Stratégies d'écriture humoristique et constructions d'identités dissidentes: le stand-up comme espace de résistance et de transformation

Stratégies d'écriture humoristique et constructions d'identités dissidentes: le stand-up comme espace de résistance et de transformation

Soumis par Thomas Lafontaine le 25/08/2017
Catégories: Féminisme, Scène, Comédie

 

Il y a une croyance tenace selon laquelle il existerait un «sens de l’humour», une essence de l’humour plus ou moins universelle, plus ou moins reconnaissable. Certaines personnes «posséderaient» ce sens, d’autres moins, ou pas du tout. Cette croyance est d’autant plus difficile à déconstruire qu’elle s’accompagne d’un impératif moral qui éteint bien des discussions: celui de rire de tout. Un impératif qui, comme le souligne Jérôme Cotte, est bien souvent «un appel à peine voilé à maintenir une tradition réactionnaire consistant à faire des gorges chaudes des plus faibles» (Cotte, 2015: 69).

J’ai voulu mettre en valeur des humoristes d’un autre genre, qui privilégient des blagues libérées de stéréotypes et critiques des structures de pouvoir (patriarcat, suprémacisme blanc, nationalisme, etc.). Les trois humoristes que j’ai retenu.es sont Margaret Cho, Chelsea Peretti et Hari Kondabolu. À travers leurs stratégies d’écriture, ces humoristes stand-up parviennent à créer un espace de résistance et de transformation politiques. Voici un condensé de leurs approches et de leurs procédés originaux qui, bien qu’ayant été traités dans certains essais politiques, ne figurent pas dans les manuels sur l’humour et le stand-up.

 

Politiser le quotidien

La perspective de départ que partagent ces trois humoristes est celle de politiser le quotidien, c’est-à-dire de faire apparaître les fils souvent invisibles des systèmes de pouvoir qui façonnent nos interactions et nos mentalités. À travers une expérience personnelle ou une anecdote, les trois humoristes discutent de représentations, normes, privilèges et excuses qui participent à exclure et à discriminer des groupes sociaux de façon systémique. Le terme «repolitiser» décrirait peut-être de façon plus adéquate leur processus, car ce quotidien apparaît souvent dépolitisé en raison des structures sociales qui favorisent certaines formes d’ignorance, d’indifférence, de résignation et d’intériorisation de normes.

Des menstruations au chocolat blanc en passant par le maquillage et les remarques badines, les trois humoristes font la démonstration suivant le principe que nul n’a besoin de s’appuyer sur une posture explicitement «revendicatrice» ou «à message» pour pratiquer un art féministe et émancipateur: il suffit de refuser de reproduire les systèmes d’oppression et de choisir de bâtir son œuvre avec d’autres outils et matériaux.

 

Choisir ses cibles

À cet égard, le premier choix des humoristes est celui du matériel: les cibles qui feront l’objet des rires. L’humour de Margaret Cho, Chelsea Peretti et Hari Kondabolu est rarement dirigé contre les personnes exclues: il s’oriente plutôt –pour reprendre l’expression de bell hooks– vers le système capitaliste patriarcal impérialiste suprémaciste blanc (George Yancy et bell hooks, 2015). Le refus des humoristes de reproduire ce système se déploie à travers des modes humoristiques différents, mais dont la visée est similaire.

Ainsi, Margaret Cho privilégie un mode humoristique confessionnel qui se situe en majeure partie dans la valorisation des identités et des pratiques de groupes sociaux discriminés. Son humour s’ancre davantage dans la neutralisation des peurs et la consolidation des convictions. Chelsea Peretti occupe quant à elle un terrain un peu plus offensif: par son mode humoristique absurde, elle critique et ridiculise plusieurs mécanismes des systèmes d’oppression, mais offre rarement des pistes pour les subvertir ou les transgresser. Hari Kondabolu attaque quant à lui le cœur des systèmes d’oppression: par son humour d’observation méticuleux, il fait ressortir les ancrages sociohistoriques, les mécanismes et les impacts du patriarcat, de l’hétéronormativité et de la suprématie blanche. Son humour incite ainsi davantage à l’action en orientant le regard vers les cibles où frapper pour miner les systèmes d’oppression.

Cette différence dans le choix des cibles et la radicalité de la critique se manifeste également dans le regard porté sur soi par les humoristes. Alors que Margaret Cho privilégie l’autodérision et parfois l’autodénigrement, Chelsea Peretti et Hari Kondabolu se dégagent nettement de ces formes de repli humoristique. Peretti fait ainsi suivre sa seule blague d’autodénigrement par un aparté où une jeune Chelsea Peretti lui donne un conseil éloquent: «Chelsea! You don’t have to do this. You don’t have to turn yourself into a punchline. You don’t have to turn all your feelings into jokes.»

 

Mettre à niveau à l’aide de longues prémisses

Comme ils offrent un regard nouveau sur des réalités normées et des perceptions intériorisées, les trois humoristes font face à des difficultés de compréhension chez l’auditoire. Comme le souligne l’humoriste Aamer Rahman à propos des numéros politiques: «Even if people know where you are coming from, if you’re talking about an idea that has got a few steps to it, in terms of building the bit, or building the idea, you have to pace it out so that people can get to the ending with you» (Stuart Goldsmith, 2016).

Pour éviter les écueils d’incompréhension, les trois humoristes privilégient de longues prémisses dans leur écriture. Ces prémisses comprennent tout au plus quelques gags (parfois aucun) et ont pour fonction de partager les référents nécessaires à la compréhension du punchline. Le rythme de leur écriture humoristique se fait ainsi plus lent et diverge d’un certain impératif pour les humoristes stand-up de générer des rires à un rythme fréquent. Autrement dit, les humoristes s’offrent le droit –ou le luxe– de ne pas être drôles pendant un temps, ce qui représente en soi une position de résistance.

Cette stratégie d’écriture leur permet de contourner une contrainte omniprésente en humour: celle de devoir construire un gag à partir de référents déjà acquis par l’ensemble de l’auditoire. Ne pas utiliser les plus grands dénominateurs communs apparaît pour plusieurs comme un pari risqué ou, au mieux, une performance réservée à une élite. Les trois humoristes vont ainsi à l’encontre du principe selon lequel «Si tu dois expliquer ta blague, c’est que tu l’as ratée» en révélant les éléments nécessaires à la compréhension du punchline. Les longues prémisses permettent de bonifier considérablement les référents que partage l’auditoire, c’est-à-dire bien souvent ceux des hommes blancs, cisgenres et hétérosexuels.

Hari Kondabolu aborde ainsi la dépossession et la désidentification vécues par les esclaves africain.es-américain.es en évoquant un passage du roman Roots d’Alex Haley:

For the rest of you who are like «this is interesting, hum»... There is a book/mini-series by Alex Haley called Roots. And in Roots, a slave, Kunta Kinte, is brought to America, and is told his name is Toby. And he refused to be called Toby, so he is whipped repeatedly.

– Your name is Toby.

– Kunta Kinte.

Whip!

– Toby.

– Kunta Kinte.

Whip!

Cette anecdote romanesque n’a en elle-même rien de drôle. Kondabolu s’en sert plutôt pour contextualiser une autre blague: sa surprise à entendre une femme noire répéter –de façon joyeuse– la phrase «Your name is Toby» à un jeune bébé blanc dont elle semble être la gardienne. Kondabolu sous-entend que cette phrase anodine est une revanche historique de la femme noire sur l’esclavage: elle chercherait ainsi à désidentifier le prénom original du bébé blanc pour lui assigner celui de «Toby», un esclave noir.

Kondabolu explicite par ce numéro le fait qu’une simple phrase entendue au quotidien a des échos et des significations différentes selon les cultures et les connaissances, et que conséquemment les sens de l’humour et la compréhension d’une blague ou d’une situation absurde sont modulés par ces cultures. Kondabolu rappelle de plus que le sens de l’humour n’est pas universel en soulignant, au tout début du passage cité («For the rest of you who are like ‘This is interesting, hum’»), l’absence de rires chez plusieurs personnes dans la salle. L’humoriste ne cherche pas à s’appuyer sur des référents supposés «universels» pour construire ses gags; il choisit plutôt d’expliquer les prémisses nécessaires à la compréhension de la blague et de critiquer la notion même d’universalité.

 

Recadrer

Une autre stratégie d’écriture largement utilisée est celle du recadrage. Associé bien souvent à l’humour d’observation, ce procédé repose sur la présentation d’une réalité sous une perspective nouvelle, perspective qui rend absurde ou inacceptable ce qui –dans l’ordre social– est légitime et n’est jamais remis en question. Ce procédé est particulier en ce qu’il mobilise peu ou pas d’effets humoristiques: l’humoriste énonce son propos sans punchline et laisse le choix à l’auditoire de rire aux endroits qu’il veut.

Le pacte humoristique entre l’humoriste et l’auditoire est transformé: loin d’une formule setup-punchline «fermée» dans laquelle l’humoriste dicte le moment où l’auditoire doit rire, la stratégie du recadrage offre une formule plus «ouverte», qui donne à l’auditoire une certaine agentivité. Dans le numéro «2042 & The White Minority», consacré aux changements démographiques aux États-Unis, Kondabolu ne privilégie pas un modèle setup-punchline où le punchline serait suivi d’un silence indiquant le moment de rire. Il choisit plutôt de partager et de commenter –avec un rythme rapide et pratiquement sans silences appuyés– des réflexions entendues dans les médias. Différentes personnes dans le public réagissent alors par moments en riant ou avec des applaudissements approbateurs.

 

Cinq «nouveaux» procédés humoristiques

En plus de ces quatre approches dans leur travail d’écriture, les trois humoristes ont utilisé cinq procédés humoristiques qui ne figurent pas dans les répertoires usuels de procédés humoristiques. Ces cinq procédés, qui ont en commun une volonté de poursuivre un dialogue avec les personnes participant à reproduire les systèmes d’oppression, évitent ainsi les formes d’humour discriminatoires ainsi que les escalades d’injures et de moqueries.

Le premier procédé est celui de la transposition inversée. Il s’agit d’un renversement de la transposition telle que définie par Luc Boily, enseignant à l’École nationale de l’humour. Plutôt que d’ajouter un élément étranger ou absurde à un environnement considéré «naturel», la transposition inversée souligne l’aliénation du quotidien en présentant l’environnement «naturel» comme absurde et l’élément étranger comme allant de soi.

Ainsi, l’affirmation sexiste «Vous êtes une femme et vous faites de l’humour. C’est surprenant!» est présentée comme absurde par Chelsea Peretti. Kondabolu attaque ainsi de front l’une des accusations portées contre ses numéros d’humour sur les relations racisées:

I get accused a lot about being OBSESSED with talking about race. People say:

– You’re obsessed with talking about race, you’re obsessed with talking about race!

Really, in America? I’m obsessed with talking about race in America? Do you know who disagrees? [...] I think ANYBODY WHO IS A VICTIM OF RACISM EVERY SINGLE DAY in America...would agree that I’m not obsessed with talking about racism in America.

Accusing me of being obsessed with talking about racism in America is like accusing me of being obsessed with swimming when I’m drowning.

Cette accusation d’obsession, qui n’est pas sans rappeler les stratégies de discréditation à l’égard des féministes à travers l’excuse qu’elles sont trop sensibles, émotives, hystériques ou agressives, est pleinement revendiquée par Kondabolu. Dans cet extrait, Kondabolu utilise une transposition inversée pour souligner qu’il est tout à fait légitime d’être obsédé par les relations de pouvoir racisées aux États-Unis: c’est plutôt le contraire qui apparaîtrait aberrant. Kondabolu pousse plus loin la réappropriation de l’accusation d’«obsession» à travers son analogie. Celle-ci fait valoir de façon frappante que les questions raciales ne sont pas à aborder à l’occasion: elles s’imposent dans les discussions, au quotidien, y compris en humour. Kondabolu présente ainsi les relations racisées –et plus largement les relations de pouvoir– comme des enjeux dans lesquels tout le monde baigne. Ne pas discuter de ces enjeux équivaut à vivre dans un certain déni.

Un second procédé est celui de la subjectivation. Ce procédé consiste à se désidentifier d’une identité restreinte dans laquelle nous sommes enfermé.es ou dans laquelle des groupes sociaux sont confinés. Ce procédé travaille l’aliénation de ce confinement en refusant d’abord l’identité imposée, puis en la remplaçant par d’autres identités. Margaret Cho combat par exemple la mésestime et la honte dans cette anecdote sur deux amis drag queens:

– They call me “faggot”, they call me “sissy”. I said: “Oh yeah, you forgot I’m also a model and an actress, so FUCK YOU TOO”.

Allan and Jeremy believed in themselves when nobody else did. And I found that... extraordinary. They were big stars to me.

La subjectivation offre ainsi une résistance aux normes sociales, mais aussi une possibilité de les transgresser.

Un troisième procédé est celui du retournement des stigmates. Contrairement à la subjectivation, le retournement des stigmates propose de revendiquer haut et fort non seulement des identités, mais également des insultes, des traits ou des qualificatifs péjoratifs utilisés pour discriminer structurellement des groupes sociaux. Chelsea Peretti souligne ainsi que les menstruations constituent un sujet tabou en stand-up, notamment en raison de l’humiliation genrée:

It is weird being a female comedian ‘cause you do hear people talking shit all the time. Like [voix grave] “Fucking female comedians, dude, they fucking suck. All they do is talk about their fucking period, man. Fuck that shit. I have discerning taste”.

Dans cette prémisse, Peretti met d’emblée de l’avant le statut aliéné de la femme humoriste. Cette aliénation a pour source les propos moralisateurs prononcés par des hommes, propos qu’elle se fait un plaisir de caricaturer par le biais d’une imitation. Peretti enchaîne ensuite en affirmant qu’elle a volontairement choisi de ne jamais parler de ses menstruations dans ses numéros pour ne pas conforter le préjugé selon lequel «les femmes parlent toujours de leurs menstruations». Elle souligne ainsi que les hommes dictent en partie les sujets que les femmes humoristes peuvent ou ne peuvent pas aborder. Peretti se réapproprie toutefois cette discrimination en évoquant un scénario où les humoristes masculins auraient des menstruations:

But what annoys me is just on principle, because I GUARANTEE YOU, if guys got their period, all right? Like just make that jump.

If guys got their period, there’s NO WAY a male comedian would be standing on stage right now bleeding out of his dick, okay?

Just like bleeding, and he’s just like, [voix grave] “I’m not gonna talk about it. I’m not gonna do it. It would be déclassé. I don’t want to disrespect comedy like that. I said no.”

You know? If guys got their period, 90% of stand-up comedy would just be people running around like, “I was bleeding out of my diiiiiiiiiiiick! What the fuck?! Drip, drop, drip, drop, drip, drop, drip, drop!”

Si les hommes avaient des menstruations, le sujet ne serait plus tabou et honteux, mais omniprésent et source de fierté pour les hommes, qui en parleraient de façon abusive. Au final, Peretti procède à une prétérition, c’est-à-dire qu’elle dit qu’elle ne va pas aborder un sujet pour mieux attirer son attention sur lui.

Le quatrième procédé est la confirmation ironique. Moins directe et plus subtile que le retournement de stigmates, cette stratégie d’écriture conduit l’humoriste à épouser une croyance problématique de façon totale, jusqu’à un point faisant ressortir son côté absurde. Chelsea Peretti, dont le mode humoristique prédominant est l’absurde, feint par exemple son appui à la condition de «femme au foyer».

I’ll watch the “housewives” reality shows, um… just looking for a morsel of inspiration. I remember when those shows first started airing, like 18 years ago, I remember being like “Oh, my God. I forgot being a housewife was still an option for women”.

I was like “Fuck, I should have done that!” I took a wrong turn. That is so awesome. Someone else works and then you do not work? Like, why did women ever stop doing that on any level? Why did we phase that out? Just out of dignity?

I’m not trying to be rude. If any of you guys are housewives, “I’m sure it’s a lot of work” but, YOU SHOULD BE PAID A WAGE!

La prémisse de Peretti dans cet extrait est que le modèle de femme au foyer valorisé par les téléréalités est rétrograde. L’exagération est ici utilisée pour faire valoir que ce modèle est tellement réactionnaire que Peretti avait oublié qu’il pouvait constituer une option. La confirmation ironique qu’elle utilise lui permet de formuler le préjugé selon lequel le travail ménager n’est pas un vrai travail et que les femmes devraient pratiquement s’estimer chanceuses de réaliser ce type de travail non rémunéré. Si le retournement des stigmates permet de désamorcer les insultes, la confirmation ironique a pour force de révéler les préjugés racistes, sexistes et homophobes.

Le cinquième procédé est la maïeutique humoristique. Alors que la confirmation ironique se déploie davantage à partir des pensées intérieures partagées par l’humoriste, la maïeutique humoristique émerge d’un dialogue mis en scène. Le dialogue offre alors à l’humoriste l’occasion d’épouser –en simulant l’ignorance ou l’incompréhension– une croyance problématique jusqu’à un point d’incohérence ou de ridicule. Ce procédé est propice au mode humoristique d’observation. Hari Kondabolu se fait d’ailleurs le champion de ce procédé lorsqu’il discute de la représentation de Jésus avec un spectateur.

– I don’t agree with you. I think Jesus was White.

– That’s fine. You can believe whatever you want to believe. [...] But the facts are the facts: both Jesus’ parents are from the Middle East, for all instances and purposes they were Brown. Two Brown people cannot create... a fucking Swedish tennis player. [...]

And I explained this to him. And he’s like:

– Look, I’m not an idiot. [...] I understand what you’re saying. But here’s the thing: Jesus’ mother Mary, she’s from the Middle East, she can be Brown; but his father, his father wasn’t Joseph, right, his father was God, and God as we all know... is White. [...]

And I said:

– You do realize what you’re saying is absurd, right? Mixing Brown and White doesn’t create White. Any child... or racist can tell you that. I mean... that’s the way this country has historically worked. But let’s say I was to agree with you that somehow a Brown woman and a White man were able to create a White Jesus. I would only agree that Jesus Christ is White, if you agree that Barack Obama is as White as Jesus Christ.

And after presenting this man with is own logic, I think it’s pretty fair to assume that this man was so racist... that he no longer believed in God.

Mission accomplished.

Ce long extrait est éloquent à plusieurs égards. Il ne contient, à l’exception d’une insulte envers l’homme («Any child... or racist can tell you that») et d’un rapprochement entre la figure occidentale de Jésus et la figure du joueur de tennis Bjorn Börg, aucun procédé humoristique: la blague réside plutôt dans la maïeutique humoristique, dans l’échange où la croyance du spectateur est explicitée, puis déconstruite. Alors que le postulat raciste sur lequel s’appuie la croyance de l’homme est considéré comme suffisamment offensant pour que Kondabolu quitte la pièce sans discuter, celui-ci choisit de poursuivre la conversation «parce qu’il souhaite connaître la fin de cette blague.» Kondabolu considère ainsi que les croyances racistes sont en elles-mêmes des absurdités qui méritent d’être écoutées pour être mieux déconstruites. Kondabolu applique ici la «Humane Humor Rule» d’Emily Toth en attaquant non pas une caractéristique que l’homme ne peut changer, mais une croyance qu’il peut transformer. La chute de la blague est d’ailleurs que la croyance suprémaciste blanche de l’homme est si forte qu’elle le conduit non pas à transformer son racisme, mais à renier ses croyances religieuses. Le procédé de la maïeutique humoristique a ainsi le mérite de travailler les croyances racistes, sexistes et homophobes reconnues et légitimées par des justifications et des excuses.

Comme le soulignait Nancy Walker il y a déjà plus de 25 ans, la tradition d’un humour féministe et émancipateur reste largement méconnue et a pour conséquence «the misconception that feminist humor is a recent phenomenon» (Nancy Walker, 1998). Les humoristes qui ont retenu mon intérêt viennent enrichir cette tradition. J’ai cherché, à travers ma recherche, à identifier et à rendre accessibles les principes et les stratégies d’écriture de leur démarche artistique.

Nancy Walker remarquait, à la fin de son essai, que l’humour féministe avait fait ses plus belles percées au sein de deux modes d’expression: le stand-up et la bande dessinée. Peut-être la raison se trouve-t-elle dans les espaces communs créés par ces deux médias qui, étant propices au ton confessionnel et observationnel, cheminent du personnel vers le structurel, de l’individuel vers le collectif. S’appuyant sur des cas précis, leur réflexion humoristique suit la trajectoire d’un entonnoir inversé s’élargissant vers des réflexions politiques. Peu importe le mode dans lequel il est déployé, cet humour émancipateur gagnerait à être pratiqué, partagé et enseigné au Québec.

 

Bibliographie

BOILY, Luc. 2013. «Genres et procédés chez les Cyniques», In Lucie Joubert et Robert Aird (dir.), Les Cyniques: le rire de la Révolution tranquille, Montréal: Triptyque, p.463-486.

CHO, Margaret. 2001. Notorious C.H.O., Cho Taussig Productions, 95 minutes.

COTTE, Jérôme. 2015. «Les féministes n’ont pas d’humour», In Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri (dir.), Les antiféminismes, Montréal: Remue-ménage, p.55-72.

GOLDSMITH, Stuart. 2016. 2014. «83 – Aamer Rahman», The Comedian’s Comedian Podcast. En ligne. http://www.comedianscomedian.com/83-aamer-rahman/

HOOKS, bell et YANCY George. 2015. «bell hooks: Buddhism, the Beats and Loving Blackness». En ligne, http://opinionator.blogs.nytimes.com/2015/12/10/bell-hooks-buddhism-the-beats-and-loving-blackness/?mwrsm=Facebook&_r=1

JOUBERT, Lucie. 1998. Le carquois de velours. L’ironie au féminin dans la littérature québécoise (1960-1980), Montréal: Hexagone, 221p.

KONDABOLU, Hari. 2014. Waiting for 2042, Kill Rock Stars, 57 minutes

PERETTI, Chelsea. 2014. One of the Greats, Netflix, 74 minutes

SAINT-MARTIN, Lori. 1997. «L’ironie féministe prise au piège: l’exemple de L’Euguélionne», In Contre-voix, Montréal: Nuit blanche éditeur, p.129-144.

SEABAUGH, Julie. 2014. «Native New Yorker Hari Kondabolu: Not A Political Comic», Village Voice. En ligne. http://www.villagevoice.com/music/native-new-yorker-hari-kondabolu-not-a-political-comic-6616268

Untitled Kondabolu Brothers Podcast. 2014. «Untitled Kondabolu Brothers Podcast 14 – W. Kamau Bell». En ligne. http://kondabolubrothers.libsyn.com/untitled-kondabolu-brothers-podcast-14

WALKER, Nancy A. 1988. A Very Serious Thing: Women’s Humor and American Culture, Minneapolis: University of Mennesota Press, 229p.