Star Wars et la refondation du Space Opera (5) : De la « psionique » à la Force

Star Wars et la refondation du Space Opera (5) : De la « psionique » à la Force

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 16/06/2020

 

Des joyaux Fulgurs imaginés par E. E. Smith à la Force lucasienne qui en partie s´en inspire il y a toute une évolution qu´il importe de tracer, illustrant une mutation majeure de l´imaginaire culturel pop. Tout d´abord, le « fulgurisme », profondément ancré dans le genre du space opera qu´il contribua à façonner, s´est très vite intégré dans la vaste mouvance « psionique » de la S.F. moderne, essaimant quantité de variations, dont plusieurs présentent diverses analogies avec la notion de Force.

Le terme, introduit par Jack Williamson ("The Greatest Invention", Astounding, juillet 1951) pour désigner une sorte « d´électronique psychique » devint la coqueluche de John W. Campbell qui, à la tête d´Astounding, en assura l´extraordinaire prolifération, que l´on dirait aujourd´hui virale. Divers dispositifs psioniques, outre ceux qui traversent l´univers Fulgur, incluent Le monde des Ā  de Van Vogt (1945), Jack of Eagles de James Blish (1949), "The Psionic Mousetrap" de Murray Leinster (1955), Highways in Hiding de George O. Smith (1956), The God Makers de Frank Herbert (1960) "Ethical Quotient" de John T. Phillifent (1962), The Universe Against Her de James H. Schmitz ou Lord of Light de Roger Zelazny (1967). 

Plus globalement, la question des « pouvoirs psi » dont la variante mécanique de la « psionique » n´était qu´un exemple, domine largement le champ science-fictionnel.

« Campbell's psi-boom was inspired by ideas borrowed from J B Rhine and Charles Fort to the effect that many individuals with latent psi powers were already among us; Campbell took them as representing the "next step" in human Evolution. His own "Forgetfulness" (June 1937 Astounding as by Don A Stuart) offers a significant early image of a human race which has outgrown its dependence on Technology because the mind can do everything that once required tools. This idea is widely featured in the works of A E van Vogt and Theodore Sturgeon, and received a new lease of life after 1945 when the advent of the Bomb inspired many stories in which the world before or after the Holocaust might be redeemed by psi-powered Mutants" (art. "Psi Powers", Science Fiction Encyclopedia)

S´en suivirent quantité de textes incluant des variations surprenantes sur la télékinésie, la téléportation, les guérisons miraculeuses, la pyrokinésie et, surtout, le contrôle mental, héritage des anciennes fictions populaires autour du mesmérisme et de l´hypnose radicalisé par l´obsession paranoïaque des années de la Guerre Froide et le spectre du brainwashing.

La manipulation des volontés qui était chez E. E. Smith une simple extension du culte de l´Übermensch pop devient l´emblème de l´action souterraine des Bene Gesserit à travers leur utilisation de la Voix dans la saga de Dune. Connaissant le contexte anticatholique de leur création, et leurs connotations jésuitiques, ce pouvoir (que reprendra le « Jedi mind trick ») fusionne deux grands topoïs de la polémique religieuse occidentale : le scandale de la manipulation de la « voix de la conscience » par la pratique jugée sacrilège de la confession selon les protestants, l´accusation de manipulation sournoise des esprits et du Pouvoir par la Compagnie[1]. « Herbert ne s´intéresse pas nécessairement à la religion pour elle-même, mais à l´une de ses manifestations et déviances: l´utilisation politique du religieux pour accéder à un pouvoir absolu », écrivent S. Teinturier et D. Koussens. « Dune est une dénonciation continue de cette tentation, qui provoque nécessairement, dans la visée de l´auteur, une catastrophe »[2].

Mais c´est sans doute le Lanar qui constitue l´élaboration la plus ambitieuse et complexe du fulgurisme psionique, dominant la vaste saga « Darkover » de Marion Zimmer Bradley (commencée en 1958). Cette dernière est d´autant plus proche des Fulgurs que la « science matricielle » (« matrix science »; en fait, comme chez Smith, il s´agit plutôt d´une véritable magie travestie en pseudoscientisme) opère par la magnification des pouvoirs psychiques (télékinésie, précognition, sixième sens, empathie, téléportation, et autres) à travers des joyaux cristallins (« matrix stones » ou encore « starstones » qui, comme le « Lens », sont adaptées à chaque porteur et ne peuvent être transférées). La maîtrise du lanar s´acquiert par un apprentissage hiérarchisé dans les Tours, les joyaux peuvent aussi être transformés en armes quand ils sont encastrés dans des épées (hommage à The Sword of Rhiannon, 1942, de la grande pionnière féminine du genre Leigh Brackett)[3]. Comme pour les Fulgurs, le lanar est l´apanage de la classe dirigeante et celle-ci opère un programme de strict eugénisme pour maintenir le pouvoir (et "les pouvoirs" qui y sont associés). Là encore, on retrouve l´association entre mana et pouvoir postulée par le discours anthropologique[4]; plus œcuménique que le système strictement élitaire de Smith, le Lanar se rapproche de la Force (« Everyone alive has some small degree of laran" lit-on au septième chapitre de The Bloody Sun, 1964).

 Si l´on se tourne du côté de la généalogie du scénario de Star Wars, le poids de toutes ces influences devient encore plus clair. À l´égal du célèbre incipit du Hobbit, la toute première phrase de la première ébauche fonctionne, de par la magie onomastique, comme embrayeur des récits futurs: «This is the story of Mace Windy, a revered Jedi-Bendu of Opuchi, as related to us by C.J. Thorpe, padawaan learner to the famed Jedi ».  L´on reconnaîtra dans le bref descriptif qui suit la tradition martiale des apprentis samurai intégrée dans la structure occidentale des académies militaires, aux échos smithiens (mais aussi, comme on verra, herbertiens, de par le terme « Bendu »). Le nom « Jedi » semble renvoyer à « jidaigeki », qui désignait les films historiques japonais, englobant les « chambara »  ou films de samurais que John Milius avait fait découvrir à Lucas et dont celui-ci était resté enthousiaste. Pour ce qui est du terme « padawaan » [sic], ses origines restent mystérieuses (il n´apparaîtra par ailleurs dans la saga qu´à l´épisode I).

Puis les Jedis disparaissent du premier traitement, entièrement dominé par le modèle narratif de la Forteresse cachée d´Akira Kurosawa (1958) –au point que Lucas songea à en acquérir les droits-, retranscrit selon le modèle du space opera hérité de Flash Gordon et d´E. E. Smith. Ils réapparaissent ensuite, opposés aux Siths dans les tourments d´une guerre civile, mais il faut attendre la deuxième version du scénario pour que les samurais deviennent des guerriers surhumains, sous le signe des Fulgurs:

« When Lucas began writing the second draft he would transform the samurai-inspired Jedi-Bendu of the first draft into characters based off of E.E. Smith’s “Lensmen,” making them super-powered warriors. In determining the source of their power, Lucas took his “force of others” reference and turned it into a supernatural power, coupled with a crystal called the Kiber crystal which acts in a similar manner to the Lensmen’s lenses, increasing one’s natural abilities” (Kaminski, 2008, p. 77-8).

Par ailleurs la Force est ici transmise de façon strictement généalogique : “the Skywalker entrusted the secret of THE FORCE only to his twelve children, and they in turn passed on the knowledge only to their children, who became known as the Jedi Bendu of the Ashla: "the servants of the force". For thousands of years, they brought peace and justice to the galaxy” explique “Luke” (qui n´est pas encore le Luke que l´on connaît). Elle se divise entre un bon côté nommé « Arislan » et un revers ténébreux nommé « Bogan », termes qui semblent transposer le conflit cosmique entre Arisiens et Boskons :

« During one of his lessons a young PADAWAN-JEDI, a boy named Darklighter, came to know the evil half of the force, and fell victim to the spell of the dreaded Bogan. He ran away from his instructor and taught the evil ways of the Bogan Force to a clan of Sith pirates, who then spread untold misery throughout the systems. They became the personal bodyguards of the Emperor. The Jedi were hunted down by these deadly Sith knights. With every Jedi death, contact with the Ashla grows weaker, and the force of the Bogan grows more powerful[5].

Parallèlement, l´intrigue se détourne du modèle kurosawien initial et incorpore l´élément principal de Galactic Patrol, la chasse aux plans d´une base spatiale que le héros devra détruire, Étoile de la Mort dont on a vu les résonances profondément smithiennes. Mais le drame de la guerre civile, hérité de Kurosawa, est en train de prendre des accents asimoviens (et, partant, gibboniens), transformant profondément le modèle Fulgur et minant l´idéologie qui le sous-tend.

Enfin, dans la dernière version, Lucas s´affranchira du crystal Kiber, écho des gadgets magico-théosophiques de Smith (dont hérita, entre autres, Green Lantern), lui substituant la simple notion, bien plus puissante, au niveau mythopoétique, de la Force. Entité d´autant plus prégnante (et mémétique) qu´elle est vague (y fusionnent comme l´on sait des éléments du bouddhisme zen avec l´animisme, le taoïsme, le confucianisme, le yoga ou la sainteté chrétienne), elle confère un « supplément d´âme » à l´univers essentiellement agonistique de Star Wars, tout en servant, comme les Joyaux fulgurs, à établir l´équilibre toujours instable du « space opera » entre science-fiction et Fantasy

Il ajoutait ainsi aux Jedis une dimension spirituelle syncrétique typiquement New Age qui transfigurait la surhumanité fulgure et, en y projetant la figure archétypale du mentor (l´ombre de Campbell planant sur l´élaboration finale), les érigea en véritables icônes culturels.

The vague notion of some kind of general spiritual belief also has its roots in the New Age spiritualism movement that saturated the hippie-populated San Francisco area in the 60’s and 70’s, where self-proclaimed gurus indulged in the newly-discovered eastern mysticism”, écrit Kaminski. “After the Christian stronghold of the 1950’s, the aboriginal and eastern spiritualisms were embraced with open arms by counterculturalists looking to experiment and open their minds to alternate systems of belief, and became a popular trend with the young, poncho-wearing, bead decorated “long hairs” that flocked to San Francisco from their Los Angeles birthplace, quoting Carlos Castaneda and Khalil Gibran and growing cannabis. They eventually combined all of these beliefs into their own generalised one, calling it a “New Age” religion, a main tenant of which was the belief that all lifeforms emitted some kind of life-energy that flowed throughout the universe” (op cit, p. 78).

Parmi la quantité de publications qui circulaient à cette époque, souvent sous la forme de réeditions de textes occultistes bien antérieurs, citons les élucubrations de Spencer Lewis, Premier Empereur de l´Ordre Rose-Croix de l´Amérique du Nordet du Sud (AMORC) sur la notion grecque de l´Esprit:

« Nous -is that energy, power and force emanating from the Source of all Life, possessing positive and negative polarity, manifesting it in vibrations of various rates or speeds which, under certain conditions and obeying the dictates of Natural Law, establish the world of form, be that form visible or invisible. Nous possesses within itself all potentialities (...) Nous is the essence out of which all creation comes. (..) Nous, in more understandable language, may be said to be a combination of Vital Life Force and Cosmic Consciousness moving from The Source toward earth in an undulating manner[6].

L´on pourrait citer quantité d´autres spéculations similaires. Dans leur versant volontariste typiquement états-unien, elles postulaient la possibilité d´une transformation intérieure au contact de cette Force vitale, voire d´accéder à des « pouvoirs » (perception extrasensorielle, immortalité, etc.) inconnus de la science positiviste. Ce passage de la sphère profane à celle du sacré est marqué par un retour au mana réputé primordial, fantasme de l´Ürreligion de l´anthropologie moderne. « «En somme », écrivait M. Mauss dans une variante manuscrite de sa célèbre « Esquisse d´une théorie de la magie » (1904), « le mana est essentiellement une espèce d’éther, d’essence mobile et communicable, de force qualitative que l’on peut mettre partout où l’on a intérêt à la mettre et qui est une réalité partout. (…)  Il ne peut être dit vraiment surnaturel, il n’est surnaturel qu’en un sens car il est inhérent à la nature. C’est une espèce de monde interne, séparé des forces mécaniques et sensible, où est censée résider toute réalité et toute vie, d’où l’on s’écarte et où l’on agit par où l’on agit. Pour prendre une comparaison, c’est comme si les choses étaient dans un autre espace, comme si les rites agissaient suivant une espèce de quatrième dimension de l’espace, en même temps qu’elle se passe dans le nôtre. Homogène et hétérogène au monde sensible est le monde du mana ; il en est séparé et lui est inhérent » [7]

Ce retour au mana que prolongera la Force lucasienne synthétise et incarne une véritable tentative de réenchantement du monde afin de sortir de la « cage de fer » de la

 modernité telle que théorisée par Max Weber et reformulée dans la Dialectique de la Raison d´Adorno et Horkheimer (1944)[8]. L´on peut dès lors lire le phénomène New Age à la lumière de cette dernière (qui circulait par ailleurs amplement dans les campus), soit comme nouvelle « dialectique de la Déraison» qui viserait à un Aufheben du désenchantement introduit par la Raison[9].

Symptomatiquement, les deux courants a priori antagonistes de la science-fiction (définie initialement par le culte de la Raison instrumentalisée en Techné) et la nouvelle spiritualité se rencontraient (par le biais de la « psionique » d´une part, et du syncrétisme généralisé de l´autre) et se rétroalimentaient selon une logique qui remonte aux origines de l´ésotérisme moderne et qui s´était radicalisé dans le « milieu cultiste » californien, dont l´impact devenait de plus en plus marqué à l´échelle du Village global[10]

Par ailleurs la religion, largement tabou dans le paradigme initial de la science-fiction, envahit celle-ci au fil de l´éclosion du New Age qu´elle influence à son tour dans des textes devenus cultes tels que Stranger on Strange Land (1961) de Robert Heinlein, pourtant l´auteur de spaces operas ultra-militaristes. De Dune, déjà cité (1965) à A Choice of Gods de Simak (1972) en passant par Nighwings de Robert Silverberg (1968) ou Creatures of Light and Darkness de Roger Zelazny (1969), la religion devient un thème essentiel du genre, souvent rédéfini comme « speculative fiction » (mutation significative en soi de la crise du paradigme scientifique).

C´est dans le contexte de ce Zeitgeist  que l´on retrouvera par exemple la notion de la « Source » cosmique, au sein de la saga kirbyenne des New Gods (1971), que Lucas, copropriétaire d´une des boutiques de comics les plus geeks de l´époque, connaissait de première main : là encore, on est à la lisière entre l´éventuel plagiat cher aux « lucasceptiques » et la poétique du palimpseste, mais quoi qu´il en soit, la confluence des imaginaires ne peut être plus significative

[11].

La référence « officielle » quant à la naissance du terme et de la notion de « la Force » (peut-être, songeront les plus « lucasceptiques », parce que le principal intéressé, suicidé en 1986, ne pouvait pas réclamer des droits) reste celle du célèbre court-métrage expérimental 21-87 du Montréalais Arthur Lipsett (1963) qui sidéra Lucas dans ses cours de cinéma à USC et influença directement ses premiers courts, "6-18-67", "1:42.08", "Look at Life" et "Electronic Labyrinth: THX 1138 4EB". Dans ce collage kaléidoscopique aux accents entre mcluhaniens et pascaliens, on entend, parmi les multiples voix qui se succèdent, celle du cinéaste Roman Kroitor, interviewant le pionnier en intelligence artificielle Warren S. McCulloch pour l´ONF (The Living Machine, 1961). À la vulgate cybernétique alors en vogue défendue par ce dernier, Kroitor oppose la dimension spirituelle de l´expérience vitale : “Many people feel that in the contemplation of nature and in communication with other living things, they become aware of some kind of force, or something, behind this apparent mask which we see in front of us, and they call it God”. Or c´était justement le croisement entre la cybernétique et le mana parapsychologique qui avait marqué le rêve « psionique » de la science-fiction moderne.

Lucas cite aussi le célèbre best-seller de Castaneda, consacré « Parrain du New Age » selon le magazine Time, Tales of Power (1974), qu´il aurait lu pendant la rédaction du scénario. Véritable canular anthropologique, cette fiction initiatique devint un vademecum de la « nouvelle spiritualité » issue de la contre-culture en passe de devenir mainstream. Dans un sens, le succès colossal de la saga (et du mythe) de Castaneda est assez similaire à celui, trois ans plus tard, de Star Wars : synthèse réussie de différents éléments préalables (savants et populaires), genre hybride (entre travel writing, conte philosophique, histoire orale, traité ethnographique), « quête initiatique », transformation du facteur contre-culturel en message œcuménique mainstream[12]. Quoi qu´il en soit, l´ombre de « Don Juan » (l´entité chamanique inventée de toutes pièces par Castaneda) planera sur Obi-Wan : « "Old man can do magic, read minds, talk to things like Don Juan », écrit Lucas en marge de son troisième draft (Clark, 2015, éd. Kindle). Mais ce sera surtout Yoda, le little green man érigé en Sage absolu dans le deuxième volet de la trilogie, qui en sera le corollaire, comme le signale Mark Clark :

We are luminous beings,” Don Juan explains. Yoda echoes this in Empire: “Luminous beings we are, not this crude matter.” To grasp the hidden nature of eternity, Don Juan insists, the sorcerer must set aside his previous ideas about the way the world works. Or, as Yoda instructs Luke Skywalker, “You must unlearn unlearn what you have learned.” (id, ibid).

Ce que Don Juan désigne comme “l´éternité” (« Do you know that at this very moment you are surrounded by eternity? And do you know that you can use that eternity, if you so desire?”) reprend la même vulgate d´où surgira la Force; toutefois il introduit une opposition entre les sorciers bienveillants et les “magiciens noirs” issue d´une longue tradition occidentale où la magie blanche opéra sa quête de légitimation en postulant un revers « noir » qui reprenait les accusations ecclésiastiques contre la pratique dans son ensemble, pour les circonscrire (processus que l´on a vu à l´œuvre, ironiquement, dans la notion de « space opera »). Lucas en héritera.

Quelles qu´aient été les sources concrètes qui ont connecté, pour ainsi dire, Lucas avec « la Force », l´on voit comment cette notion transfigure le simple legs des joyaux Fulgurs, superposant son apprentissage académique et contre-culturel au souvenir des pulps et des rêves « psioniques ». Dès lors, la critique n´a cessé d´en débattre à grand renfort de vagues analogies avec les grands thèmes religieux de l´humanité, dans la lignée du comparatisme pour le moins douteux de Joseph Campbell, s´éloignant toujours davantage des sources concrètes de la tradition populaire qui inspirèrent Lucas dans sa « quête ».

Cette opération a tout du vieil escamotage de la culture populaire, jugée comme incapable de porter un véritable sens, au profit de ce que la tradition savante peut en dire ou s´en approprier, ce contre quoi s´insurge, entre autres, Steven Hart :

« The real roots of  Star Wars are obvious to anyone not blinded by snobbery or the need for self-inflation. They lie not in The Odyssey or the Upanishads, but 20th century science-fiction magazines such as Astounding, Amazing Stories and Galaxy.(…) The original Star Wars and its sequels are echo chambers of tropes and images from literary science fiction, used in ways that strike a careful balance between affectionate familiarity and outright plagiarism. (…) It's long past time to pack away the togas, put the chariots up on blocks and send the spear carriers home. Let George Lucas spare us any more mystagogic claptrap and come clean about the real sources of his inspiration. His talking-up of Joseph Campbell did wonders for the man's visibility. Lucas can now sprinkle some of that same stardust on a generation of unappreciated creators whose work mapped out the territory he has so profitably colonized. At the very least, he can spare himself a truckload of bad karma.”[13]

Toujours est-il que le pouvoir de la Force fut tel qu´il transforma profondément la réception de cette saga, née initialement à l´ombre de Flash Gordon et des Fulgurs. L´on peut même concevoir que ce soit ce « supplément d´âme » apporté au genre qui a vraiment motivé le succès extraordinaire de la saga, au-delà de son succès commercial initial, mais aussi l´intensité de son appropriation identitaire par son fandom (la Force étant l´un des aspects qui la distingue du scientisme humaniste des Trekkies) et son statut souvent invoqué de mythologie contemporaine, sore de « mythe (de la) critique » qui est devenu un des principaux vecteurs de sa légitimation culturelle (muséification, patrimonialisation, inscription dans la culture scolaire, etc.) et, partant, de son marketing[14]. Comble de l´ironie ou conclusion logique, le Jediisme s´érige désormais en nouvelle religion mi-sérieuse mi-facétieuse; si ce n´est pas la première fois que la science-fiction franchit son pacte de lecture initial et instaure un nouveau régime de croyance (le soucoupisme et la scientologie étant les exemples les plus connus, tous deux hantés par l´appel du space opera, mais l´on pourrait aussi citer la Church of All Worlds, fondée en 1968, reprenant le culte homonyme présenté dans le best-seller contre-culturel de Robert A Heinlein Stranger in a Strange Land, 1961) c´est bien la preuve éclatante du pouvoir de transfiguration constante des éléments qui sont au cœur du genre.

 

 

 

Bibliographie principale citée :

T. W. Adorno, M. Horkheimer, Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974

M. Clark, Star Wars FAQ: Everything Left to Know About the Trilogy That Changed the Movies, Applause, 2015

M. Kaminski, The Secret History of Star Wars, ebook, 2008

G. Vervisch, Star Wars la philo contre-attaque, Le Passeur, 2015




[1] Le mythe remonte au livret Monita secreta Societatis Iesu publié en 1614 par Jérôme Zahorowski, jésuite polonais, chassé de sa congrégation. Ce faux livre d'instructions aux jésuites sur la manière de se comporter pour augmenter le pouvoir et les richesses de la Compagnie alimentera la polémique anticatholique (dès 1679, Titus Oates le reprend dans An Exact Discovery of the Mystery of Iniquity as it is now in Practice amongst the Jesuits) et créera un des premiers mythes du complot moderne (v. notamment Geoffrey Cubitt : The Jesuit Myth: Conspiracy Theory and Politics in Nineteenth-Century France, Oxford: The Clarendon Press, 1993 et Michel Leroy : Le mythe jésuite. De Béranger à Michelet, Paris, PUF, 1992).

[2] S. Teinturier et D. Koussens, "Les religions dans Dune", in I. Lacroix, Les enseignements de Dune. Enjeux actuels dan sl´oeuvre phare de Frank Herbert, PUQ, 2020, éd. Kindle

[3] « The prevalence of telepathy and other psychic powers (always by the agency of some jewel) would not seem so notable if Marion Zimmer Bradley´s Darkover novels did not rely so heavily on what is suggested in The Sword of Rhiannon”, écrit Rosemarie Arbur. “Bradley´s Darkovan telepaths each have a matrix jewel or starstone to focus and amplify their psychic powers and it is a common Darkovan practice to embed a matrix jewel in the hilt of a sword. (..) It is difficult not to remember the several mentions of a smoky jewel, almost with a life of its own, in the hilt of Rhianon´s sword. It is equally difficult to perceive th incident in which Emer, using her black pearl like a Darkovan telepath, first discerns the presence of Rhiannon within Carse as inconsequential. And when she and six of the wise oones, using a large cloudy jewel to bring their minds together to force the great Rhiannon to admit his presence in the in the mind of Carse, it becomes clear that the scene is virtually the prototype of Bradley´s matrix circles” (in  F. N. Magill, éd., Survey of Science Fiction Literature, vol. 5, Salem Press, 1979, p. 2206)

[4] Selon M. Mauss, « le mana est proprement ce qui fait la valeur des choses et des gens, valeur magique, valeur religieuse et même valeur sociale. La position sociale des individus est en raison directe de l’importance de leur mana, tout particulièrement la position dans la société secrète » ("Esquisse d´une théorie de la magie", L´année sociologique, 1904, édition critique du manuscrit original en ligne). Dix ans plus tard, A. M. Hocart reprend l´analyse, affirmant qu´« il existe un lien étroit entre le concept de mana et ceux de leader, de chef et de prêtre », ce qui sera « repris, confirmé et développé dans tous les écrits ultérieurs (R. Firth, J. P. Johansen, A. A. Koskinen, R. Guidieri) » (G. Guerard, " Mana et pouvoir dans les sociétés à hiérarchie de grades", In: Archives de sciences sociales des religions, n°85, 1994, p. 154).

[5] "Adventures of the Starkiller", http://whills.nu/4/sw4.html#holy

[6] H.Spencer Lewis, Rosicrucian manual, Cosimo Classics, 2011 [1918], p. 172. Des annonces pour recevoir gratuitement ce « manuel » circulaient dans différentes publications de science-fiction (v. p. ex. Imagination, v.5n.5, 1954) ainsi que dans les « headshops » et autres foyers de la contre-culture.

[7] "Esquisse d´une théorie de la magie", L´année sociologique, 1904, édition critique du manuscrit original en ligne. Par ailleurs, « l’idée de mana se compose d’une série d’idées instables qui se confondent les unes dans les autres. Il est tour à tour et à la fois qualité, substance et activité. — En premier lieu, il est une qualité. Il est quelque chose qu’a la chose mana ; il n’est pas cette chose elle-même. (...) En second lieu, le mana est une chose, une substance, une essence maniable, mais aussi indépendante. Et c’est pourquoi il ne peut être manié que par des individus à mana, dans un acte mana, c’est-à-dire par des individus qualifiés et dans un rite. (...) En troisième lieu, le mana est une force et spécialement celle des êtres spirituels, c’est-à-dire celle des âmes des ancêtres et des esprits de la nature. C’est lui qui en fait des êtres magiques. En effet, ils n’appartiennent pas à tous les esprits indistinctement. Les esprits de la nature sont, essentiellement, doués de mana ; mais toutes les âmes des morts ne le sont pas ; ne sont tindalos, c’est-à-dire esprits efficaces, que les âmes des chefs (…) dont le mana s’est manifesté, soit pendant leur vie, soit par des miracles après leur mort" (M. Mauss, op. cit, ibid). Ce qui sera, on le sait, le propre des Jedis.

[8]. « De tout temps, l´Aufklärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains. Mais la terre, entièrement « éclairée », resplendit sous le signe des calamités triomphant partout. Le programme de l'Aufklärung avait pour but de libérer le monde de la magie», T. W. Adorno, M. Horkheimer, 1974, p. 23). Or, « libérer le monde de la magie, c´est en finir avec l´animisme » (p. 26), que les auteurs semblent associer à la notion (qu´ils considèrent, avec R. H. Codrington, « pré-animiste ») de mana (p. 39-40), reliant ainsi les deux grandes visions rivales de l´Urreligion. Il n´est donc pas étonnant que le retour (fantasmé) de la magie se fasse par celui du mana, dont la Force serait un des avatars.

[9] Ce terme-clé, introduit par Weber pour désigner « l´elimination de la magie comme moyen de salut » (Le savant et le politique, 10/18, 1994, p. 90, p.120) n´apparaît pas dans la traduction citée d´Éliane Kaufholz pour Gallimard. La traduction anglaise est ici plus près de l´original: « Enlightenment, understood in the widest sense as the advance ofthought, has always aimed at liberating human beings from fear andinstalling them as masters. Yet the wholly enlightened earth is radiant withtriumphant calamity. Enlightenment’s program was the disenchantmentof the world.* It wanted to dispel myths, to overthrow fantasy with knowl-edge.” (Dialectic of enlightenment : philosophical fragments, Stanford University Press, 2002, p. 1)

[10] L. Jullier cite par ailleurs les analyses du sociologue M. J. Ferreux qui situe la naissance du New Age au « croisement entre cybernétique et obsession du Développement personnel. Il prend souvent la science comme modèle mais « cherche à la spiritualiser » (…) Grâce à l´apport éventuel de l´énergie cosmique ou du chi, [ses adeptes] deviennent peu à peu capables d´acquérir une « infinie puissance », et même se servir de leur volonté ou de leur regard pour influencer le comportement d´autrui… Le messianisme est fort répandu dans leurs rangs : l´Élu arrivera (…) il s´agira d´un « retour à un régime qui a déjà eu lieu dans un passé lointain inconnu » (2015, p.160).

[11] "Jack [Kirby] himself felt that Lucas´s The Force was similar to the New God´s vague cosmic essence the Source. In Star Wars, a kind, gray-haired mentor urged Luke to join a galactic battle and returned from the dead, just the way Himon recruited Scott Free in Mister Miracle and also overcame death. Like Darkseid, Darth Vader ruled Stormtroopers and lived on a planet that had a huge circle carved into its side (like the flaming fire pit he´d always drawn on Apokolips). And Darth Vader served the Dark Side" (Ronin To, Tales to Astonish: Jack Kirby, Stan Lee, and the American Comic Book Revolution, Bloomsbury, 2004, p. 200)

[12] Comme le signale Kaminski (qui toutefois se trompe sur la date de parution du livre, à trop vouloir refuter son influence): “ Castaneda’s seldom and casual reference to “force of life” is a highly unoriginal notion, as the concept of the soul as “a force,” “life force,” “energy force,” “life energy,” “force of life,” and many similar such terms was common and popular amongst New Age spiritualists by that point. He was in fact drawing from the same cultural belief of the 1960’s which Lucas himself was reflecting. Castaneda’s term “force of life” is also somewhat vague, with it merely being in reference to the soul, and would not be developed in any detail until after Star Wars” (2008, p.79)

[13] S. Hart, "Galactig gasbag", Salon, 11 avril 2002. George Lucas reconnaissait les origines pop de la Force à Mark Hamill, qui en témoignait dans Preview magazine (1983) : “I asked him about the origin of the idea, and he said it's in about 450 old science fiction novels

[14][14] « Si Freud voyait dans les croyances religieuses un genre de maladie mentale, Jung pense au contraire que c´est l´absence de religion qui rend l´Homo occidentalis malade (…) Et dans le fond, c´est bien cette fonction « religieuse » que remplit Star Wars : ce mythe de la pop culture offre à l´Occident déboussolé des repères spirituels et religieux qu´il avait perdus » (G. Vervisch, 2015, p. 192-3)