Sympathie pour les savants fous télévisuels. Stéréotypie, pathos et anarchisme

Sympathie pour les savants fous télévisuels. Stéréotypie, pathos et anarchisme

Soumis par Elaine Després le 21/03/2016

 

Depuis son apparition dans la littérature britannique au XIXe siècle, la figure du savant fou1 a subi de nombreuses métamorphoses, en fonction des grandes découvertes scientifiques et des nouvelles formes de fiction investies. Ainsi, les savants fous littéraires, scéniques, cinématographiques, bédéistiques, puis télévisuels se sont développés indépendamment, construisant leurs propres codes, mais toujours en relation hypertextuelle avec leurs origines littéraires. Dans les années 1920, le savant fou devient un personnage récurrent du cinéma expressionniste (Dr. Caligari, Dr. Mabuse, Metropolis), puis, dans les années 1930, James Whale marque l’imaginaire collectif et fixe les tropes visuels qui caractériseront cette figure tout au long du XXe siècle avec son Frankenstein. Dans les comics, les savants fous apparaissent dès 1940 avec un Lex Luthor, d’abord décrit comme un savant fou européen, déjà le némésis de Superman; puis, dans les années 1960, ils se multiplient dans l’univers de Marvel. Ainsi, au cinéma comme dans les comics, le savant fou a longtemps été identifié comme le villain, le génie criminel. Si le désespoir de Victor Frankenstein parvenait à éveiller notre pitié au XIXe siècle, le savant fou du XXe siècle se présente souvent comme un stéréotype sans profondeur psychologique, ne servant qu’à déclencher des situations chaotiques pour permettre aux héros de se mettre en valeur et défendre la loi et l’ordre.

Mais, dans les séries télévisées contemporaines, on peut constater un déplacement un peu surprenant: on pardonne au savant fou ses déviances, ses troubles de la personnalité, ses expériences immorales, parfois au nom d’un génie mis (plus ou moins malgré lui) au service du bien, mais surtout d’une identification cathartique (Jauss) du spectateur alimentée par divers procédés narratifs: le savant fou est désormais le protagoniste de l’histoire, il est donc doté d’une grande profondeur psychologique. Et, pour provoquer cette identification, les auteurs et les personnages eux-mêmes ont recours aux plus vieux des outils rhétoriques, déjà identifiés par Aristote: la persuasion logique (la démonstration) et morale (le caractère ou éthos et la passion ou pathos). Alors que certains savants fous tentent d’utiliser la logique pour justifier leurs actes (c’est le cas du Dr Moreau), plusieurs autres ont recours à la persuasion morale, et en particulier le pathos (par exemple, Victor Frankenstein raconte à Walton sa vie misérable). Si le scientifique se qualifie par un éthos construit par la rationalité, la neutralité et la collectivité (du moins si l’on en croit Robert K. Merton), le savant fou joue davantage sur les passions.

Ce déplacement est perceptible dans plusieurs séries anglo-saxonnes de la seconde moitié de la décennie 2000 qui sont centrées sur des personnages de scientifiques dont les méthodes et les intentions sont pour le moins équivoques: mentionnons Billy/Dr. Horrible dans Dr. Horrible’s Sing-Along Blog (Joss Whedon, 2008), Walter Bishop dans Fringe (J.J. Abrams, 2008-2012) et Walter White dans Breaking Bad (Vince Gilligan, 2008-2013), mais on pourrait aussi parler de Sherlock Holmes dans Sherlock (Mark Gatiss et Steven Moffat, 2010-), de Gregory House dans House (David Shore, 2004-2012) ou encore de Alec Sadler dans Continuum (Simon Barry, 2012-2015).

 

Stéréotype ou archétype

Le savant fou qui domine la bande dessinée et le cinéma de genre s’est construit comme un stéréotype, bien que son origine littéraire soit plus complexe. Pour Ruth Amossy, le stéréotype «est l’image préfabriquée, toujours semblable à elle-même, que la collectivité fait monotonement circuler dans les esprits et les textes» (Amossy 21), alors que pour Jean-Louis Dufays les stéréotypes sont «préconstruits et figés», «les garants de la stabilité du sens et de la lisibilité des textes» (Sépulchre 135). Or, dans les œuvres étudiées, les auteurs utilisent et détournent les codes du stéréotype, souvent sur le mode parodique, sans pour autant le rendre superflu: le savant fou demeure une figure efficace et récurrente dans la fiction contemporaine, ce qui suggère qu’il n’est peut-être pas que la répétition d’éléments figés, mais aussi le travail d’universaux, d’archétypes.

Dans The Complete Writer’s Guide to Heroes and Heroines: Sixteen Master Archetypes, Tami D. Cowden, Caro Lafever et Sue Viders proposent plusieurs archétypes de héros, et parmi eux celui du Professeur: «The Professor’s strength is his intellect. […] His genius has set him apart from others for most of his life. […] The inability of other people to keep up with him intellectuality is a constant source of frustration for him. As a result, his social skills may not be up to par.» (Cowden, Lafever et Viders 889) Cowden propose en retour des archétypes spécifiques aux personnages de villains et oppose au Professeur, le Génie du mal (Evil Genius), dont le savant fou serait un des exemples les plus communs. Pour elle, «[p]roving everyone else is inferior […] is a major driving force for this villain. […] But sometimes he has a slightly different motivation – the pursuit of knowledge itself, a scenario most often seen with the mad scientist version.» (Cowden 446) Les personnages qui nous intéressent ici oscillent entre ces deux pôles archétypaux (et actanciels), qui partagent de nombreuses caractéristiques et même certaines motivations. Leur positionnement axiologique ne va donc pas de soi, et c’est précisément cette équivocité qui les rend intéressants. Reflet d’une société individualiste qui a perdu foi en l’efficacité de ses systèmes (juridique, politique, économique), les savants fous télévisuels sont aussi porteurs d’une certaine forme d’anarchisme, un rejet de ces règles qui ne semblent que contribuer aux injustices. En cela, ils procèdent d’un certain renversement axiologique (plutôt que la loi et l’ordre, c’est la transgression et la remise en question de l’ordre établi qui sont valorisées), mais qui n’aboutit jamais véritablement.

Selon Pierre Glaudes et Yves Reuter, «le personnage […] contribue à l’inscription des valeurs dans le récit (l’“axiologisation”). […] [C]es marques textuelles […] se concentrent pour une bonne part sur ces objets sémiologiques complexes que sont les personnages» (Glaudes et Reuter 63-64). Dans les textes polysémiques, ces marques se contredisent et «jouent sur des ruptures avec la doxa, altèrent la présence d’une thèse unificatrice, rendent le texte moins lisible ou moins crédible. À l’extrême, les fictions peuvent présenter des contre-valeurs incarnées dans des anti-héros.» (Sépulchre 112)

 

«The status is not quo»: le cas de Dr Horrible

Dans Dr Horrible Sing-Along Blog, Joss Whedon propose un exercice de style ludique qui consiste à explorer les possibilités narratives du savant fou stéréotypé. Il s’agit d’une minisérie du type comédie musicale de trois courts épisodes, créée durant la grève des scénaristes  en 2008, et  qui raconte la vie de Billy (Neil Patrick Harris), d’une timidité maladive, qui n’arrive pas à adresser la parole à une jeune femme, Penny (Felicia Day), et qui se transforme régulièrement en Dr Horrible, un savant fou qui aspire à faire partie de la Evil League of Evil. Lorsqu’il provoque sans le vouloir la rencontre de Penny et de Captain Hammer (Nathan Filion), son némésis, un «superhéros» particulièrement narcissique, Dr Horrible se radicalise et tente de l’éliminer, mais tue plutôt Penny par accident, ce qui lui permet ironiquement d’accéder à la Evil League of Evil.

 

Lorsque Dr Horrible apparaît à l’écran pour la première fois, tous les codes du stéréotype (version steam-punk) s’imposent. Seul dans le cadre, il est filmé de face, en plan rapproché-poitrine, habillé d’un sarrau blanc vintage «Howie-style», de lunettes et de gants de soudeurs, de bottes de caoutchouc blanches, et se tient dans son appartement-laboratoire où dominent les fioles emplies de liquides colorés. Il éclate d’un long rire maniaque et grave, mais, rapidement, l’illusion est brisée par un procédé de distanciation autoréflexif: il explique que son instructeur vocal l’aide à travailler son rire: «that’s about standards» (Act I). Dr Horrible est donc une construction, autant des auteurs que de Billy lui-même, l’alter ego qui se cache derrière le personnage, effet souligné par son utilisation appuyée d’expressions associées au stéréotype comme «behold», «heist» ou «nemesis», et par ses projets de vol de banque2. Toutefois, lorsqu’un des courriels qu'il a reçu remet en cause l’existence même de Penny, il reste sans voix, ce qui déclenche une transition vers une scène musicale où Billy, d’une timidité maladive, désespère de trouver le courage d’adresser la parole à la jeune femme. Il apparaît alors comme l’exacte antithèse d’un savant fou, révélant la vraie nature de Dr Horrible: il n’est que le masque que porte Billy pour fuir la réalité, une construction élaborée à partir de ses références culturelles (les comics) en réaction à ses problèmes et à sa désillusion face au monde.

En tant que Dr Horrible, son discours est par ailleurs plutôt anarchiste3: il refuse la légitimité de la propriété privée («It’s not about making money, it’s about taking money.», Act I), s’oppose aux initiatives qui ne font que masquer les problèmes plus profonds («[homeless are] a symptom. You’re treating a symptom. And the disease rages on, consumes the human race.», Act I), lutte contre les pouvoirs corporatistes («My nemesis is Captain Hammer. Captain Hammer, corporate tool.», Act I), politiques («My application [to the Evil League of Evil] is strong this year: a letter of condemnation by the deputy mayor.», Act I) et médiatiques («No, they’re not gonna say anything in the press», Act I). Mais au-delà, c’est à une société en détresse qu’il est sensible: «Listen close to everybody hearts and hear that breaking sound. Hopes and dreams are shattering apart, and crashing to the ground4.» (Act II) À partir de ces constats et de celui de son impuissance, Billy crée donc un personnage hors du système, non assujetti à ces règles, et donc en mesure de s’y opposer: «It’s about […] destroying the status quo, because the status is not quo. The world is a mess and I just… need to rule it.» («Act I») Ainsi, Dr Horrible, qui veut détruire le Captain Hammer pour des raisons personnelles, choisit pourtant de s’attaquer à lui dans un évènement public où il est honoré: «Look at these people, amazing how sheeps will show up for the slaughter. […] Why can’t they see what I see, why can’t their hear the lies? […] Get a pick, do a block, heroes are over […]. Then I win, then I get, everything I ever, all the cash, all the fame and social change. Anarchy, that I run, it’s Dr. Horrible’s turn.» (Act III) C’est donc à l’apathie des «moutons» aliénés qu’il veut opposer son chaos.

Les savants fous qui peuplent les comics sont toujours plus ou moins anarchistes et les superhéros, conformistes, prompts à défendre la loi et l’ordre. Selon Umberto Eco,

[les superhéros] sont tous foncièrement bons, moraux, respectueux des lois naturelles et humaines, […]. Superman est pratiquement tout-puissant, […], il pourrait faire le bien au niveau cosmique, galactique, […] [a]u lieu de cela, [il] exerce son activité au niveau de la petite communauté où il vit […]. Le paradoxe [du] gaspillage de moyens (cette énergie pourrait servir à produire directement des richesses ou à modifier radicalement des situations à grande échelle) ne cesse de frapper le lecteur […], le bien prend l’unique aspect de la charité. (Eco 166-169)

Or, dans les années 1980, Alan Moore (Watchmen) et Frank Miller (The Dark Knight Return, Sin City) ont proposé un autre modèle de superhéros. Ils ont mis de l’avant leur côté sombre et moralement problématique, ces superhéros qui se font juge, jury et bourreau, présentent des motivations moins que désintéressées (narcissisme, désir de vengeance, névroses, sentiment de supériorité, cupidité) et contribuent au maintien de systèmes politiques injustes et sanglants. Whedon procède à ce même type de déplacement. Si Moore et Miller désenchantent les personnages de superhéros, les rendant plus sombres, plus ambigus, dans Dr. Horrible, le récit se recentre sur le villain, qui devient lui aussi plus équivoque: capable d’empathie, il constate la détresse qui l’entoure et planifie de changer le monde (ce que les superhéros se refusent à faire selon Eco). En faisant de Billy un protagoniste auquel on peut s’identifier, c’est soudainement l’idéologie du «superhéros» que représente Captain Hammer qui apparaît condamnable et la profonde volonté de changement de Billy comme souhaitable. Le tragique de son destin est accentué par le dernier plan de la série, qui termine une longue scène où Dr Horrible assiste à la mort de Penny, puis à la chute de Captain Hammer, chante sa victoire, revêt un nouveau costume rouge et noir (les couleurs de l’anarchisme), place sur ses yeux les lunettes qu’il porte normalement au front et s’installe à la table de la Evil League of Evil. Mais sa victoire est pour le moins amer, puisque l’image suivante nous révèle un Billy immobile, détruit, qui termine a capella le vers amorcé par Dr Horrible: «And I won’t feel… a thing» (Act III). Puis, après un bref moment de silence et d’immobilité, l’image est brusquement remplacée par un écran noir. L’idéal anarchique est remplacé par un corporatisme du mal motivé par l’appât du gain, et l’humanité du savant fou disparaît.

 

 

«There’s only room for one God in this lab, and it’s not yours»: le cas de Walter Bishop

Dans Fringe, créée par J.J. Abrams, le processus est assez différent, mais contribue également à déstabiliser le stéréotype du savant fou. La série raconte l’histoire d’une agente du FBI, Olivia Dunham (Anna Torv), qui doit résoudre des cas étranges en compagnie de Walter Bishop (John Noble), un savant excentrique tout droit sorti de l’asile, et de son fils Peter (Joshua Jackson). Lorsque des liens émergent entre les cas et avec le passé des Bishop, l’équipe se retrouve au cœur d’un complot fasciste qui dépasse les univers parallèles et les époques.

 

La première fois qu’apparaît à l’écran le visage de Walter Bishop, «a scientific researcher from Cambridge, born in ’46. Harvard-educated, post-grad at Oxford and MIT» («Pilot», 1.1), sa dualité, qui le hantera pendant toute la série, est immédiatement mise de l’avant: une recherche dans les dossiers du FBI révèle deux photos officielles tirées de son passé, la première qui accompagne des articles scientifiques et où il paraît élégant et confiant, presque arrogant, la seconde est celle de son permis de conduire révoqué, où il semble vieilli, décoiffé et mal rasé. Jekyll et Hyde. Lorsqu’Olivia s’entretient avec Peter, le fils de Walter, à son sujet, il lui dépeint un homme égoïste et inquiétant:

Peter: My father […] is without a doubt the most self-absorbed, twisted, abusive, brilliant, myopic son-of-a-bitch on the planet. […]

Olivia: He was part of a classified U.S. Army experimental program called Kelvin Genetics. They gave him the resources to do whatever work he wanted, which was primarily in an area called fringe science. […] Things like mind control, teleportation, astral projection, invisibility, genetic mutation, reanimation…

Peter: […] Reanimation? Really? So, you’re telling me what? My father was Dr. Frankenstein? («Pilot», 1.1)

À la suite de cette construction progressive du personnage de Walter, il apparaît finalement à l’écran: assis de dos dans sa cellule de l’asile psychiatrique, il est voûté, sa barbe est longue et son regard inquiet. Cette image contribue à créer l’éthos qui le caractérisera tout au long de la série: celle d’un savant brisé, vulnérable et (véritablement) fou: Jekyll, Hyde, Frankenstein et Moreau, tout à la fois. Au fil des épisodes, des détails sur sa vie antérieure ne font que confirmer cette première impression: Walter Bishop passa plusieurs années à faire d’innombrables expériences dangereuses, éthiquement problématiques, expérimentant sur des enfants, créant des portails (destructeurs) entre les univers parallèles, créant de dangereuses créatures OGM, etc. Et c’est dans l’épisode «Peter», qui se déroule en 1985, que l’on peut finalement constater à quel point sa conception de l’éthique scientifique s’approche de celle du Dr Moreau et de bien d’autres savants fous démiurges: «what you must understand is that as scientists we must embrace every possibility. No limitations. No boundaries. There is no reason for them.» («Peter», 2.15) Puis, dans une scène qui se révélera d’une grande importance dans la suite de la série, Walter est comparé aux créateurs de la bombe nucléaire, modèle récurrent pour les savants fous post-1945:

 

Dr Warren: Shattering the wall between universes would rupture constants of nature. […] It’s why we’ve been lying to the military, telling them it’s impossible. Walter, there has to be a line somewhere. There has to be a line we can’t cross. […] “I am become Death, the destroyer of worlds.”

Walter: Don’t you quote Oppenheimer to me…

Dr Warren: “Knowledge can’t be pursued without morality.” […] For the sake of one life, you will destroy the world. Some things are not ours to tamper with. Some things are God’s.

Walter: […] There’s only room for one God in this lab, and it’s not yours. («Peter», 2.15)

Voilà sans doute une des caractéristiques les plus communes associées à la figure du savant fou: en transgressant les lois de la Nature, en créant des êtres artificiels, en défendant une science athée et présentant un évident sentiment de supériorité, ils sont sans cesse accusés de se substituer ou de se prendre pour Dieu. Et la plupart des évènements étranges que l’équipe doit résoudre (qui impliquent de nombreux morts) tirent leurs origines d’anciennes expériences de Walter.

Or, bien qu’il demeure un savant fou très classique qui continue d’expérimenter impunément, incapable de se préoccuper des conséquences, dévorer par sa libido sciendi, par son hubris, Walter demeure un personnage éminemment sympathique auquel on s’attache rapidement. Tout au long de la série, il apparaît vulnérable, psychologiquement affaibli, dépendant des autres, impulsifs et obsédés par des désirs primaires. Il est représenté comme un enfant, et ses obsessions absurdes (mais toujours amusantes), notamment pour la nourriture (généralement des friandises qu’il n’a pu manger depuis longtemps) et le profond amour qu’il manifeste pour son fils contribuent à éveiller notre sympathie.

Au cours de la dernière saison, qui se déroule une vingtaine d’années dans le futur, Walter est amnésique et Etta (Georgina Haig), sa petite-fille, lui a réimplanté les morceaux de son cerveau qu’il avait fait amputer des années auparavant pour cesser d’être le savant amoral, dangereux et incapable d’empathie qu’il se voyait devenir. Tout au long de la saison, il exhibe des signes de son ancienne personnalité: «The man I was before, he was consumed by ambition, by hubris. He never cared about anyone. All he cared about was walking with the gods. It’s different this time. I’m different. I have Peter. He won’t let me become that man again.» («Five-Twenty-Ten», 5.7) Mais il craint la résurgence de cet aspect de sa personnalité et se tourne vers une ancienne amie et collègue, Nina Sharp, qui lui promet de retirer à nouveau les morceaux de son cerveau:

I’m scared Nina. Every day that goes by, I feel him more and more. I’m losing myself. I’m becoming the man I was. And just like before, everyone that I care about will be driven away and will suffer because of me. I need you to take them out. […] My intellect may be diminished slightly, but it’s the only way to hold on to the man I’ve become. Please Nina. You must remove these pieces of my brain. («Five-Twenty-Ten», 5.7)

Cette inquiétude de Walter devient une obsession et atteint son apogée lorsqu’il prend une forte dose d’acide («Black Blotter», 5.9). À la fin de l’épisode, on le retrouve assis par terre, dans son ancien laboratoire d’Harvard transformé en ruine par les années d’abandon. Ses souvenirs le hantent et un gros plan sur son visage nous le montre terrifié, au bord des larmes. Mais, plutôt que de nous montrer ces flash-back par un procédé traditionnel de fondu enchaîné, les images tirées de l’épisode «Peter» (2.15) sont simplement projetées sur les murs et le visage de Walter. Le dialogue hors champ est doublé d’une musique mélancolique, puis de plus en plus tragique. Ces hallucinations envahissent complètement l’espace du laboratoire et l’espace mental de Walter. Tentant de se débarrasser de cette partie de sa vie, il asperge d’essence son ancien cahier de laboratoire et le regarde se consumer, mais l’hallucination de son ancienne assistante réapparaît et interrompt sa catharsis: «The Journal doesn’t matter. Even if you burn it, it’s too late. Now that you remember all the things you're capable of. […] You’ve been him longer than you’ve been you.» («Black Blotter», 5.9) Puis, un double de Walter, celui d’avant, apparaît, arborant un sourire satisfait, machiavélique, devant un Walter figé, terrifié par lui-même. Jekyll et Hyde amorcent leur dernier combat.

 

 

Méthamphétamine et crise économique: le cas de Walter White

Contrairement aux autres séries citées, Breaking Bad de Vince Gilligan ne contient aucune référence directe aux savants fous classiques, mais la construction du personnage de Walter White (Bryan Cranston) est pourtant remarquablement similaire au plus stéréotypé de tous: Dr Horrible. Billy et Walter sont deux Américains moyens ayant une formation scientifique et dont les carences relationnelles et affectives rendent profondément pathétiques. Et tous deux se créent un alter ego pour échapper à cette réalité: Dr Horrible pour Billy et, pour Walter White, Heisenberg, pseudonyme du créateur du «Blue Sky», la méthamphétamine bleue d’une grande pureté qu’il est le seul à pouvoir synthétiser, et dont la mise en marché aura sur sa vie des conséquences similaires à la création du monstre de Frankenstein.

 

Au tout début de la série, Walter White est présenté comme un homme de la classe moyenne inférieure (lower middle class), professeur de chimie de High school, il fut jadis un chimiste brillant (associé à un projet nobélisé) qui ne sut tirer profit de son génie. Il est désormais un mari soumis qui peine à subvenir aux besoins de sa famille en multipliant les emplois humiliants. Dans l’épisode pilote, Walter apprend que se développe dans ses poumons un cancer agressif. Afin de résoudre ses problèmes financiers qui ne sauraient que s’aggraver avec les frais médicaux et afin de pourvoir à sa famille après sa mort, il entre en contact avec un ancien étudiant, Jesse (Aaron Paul), et entreprend de fabriquer du crystal meth, refusant de jouer selon les règles auxquelles il s’est soumis toute sa vie. Il développe ainsi son «produit» unique, ce qui lui permet d’amasser des sommes considérables, mais le place en concurrence avec le crime organisé, dont la violence n’a d’égal que la cupidité. Alors que la série progresse et que Walter et Jesse se retrouvent dans des situations qui les dépassent (et donc ils se sortent miraculeusement grâce à la connaissance en chimie de Walter), ceux-ci montent les échelons et Walter devient de plus en plus immoral, n’hésitant pas à tuer ou à prendre en otage sa propre famille pour arriver à ses fins. Graduellement, il s’oppose au système avec de plus en plus de violence et de moins en moins de remords: son anarchisme est économique (il refuse de jouer le jeu du salarié exploité), mais aussi moral (dans la société américaine, la drogue est considérée comme particulièrement immorale).

Un des aspects les plus intéressants de la série est le rapport que le spectateur entretient avec le personnage principal. Puisqu’il fait partie de la classe moyenne et que ses problèmes sont ceux de la plupart des Américains de la fin de la décennie 2000 (salaires très bas, endettement, absence d’assurance maladie, soins de santé ruineux, cancer des poumons, etc.), le spectateur est amené à très rapidement s’identifier à lui. Walter White n’a rien d’un imbécile, mais son échec social et son apparence physique en font un être profondément pathétique pour qui on ne peut avoir que de la pitié. Ce type d’identification est difficile à briser et elle se maintient durant des saisons entières, alors qu’il se bat contre deux systèmes méprisables: le système économique néo-libérale qui encourage la spéculation sur l’endettement de sa propre société et le monde du trafic de la drogue. Mais Walter White est un «personnage évolutif» (selon la terminologie de Cowden, La Fever et Viders). De Professeur banal, il devient un Génie du mal et un Tyran, et sa quête anarchiste pour lutter contre l’ordre établi se transforme en pure quête de pouvoir et d’argent. Comme Dr Horrible et Walter Bishop, Walter White a deux visages, mais contrairement aux deux autres, son absence de remords et son égocentrisme rendent son côté «Hyde» bien plus difficile à accepter pour le public.

 

Selon Umberto Eco, «dans le [roman populaire], il y aura toujours une lutte du bien contre le mal qui se résoudra toujours […] en faveur du bien, le mal continuant à être défini en termes de moralité, de valeurs, d’idéologie courante. Le roman problématique propose au contraire des fins ambiguës.» (Eco 20-23) Cette opposition qu’Eco établit entre le roman populaire (feuilleton), dont les séries télévisées sont souvent considérées comme l’avatar contemporain, et le roman problématique, sur la base de leur visée idéologique, résonne clairement dans notre corpus télévisuel. La résolution des séries et en particulier le sort réservé au savant fou et à son idéologie révèlent le sens univoque ou équivoque que l’on peut retirer de l’œuvre. Si le savant fou protagoniste des séries contemporaines défend une idéologie anarchiste, ou du moins anticonformiste, les finales marquent généralement un échec ou un renversement, qui n’est, par contre, jamais total et demeure ouvert. Si le Dr Horrible prend finalement le pouvoir, son humanité – incarnée par un Billy sensible aux problèmes sociaux qui l’entourent – et ses rêves de révolution meurent avec l’idéalisme de Penny. Dans Fringe, ce sont les inventions (problématiques) de Walter Bishop qui permettent à la résistance de l’emporter, mais ultimement c’est son sacrifice («It was your decision to sacrifice yourself for the plan. […] You said you had caused so much unintented damage, you felt this was your chance to make amends.», «The Boy Must Live», 5.11) qui permet un retour à la démocratie libérale et à la famille nucléaire, une victoire sur le régime totalitaire des observateurs posthumains.

Dans Breaking Bad, l’échec est plus évident. Que Walter White soit puni ou non pour ses actes ne change rien au fait que les problèmes sociaux dénoncés au début de la série ne trouvent aucune solution. L’appauvrissement de la classe moyenne, les soins de santé réservés aux plus riches, un système capitaliste dominé par le crime organisé, une institution scientifique qui abandonne ses meilleurs éléments et les confinent dans des postes peu rémunérés et estimés, tous ces problèmes qui minent la société américaine et auxquels Walter White n’oppose que son comportement criminel, demeureront irrésolus.

Au final, la force révolutionnaire, ou du moins réformiste, que les superhéros se refusent à utiliser, et que leurs ennemis, les savants fous devenus protagonistes, semblaient en mesure de mobiliser pour changer une société qu’ils considèrent injuste, ne l’emporte jamais. Aucune des séries ne propose de changements radicaux. Les savants demeurent fous et, s’ils occupent le centre des récits, ils ne se transforment jamais en héros pour autant. Mais, grâce au processus d’identification que permet la mise en scène de leur vie pathétique, le mieux qu’ils peuvent accomplir, c’est de donner une voix à un contre-discours qu’ils opposent à la doxa et de se sacrifier pour expier leurs propres fautes.

 

Bibliographie

Aristote et Pierre Chiron, Rhétorique, Paris, GF Flammarion, 2007.

Amossy, Ruth, Les Idées reçues: sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan, 1991.

Cowden, Tami D., Caro Lafever et Sue Viders, The Complete Writer’s Guide to Heroes and Heroines: Sixteen Master Archetypes, New York, Lone Eagle, ebook, 2000.

Cowden, Tami D., Fallen Heroes: Sixteen Master Villain Archetypes, Kindle, ebook, 2011.

Eco, Umberto, De Superman au surhomme, Paris, Grasset, 1993.

Glaudes, Pierre et Yves Reuter, Le Personnage, Paris, PUF, 1998.

Larsen, Kristine, «Frankenstein’s Legacy: The Mad Scientist Remade», in Jamey Heit (dir.), Vader, Voldemort and Other Villains, Jefferson, McFarland, 2011.

Sépulchre, Sarah (dir.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, Éditions de Boeck, 2011. 

 

  • 1. Il existe plusieurs définitions différentes du savant fou, mais retenons celle proposée par Kristine Larsen: «has an immoral intent (the classic case, often portrayed in the media, is world domination); employs an immoral methodology […]; has an immoral result […]; is carried out in secret […]; disregards the ethical considerations of society in general, professionnal organizations, and the scientist’s nation.» (Larsen 47-48)
  • 2. Le choix du vol de banque est loin d’être innocent. Selon Umberto Eco, qui analyse l’idéologie sous-jacente à l’univers de Superman, les superhéros mettent leur pouvoir au service du maintien du système capitaliste, puisqu’ils ne s’attaquent qu’à des voleurs de petite envergure et jamais à des problèmes systémiques.
  • 3. «L’anarchisme a pour objet l’émancipation, supposant des sujets se libérant de l’oppression et de l’exploitation, la liberté est envisagée pour tous, excluant tout dispositif d’aliénation, y compris celui de la servitude volontaire.» (Jourdain 5)
  • 4. Les passages en italique sont chantés.