Sleeping Beauty ou le lolitisme moderne, entre Eros et Thanatos

Sleeping Beauty ou le lolitisme moderne, entre Eros et Thanatos

Soumis par Macha Ovtchinnikova le 02/07/2014
Catégories: Erotisme, Cinéma

 

En mars 1963, Louis Marcorelles publie dans les Cahiers du cinéma une critique consacrée à Lolita de Stanley Kubrick intitulé «Témoignage dévastateur». Au-delà du sarcasme mordant, Marcorelles souligne l’intense tragique qui se dégage de l’œuvre: «Une société bourgeoise se met littéralement en scène du soir au matin, pour se convaincre de sa qualité particulière. Qu’un homme pris dans cet engrenage puisse véritablement souffrir, que sa sincérité, son infatuation d'une gamine de quinze ans, puisse le mener à sa perte, c’est là où le film dépasse la simple parodie pour déboucher sur la tragédie.»1 Le personnage complexe de Lucy dans Sleeping Beauty semble à son tour cristalliser le snobisme de la société bourgeoise du XXIe siècle et la souffrance humaine.

Sleeping Beauty raconte l’histoire d’«une étudiante [qui] se laisser droguer et vend son corps à des inconnus qui ont l’interdiction de la posséder.»2 Présenté au Festival de Cannes 2011 à la séance de 19h30, contre toute attente le film a été interdit aux moins de 16 ans. Cette interdiction déclenche une polémique, mais, son approbation par le ministre de la Culture contraignait le film à une distribution restreinte. Il s’agit là d’«Un parfum de censure» selon Emma Deleva: «Ce conte sophistiqué évoque autant Les Belles endormies de Yasunari Kawabata (...) que Belle de Jour de Buñuel (classé tout publics), Lucy étant le calque contemporain par sa blondeur et sa beauté froide de sa cousine Séverine. Le plus surprenant dans cette interdiction est que Julia Leigh ne montre rien: elle subit donc une censure fondée non sur des scènes violentes ou de sexe explicites, mais sur une «atmosphère délétère» et sur les fantasmes des spectateurs sur ces «traitements dégradants, voire indignes» 3

En effet, au cœur de ce film, il y a une figure mythique et fantasmatique ancienne: la Lolita. Mais le personnage de Lucy dans Sleeping Beauty est une Lolita moderne qu’une femme cinéaste, Julia Leigh, fait évoluer dans une mise en scène froide, distante et cruelle rappelant l’esthétique de Kubrick.    

Il convient donc de montrer comment la cinéaste réemploie les codes visuels et narratifs hérités de la tradition littéraire, picturale et cinématographique pour ériger la figure d’une Lolita moderne enfermée dans les rituels qui vacillent entre l’érotisme et le morbide.

 

Sexualité banalisée: la Lolita moderne consciente de son pouvoir sur les hommes

Parée d’une mini-jupe, un chemisier moulant, et des bottes, Lucy est une étudiante qui vit de petits boulots. Sa tenue osée reprend les codes des Lolitas modernes. Elle nous rappelle les figures mythiques de femmes-enfants telles que Julia Roberts, Brigitte Bardot, Kirsten Dunst, Chantal Goya, Jane Birkin, Marlène Jobert ou Catherine Deneuve. On retrouve Lucy sur son lieu de travail, dans un restaurant. Elle nettoie une table. Jeune étudiante obligée de s’atteler à de dures tâches pour payer ses études, Lucy semble s’inscrire dans la lignée de ses aînées telles que Lolita de Nabokov. Mais la blancheur de son visage ne suggère pas l’innocence de la jeune fille. Bien au contraire. Et lorsqu’un serveur lui propose de la raccompagner en voiture, elle refuse en ajoutant crument qu’elle sort draguer. C’est une Lolita moderne, avertie, consciente de son pouvoir sur les hommes qu’on découvre en leur compagnie dans un bar branché. Une inconnue l’aborde pour lui proposer de la drogue. Sans hésiter, Lucy la suit. Dans l’espace restreint d’une cabine de toilette, les jeunes filles échangent des regards langoureux. Les jeunes filles rejoignent deux hommes bien plus âgés qu’elles. Les hommes se demandaient qui d’eux deux coucherait avec Lucy. La jeune fille leur propose alors de faire parler le hasard. À pile ou face, l’un des deux hommes remporte une nuit d’amour avec Lucy. Elle offre ainsi son corps sans contester à celui qui a gagné à ce jeu du hasard. Dès ces premières séquences, la sexualité de Lucy semble banalisée, détachée de toute idée d’amour ou même d’érotisme. Elle est présente aussi bien dans son milieu professionnel – elle confie à son collègue son intention de draguer et couchera même avec lui plus tard – que dans son amitié avec Birdmann.     

Lucy se rend dans un quartier modeste, délabré, pour apporter les courses à son ami Birdmann, grand homme, maigre et pâle. Elle lui prépare des céréales avec de l’alcool fort et se sert un verre. Le jeune homme qu’on devine alcoolique mange cet étrange plat. Installé sur le canapé, Birdmann fait une confession à son amie: un soir, il avait envie de l’embrasser, mais ne pouvait pas à cause de sa langue «pâteuse et épaisse». Cette confession amicale et faite avec beaucoup de naturel suggère pourtant une relation sexualisée entre deux amis. Lors d’une autre visite, Birdmann proposera à Lucy de regarder un porno. Cette banalisation de la sexualité dans la vie d’une très jeune fille apparaît comme un paradoxe qui rappelle celui de Lolita de Nabokov. Or, Lucy est consciente de son pouvoir érotique. Lorsqu’elle se rend à l’enterrement de Birdmann, elle y croise un homme, plus âgé qu’elle. Elle lui demande tout aussi directement qu’elle l’avait demandé à Birdmann quelques semaines auparavant, s’il veut l’épouser. L’homme semble décontenancé, il se met en colère et jure. Il semble énervé par cette proposition et lui dit qu’elle avait raté sa chance. Désormais il est avec une autre femme. Consciente de son pouvoir sur les hommes, Lucy est aussi consciente de sa déchéance. Car la sexualité dans la vie de la jeune fille n’est pas seulement banalisée, mais aussi ritualisée.

 

Sexualité ritualisée et rituel sexualisé 

L’introduction du morbide dans Sleeping Beauty commence par la répétition. Et cette répétition des situations est soulignée par la répétition des figures filmiques. Après que Lucy ait annoncé à son collègue du restaurant qu’elle sortait draguer, on la retrouve au comptoir d’un bar chic. Assise sur une chaise haute, elle est filmée en plan taille et fixe de dos. Son dos nu d’une blancheur éclatante attire alors une jeune femme qui vient lui proposer sa compagnie et sa drogue. Plus tard dans le film, la cinéaste choisit la même valeur de plan pour filmer Lucy en tenue chic, assise au même endroit dans un même bar. La jeune fille sirote sa boisson en lançant des regards aguicheurs autour d’elle. Un homme s’assoit près d’elle. Sans trop de préliminaires, Lucy montre à l’homme ses portes-jarretelles et lui avoue qu’elle aimerait «sucer sa queue». L’homme répond «Alléluia». Une fois de plus, la scène d’amour est éclipsée: seul le rituel compte. La sexualité banalisée devient une sexualité ritualisée et, par la même, morbide.

Embauchée par Clara, Lucy se soumet volontiers au rituel sexualisé rémunérateur. Ce rituel est esquissé par les figures filmiques. Lorsque Lucy se dirige vers la voiture qui l’amène au «travail», elle est filmée en plan américain de profil, un travelling latéral de gauche à droite accompagne son mouvement. Elle fait toujours le même geste: elle arrache quelques feuilles en passant avant de monter dans la voiture. Dans la voiture, elle est toujours filmée en plan épaules. Un même plan d’ensemble revient chaque fois que  Lucy se rend chez son ami Birdmann. Un même plan d’ensemble confine Lucy et Clara dans le luxueux bureau de cette dernière, un même plan d’ensemble confine Lucy dans le lit qui accueille son sommeil imposé. Le premier plan d’ensemble sur le bureau de Clara avec deux fauteuils imposants en cuir marron au milieu de la pièce instaure l’étrange et terrible rituel. Entre les deux fauteuils, sur la petite table basse repose un plateau avec une théière, une tasse et une petite boite contenant le somnifère. Clara se tient debout gauche cadre et observe une plante tandis que Lucy entre par la porte située à l’arrière plan. Les deux femmes s’installent dans les fauteuils. Pendant que Lucy prend le somnifère, la femme lui décrit les effets qu’elle sentira au réveil avec flegme, mélancolie, mais aussi une certaine poésie: Lucy sera sonnée, mais reposée, sans aucun souvenir ni rêve. La répétition de plusieurs représentations («izobrajenie») identiques juxtaposées et articulées construit la figure cinématographique même («obraz»)4 du rituel, telle que la définissait Freud. 

Rigoureusement parlant, tabou comprend dans sa désignation: a) le caractère sacré (ou impur) de personnes ou de choses; b) le mode de limitation qui découle de ce caractère et c) les conséquences sacrées (ou impures) qui résultent de la violation de cette interdiction. Le contraire de tabou se dit en polynésien noa, commun, ordinaire… Envisagé à un point de vue plus vaste, le tabou présente plusieurs variétés: 1° un tabou naturel ou direct, qui est le produit d'une force mystérieuse (Mana) attachée à une personne ou à une chose; 2° un tabou transmis ou indirect, émanant de la même force, mais qui est ou a) acquis ou b) emprunté à un prêtre, à un chef, etc., etc.; enfin, 3° un tabou intermédiaire entre les deux premiers, se composant des deux facteurs précédents, comme, par exemple, dans l'appropriation d'une femme par un homme. Le mot tabou est encore appliqué à d'autres limitations rituelles, mais on ne devrait pas considérer comme tabou ce qui peut être rangé plutôt parmi les prohibitions religieuses.»5

Lorsque Clara affirme à Lucy qu’elle ne sera pas pénétrée et que son vagin sera un temple, elle semble s’inscrire dans le raisonnement freudien sur les totems et tabous. En s’adonnant au rituel, les hommes qui font appel à Lucy sont confrontés au tabou: la pénétration. Dans son article «L’érotisme», Stéphane Delorme parle de cette interdiction de pénétrer comme d’une cruauté6. Pourtant malgré la sacralisation du corps imposée par l’interdiction de Clara, le corps de Lucy semble mis à l’épreuve tout au cours du film jusqu’à en devenir un instrument.  

 

Un corps mis à l’épreuve, un corps instrumentalisé

En parlant du personnage de Lucy, Stéphane Delorme affirme: «elle n’est qu’un fétiche sorti d’un conte de fées qui aurait mal tourné.» (…) «Le force de ce petit fétiche blanc est d’être impénétrable et de renvoyer tout fantasme à une ironie amusée: rien ne semble pouvoir lui arriver, quand bien même sa nudité d’hostie se débarrasse de ses atouts fantasques et costumés.»2 Tout au long du film, le corps de Lucy est scruté, observé, étudié, façonné, maltraité jusqu’à devenir un instrument.  Ainsi dès l’ouverture du film, le corps de Lucy est mis à l’épreuve. Le film s’ouvre sur un laboratoire d’une blancheur aveuglante sans être lumineuse. Au contraire, une froideur glaçante se dégage de ce décor impersonnel et stérilisé, du visage pâle presque livide du jeune scientifique. Depuis l’arrière-plan de l’image, surgit soudain Lucy, qui brise cet univers statique du laboratoire par son mouvement dynamique, mais s’y intègre grâce à la gamme chromatique du personnage: visage pâle, cheveux châtain clair aux reflets roux, chemisier blanc. Lucy s’installe et à l’aide du scientifique, elle avale une longue sonde: elle étouffe, éructe. Son corps apparaît comme un objet d’expérience. On suppose qu’elle est payée pour se soumettre à ces études scientifiques. Son travail de serveuse exige des efforts physiques. Enfin son emploi dans un bureau se révèle être une besogne purement mécanique: Lucy doit faire des milliers de photocopies. Le corps de Lucy est sa source principale de revenus et le deviendra encore plus après sa rencontre avec Clara. Par ailleurs, l’absence d’affects manifestée par la jeune fille pourrait faire croire que Lucy n’est précisément qu’un corps. Le récit aride de Sleeping Beauty suggère que la raison possible de l’indifférence de la jeune fille serait que la mère de Lucy est absente, violente et alcoolique. L’unique apparition de la mère surprendra Lucy à son travail dans le bureau. Sa responsable très irritée lui annonce l’appel de sa mère. La conversation est très courte: Lucy ne fait que transmettre le numéro de sa carte de crédit à sa mère.

Le plan d’ensemble suivant s’ouvre sur une cabine téléphonique dans un décor froid et impersonnel aux couleurs grises et verdâtres. Lucy entre dans la cabine et compose le numéro d’une annonce publiée dans le journal étudiant. Elle donne un faux prénom et communique des détails intimes sur sa morphologie. Suite à cet appel, elle se rend dans un somptueux cabinet où elle est reçue par Clara, une femme habillée et coiffée de manière raffinée. La femme lui promet un revenu très important et décrit en quelques traits le travail: faire le service lors des soirées privées. Elle insiste sur la discrétion et la confiance mutuelles qui sont de rigueur. On ne peut s’empêcher de penser au sublime film Eyes Wide Shut de Kubrick qui met en scène de manière majestueuse un rituel secret et sexuel. Après une discussion solennelle, Lucy doit se déshabiller afin de procéder à «l’auscultation». L’homme en costume entre dans le bureau et observe la jeune fille. Le corps de Lucy couvert seulement de sous-vêtements redevient alors un objet qu’on étudie et inspecte. La femme la demande d’ouvrir la bouche, touche son sein, l’homme effleure ses bras, ses jambes en cherchant la moindre imperfection qu’il trouve sur sa cuisse: il s’agit d’un grain de beauté enlevé. Lucy se rhabille et répond aux questions d’ordre médical sur ses mauvaises habitudes (cigarettes, drogues), sur des médicaments qu’elle prend. Lucy doit par ailleurs faire une prise de sang et porter un nouveau nom: Sara. Ensuite, elle se soumet aux procédures qui modèlent son corps: pédicure, manucure, épilation. En dépouillant Lucy de son nom et en transformant son corps pourtant parfait, Clara découvre le puissant érotisme qui en émane. «L’érotisme crée l’aura du corps, son évaporation au profit d’une multitude de fragments intensifs. C’est sa dépersonnalisation foncière et scandaleuse.»7 L’aura dont parle Stéphane Delorme s’inspire certainement du concept de Walter Benjamin exposé dans l’ouvrage L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. L’aura d’une œuvre d’art est le «hic et nunc de l'original», son «authenticité». L’aura est «une singulière trame d'espace et de temps: l'unique apparition d'un lointain, si proche soit-il»8 Si on s’appuie sur le concept de Benjamin, l’aura d’un corps serait un événement qui le dépasse largement, une apparition furtive, une manifestation authentique et unique. Créée par l’érotisme, l’aura du corps est aussi au service de l’érotisme.

 

L’éros et le thanatos

L’érotisme de Sleeping Beauty en tant qu’«événement par essence»9 est articulé autour de la dualité freudienne de l’éros (pulsion de conservation de soi, liaison entre les choses et les personnes) et de thanatos (pulsion de destruction et de mort).

Lorsque Sara/Lucy entre pour la première fois dans le sublime hall en bois du manoir, le spectateur ressent cette aura différente qui émane de la jeune fille. Introduite dans un univers inconnu, Lucy dévoile son potentiel érotique naturel et non maîtrisé, contrairement à ces habituelles sorties dans le même bar branché. Elle rencontre sa responsable Sophie qui lui demande de se maquiller et de mettre un rouge à lèvres parfaitement assorti à son sexe. Lucy ne prend pas au sérieux cette étrange exigence. Sophie observe alors le sexe de Lucy pour lui mettre le rouge à lèvres le plus approprié.

On découvre la cérémonie qui mêle le l’érotisme et le morbide, l’éros et le thanatos. Six invités très âgés et qui semblent fortunés partagent un repas exquis, servi par de jeunes femmes aux seins dénudés, en portes-jarretelles noires. Lucy, chargée du service de vin, porte une tenue quelque peu différente: porte jarretelles, bas et sous-vêtements de couleur claire.

Après le repas, les convives s’installent dans un salon où, devant une cheminée éteinte, deux femmes sont recroquevillées en dévoilant leur derrière. Les serveuses prennent des postures langoureuses et caressent les invités. Le déroulement monotone de la soirée est pourtant interrompu par un événement inattendu. Lucy sert le brandy aux invités et l’un des convives attrape sa jambe et la fait tomber. En tombant, elle brise la bouteille de brandy. À la cuisine, Lucy semble inquiète, mais Sophie assure pourtant qu’elle a été parfaite et la remercie pour la soirée. Cet étrange événement soulève l’ambivalence de l’érotisme.

L’érotisme est un effet qui traverse tout: il peut naître aussi bien devant un porno, une scène de nu, un regard ou un baiser. C’est un effet évanescent, une montée d’émotion, une excitation: un trouble. Il faut comprendre les modalités de ce trouble et les dispositifs de mise en scène qui le suscitent. Qu’est-ce qui fait qu’abstraitement, soudain, une main se lève pour toucher? Pourquoi certaines images plus que d’autres nous rendent transis?

Précisément, dans cette séquence l’érotisme surgit d’une envie de toucher, de briser un rituel, de satisfaire un désir. Le geste violent de l’homme âgé semble provenir du trouble suscité par Lucy. Après cette première soirée de travail, Lucy rentre chez elle et allume un joint. Elle recompte son argent puis brûle un billet de 100 livres sterling. Le lendemain, elle est allongée au sol dans la salle du photocopieur en position de cadavre. Ainsi, après l’érotisme dévoilé lors de la soirée, Lucy a une pulsion de mort, de destruction. Plus tard, après avoir passé la soirée en compagnie d’un inconnu rencontré dans le bar branché, Lucy se rend chez son ami Birdmann. Ce dernier lui avoue être prêt. Lucy semble attristée par cette déclaration et lui propose de retourner en désintoxication. Mais l’homme affirme qu’il n’y survivrait pas et sous-entend alors qu’il préfère mourir. Et lorsqu’elle retrouve en urgence Birdmann en train d’agoniser dans son lit, Lucy enlève son chemisier et, tout en pleurant, s’enfouit dans les bras de son ami. Tout se passe comme si la mort et l’érotisme étaient des synonymes pour Lucy. Mais même s’ils ne sont pas des équivalents, ils sont de toute évidence les pendants opposés d’une même émotion. Et c’est précisément sur cette ambivalence, la dualité entre le désir et la pulsion de mort que se fonde le film Sleeping Beauty. Dans la seconde partie du film, on découvre enfin la raison du choix du titre. Après la prise de somnifère, on découvre un plan moyen parfaitement symétrique sur le grand lit disposé au centre et entouré de deux tables de chevet et de deux lampes. Le linge du lit aux couleurs pastels – bleu et nacrée –, la peau blanche et la chevelure châtain clair de la jeune fille se démarquent par rapport aux murs et aux meubles acajou en bois. La chaleur dégagée par le bois contraste avec la froideur qui émane des couleurs pâles du lit et du corps inerte de Lucy.

Un même événement peut se produire lié à un geste, un différentiel de lumière, un différentiel de chaleur, une dissimulation ou une révélation soudaine d’une partie du corps. L’émotion ne monte pas par l’exhibition de quoi que ce soit –ni par sa dissimulation a priori d’ailleurs. L’érotisme (…) est fuyant, intervenant par mégarde, surgissant là où on ne l’attend pas.10

Stéphane Delorme remarque le dispositif érotisé du film dans ces différentiels de proportions – le petit corps de Lucy dans un immense lit – ou de couleurs – la peau blanche au Lucy au milieu des couleurs pastel ou acajou. Mais ce dispositif érotisé est étroitement lié à la pulsion de mort. Les hommes âgés paient une somme importante pour passer la nuit avec une jeune fille endormie sans jamais la pénétrer. Les deux protagonistes de ce rituel sont proches de la mort – les hommes par leur âge et Lucy par l’effet du somnifère. L’érotisme est contenu dans ce dispositif morbide, «il est le battement de l’émotion, qui relance le désir.»10

Le premier «client» de Lucy qu’on a aperçu lors du rituel dinatoire érotisé confie à Clara (et, de par le regard caméra, aux spectateurs) son désespoir. Lorsque la femme quitte la chambre, l’homme se dénude entièrement et caresse doucement le corps parfait de la jeune fille. Il la retourne tel un objet. Le second prolifère des insultes sexuelles à l’égard de Lucy et brûle sa nuque avec une cigarette avant de lui lécher le visage. Le troisième vieillard enlève la couverture et prend le corps nu de Lucy dans ses bras, puis la fait tomber, la remet sur le lit et laisse son corps glisser jusqu’au sol. Au travers ces différents comportements, le corps de Lucy apparaît précisément comme un objet, un «fétiche», dont parlait Delorme, destiné à servir les fantasmes et les regrets des vieillards. Avant l’escapade finale au château de Clara, Lucy décide d’acheter une petite caméra afin de filmer ce qui se passe dans la chambre pendant son sommeil. Ainsi, lorsque Clara et Lucy se  retrouvent dans le magnifique bureau du château, Lucy brise le rituel en exprimant son désir de voir au moins une fois le rituel qui se déroule dans la chambre. Clara comprend la demande de la jeune fille, mais refuse. Ainsi, une fois dans le lit, Lucy recrache la caméra. Avec beaucoup de mal, en luttant contre le sommeil comme contre la mort elle-même, la jeune fille se traîne jusqu’au coin de la pièce pour y installer sa caméra. Quelques instants plus tard, Clara entre avec le premier «client» de Lucy. Elle lui sert une grande quantité de somnifères. Après un fondu au noir qui suggère une ellipse temporelle, Clara entre dans la chambre et vérifie avec tristesse le pouls du vieil homme mort. Ensuite elle caresse les orteils de Lucy pour la réveiller, mais, voyant que la jeune fille ne réagit pas, Clara se jette sur elle pour la ranimer. Apercevant à ses côtés le vieil homme qu’elle devine mort, Lucy pousse un cri sourd et désespéré. Cette figure sonore puissante véhicule toute l’ambivalence du personnage et du dispositif dans lequel il est piégé. Lucy semble pour la première fois affectée. En général silencieuse, elle semble pouvoir détruire (y compris se détruire) tout en étant indestructible. Or, si elle est souvent entourée de représentations de la mort (drogue, sexualité morbide, alcoolisme et suicide de son ami), elle se trouve pour la première fois face à une figure réelle de la mort. Lolita moderne, destructrice consciente de son pouvoir, saisit pourtant pour la première fois l’ampleur du rituel sexualisé dans lequel elle est enfermée – un rituel ambivalent, entre l’éros et le thanatos.

La dernière image du film  est celle de la caméra amateur de Lucy qui a enregistré le dernier sommeil du vieil homme à ses côtés. Cette image froide reflétant l’ambiance générale du film semble participer au mécanisme de neutralisation7. Stéphane Delorme reproche à Julia Leigh de ne pas aller au bout de sa démarche: «le spectateur s’est déjà identifié, non pas au vieillard qui n’est qu’un élément du plan, mais à la situation fantasmatique: il est dedans, il est ému, elle doit maintenant faire quelque chose de cette émotion.»11 En s’inspirant des codes esthétiques, narratifs et stylistiques issus de la peinture (choix de la gamme chromatique), du cinéma (choix des valeurs de plans et leur composition), du théâtre (palette émotionnelle des personnages), Julia Leigh parvient à ériger une figure de Lolita moderne, consciente de son pouvoir érotique sur les hommes et ayant une sexualité banalisée et ritualisée. Mais la cinéaste enferme son héroïne dans un rituel érotisé et morbide afin de la confronter à ses limites. L’introduction de la mort, dont les pulsions ponctuent déjà le quotidien de Lucy, au sein même du rituel érotique fait surgir une émotion extrême, radicale et inattendue. Par ce cri, Lucy semble briser son apparat de fétiche pour rejoindre la vie.

 

 

  • 1. MARCORELLES Louis, «Témoignage dévastateur», Cahiers du cinéma n°141, mars 1963, p. 44
  • 2. a. b. DELORME Stéphane, «Sleeping Beauty», Cahiers du cinéma n°672, novembre 2011, p. 63
  • 3. DELEVA Emma, «Un parfum de censure», Cahiers du cinéma n°673, décembre 2011,  p. 47
  • 4. EISENSTEIN S. M., «Le Montage (1938)», Le film, sa forme, son sens, Paris, C. Bourgois, 1976, 413 p.
  • 5. http://therapiesenligne.be/Freud_Totems_Tabous.pdf
  • 6. DELORME Stéphane, «L’érotisme», Cahiers du cinéma n°680, juillet-août 2012
  • 7. a. b. DELORME Stéphane, «L’érotisme», Cahiers du cinéma n°680, juillet-août 2012, p. 9
  • 8. BENJAMIN Walter, «L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique», Œuvres III, Gallimard, 2000, pp. 71-75
  • 9. DELORME Stéphane, «L’érotisme», Cahiers du cinéma n°680, juillet-août 2012, p. 6
  • 10. a. b. Ibid.
  • 11. Ibid., p. 10