lignée de l’épopée Beat (On The Road vient symptomatiquement d’être adapté selon cette même esthétique hisptérisante à la American Apparel2), comme le prouve le fait qu’on balance au vent la carte routière, dernier emblème de la rigueur scolaire et des chemins tout tracés de la normalité. 

Voici qu’on arrive à destination, à moins qu’il ne s’agisse d’une simple halte. Une deuxième barrière est franchie, signe physique de la transgression en cours qui nous mène tout droit dans le territoire des beach party films qui érigèrent la figure du surfeur3. S’ensuivent la traditionnelle course vers la mer nourricière («homme libre, toujours tu chériras la mer», comme le chantait déjà Baudelaire) dans le soleil couchant (dont les reflets caressants sont convenablement renforcés par le jeu des filtres instagrammiques), les jeux aquatiques amoureux et fraternels, la splendeur retrouvée des chevelures marines (par où les écolières deviennent des véritables ondines), le partage eucharistique des boissons qui semblent préluder à une annonce de soda industriel.

Puis une des ondines court, invitante, vers un buisson où la suit, souriant, son prétendant afin sans doute de s’y accoupler…  et voici que, comme dans un bon slasher puritain, la belle délurée explose littéralement. Si l’on connaissait le mantra du genre cité (SEX KILLS), la mécanique punitive est ici réduite à sa plus simple expression, faisant fi de tueurs masqués aux tortueux traumas enfantins. Devenue, comme dans le poème baudelairien, une «fontaine de sang», elle souille, selon un motif intronisé par Saving Private Ryan, la caméra elle-même, effet de réel barthésien qui renvoie à une vraisemblance documentaire tout en constituant le stade ultime de cette iconographie horrifique littéralement "éclaboussée" qu’analyse Jean-Baptiste Thoret4.

Effet de choc, on bascule brutalement du vidéoclip au gore, dans son sens étymologique même, tandis que les cris de panique succèdent sur la piste-son à la chanson édénique. Le galant terrassé par la déflagration et l’horreur voit à son tour son torse athlétique exploser.

Face à cette intrusion de l’horreur, trope de la prise au Réel sans cesse rejouée par le cinéma d’horreur contemporain, l’idylle se désagrège: l’amoureux ne dit-il pas à sa tendre moitié, défaillante comme bonne victime qui se respecte: "you’re slowing me down" avant de courir, délesté de son boulet, vers l’horizon et exploser à son tour, arrosant de ses viscères, en un cumshot sanguinolent cher au torture porn, la belle délaissée. De Baudelaire on passe alors à la réécriture qu’en faisait Apollinaire dans son beau poème élégiaque «Si je mourais là-bas...», où le corps de l’amant éclaté par l’obus se répand sur sa belle, l’ensemençant dans une gloire christique.5

Mais si le sang du poète «c'est la fontaine ardente du bonheur» celui du surfer n’est qu’une souillure du corps virginal qui, toujours comme dans le torture porn, s’agenouille, en position sacrificielle, avant de hurler, impuissante, toute son horreur dans la solitude de cette plage meurtrière. C’est alors que la caméra nous ramène à la grille franchie par les jeunes: "No trespassing beyond this point. Explosives testing site".

Une explosion rappelle les champignons atomiques, nous laissant peu d’espoir pour la "final girl" tandis que le supposé "message" de la publicité s’affiche: "This is what happens when you slack off". Puis, sur fond noir, le sobre et autoritaire: "Stay in school".

Après le choc physique de la violence, voici le choc cognitif de la chute, fidèle au principe du "Wendepunkt" théorisé par A. W. Schlegel. Cet effet de chute cher aux formes brèves que sont la publicité, le vidéoclip ou le fait divers est l’emblème même d’un sous-genre souvent délaissé, mais qui pourtant marque bien davantage les «nightmare movies» (Kim Newman) du cinéma contemporain que la tradition fantastique ou gothique stricto sensu: le conte cruel. Celui-ci s’articule structurellement autour de cette chute finale ou «twist» qui préside de facto à la construction du récit. «Sans nécessairement obéir à la loi du renversement théâtral, la chute peut être aussi le paroxysme vers lequel s'est acheminé tout le récit. C'est le propre des récits "cruels" que de laisser le lecteur pantelant après une explosion de violence», écrit J. P. Aubrit. «La chute peut être encore, de façon moins brutale, un effet de clôture où tout semble rentrer dans l'ordre, mais un ordre dont le récit a révélé la fêlure ou le tragique»6.

C’est cet effet de chute, poussé ici jusqu’à l’extrême, qui détermine notre relecture de l’épisode (devenu une cautionary tale horrifique sur les méfaits de l’abandon scolaire dans la lignée du Struwwelpeter germanique) et déclenche une série de réactions, dont témoignent les 18 035 commentaires («and counting...») qui, en 5 jours, se sont ajoutés au thread du vidéo sur YouTube.

Si tous les youtubeurs soulignent l’effet de surprise (exprimé notamment par le laconique "Shit...." de Bryton Pereira), certains réagissent par le dégoût à la provocation macabre, tels Art Trombley ("What a sick commercial and I mean sick as awful, nasty and disturbing;( ") ou holly osborne ("this is disturbing, hate!"), tandis que celle-ci déclenche, par son excès même, un effet comique chez des spectateurs blasés par la sursaturation iconographique de la violence: "Not quite what I was expecting. Pretty funny", écrit Harold Chester, suivi par lianne kok ("Awesome I really didn't expected this hahahha lol») ou, de concert avec le rire de celle-ci Romano Coombs (“HAHAHAHAHAHAHA!») alors que des indécis tels que AKeinonen se demandent: "is it fucked up to laugh at this?".

Schwetty Balzac résume ce tournant comique:  “As a PSA [Public Service Announcement], it's heavy-handed and ridiculous. However; as a straight up piece of comedy, this is pure bleedin' gold”, ce qui est compris par d’aucuns comme un échec de communication (alors que la vidéo elle-même devient virale, pervertissant, selon ces critiques, son sens premier). En témoigne scurvy135: "This is a good message, done in a way that is absolutely retarded. Most ppl I have spoken to about this video laugh at how silly it is, rather than hearing the message”, tandis que d’autres, au contraire, saluent la stratégie, tels Grant Busé: "It doesn't matter if you love this ad or hate it with a passion - this is actually an excellent PSA. How many PSAs get 10million views in 5 days? It is creating massive discussion about the issue.  I agree, the method in which it does raise the issue is questionable and ridiculous, but everyone watched until the end and everyone got the message 'Stay in School'.

Le message est glosé, par crainte qu’il n’y ait des malentendus, par Peter D: "I think what it's trying to say is "Kids, life may look like a playground, but it's actually a minefield. We adults have watched others wreck their lives because they made bad choices early in life. Education is a gift, grasp it if it's given to you." Mikko Soini souligne quant à lui un lien tenu entre la lecture métaphorique et la vraisemblance narrative, insistant sur l’analphabétisme fonctionnel (serait-ce alors parce que les jeunes fugueurs sont incapables de lire les cartes qu’ils s’en débarrassent allègrement?): "So It is important to stay in school to learn to read? If these guys knew how to read they wouldn’t be dead and the other guy would have get laid”.

Plusieurs opinions s’interrogent toutefois sur la pertinence de l’approche horrifique, ainsi Shishir Palsapure qui place sa remarque sous la férule du professionnalisme: "As a Psychologist, I believe that scary ads are least effective in influencing behavior. Due to 'Optimistic bias', the threat is likely to be dismissed. The ad is disgusting as well. I would like the film makers' view on why they chose the story, and any evidence that such story line works”. Pour d’autres commentateurs, d’autres images eussent été plus pertinentes, ainsi que le propose DanteAbernathy: "they should just make a video of miley twerking and then say, "this is what happens when you dont get an education". Le spectre du dumbing down cerne, on le sait, la planète globalisée.

La question de la pertinence déborde le cadre du thread et le webzine Slate en vient à douter de l’authenticité de ce supposé PSA qui bouscule les normes du genre (bien qu’ironiquement le succès de la vidéo est tel qu’ une recherche google de l’acronyme la place en deuxième après l’entrée Wikipédia de rigueur) pour une soi-disante Fondation éducative: «The end of the commercial claims that it’s “brought to you by” Learn for Life Foundation of Western Australia, described on the website as “a non-profit organisation promoting the importance of education for people of all ages.” If that sounds a little vague, well, so is the rest of the Learn for Life Foundation: The website features stock images of smiling people, and no contacts, explanations, or further details beyond the single video and a link to its directorial team, Henry & Aaron7.

Néanmoins l’article signale que le vidéo s’inscrit bel et bien dans une mouvance vers l’horreur que l’on constate dans d’autres productions du genre, afin de secouer un public de plus en plus désensibilisé:

Even if it wasn’t commissioned by a legitimate nonprofit, “Set Yourself Free” joins a small but growing canon of public service announcements from Down Under that are steeped in gallows humor. “Dumb Ways to Die”—a safety campaign designed for Metro Trains in Melbourne—won major industry awards, and recently passed 70 million views on YouTube. (It also spawned a strange gaming app where you can swat hungry piranhas as they try to eat a character’s private parts). For Australians, it seems, black comedy is the key to getting a message out—and, judging from the viral success of “Dumb Ways to Die” and “Set Yourself Free,” there may be something to that approach.8

Il est intéressant de signaler que Dumb Ways to Die coïncide dans cette esthétique avec un des succès récents de la téléréalité, 1000 ways to die, pour dire la nécromanie contemporaine. 

On voit là à l’œuvre (et «Set Yourself Free» en est une éclatante illustration) ce que Paul Ardenne désigne comme la course à «l’extrémisation» qui traverse toute notre époque (Extrême. Esthétiques de la limite dépassée, 2006). Il faut «dire plus, montrer plus, écœurer plus, etc., sous peine de disparition du signe ou de disqualification du spectacle» (47). Suivant la «logique capitaliste de l’emballement organisé», le principe de «l’accumulation sidérante» veut, «d’une part, accumuler (montrer plus), d’autre part, sidérer (montrer mieux)»; d’où la course à «l’image extrême de mort, qui, plus prodigue que l’image de sexe en sensations fortes, excède pour sa part toute limite» (49). Au-delà même de ses contenus violents, «l’image extrême fait violence, elle bouscule autant la norme de l’imagerie socialement admise que ce que le spectateur est censé pouvoir supporter» (ibid).

L’auteur prolonge le constat porté par Ivan Illich dans la foulée de la revendication de jouissance intégrale née de l’esprit de Mai 68, né du diagnostic d’une "analgésie" de la société, résultat de son inertie et de son conformisme: «la faculté de jouir des plaisirs simples et des stimulants faibles décroît. Il faut des stimulants de plus en plus puissants aux gens qui vivent dans une société anesthésiée pour avoir l’impression qu’ils sont vivants (...). Dans son paroxysme, une société analgésique accroît la demande de stimulations douloureuses»9. D’où le besoin «d’être secoué par des commotions, étourdi par des activités hystériformes, étonné par des impressions inédites et puissantes" (Ardenne, 6) en une "vie émotionnelle survoltée" de dépense permanente: «C’est là que "l’extrême", nouvelle préoccupation de vie, devient un critère majeur» (id, 21). 

Gilles Lipovetsky déjà se faisait le témoin de cette transformation au cœur des eighties (âge d’or, ne l’oublions pas, des splatter movies): «Curieusement, la représentation de la violence est d'autant plus exagérée quand celle-ci diminue de fait dans la société civile. Dans le cinéma, au théâtre, dans la littérature, on assiste en effet à une surenchère dans les scènes de violence, à une débâcle d'horreur et atrocité, (…) violence "hi-fi" faite de scènes insupportables d'os broyés, de jets de sang, cris, décapitations, amputations, castrations»10. De cette façon la société «cool» cohabite avec le «style hard», avec le spectacle fictif d'une violence hyperréaliste: «On ne peut expliquer cette pornographie de l'atroce à partir d'une nécessité sadique refoulée par nos sociétés thérapeutiques; mieux vaut inscrire la radicalité des représentations devenues autonomes et, par conséquent, destinées à un pur processus maximaliste. La forme hard n'exprime pas une pulsion, ne compense pas un manque, ni définit la nature intrinsèque de la violence postmoderne; quand il n'y a plus de code moral à transgresser, reste la fuite en avant, la spirale extrémiste, le raffinement du détail pour le détail, l'hyper-réalisme de la violence, sans autre objet que la stupéfaction et les sensations instantanées.(…) L'effet hard est corrélatif de l'ordre cool et la déstabilisation et désubstantialisation narcissiques de même que l'effet humoristique qui représente son envers, logiquement homologue (...). Le temps des significations, des contenus chancellent, nous vivons celui des effets spéciaux et de la "performance" pure»8.

Mais le recours à l’extrême (à la fois dans l’iconographie horrifique et dans l’outrance de celle-ci par rapport au «message» qu’elle est censée illustrer) est, on le voit, à double tranchant, car, s’il assure la viralité de la vidéo dans la constellation YouTube selon une logique déjà évoquée dans nos articles sur la question11, il déclenche un profond détachement envers son contenu. Du coup, emblème de la désensibilisation évoquée par Illich, Lipovetsky et Ardenne, le dispositif (post)ironique s’emballe: “the moral is clear, if you slack off don't go to a minefield”, résume Lucas Bacilli, tandis que, plus optimiste, Adam Grog ajoute en guise d’épitaphe: "they died doing what they loved. worth it". "Aw come on... If anyone is stupid enough to go to an explosives test site after skipping, they deserve what's coming to them", juge, sévère, M00shu. Destiny Waits applique quant à lui la reductio ad absurdum de la pub à sa propre expérience lectrice: "so if i slack off and i am on my computer it will suddenly explode!?!?:O".

L’humour noir s’empare aussi du trope de l’éventuelle séquelle comme s’il s’agissait d’une franchise slasher en herbe: "i hate it when it happens and then i have to make new friends” (Malsrocko). Car, précisément, toute la génération particulièrement “media-conscious” à laquelle est censée s’adresser la vidéo aura parfaitement reconnu les codes qui l’animent: «lol reminds me Happy Tree Friends:D» signale Lukas Zimmel tandis que Ignas359 évoque l’univers vidéoludique («As a wise person said: "Would be great opening for Far Cry 4»). Sakin ADAM se limite, laconiquement, à signaler: «Saving Private Ryan:)», faisant allusion, comme nous le signalions, au motif de la caméra éclaboussée.

L’on passe, comme si souvent dans la webosphère, à des blagues de goût bien plus douteux, mais qui témoignent pareillement d’une désaffection envers la représentation extrémisée de l’horreur. «À 0:52, on devine qu'elle a envie de se faire sauter... Elle a eu ce qu'elle voulait! XD» exulte 33panther33 rappelant la misogynie latente des fictions horrifiques (bien que l’horreur soit ici partagée par les corps mâles explosés) qui s’allie à l’homophobie chez Алексей Пипов («bunch of whoes and faggots»). D’autres soulignent plutôt leur hipsterophobie et leur dégoût pour une esthétique de la «révolte consommée» qui n’est plus que pur marketing: «I wish this would happen to everyone on tumblr» confie surfingsuicune tandis que cory allen s’exclame: «Oh thank god they blew up, I was about to puke». Cette phobie s’étend, au mépris de toute séparation épistémologique entre l’auteur et son œuvre, aux créateurs eux-mêmes («The writers should have stayed in school....» ironise DarkmageRector, idée détaillée par boqueroningles: “If this is what 'educated' people are capable of dreaming up I guess what this video is really saying is ' Set yourself free - Educate yourself and avoid any contact with our schooling system as you might end up like us sickos!!»). Le procédé viralisateur est alors lui-même dénoncé par Stamp Mad: "No wonder the world is in the state it is with crap like this being peddled, what IS wrong with you sickos? Oh let me guess, you are making money out of it!»

D’autres lectures insistent sur la défaillance de l’effet de réel, d’où la critique aristotélicienne de l’invraisemblance par oxis77gas ("wtf minefield in western world?") ou Jirka Dusek, qui évoque une interprétation tout droit sortie de la franchise Saw: «I gues they were triggered by the testing team not by people. I dont think they were landmines. How would you test landmine without having something trigger it. It was more like remote control mine or artilery even though for artilery it has really small blast”. Or, au-delà de l’invraisemblance narrative, il s’agit là d’une des dimensions métaphoriques de l’œuvre, intrusion de la dystopie des anciennes colonies du Tiers-Monde dans l’espace utopique australien. La figure symbolique des mines est évoquée par certains youtubeurs qui soulignent l’ironie latente du procédé tels que Torset Eriksen «Crazy vid and it fails in my eyes. I think this already happends to african people ON their way to school (landmines)”, ou 116Bears (“In Afghanistan this is what happens if you do go to school”). De son côté Tio Bolet y voit l’effet du complexe militaro-industriel ("This is what happens when you are governed by the military industry. Fuck off!”).

Au-delà des critiques aristotéliciennes, l’on constate chez d’aucuns le refus du pacte de lecture métaphorique; d’où la dénonciation des «littéralistes» tels que Henri Hänninen: "Umm... What the fuck does this have to do anything with school? And explosives test areas are bit more well fenced and signed - also no warning sound. But thats a little issue compared to: The fuck does this has to do with school? How about showing what skipping school can really do, how it can ruin your life to live with a shit part time jobs for 50 years, die forgotten and unloved from alcohol poisoning”.

Or d’autres youtubeurs s’indignent contre le message lui-même. Fusent alors les accusations contre-culturelles du Système habituelles à la webosphère: "This is pure bullshit. Schools are gov tools like churches, TV and military service, the best ways to get brain washed and formatted” dénonce le foucaultien (sans le savoir?) Roland C. L’idée est plus longuement évoquée par Mitchell P Ward:

That was a deranged piece of visually and thematically repulsive shit. I say: stay in school - unless they pressure you to conform to their stagnant sucker 'system', that is somewhat of a pressure-cooker course that debilitates many young kids who have a specific talent and or passion, by expecting them to conform and spread themselves thin instead; to be like everybody else, handing in work to get a 'score' (a scheme pre-determined in a rigged way by making certain 'more important' subjects accrue a higher score...) so they can end up joining the ranks of MEDIOCRITY... As if young people aren't pressured enough to conform to be mediocre conservative f!&*!s, being made to feel that if they choose to pursuit their own way but don't work in an office by age 25 they're inferior. God forbid the younger half of my generation can see the proven idiocy of this stigma. The message I get is: 'Stay in school; then go straight to Uni and stay there; get a job in Advertising; think you're a rock-star; make a shit ad. - like this one - then regret that you didn't go your own way and create your own destiny....' The message is important but this attempt is recklessly simplistic in my opinion: 'You're going to die unless you be a complete vitamin D deficient nerd with no friends, constantly and prudently proving yourself to a school system that may very well already be holding you back, 'blowing apart' your creativity and motivation to go your own way...'

Le débat sur l’éducation en milieu néolibéral donne lieu au poème didactique de TheGroveling dénonçant un cercle vicieux à la Catch-22: "Why do I need to go to College?/ Because you get a nice career./ Why do I need a nice career?/ So you can get loads of money./ Why do I need loads of money?/ So you can pay your student loan back?/ Why do I have a student loan then?/ Because you went to college". L’on sent, dans toutes ces réactions agacées au message autoritaire de la publicité, qui est ici clairement affichée comme propagande, la polysémie de ces conflits d’interprétations (P. Ricoeur) qui peuvent aller dans le sens d’une critique néolibérale des institutions étatiques comme d’une attaque contre-culturelle contre l’aliénation institutionnalisée des micro-pouvoirs.

Polysémie qui renvoie, de fait, à celle de la publicité elle-même malgré son apparente clôture herméneutique autour d’un message hétérodirigé (au sens marcusien de «fremdgesteuert»). Le titre joue sur l’antiphrase: "Set Yourself Free", la liberté n’étant pas le produit de la révolte consommée qu’incarne la fuite des surfeurs, mais de l’émancipation par l’éducation selon l’idéal kantien de l’Aufklärung. L’illustration par l’absurde des théories de Heath et Potter fait des hipsters fugueurs les victimes d’une idéologie qui postule qu’un individu libre, au sens éthique élevé, est nécessairement non-conformiste, la société et ses nombreuses règles opprimant l’individu qui refoule ses passions instinctives afin de subsister en un milieu technocratique (d’où la dévalorisation systématique de toute forme de nomos, et son corollaire, une valorisation de tout acte de transgression qu’illustrent ici la fugue et le «trespassing» physique de la propriété). Or le refus du conformisme et de la société de masse aurait pour  corollaire d’exalter l’individualisme, d’alimenter le souci de distinction et, ce faisant, le capitalisme; le «culte du cool» des soi-disant rebelles ne ferait alors qu’alimenter sans relâche la société de consommation, dont ils feront, s’ils ne prennent garde, les frais12.

D’où les explosions métaphoriques, signe suprêmement abstrait pour figurer de façon néobaroque –on est près des allégories théâtrales du Siècle d’Or- les aléas de la vie. Mais c’est là où le raccourci ouvre à toutes les interprétations (quels sont-ils, réellement, ces aléas?) et où l’extrémisme horrifique les complique. Y sont exposées les tensions contradictoires qui traversent cette «œuvre» qu’on peut qualifier de «texte incohérent» au sens avancé par Robin Wood et T. Corrigan pour le cinéma hollywoodien13. Si d’un côté la première partie glamourise le style même de la révolte consommée, s’adressant à un public qui manifestement y reconnaît ses propres fantasmes, les explosions attisent, sous prétexte d’un message moralisateur (la reductio ad absurdum du cautionary tale), le même plaisir de voir souffrir et périr des jeunes et beaux hipsters instagrammés qui anime maint torture porn14. Ils pourraient, de fait, être les parfaites victimes de Jigsaw (Saw), la Elite Hunting (Hostel), le Roi de la montagne (El Rey de la montaña, 2008), voire d’une meute de dégénérés tels que ceux de n’importe quel wrong turn rural (ou ici littoral). Comme dans beaucoup de ces films les «bourgeois bohèmes» jeunes et beaux sont intégralement exterminés, sans que l’on réussisse tout à fait à s’identifier ni à eux ni à leurs bourreaux (l’on s’identifie en réalité, comme toujours, à la structure qui sous-tend leur conflit)15. D’où la haine ou l’ironie de certains spectateurs envers les victimes alors que d’autres sont terrifiés ou outrés par leur sort (les deux groupes obéissant aux lois de «l’identification secondaire» au sens metzien).

Cette bivalence, marquée par celle des codes horrifiques eux-mêmes, s’étend à celle du prétendu «message». De quoi est-elle vraiment victime, cette «jeunesse dorée» (qui ne correspond par ailleurs aucunement au profil de l’abandon scolaire, l’hipstérisme étant plutôt une sous-culture de la «creative class» partout compromise avec l’establishment marchand16)?  D’avoir, comme la cigale de la fable, «chanté tout l’été»? Selon cette hypothèse purement conservatrice, les explosions manifesteraient la vengeance de l’éthique protestante du travail, pulvérisant l’hédonisme (catholique?) de ces parasites pour lesquels, comme le voulait jadis Reagan à l’égard des hippies, il faut un traitement radical de «Soap and (School) Work». On peut alors imaginer, par le jeu des métaphores inévitablement induit par les tropes horrifiques, dès qu’on évince la propagande apparente («Stay  In School», mise en garde contre ceux qui écoutent le chant des sirènes du consumérisme ambiant), une lecture ouvertement néolibérale (et quasi-swiftienne) du statut des décrocheurs à l’usage d’une génération tout entière de perdants (les dénommés "baby losers").

Un discours latent émerge alors (et une terreur plus secrète) qui semble littéraliser le titre provocateur de l’ouvrage du sociologue Loïc Wacquant Punir les Pauvres (2004) -bien qu’encore une fois les bobos surfeurs ne puissent sérieusement faire figure d’outcasts; mais, le film semble l’indiquer, ils le sont déjà en puissance, ayant choisi la "mauvaise voie" (et c’est pour cela que "le Système" les explosera)Wacquant analyse la guerre déclarée à une population dont l’exclusion même profite au fonctionnement de l’ordre néo-libéral, basé sur une nouvelle politique de la précarité, qui en développant de nouvelles techniques inédites de gestion de la misère produit à la fois de nouvelles catégories d’exclus et les «politiques sécuritaires» qui sont officiellement promues pour les réguler. Tentation d’une sécurisation autoritaire croissante (les mines enfouies dans le sable fonctionnent-elles alors à la manière du «Rover» dans la paranofiction culte The Prisoner?) et dérégulation des marchés vont ainsi de pair, à l’encontre des discours et des mythes idéologiques du néo-libéralisme même, qui opposent l’individualisme et la démocratie capitalistes aux vieilles tyrannies étatiques (voire aux institutions périmées telles que l’école publique)17. D’où le dispositif sacrificiel de «l’horreur économique» qui nous régit, selon V. Forrester:

Nous vivons au sein d'un leurre magistral, d'un monde disparu que des politiques artificielles prétendent perpétuer. Nos concepts du travail et par là du chômage, autour desquels la politique se joue (ou prétend se jouer) n'ont plus de substance: des millions de vies sont ravagées, des destins sont anéantis par cet anachronisme. L'imposture générale continue d'imposer les systèmes d'une société périmée afin que passe inaperçue une nouvelle forme de civilisation qui déjà pointe, où seul un très faible pourcentage de la population terrestre trouvera des fonctions. L'extinction du travail passe pour une simple éclipse alors que, pour la première fois dans l'Histoire, l'ensemble des êtres humains est de moins en moins nécessaire au petit nombre qui façonne l'économie et détient le pouvoir. Nous découvrons qu'au-delà de l'exploitation des hommes, il y avait pire, et que, devant le fait de n'être plus même exploitable, la foule des hommes tenus pour superflus peut trembler, et chaque homme dans cette foule. De l'exploitation à l'exclusion, de l'exclusion à l'élimination...? (V. Forrester, L’horreur économique, 1996, 4e de couverture).

Élimination éclatante qui passe ici par une apocalypse nucléaire en miniature. Comme les gladiateurs meurtris de Panem dans The Hunger Games, manuel de survie pour les adolescents en milieu néolibéral et tragédie du coming of age à l’ombre de la «Grande Récession»  économique, les jeunes fugueurs de Set Yourself Free sont d’emblée voués au jeu de massacre (l’abandon scolaire pouvant leur être un handicap fatal)18. Le sort qui les attend sur la «plage de la vie» n’est alors plus la partie de plaisir de leurs ancêtres baby boomers (les spectateurs –et protagonistes- des beach party movies originales, vision édénique et calypso des Trente Glorieuses), mais le terrain miné de la planète globalisée et plus que jamais hobbesienne («You’re slowing me down!»). Celle-là même que cartographient inlassablement les horreurs profondément pessimistes du torture porn, peut-être le seul genre réellement (douloureusement) moral en ces temps de capitalisme terminal19.

 

Bibliographie citée

G. Apollinaire Poèmes à Lou, Poésie / Gallimard, 1969

P. Ardenne, Extrême. Esthétiques de la limite dépassée, Paris: Flammarion, 2006

J.-P. Aubrit, Le conte et la nouvelle, Armand Colin, 1997

D. Edelstein "Now Playing at Your Local Multiplex: Torture Porn". New York Magazine, February 6, 2006

V. Forrester, L’horreur économique, Fayard, 1996

M. Foucault, Surveiller et Punir, Gallimard, 1975

J. Heath et A. Potter, The Rebel Sell, Harper, 2004

I. Illich, Némésis médicale, Seuil, 1975

G. Lipovetsky, L’ère du videEssais sur l'individualisme contemporain Gallimard, 1983

K. Newman, Nightmare Movies, Londres, Bloomsbury, 2011

J.-B. Thoret, 26 secondes: L'Amérique éclaboussée, Rouge Profond, 2003

V. Vale et A. Juno (éd), Incredibly Strange Films, San Francisco, Research, 10, 1986.

  • 1. «Quoi d'étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons?» (M. Foucault, Surveiller et Punir, Gallimard, 1975, 264)
  • 2. Je me permets de renvoyer, à ce sujet, à mon étude sur la question dans ces mêmes pages: Requiem pour la beat generation
  • 3. V. notamment l’étude du genre dans le classique Incredibly Strange Films de V. Vale et A. Juno (éd), San Francisco, Research, 10, 1986.
  • 4. J.-B. Thoret, 26 secondes: L'Amérique éclaboussée, Rouge Profond, 2003
  • 5. «Je rougirais le bout de tes jolis seins roses
    Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglants
    Tu ne vieillirais point toutes ces belles choses
    Rajeuniraient toujours pour leurs destins galants
    Le fatal giclement de mon sang sur le monde
    Donnerait au soleil plus de vive clarté
    Aux fleurs plus de couleur plus de vitesse à l'onde
    Un amour inouï descendrait sur le monde
    L'amant serait plus fort dans ton corps écarté»

    (Guillaume Apollinaire - Poèmes à Lou, Poésie / Gallimard, 1969 [1915])

  • 6. J.-P. Aubrit, Le conte et la nouvelle, Armand Colin, 1997, 76
  • 7. L. Richardson,  “That Shocking Australian “Stay in School” PSA Is Probably a Fake”, Slate,  31/1/2014
  • 8. a. b. Id, ibid
  • 9. I. Illich, Némésis médicale, Seuil, 1975, 150
  • 10. G. Lipovetsky, L’ère du vide, Gallimard, p.205-6
  • 11. “YouTube univers néobaroque (1): réitération, frénésie et excentricité», etc.
  • 12. Si l’on suit le raisonnement de Heath et Potter, ce serait le propre consumérisme qui les broie dans leurs contradictions (en leur déniant de facto le luxe de ce lifestyle apparemment édénique, mais relativement couteux dont les exclue leur manque de qualification).
  • 13. R. Wood baptise le terme pour désigner les contradictions idéologiques profondes qui articulent, sans résolution dialectique possible, le récit hollywoodien classique dans Hollywood from Vietnam to Reagan (New York, Chichester & West Sussex: Columbia University Press, 1986, pp. 46-55). Le terme est repris et affiné par T. Corrigan dans A Cinema without Walls: Movies and Culture After Vietnam (New Brunswick & New Jersey: Rutgers University Press, 1991, pp. 51-79).
  • 14. Le terme, comme l’on sait, fut avancé par le critique David Edelstein "Now Playing at Your Local Multiplex: Torture Porn". New York Magazine, February 6, 2006. Il y coïncide, sans les citer, avec les thèses déjà évoquées de Illich ou Ardenne: «Is there a masochistic as well as a sadistic component to the mayhem? In the same way that some women cut themselves (they say) to feel something, maybe some moviegoers need to identify with people being cut to feel something, too”. Symptomatiquement, il finit l’article par un mea culpa qui, tout en imitant les perspectives paranoïaques et nihilistes des films qu’il décrit/(e), qui pose de façon métatextuelle le problème de la “sadocritique”: “I am complicit in one sense, though. I’ve described all this freak-show sensationalism with relish, enjoying—like these filmmakers—the prospect of titillating and shocking. Was it good for you, too?”
  • 15.I didn’t understand why I had to be tortured, too. I didn’t want to identify with the victim or the victimizer”, écrit Edelstein à propos de son expérience de visionnement de Irréversible, qu’il englobe dans le label du torture porn (id, ibid).
  • 16. L’utilisation des «lettres» et des «arts» à l’intérieur de la van sont en ouverte contradiction avec le prétendu analphabétisme qui ferait que ces jeunes bobos ne sachent lire l’avertissement sur la grille –le taux d’alphabétisation australien se situant par ailleurs autour de 96%. Mais là encore, il faut faire une interprétation symbolique de leur «aveuglement» face au signe annonciateur du désastre.
  • 17. Pour une plus longue analyse de l’offensive néolibérale sur l’éducation publique voir, dans ces mêmes pages, mon article «Misère de l’économise (ou L’idiocratie en chantant) »
  • 18. Voir notamment le dossier que nous avons consacré à la saga dans ces mêmes pages: Hunger Games, à l’ombre de la Grande Récession
  • 19. Kim Newman insiste à juste titre sur l’utilisation du genre que font des auteurs tels que Lars Von Trier ou Michael Haneke en soulignant l’apport de réalisateurs plus «génériques» tels que Pascal Laugier, Daniel Grou ou James Wan (Nightmare Movies, Londres, Bloomsbury, 2011). Il est par ailleurs dommage que A. Newitz n’ait pas eu l’occasion de s’intéresser au genre dans son étude sur les «monstres capitalistes» ou le capitalisme comme monstruosité parue l’année même de l’article de Edelstein (Pretend We’re Dead. Capitalist Monsters in American Pop Culture, Duke University Press, 2006)