Tabagisme et rhétorique publicitaire

Mad Men Smoking
Mad Men Smoking

Tabagisme et rhétorique publicitaire

Soumis par Joseph Dorion le 26/03/2015
Catégories: Idéologie, Télévision

 

La notion moderne de culture populaire dans le champ des sciences humaines émerge de manière problématique au cours du XIXe siècle et sera le sujet d’une discussion centenaire, laquelle entraînera une indistinction progressive des notions de haute et basse culture. Dans cette analyse, nous aborderons tour à tour deux œuvres issues de notre culture populaire postmoderne: le premier épisode de la série télévisée Madmen; ainsi qu’un épisode tiré de la septième saison de South Park et intitulé Butt-out. À travers le discours que tiennent ces deux œuvres sur l’industrie publicitaire, en lien avec le regard qu’elles portent sur le phénomène social des lois antitabac, nous essaierons de rendre compte des modalités discursives qu’elles déploient par rapport à ce discours visant à réduire la consommation de produits du tabac jusqu’à son éradication complète des mœurs contemporains. Dans notre premier exemple, nous aborderons premièrement la représentation du discours publicitaire des années 1960 en analysant un passage de l’émission Madmen mettant en scène l’élaboration d’une campagne publicitaire pour la compagnie de cigarette Lucky Strike. À travers cette séquence, nous tenterons de faire valoir l’adéquation entre la représentation du discours publicitaire et les préoccupations des acteurs du courant sémiotique moderne. Par la suite, à partir de la notion de discours social de Marc Angenot, nous effectuerons une comparaison du traitement du discours antitabac dans Madmen et South Park, pour finalement rendre compte, avec Alain Touraine et Jean Baudrillard, de l’effacement de la structure hiérarchique qui caractérise la modernité, et l’avènement du modèle de pensée postmoderne.

 It's toasted!

 
 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le premier épisode de la série Mad Men présente les efforts d’un publicitaire de l’avenue Madison à New York mandaté par la British American Tobacco de créer une campagne pour la marque de cigarettes Lucky Strike, laquelle se trouve aux prises avec l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi interdisant aux compagnies de tabac d’affirmer que leurs cigarettes sont inoffensives pour la santé. Alors que le protagoniste de la série, Don Draper, semble tout à fait désarmé devant cette nouvelle contrainte discursive, une remarque de son client entraîne chez lui une réalisation épiphanique qui l’amène à formuler le slogan bien connu de Lucky Strike: «It’s toasted». En effet, alors que ses clients s’apprêtent à quitter la salle de réunion, l’un d’entre eux exprime sa déception en affirmant qu’il s’agit d’un problème avec lequel sont également aux prises leurs compétiteurs. C’est alors que Draper reprend cette affirmation pour amener ses clients à comprendre que cette nouvelle législation, puisqu’elle s’applique à l’ensemble de l’industrie, constitue une opportunité publicitaire prodigieuse, une occasion pour la marque Lucky Strike de se départager du reste des autres compagnies de tabac: «If you can’t make those health claims, neither can your competitors. […] we have six identical companies making six identical products... We can say anything we want.» (Taylor: 30:46) C’est alors que le publicitaire propose le slogan «It’s toasted», qui vise à permettre à la marque de se défaire de la concurrence en détournant l’attention du public de la question de la santé, qui ne fait qu’accentuer le lien entre la cigarette et le cancer dans l’esprit du public, et à la rediriger vers le plaisir de fumer. Immédiatement, l’un des représentants de la compagnie demande des explications par rapport à cette nouvelle approche, arguant que toutes les compagnies de cigarettes adverses font elles aussi dorer leur tabac. Draper réplique alors du tac au tac: «No. Everybody else’s tobacco is poisonous. Lucky Strike is toasted.» (Taylor: 31:51) Alors que le processus de dorure du tabac visait, au courant des années 1950 à le «purifier», ce qui permit pendant plusieurs années de convaincre le public que les cigarettes étaient à la fois meilleures au goût et inoffensives, le nouveau slogan de Draper permet d’une part de contourner la loi, «It’s toasted» ne constituant pas un «health claim», et d’autre part de souligner le bien-être, et la satisfaction associée au produit.

Alors que le slogan «It’s toasted» fut réellement lancé en 1917 par le British American Tobacco Group, cette représentation fictive de l’élaboration du célèbre slogan soulève plusieurs questions par rapport au discours publicitaire en général, mais également sur le regard critique de la société des années 1960 à partir duquel semble s’élaborer la série. Le contexte de Madmen met effectivement en lumière une période considérée aujourd’hui par plusieurs comme l’âge d’or de la publicité, cet investissement imaginaire des produits de consommation dans le contexte de la production culturelle de masse. En effet, si nous avons aujourd’hui tendance à jeter un regard narquois à des affiches tenantes de formules commerciales qui semblent de nos jours totalement dépassées, l’industrie publicitaire des années 1960 jette les bases d’un discours qui s’élaborera rapidement comme un discours universel, avec la création de véritables mythes contemporains, comme le décrit Roland Barthes dans son essai Mythologies. Alors qu’en excellente rhétoricienne, la publicité contemporaine a su adapter son propos à son auditoire avec le passage du temps, nous sommes aujourd’hui en mesure d’observer que le discours publicitaire contemporain s’élabore dans une dialectique de question et de réponse avec lui-même, les messages publicitaires se répondant les uns aux autres dans un effort toujours marqué de se distinguer et de faire valoir leurs nouveautés. Cette dynamique l’amène ainsi à constamment redoubler de finesse, et à trouver de nouvelles manières d’atteindre son objectif lorsqu’une voie est rendue désuète par le scepticisme du public ou encore la reconnaissance des mécanismes qu’elle déploie. À travers le dialogue présenté ci-dessus, la publicité se déploie effectivement comme l’un des derniers refuges de la rhétorique, discipline intellectuelle largement absente du champ des études littéraires jusqu’à sa redécouverte à l’époque des années 1970. Jacques Durand dénote en effet qu’il semble régner depuis l’époque romantique un culte du «naturel» et de la «sincérité» en littérature, lequel a amené la critique à négliger cet «art de la parole feinte.» (Durand: 70) Dans un article intitulé «Rhétorique et image publicitaire», l’analyste dénote ainsi que la qualité artificielle et schématique de la publicité semble expliquer partiellement son discrédit, et le relatif silence de l’intelligentsia à son égard. Selon Durand, le regain d’intérêt dans le courant structuraliste pour la rhétorique engendre du même coup un intérêt culturel pour la publicité, du fait de la pureté et de la richesse de sa structure rhétorique, et de la part de fiction qu’elle comprend. (Durand: 70)

Comme le souligne Roland Barthes dans son essai «La rhétorique de l’image», l’art de la rhétorique s’élabore à partir de deux niveaux de langage qu’elle met en relation, le langage propre et le langage figuré. Les figures qui permettent au locuteur de passer de l’un à l’autre, appelées figures de rhétorique, sont le sujet de l’article de Durand, lequel répond à l’appel lancé par Barthes pour l’élaboration d’une rhétorique de l’image à partir des figures repérées par les Anciens et Classiques. (Barthes, 1964: 50) C’est donc en s’inspirant de l’analyse barthésienne des figures discursives convoquées par une affiche publicitaire de pâtes Panzani que Durand entreprend de répertorier et d’identifier les figures de rhétorique du discours publicitaire de son époque. Deux d’entre elles semblent applicables au slogan proposé par Don Draper. La première est une «figure suppressive de fausse homologie» où le locuteur «feint de ne pas dire ce qu’[il] dit en réalité très bien.» (Durand: 86) Il s’agit de la prétérition. La formule «It’s toasted» permet effectivement à Lucky Strike d’aborder la question de la santé et de rassurer le public de manière détournée, en insinuant que le tabac des Lucky Strike est «purifié», sans pour autant affirmer directement qu’il ne constitue pas un risque pour la santé. La seconde figure est connue de tous, et consiste en cette partie du discours où le locuteur abandonne le sujet principal en distrayant l’auditoire par des informations accessoires. Il s’agit de la digression, seconde valeur signifiante du libellé de Draper, par laquelle il détourne l’attention du public vers le processus de fabrication des cigarettes afin d’en vanter la qualité et la saveur. C’est d’ailleurs sur cette disposition du discours publicitaire que semble vouloir mettre l’accent Draper dans la suite de son exposé:

Advertisement is based on one thing: happiness. And you know what happiness is? Happiness is the smell of a new car, the freedom from fear. It’s a billboard on the side of the road that screams with reassurance that whatever your doing…It’s okay. You are Okay. (Taylor: 32:10)

À la lecture de ce monologue, nous sommes ainsi en mesure de rendre compte de l’émergence de la pensée sémiologique moderne, dont les grands représentants, Umberto Eco, Roland Barthes et Edgar Morin, à l’époque même où s’ancre la diégèse de Madmen, comprennent en s’intéressant aux divers phénomènes culturels qui les entourent que le passage de la société de production à la société de consommation engendre un contexte où le fétichisme de la marchandise de Marx se déploie de manière exponentielle, et où la valeur d’usage de l’objet de consommation est remplacée par une valeur de signe. L’ensemble du discours de Draper saurait ainsi être rapproché de celui d’Edgar Morin, qui constate la tendance du système industriel à toujours exiger un produit individualisé et nouveau, ce pourquoi les compagnies de détersif varient l’emballage de poudres pratiquement identiques les unes aux autres, et ce pourquoi l’industrie automobile obéit à un système périodique de renouvellement de la carrosserie et des enjoliveurs. (Morin: 41) La publicité se présente finalement à travers cette scène comme une création d’images et de figures qui visent à orienter les choix de consommation, mais également à l’invention de besoins, ou dans le cas de la Lucky Strike, au maintien d’un besoin. En s’emparant de signifiés déjà présents dans l’univers collectif, et en les redirigeant vers un signifiant nouveau, cette rhétorique de la consommation permet par exemple aux pâtes Panzani de signifier l’italianité de la tomate, ou à une marque de shampoing d’évoquer la sensualité du corps féminin, le tout dans l’intention d’orienter le rêve collectif, et ce que Guy Debord appellera quelques années plus tard la société du spectacle.

Ainsi, à partir de ce dialogue entre Don Draper et les dirigeants du British American Tobacco Group, nous avons pu souligner que Madmen met en scène la mesure dans laquelle le discours publicitaire peut se définir comme «un univers de signes et une technique de signification qui relève d’une sémiologie et d’une rhétorique.» (Roussel, 2014) Il nous incombe à présent de situer le contexte dans lequel advient cette mise en scène. Si les présumés acheteurs de cigarettes auxquels Draper s’évertue de vendre des Lucky Strike ne sont toujours pas au courant des dommages du tabagisme sur la santé, les publicités de cigarettes sont interdites depuis une trentaine d’années lorsque paraît cet épisode pour la première fois à la chaîne AMC. Cette scène amène ainsi le téléspectateur contemporain à observer un contraste marqué entre le discours social qui l’entoure et celui de l’époque à l’intérieur de laquelle se déroule la série. En poursuivant le visionnement de Madmen, celui-ci observera par ailleurs que ce premier épisode jette les bases d’une suite de sept saisons, qui transporteront leur auditoire de la fin des années 1950 à l’année 1970. Alors que dès le premier épisode, Draper est appelé à réagir par rapport aux changements légaux qu’occasionnent les premières démonstrations scientifiques des méfaits du tabagisme sur la santé, Madmen mettra en lumière, à travers les dédales personnels et professionnels des différents employés de la firme Sterling Cooper, plusieurs autres virages importants du discours social qui semblent s’amorcer au cours des sixties. Ainsi, les différents contrats publicitaires décrochés par la firme permettent non seulement d’établir un portrait critique de l’industrie publicitaire de l’époque, mais également des mentalités et du discours social à partir de laquelle celle-ci s’élabore et dont elle constitue le reflet. Alors qu’Eco et Barthes soulignent le caractère mythique de l’industrie publicitaire en la concevant comme une composition de récits, un espace symbolique, où se déploient les idéaux d’une société, nous sommes en mesure de concevoir que ce monde idéal présenté dans la publicité et les médias de masse constituent un métadiscours de la société sur elle-même. (Baudrillard: 311)

Marc Angenot propose l’expression «discours social» afin de désigner «la totalité de la production discursive propre à une société.» (Angenot: 24) Selon l’analyste, il existerait «des manières de connaître et de signifier le connu qui sont le propre [d’une] société, et qui transcend[deraient] la division des discours sociaux.» (Angenot: 25) Il s’agit d’une pensée largement imprégnée des travaux du philosophe italien Antonio Gramsci, qui élabore notamment le concept d’hégémonie culturelle afin de décrire l’influence de l’idéologie dominante sur les classes laborieuses. Selon Angenot, il serait ainsi possible d’identifier une dominance au sein des multiples discours d’un état de société donné, c’est-à-dire tout ce qui s’écrit et s’imprime institutionnellement, dans des domaines cloisonnés tels que la philosophie, les études littéraires, et les écrits scientifiques. Angenot conçoit en effet que ces discours ne sont pas simplement juxtaposés, mais participent d’un «tout organique» et qu’au-delà de la récurrence des thèmes, des lieux communs ou des idées à la mode qui «se produisent et s’imposent» à travers ces pratiques signifiantes, la recherche et l’analyse d’une coupe synchronique de cet agrégat discursif permet de reconstituer «l’acceptable discursif» d’une époque donnée. (Angenot: 25) Il s’agit donc, reprenant les mots d’Angenot lui-même:

[D’]une notion d’hégémonie qui comporte une topique, base du vraisemblable social; une grammaire interdiscursive de grands thèmes récurrents s’agglomérant en vision du monde; des tabous et censures universels; un certain positionnement pragmatique; des phobies et des principes d’exclusion:  racisme de classe, sexisme, chauvinisme, xénophobies diverses... (Angenot: 25)

Le discours social d’Angenot constitue donc un espace symbolique qui permet de réunir, par exemple, la pensée philosophique de Jacques Derrida, les slogans politiques néo-libéraux et les vidéo-clips d’une époque donnée, et d’observer dans quelle mesure ils participent d’un seul et même mouvement, de la même manière que les Mythologies de Barthes arguaient que le Tour de France et les publicités de détergents participaient, chacun de leurs côtés et à leur propre manière, d’une «mythologie de l’après-guerre.» (Angenot: 26)

Reprenant le cas de Madmen, si nous posons l’hypothèse que cette série s’élabore à partir du discours social actuel, nous devrions, suivant Angenot, être en mesure de démontrer que le regard projeté sur l’époque des années 1960 permet de rendre compte de l’hégémonie culturelle contemporaine à la parution de la série. À l’occasion de la séquence où les propriétaires de la compagnie de tabac apparaissent pour la première fois, le plus âgé des trois tient effectivement le discours suivant: «I just don’t know what we have to do to make those government interlopers happy. They tell us to make a safer cigarette, we do it, and then suddenly that’s not good enough.» (Taylor: 21:33) Puis, alors que ce dernier prend une bouffée de cigarette, les trois représentants sont épris d’une forte toux, dont on comprend qu’elle est certainement due à de nombreuses années de tabagisme. Immédiatement, les représentants de la Sterling Cooper feignent de tousser à leur tour, puis Roger Sterling prend la parole et explique à son client: «But you have to realize that through the manipulation of the mass media, the public is under impression that your cigarettes are linked to… certain fatal diseases.» (Taylor: 21:03) De cette brève séquence, nous relèverons deux éléments. Premièrement, la tonalité humoristique affectée à cet épisode de toux généralisée, laquelle permet de rendre compte du regard critique porté par le langage cinématographique sur le tabagisme. La toux des représentants de la compagnie de cigarette semble effectivement lier par un rapport métonymique la cigarette, la toux, et le cancer du poumon, ce qui témoigne de l’actualité du regard projeté sur les années 1960, et de la participation de la série au discours antitabac dont les premières manifestations donnent tant de fil à retordre aux protagonistes. Le second élément est le blâme rejeté par Sterling sur les médias de masse, lesquels auraient convaincu l’opinion publique que les cigarettes sont liées au cancer. Nous sommes d’avis que cette séquence permet de rendre compte du fait que le portrait que dresse Madmen de la société, ainsi que du discours social de 1960, rend finalement beaucoup mieux compte du discours social à l’intérieur duquel elle s’inscrit que celui qu’elle tente de critiquer. «Manipulation of the mass media, that’s what I pay you for» (Taylor: 21:08) rétorquera par ailleurs l’aîné du groupe, en prenant une seconde bouffée.

L’esthétique de Madmen semble effectivement jouer sur un effet de contraste entre ce qu’on appellerait avec Gramsci l’hégémonie culturelle du temps de la diégèse, et celui de la parution de la série. Nul besoin d’études très poussées pour rendre compte du fait que la mise en scène de la création d’une campagne publicitaire de cigarette visant à contourner une loi de 1960 se présente au public contemporain comme un archaïsme. En effet, les liens entre le cancer du poumon et la cigarette ont été établis scientifiquement depuis de nombreuses années, ce qui a profondément transformé la place du tabagisme dans le discours social actuel. Ainsi, le discours de Sterling sur la manipulation des médias de masse paraît ironique, alors que cet épisode démontre précisément l’effort déployé par les compagnies de tabac via l’industrie publicitaire pour étouffer ces découvertes. En outre, nous avancerons que cet effet de contraste sur lequel joue Madmen semble insinuer l’idée d’un progrès historique du discours social, comme en témoigne le regard moqueur jeté sur les propriétaires de la compagnie de cigarettes. Nous pourrions également citer à titre d’exemple les séquences de l’épisode pilote qui rendent compte du rôle des femmes à la Sterling Cooper: «I’m not going to let a woman talk to me like this» (Taylor: 24:23) s’écrie Don Draper lorsqu’une cliente lui reproche son manque d’inventivité. Et les explications de Joan Harris à une nouvelle secrétaire: «In a couple of years, you will be in the city with the rest of us. Of course, if you really do the right moves, you will be in the country, and you won’t be going to work at all.» (Taylor: 08:45) On comprend rapidement que ces passages visent précisément à choquer le public de la série, qui reconnaîtra les avancements depuis l’époque en termes de santé publique, ainsi que dans le domaine des droits de la femme. Ainsi, bien qu’elle se produise dans un décor de 1960, il semblerait que Madmen témoigne d’abord et avant tout de notre réalité contemporaine en se faisant le reflet du discours social à l’intérieur duquel elle s’inscrit. Bien qu’elle permette de rendre compte, comme nous l’avons vu d’un côté, des mécanismes rhétoriques par lesquels ces publicitaires des années 1960 arrivent à faire vendre des produits de consommation par l’entremise des médias de masse, la série n’en glorifie pas moins d’un autre côté la figure du self-made-man, en Don Draper, de la pin-up langoureuse, en Joan Harris, de même que plusieurs des thèmes identifiés par Edgar Morin comme typiques de la culture de masse:  la jeunesse, le bonheur d’une vie vécue dans l’intensité, le confort, la beauté, l’amour-érotisme; qui constituent le cadre de référence d’un style de vie contemporain «au sein duquel la fête le cède au spectacle, l’écrit à l’image, la présence physique directe à la présence médiatisée […] la substitution de la jouissance du présent à celle du futur» ou dans le cas qui nous intéresse, à celle d’un passé qui montre sous un jour complaisant l’évolution des savoirs, et des mentalités. (Matarasso: 82)

 

Ces considérations nous amènent conséquemment à notre second exemple, qui est loin d’avoir reçu la même considération critique ou populaire que le premier, mais dont nous tenterons de démontrer qu’il soulève des questions réellement intéressantes du point de vue de cette théorie du discours social. Cet épisode de South Park s’ouvre avec une présentation d’un groupe hip-hop antitabac nommé Butt-out dans une école primaire du Colorado. En jouant manifestement sur une identification des enfants aux membres du groupe afin de les convaincre qu’il est cool de ne pas fumer, ceux-ci affirment que s’ils ne fument pas, ils pourront grandir et devenir exactement comme eux.

«Remember kids, if you smoke, you can grow up to become a failure, or worst yet, you can grow up to be dead! So don’t believe what the evil tobacco companies say and you can grow up to be just like us!» (Parker: 01:22)

Ainsi se résume le discours de Butt-out, illustrant assez bien, quoique de manière hyperbolique, le caractère endoctrinant des techniques employées afin de faire appel à la conscience des jeunes quant aux méfaits du tabagisme. Alors que cet extrait rend compte du caractère parfois exagéré, voire absurde, des arguments évoqués à l’occasion de ce genre de campagne, nous ferons remarquer que ce discours, en tentant de créer un sentiment d’identification chez un public le plus jeune possible, s’approprie une pratique marketing aujourd’hui largement répandue dans l’industrie de l’alimentation et de la restauration rapide, et consistant en un ciblage systématique des enfants. L’idée derrière cette technique est de créer une habitude de consommation le plus tôt possible dans la vie du consommateur, ainsi qu’un sentiment d’identification à la marque et une attitude de loyauté. Alors que nous reconnaîtrons aisément dans cette brève description les campagnes de placement de produits du tabac dans les films hollywoodiens, lesquelles visaient précisément la jeunesse américaine à l’époque du «Marlboro Man», le ciblage des enfants se révèle aujourd’hui encore plus efficace, alors que ceux-ci ne disposent pas encore des outils critiques nécessaires pour résister à ce type discours. En raison de l’inefficacité des membres du groupe Butt-out à se montrer assez cool pour susciter une volonté d’identification chez les quatre protagonistes de la série cependant, cette campagne s’avérera un échec monumental au terme duquel ceux-ci se sentiront obligés de fumer, de peur de devenir aussi ringards que les membres de Butt out.

Pris sur le fait par leur éducateur, les quatre enfants seront par la suite contraints de s’expliquer avec leurs parents, qui seront littéralement prêts à les répudier en entendant qu’ils se sont mis à fumer. C’est alors que l’un d’entre eux affirme que les grandes compagnies de tabac les ont manipulés et persuadés de fumer. «It’s like the tobacco companies have control of my mind and make me want to smoke!» (Parker: 06:33) Plaide ironiquement l’un d’entre eux, ce qui amènera l’école à se tourner vers Rob Reiner, un activiste antitabac pour contrecarrer le plan machiavélique des grandes compagnies de cigarettes. C’est alors qu’émerge la représentation d’un lobbyiste antitabac accro à la malbouffe, auquel le reste de l’épisode s’évertuera de faire porter les stéréotypes généralement associés aux grandes compagnies de tabac, soit un budget publicitaire quasi illimité, des moyens ultra-technologiques et des plans diaboliques pour convaincre le monde entier des méfaits du tabagisme. L’épisode se poursuit avec une représentation idéalisée d’une usine de cigarettes, ainsi que du président de la compagnie qui convainc même les jeunes des bienfaits de l’industrie du tabac pour la société américaine. On aura compris que cet épisode de South Park prend le contre-pied du discours social contemporain, en démontrant de manière satirique que la manipulation des médias de masse historiquement attribuée aux compagnies de cigarettes a en quelque sorte été remplacée par une rhétorique antitabac, laquelle semble user de moyens analogues à ceux de l’industrie du tabac des années 1960, soit une sémiologie et une rhétorique en défaveur du tabagisme. Le discours filmique de South Park montre du doigt cette ironie, et dénonce ce discours comme une imposition aux masses des idéaux de la société par l’entremise d’une récurrence thématique qui se produit et s’impose à travers des pratiques signifiantes variées. En effet, le dessin animé, au-delà de la question des méfaits du tabagisme sur la santé, affirme le passage d’un discours social à un autre, et l’impossibilité de trouver où que ce soit dans l’espace symbolique à l’intérieur duquel il s’inscrit une vérité purement objective. L’exposition des enfants de South Park à une série de discours allant les uns à l’encontre des autres à travers des représentations déformées de la réalité saurait ainsi être rapprochée de l’idée de la disparition du réel défendue par le philosophe Jean Baudrillard, selon qui l’image consiste essentiellement en une violence à l’égard du réel. Avec l’apparition du monde informatique, Baudrillard dénote en effet l’avènement d’un échange généralisé duquel découle l’effacement des critères de valeur et de jugement, et une forme aléatoire où plusieurs jeux sont possibles. Cette violence est largement attribuée par le philosophe-sociologue aux représentations médiatisées du réel, mais saurait selon nous être étendue à la question de l’épistémè, soit l’ensemble des savoirs et des présupposés d’une société. Cette manipulation de l’image qui prend notre regard fasciné en otage, et qui fait miroiter un monde où tout semble à la fois actuel et maîtrisé trouve effectivement une représentation éloquente dans cet épisode de South Park, alors que le remplacement du discours social par un autre témoigne du prisme déformant que constitue l’hégémonie, et de la difficulté d’échapper à cette médiatisation du réel afin de réfléchir objectivement à un phénomène social donné.

En nous penchant sur le premier épisode de la série Madmen, nous avons tenté de faire valoir que la représentation de langage publicitaire, à travers le discours du protagoniste, s’y présentait comme «un univers de signes et une technique de signification qui relève d’une sémiologie et d’une rhétorique.» (Roussel: 2014) À l’aide des travaux de Jacques Durand, Roland Barthes et Edgar Morin, nous avons en effet analysé le discours de la série sur l’univers de la publicité, et souligné son adéquation avec la théorie d’Edgar Morin sur la culture de masse. En invoquant la théorie du discours social de Marc Angenot, nous avons par la suite tenté de rendre compte de la participation de la série, à travers le regard critique qu’elle porte sur le tabagisme, au discours social à l’intérieur duquel elle s’inscrit, et donc du biais à travers lequel s’y projetaient les années 1960. Notre second exemple, un dessin animé s’attaquant de manière satirique au discours antitabac, nous a mené, accompagnés de Jean Baudrillard et de la théorie de la disparition du réel, à rendre compte de la suite de la discussion critique sur la culture de masse entamée avec l’école sémiotique moderne. À présent, nous croyons être en mesure de rendre compte, à travers ces deux œuvres issues de la culture populaire, du passage de la sémiotique moderne, laquelle s’élabore à partir d’une hiérarchie cloisonnée départageant l’élitisme du populaire et le savoir de la croyance, au modèle postmoderne, lequel se caractérise précisément par une «incrédulité à l’égard des métarécits.» (Lyotard: 7) Pour Alain Touraine, la condition postmoderne émerge avec la négation de l’idéologie de progrès, et la réalisation que «la libération des contrôles et des formes traditionnelles d’autorité […] appelle la liberté, mais la soumet en même temps à l’organisation centralisée de la production et de la consommation.» (Touraine: 13) Alors que l’exemple de Madmen nous a d’une part permis d’aborder la critique du courant sémiologique moderne à l’égard du modèle bureaucratique sur lequel s’élabore progressivement l’univers médiatique de cette époque, nous y avons également souligné l’idée sous-jacente d’un progrès du discours social à travers l’évolution du discours sur le tabagisme. Notre second exemple nous a alors permis de souligner l’inversion des arguments du discours antitabac dans une œuvre issue de la culture populaire, et d’y déceler une critique du caractère hégémonique de cette rhétorique, de même qu’une critique de l’idée même de savoirs et de progrès univoque. Ces deux exemples permettent finalement d’observer et de comprendre que les œuvres issues de la culture populaire sont porteuses, de manière analogue au discours publicitaire, d’un métadiscours de la société sur elle-même.

 

BIBLOGRAPHIE

ANGENOT, Marc, « Rhétorique du discours social », Langue française, nº 79, 1988. Rhétorique et littérature, pp. 24-36.

BARTHES, Roland, « La rhétorique de l’image », Communications, 1964, vol. 4, nº 4, pp. 40-51.

BAUDRILLARD, Jean, La société de consommation, Paris, Gallimard, 2012.

DURAND, Jacques, « Rhétorique et image publicitaire », Communications, 1970, vol. 15, nº 15, pp. 70-95.

LYOTARD, Jean-François, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979.

MATARASSO, Michel, « Morin, Edgar. L’esprit du temps. Essai sur la culture de masse », Revue française de sociologie, 1963, vol. 4, nº 4-1, pp. 80-83.

MORIN, Edgar, « L’industrie culturelle », Communications, nº 1, 1961. pp. 38-59.

ROUSSEL, Stéphanie, « Discours publicitaire:  reprise, construction et fortification », Pop en Stock, [http/popenstock.ca], 30 avril 2014.

TOURAINE, Alain, Critique de la modernité, Paris, Fayard, coll. « Le livre de poche ».

 

ŒUVRES CITÉES

PARKER, Parker, South Park, « Butt out », saison 7, épisode 13, 3 décembre 2003, 1 DVD.

TAYLOR Alan, Madmen  « Smoke Gets In Your Eyes », saison 1, épisode 1, 19 juillet 2007, 1 DVD.