Streamside Day de Pierre Huyghe: La figure du lapin comme interface entre l'art et la vie

Streamside Day de Pierre Huyghe: La figure du lapin comme interface entre l'art et la vie

Soumis par Yan St-Onge le 06/04/2012

 

Pierre Huyghe dit qu'il crée des «mondes», dans lesquels il fait exister ses projets artistiques.

«As I start a project, I always need to create a world. Then I want to enter this world, and my work through this world is the work.» 1

Cette idée de créer des mondes, c'est donc un jeu de l'artiste entre l'art et la vie. L'oeuvre de Pierre Huyghe est dans un «territoire improbable où fiction et réel se contaminent et s’enrichissent mutuellement».2 Avec Streamside Day, le monde qui est créé est celui d'un jour de fête inventé par l'artiste pour le nouveau village ou la nouvelle communauté de Streamside Knolls au nord de New York; une sorte de fête populaire est inventée, comme une partition qui pourra être rejouer par les habitants. Ainsi, ce nouvel événement, cette célébration sert de motif pour la vidéo de Pierre Huyghe; on pourrait presque parler de performance. Cette ville-champignon pousse au milieu de la nature faussement naturelle, et l'artiste, en souhaitant ancrer le projet dans le contexte de cette communauté particulière, s'est rendu compte que le lien commun entre les habitants était leur provenance d'ailleurs, la ville n'étant qu'à ses débuts, et la rencontre de ces nouveaux résidents avec la nature environnante.

Ainsi, Streamside Day est une sorte de célébration du rapport entre la ville et la nature, entre l'ici et l'ailleurs, mais surtout, grâce à l'appropriation de cette fête par les gens de Streamside Knolls, un rapport entre l'art et la vie. «L’exposition change alors de format, le fait artistique est ce moment où la réalité est rejointe par la fiction.»3 Pour cette nouvelle célébration dont les thèmes sont l'environnement et la migration, l'artiste invente deux symboles: l'arbre et la boîte. Lors de l'événement, les enfants, mais aussi plusieurs adultes, jouent le jeu et se déguisent principalement en animaux. Cette forme d'anthropomorphisme animalier n'est évidemment pas sans évoquer les représentations animalières qu'on retrouve chez les personnages de fiction dans les fables et les films ou les livres pour enfants.

La vidéo offre d'ailleurs une remise en scène de l'histoire de Bambi avec de vrais animaux. La représentation de la nature se trouve même accentuée par des éléments de la parade comme ce camion 4x4 qui fait défiler un arbre dans sa boîte arrière. Dans ce monde où la nature est contrôlée, par l'urbanisation et par la fiction, il s'agit bien plus de mettre de l'avant une image idéalisée de la nature. La figure du lapin, en ce sens, sert d'interface entre l'art et la vie. Il y a bien sûr d'autres figures animalières, comme le cheval, le papillon et l'écureuil, mais le nombre important de lapins dans Streamside Day, autant chez les adultes que chez les enfants, laisse croire que cette figure en est une assez importante.

En tout cas, ce ne sont pas les exemples de lapins qui manquent quand on regarde du côté de la fiction pour enfants, sans oublier le lapin de Pâques qui est, lui aussi, une figure de la fête et relevant de l'imaginaire de l'enfance. Or, si le lapin joue le rôle d'interface, c'est parce qu'il est à la fois un signe de nature, mais aussi de culture: en effet, il réfère inévitablement à l'imaginaire enfantin, à l'imaginaire de Pâques, mais aussi au lapin de Playboy, en plus de renvoyer au monde animal, qui est lui-même scindé en deux: l'animal sauvage et l'animal domestique. D'ailleurs, le lapin est justement un animal qui est à la fois sauvage et domestique, ce qui contribue, peut-être, à faire de lui un interface. S'il n'est pas tout à fait en ville ni tout à fait dans les champs, le lapin est en tout cas une figure attachante dont la douceur du pelage en fait un symbole de l'innocence et de la douceur, donc potentiellement un symbole de l'image idéalisée et de l'apparence.

C'est aussi une figure paradoxale dans Streamside Day, puisque cette célébration et cette vidéo viennent questionner notre rapport au paysage et à l'environnement, notre rapport aux autres et à la communauté, notre rapport à l'histoire et aux célébrations, et finalement notre rapport à l'art et à la vie. La vie idyllique promise par les promoteurs des nouveaux projets domiciliaires est-elle aussi fictive que la vie idyllique des contes pour enfants? En tout cas, Pierre Huyghe nous invite à nous questionner. «Le discours critique est sous-tendu par cette beauté étrange, créée de toutes pièces, qui renvoie à l’artifice de ce qu’elle révèle.»4

D'ailleurs, Streamside Knolls est situé dans le Fishkill township, donc la municipalité de Fishkill, ce qui, déjà, évoque un rapport plutôt contradictoire avec la nature: à la fois objet de contemplation et objet de destruction. Les lapins font donc de Streamside Day une célébration, mais surtout, une mascarade qui masque la réalité derrière les apparences du merveilleux, comme le fait Walt Disney. Cette figure animalière du lapin est à la fois celle de l'enfance, le doux et joli lapin, et celle de la reproduction, le chaud lapin, ce qui convient parfaitement à ces nouveaux développement immobiliers qui s'adressent principalement aux familles.

En effet, les nouveaux quartiers d'habitation se multiplient rapidement comme le font les lapins. Dans le monde merveilleux de Streamside Day, il y a des lapins qui gambadent en toute innocence, dans la rue d'un quartier idyllique, comme dans un film pour enfants. Finalement, ce film documente la création d'une communauté réelle qui n'est pourtant qu'une image, et la célébration de celle-ci, ce qui opère finalement une interpénétration de l'art et de la vie.