Sous le velours la guerre!

Blue Velvet (1986), réal. David Lynch

Sous le velours la guerre!

Soumis par Bertrand Gervais le 29/11/2012
Catégories: Fiction, Cinéma

 

Le bungalow, figure liminaire de Blue Velvet de David Lynch

La mise en scène d'un bungalow dès la séquence initiale de Blue Velvet (1986) de David Lynch le montre sans ambages: le bungalow est l'expression par excellence du rêve américain, utopie naïve reposant sur des valeurs toutes simples, pour ne pas dire simplistes, parmi lesquelles on note l'autonomie, la sécurité, la simplicité, la domestication de la nature, la famille, la prospérité, etc. C'est dire que le bungalow et la banlieue qu'il incarne sont les révélateurs d'une axiologie ancrée à même les assises de l'imaginaire américain. 

À ce rêve d'une vie bon enfant baignée de lumière et marquée par la croyance en la bonté de l'humanité répond évidement le cauchemar urbain, contrepartie dysphorique représentée quant à elle par un centre-ville sordide, fait de blocs appartements sombres et menaçants, où le rêve tourne à l'effroi. Le danger y est omniprésent, les relations s'enveniment à la moindre occasion, la famille se trouve attaquée de toutes parts et, surtout, l'homme se révèle être un monstre qui ne contrôle plus ses pulsions. La violence est sa seule réalité et, quand elle jaillit, elle détruit tout sur son passage, les chairs, les vies, l'ordre social. La nature domestiquée est devenue férale.

Les jeux entre la ville et la périphérie sont innombrables dans Blue Velvet. Les lieux sont clairement en tension et leurs valeurs sont, de manière presque caricaturale, établies. La banlieue et ses bungalows proprets ne sauraient s'avilir, la ville et ses édifices lugubres ne peuvent espérer échapper à la décadence morale. Seule l'hypocrisie des bien-pensants les fait communiquer tacitement. Car, l'utopie cache sous sa surface sans aspérités une réalité autrement plus menaçante. Sous le velours, la guerre fait rage. Et c'est elle qui donne au tissu ses couleurs chatoyantes. 

Blue Velvet, par David Lynch

Le film s'ouvre sur une image d'Épinal d'une banlieue cossue, faite de bungalows bien entretenus, où les camions de pompiers paradent dans les rues comme lors des défilés du 4 juillet, les tulipes poussent au pied des clôtures de bois blanches, les enfants traversent les rues sous le regard bienveillant des brigadiers. L'homme y arrose volontiers son jardin, pendant que sa femme bien installée sur le divan d'un salon au décor surchargé, une tasse de thé à la main, regarde la télé. Un paradis domestique. Mais voilà! C'est un film noir qu'elle regarde, la télé nous montre en gros plan un revolver, tenu à bout de bras. Un crime se prépare, un acte violent. Mais c'est une violence domestiquée, puisque médiatisée par la télévision. Or, voilà que, dehors, sur la pelouse, le boyau d'arrosage se prend dans la branche d'un arbuste, il faut tirer pour le déprendre, forcer, s'irriter, d'autant plus que le tuyau a été mal vissé au robinet. Ce sont les petits drames de la vie moderne, les désagréments du quotidien qui font que les repas sont faits d'anecdotes inoffensives et de fous rires innocents. 

L'homme tire sur le boyau, s'active, se presse, et il fait si bien qu'un infarctus le terrasse. Comble de malheur, son cœur mal irrigué se rebelle. C'est une histoire de tuyau après tout. 

Blue Velvet, par David Lynch

L'homme tombe sur le terrain, son boyau à la main, l'eau gicle dans les airs, titillant le chien qui s'attaque à ce serpent improvisé, moment pathétique par excellence. L'homme est renversé et la caméra plonge avec lui. Elle quitte la surface des choses pour s'enfoncer dans la terre et finit par rejoindre le monde souterrain, humus et racines confondus, le minéral et le végétal. C'est le monde des insectes, autant dire l'enfer dans son incarnation contemporaine, fait de folie et des formes irréductibles de l'altérité. Sous la pelouse, sous la couche protectrice d'une culture figée dans ses valeurs traditionnelles, promues au rang d'idéal, la vie grouille. Que dis-je, la vie ne fait pas que grouiller, elle explose et déborde. C'est la guerre et le combat fait rage. Les insectes luttent pour le pouvoir, pour la survie, pour la reproduction, et rien ne peut les arrêter. L'image est terrifiante à souhait. Tout est confus et noir. Les mouvements sont désordonnés, les carapaces luisent avec des reflets d'un bleu qui n'est pas sans rappeler le velours de la robe de Dorothy Vallens, jouée par Isabella Rossellini. C'est la belle captive, prisonnière des perversions bestiales du caïd local, un véritable monstre comme Lynch aime les mettre en scène, de Twin Peaks à Lost Highway

Le bungalow, nous apprend Blue Velvet, est peut-être ce havre de paix que tout Américain rêve de posséder, mais ses fondations plongent leurs racines à même ces choses cachées depuis la création du monde, elles prennent pied dans une violence fondatrice, taboue, irrationnelle, à la limite de la folie. Une violence qu'on préfère oublier, même si elle détermine tout, y compris le passage à l'âge adulte —ce que le film montre en suivant les péripéties du jeune Jeffrey Beaumont, qui apprend à déambuler dans la ville et parvient à tuer le monstre afin de rétablir l'ordre dans cette ville qui est la sienne. 

Sous le velours, la guerre... Parce que le spectacle de la violence ne saurait se laisser trop longtemps négliger, même si on cherche à le cacher sous des couches de stucco.