Tentation divine et humiliation du créateur en science-fiction

Tentation divine et humiliation du créateur en science-fiction

Soumis par Simon Bréan le 26/08/2017

 

Parmi les nombreuses variations mettant aux prises créateur et créature en science-fiction, une configuration met bien en évidence ce que l’anthropocentrisme peut avoir d’excessivement orgueilleux: la représentation de l’éviction, moins par la violence que par une sorte d’inexorable nécessité, de notre espèce –se croyant au pinacle de l’évolution– par l’espèce qu’elle a créée, et dont l’infériorité prétendument ontologique devait couronner une maîtrise totale de la nature. Les écrivains puisent ici à un fonds mythique commun à toutes les cosmogonies, motivé par la nécessité d’expliquer la rupture entre le monde divin et le monde humain, en raison d’une faute originelle, comme l’accès à la conscience de soi de la Genèse ou la maîtrise technique comme dans le mythe prométhéen; à cette différence près que c’est l’humanité qui endosse le rôle du dieu jaloux. Au schéma classique de la rébellion, du désir d’émancipation et de reconnaissance, s’ajoute alors la notion, extrêmement dérangeante, d’une inversion de la hiérarchie entre créateur et créature: le véritable novum de Demain les chiens (Simak, 1952) tient sans doute moins à la mystérieuse disparition des humains, qu’à la stabilité et au bonheur remarquables que leurs créatures ont atteints sans eux. C’est cette double dynamique d’orgueil châtié et de valorisation de la créature au détriment de son créateur que je tâcherai de mettre ici en perspective, à partir de La Cité des permutants (Permutation City, Greg Egan, 2000), des Fables de l’Humpur (Pierre Bordage, 2007) et du Jeu du Démiurge (Philippe-Aubert Côté, 2015).

En faisant la part des singularités propres à chacun de ces récits, il s’agira de cerner de quelle manière les écrivains minent subtilement la position des humains, en dépit de la sympathie d’espèce qu’ils devraient inspirer, pour faire en sorte de provoquer un soutien paradoxal à ceux qui les remplacent, de telle sorte que les créatures apparaissent en somme plus «humaines» que leurs créateurs aux prétentions divines. La tentation divine est explicitement thématisée par ces récits, et s’incarne dans la reprise d’une terminologie, de structures sociales et de schémas narratifs archétypaux. Néanmoins, loin d’être un donné immédiat, le jugement qui valorise la créature tout en dévaluant son créateur est le produit d’une élaboration subtile au fil des textes, qui joue sur des procédés variés, destinés à associer le lecteur à la construction de l’axiologie sous-tendant chaque roman.

 

Donner forme à la tentation divine

Les romans de Greg Egan, Pierre Bordage et Philippe-Aubert Côté se distinguent par de nombreux aspects, tant par leur sujet que par les modalités narratives auxquelles ils recourent pour les traiter. Néanmoins, ils ont ceci de commun que, pour construire la dualité entre créateurs et créatures, ils reprennent, chacun à leur manière, un vocabulaire et une imagerie explicitement associés à la notion de divinité. De plus, ils proposent de réinterpréter à la fois le mythe de la chute originelle et celui du crépuscule des dieux, en établissant une relation de complémentarité entre créateurs et créatures, relation qui se révèle en fait asymétrique, de telle sorte que par une inversion dialectique, les créateurs apparaissent comme bien moins nécessaires que leurs créatures.

La Cité des permutants se divise en deux parties principales, qui se succèdent chronologiquement. La première se situe dans un futur proche, d’un monde équivalent au nôtre. Elle présente l’entreprise de Paul Durham et Maria Deluca, deux personnages aux prénoms rappelant le Nouveau Testament qui tâchent d’élaborer un univers virtuel autonome (TVC), afin de permettre à des copies numériques d’humains de survivre indéfiniment dans une réalité virtuelle auto-entretenue. Ils parviennent à leurs fins en produisant une «configuration Jardin d’Eden» (Garden of Eden configuration), point zéro regroupant le monde virtuel et les Copies. Parallèlement, un programme de simulation cosmogonique est mis au point à l’intérieur de l’environnement virtuel, selon d’autres règles, celle de l’Autoverse, ou Cosmoplexe dans la traduction française. La deuxième partie décrit le devenir des Copies, qui jouissent de l’éternité dans un espace appelé l’Elysium. Les Copies sont confrontées à des créatures intelligentes apparues de manière autonome dans le Cosmoplexe, les «Lambertiens». Ces derniers, ayant saisi la nécessité de rendre cohérente la cosmologie de leur propre univers, refusent pourtant de le considérer comme un artefact. Ils n’acceptent pas l’existence de Copies se présentant comme leurs créateurs. Leur explication scientifique, plus consistante et économique que celle des Copies, efface la réalité virtuelle où se trouvaient ceux qui se considéraient comme leurs créateurs: «Il ne suffit pas de dire que l’explication des Lambertiens est supérieure à la nôtre, dit-elle [Maria]. C’est l’idée même de créateur qui s’autodétruit. (…) Il ne peut y avoir de dieux et il n’y en aura jamais.» (Egan, 2000: 433).

Les Fables de l’Humpur suivent aussi une structure linéaire, sans rupture majeure dans le déroulement du récit. Toutefois, chaque chapitre est précédé d’une courte fable autonome faisant partie d’un ensemble de «fabliaux de l’Humpur». Selon le mode de fonctionnement classique des artefacts science-fictionnels1, ces courts textes ajoutent une épaisseur ontologique à l’univers de fiction –en suggérant un monde effectif servant de point d’ancrage énonciatif– tout en orientant l’interprétation des événements du chapitre qui suit. Le récit principal présente la quête de deux personnages principaux, un «grogne», c’est-à-dire un homme-cochon, et une «hurle», autrement dit une femme-loup. Véhir le grogne et Tia la hurle vivent dans une société féodale dont les structures sociales comme les individus sont présentés comme régressifs: l’usage des techniques, et même de la parole se perdent, tandis que la violence s’impose toujours plus. Pour rompre avec cette logique de régression, les héros cherchent à localiser leurs créateurs mythiques, les «dieux humains», désignés sous le vocable collectif d’«Humpur». Au terme de péripéties permettant de découvrir plusieurs sous-espèces zooanthropes et leurs sociétés, Véhir reçoit une double révélation. D’abord, un enregistrement laissé par l’un des derniers humains explique en quoi la création de chimères génétiquement modifiées a entraîné la disparition de leur espèce. Ensuite, le chef d’une faction acharnée à faire régresser toutes les chimères, les «Kroaz» (des hommes-corbeaux), lui explique de quelle manière le culte de l’Humpur a été mis en place pour contrôler l’évolution des sociétés. Le roman s’achève sur une double rupture: Véhir et Tia sont débarrassés du fardeau symbolique de l’Humpur, ramené à de plus justes proportions, et des chaînes spirituelles de l’église manipulée par les kroaz.

Le Jeu du Démiurge inscrit dès son titre le vocabulaire du divin: le «démiurge» est Rumack, l’un des post-humains se désignant comme les «Eridanis». Rumack a entrepris de créer une espèce humanoïde, les Mikaïs, pour permettre la colonisation d’une planète en l’absence de toutes les ressources généralement disponibles. Ce «démiurge» est également désigné sous le nom évocateur de Lucifer, en particulier dans les titres: il partage avec l’ange déchu le tempérament rebelle et l’appétit de connaissances. Deux récits se déploient en alternance, chacun suivant un déroulement chronologique linéaire. La seconde ligne narrative se situe dans le passé de la première, ce qui en fait une sorte de récit étiologique permettant de justifier l’état initial de l’époque la plus actuelle. De plus, le premier récit suit surtout les actions de personnages mikaïs, en premier lieu Takeo, jeune garçon qui cherche le moyen de préserver ses congénères d’un terrible syndrome de régression intellectuelle nommé le «Mal de Rumack». Le second, à partir du point de vue de Nemrick, amant de Rumack et fin psychologue, met en scène les Eridanis eux-mêmes, peu à peu confrontés aux limites de leurs capacités techniques, jusqu’à faire le choix de créer une espèce spécifiquement pour la réduire en esclavage. Les deux intrigues convergent pour associer à la fin du roman la faute morale des créateurs et le châtiment qui les frappe: ce sont les Eridanis qui, devant leurs échecs et la crainte d’une rébellion des Mikaïs, ont bridé leur intelligence et orchestré leur régression, afin de demeurer leurs dieux vivants; et c’est ce mensonge inhumain qui est à la source du conflit menant, dans la première ligne narrative, à leur chute ultime et l’émancipation symbolique, mais surtout biologique, de leurs créatures.

Ces romans présentent trois modalités en apparence très différentes de relations entre créateurs et créatures. Les Copies d’Egan vivent en parfaite séparation avec les Lambertiens. Les Eridanis côtoient les Mikaïs et construisent une société commune. Les hommes-animaux de Bordage, quant à eux, déploient toute une hiérarchie interespèce qui ne doit presque rien aux humains, lesquels n’existent plus que comme un encombrant héritage symbolique. Pour autant, les dieux humains de l’Humpur, les immortels de l’Elysium, les Eridanis post-humains jouant à se faire démiurges, se présentent tous comme les avatars d’une même tentative de divinisation, qui échoue selon des mécanismes et pour des motifs similaires. Pour en construire la figure divine, les écrivains font appel aux mêmes attributs: la longévité, voire l’éternité; la connaissance profonde du monde, ainsi que l’intelligence et la maîtrise technique; et bien sûr, la faculté de créer d’autres êtres qui, pour être conçus justement comme inférieurs, sont des entités autonomes. Mais ils ne leur attribuent pas les caractéristiques qui pourraient les élever réellement au-dessus de leur condition: omniscience, maîtrise du destin… Même si elles déterminent des écarts considérables entre créateurs et créatures, les qualités des êtres prétendument supérieurs ne renvoient pas à des différences ontologiques, mais à des degrés sur une même échelle, manière pour les écrivains de ménager l’inversion des positions, et surtout l’élévation des inférieurs. De plus, les aspirations divines de ces créateurs sont présentées comme une forme de démesure, dessinant plutôt un profil faustien, que résume le portrait que fait le grand maître des Eridani du plus ambitieux d’entre eux: «Rumack. Tout, chez lui, était monumental, le génie comme la folie. Celle-ci l’a dévoré jusqu’à le transformer en monstre.» (Côté, 2015: 125)

Les créateurs «divins» sont aussi associés à une forme de liturgie qui consacre leur supériorité, chaque fois placée sous le signe du mensonge. L’Humpur et les dieux humains font l’objet d’un culte officiel, manipulé à deux niveaux, par les prédateurs cherchant à empêcher la révolte de leurs proies, et par les kroaz tâchant de provoquer la régression de toutes les chimères; les Eridanis organisent des cérémonies rituelles pendant lesquelles des arbres-machines injectent des connaissances aux Mikaïs, signe apparent de leur bienveillance, mais en fait moyen de mettre en place leur asservissement. Les Élysiens, quant à eux, renoncent à se présenter comme des êtres divins2, mais prétendent dans les faits apporter un évangile scientifique aux Lambertiens. Le fait religieux se voit associé à une forme de dissimulation, parce que sa fonction première est d’aveugler les créatures sur la véritable nature de leurs dieux, de créer par la liturgie une distance ontologique artificielle entre elles et leurs créateurs. Ce faisant, les trois auteurs éliminent la possibilité d’un malentendu, qui tiendrait à la naïveté des créatures, pour donner une forme concrète et persistante à l’orgueil des créateurs, qui s’aveuglent sur leur véritable nature et s’arrogent du même mouvement des prérogatives indues. Ce qui aboutit à une morale implicite ou explicite, que Pierre Bordage place ainsi dans la bouche de l’un des derniers humains:

Être plus grand que l’espace et le temps, tel fut notre orgueil, telle fut notre perte. Nous voulions dominer la création, mais la création est indomptable, la création est régie par des cycles et des lois qui nous dépassent, qui se ferment à notre compréhension. Nous pensions être ses maîtres, nous ne sommes que ses enfants... (Bordage, 2007: 434)

Ainsi, en dépit des formes très différentes que ces romans donnent à la dynamique associant et opposant créateurs et créatures, une même logique s’en dégage, du fait qu’ils s’appuient sur un ensemble similaire de moyens pour caractériser le pôle divin, un vocabulaire explicite et une trajectoire narrative orientée par une morale pour ainsi dire générique: le schéma de créateurs victimes de leur propre aspiration à la divinité et succombant sous le poids de leurs propres fautes, ses créatures se révélant les instruments plus que les causes profondes de cette chute. Pour autant, loin d’y recourir comme une évidence morale, les écrivains s’emploient à en justifier à neuf la pertinence, en l’enracinant dans la trame de leurs propres mondes.

 

La construction d’une axiologie à rebours de l’anthropocentrisme

Pour éviter de donner l’impression que la morale vouant les créateurs orgueilleux à être renversés par leurs créatures intervient de l’extérieur, comme une loi de genre, tiendrait du lieu commun, la construction des mondes et des intrigues des trois romans s’organise de manière à faire émerger progressivement l’enjeu narratif et ontologique de la confrontation. Il s’agit en effet de susciter chez le lecteur un mouvement paradoxal de sympathie pour des créatures qui ne lui ressemblent guère, et accumulent parfois des caractéristiques repoussantes. D’un même élan, les personnages susceptibles de former un idéal régulateur –les «dieux»– se voient disqualifiés. Ces romans font de figures divines des contre-modèles, en suggérant de se réjouir de l’avènement d’êtres pourtant présentés comme «inférieurs» aux humains contemporains. L’élaboration d’une axiologie à rebours de l’anthropocentrisme suit des voies distinctes dans les trois récits, mais dont il est possible de faire émerger des principes structurels communs: la construction de la sympathie appuyée sur le complexe de l’«underdog»; l’usage du motif du dédoublement, qui mine parallèlement créateurs et créatures; la distribution de l’information, qui permet de ménager des étapes successives de révélation au détriment des créateurs, afin de valoriser a contrario un mouvement d’élévation des créatures.

Indépendamment de toute considération morale, ces trois récits inscrivent dans leurs stratégies narratives un mécanisme tenant à la fois de la psychologie courante et du code générique, ce qu’on pourrait nommer le complexe de l’underdog, c’est-à-dire la tendance du lecteur à soutenir en son for intérieur celui de deux adversaires qui est le plus mal parti pour l’emporter3. Les récits représentent une situation très déséquilibrée, en y ajoutant une forte composante d’injustice manifeste, ce qui revient à faire des créatures les victimes d’un système à renverser. Pierre Bordage prend ainsi pour héros un personnage situé tout en bas de la hiérarchie des hommes-animaux: membre d’une espèce asservie et endoctrinée par l’église de l’Humpur, Véhir l’homme-cochon est considéré comme une réserve potentielle de nourriture par ses compagnons les plus proches, et il est en butte à toutes sortes de vexations pendant son parcours. Ces brimades et ces agressions sont des signes toujours plus forts d’un déséquilibre causé par l’inaction des fabuleux «dieux humains». Les enjeux de caractérisation s’allient aux enjeux dramatiques: le lecteur identifie dans les profils des malheureuses créatures les qualités paradoxales de héros destinés à réussir contre toute attente; il devient de plus en plus manifeste que l’aspiration à échapper à sa condition –à laquelle le lecteur est fort susceptible d’adhérer– mène forcément à une opposition frontale à l’encontre des créateurs. De même que Véhir renonce à toute adoration des dieux humains, les Mikaïs de Philippe-Aubert Côté doivent gagner leur autonomie en chassant des maîtres dont l’oppression est toujours plus marquée. Takeo, le jeune Mikaï au centre de l’intrigue contemporaine du Jeu du Démiurge, lutte avant tout pour se préserver, avec ses congénères, du «Mal de Rumack» qui menace de le faire régresser à un stade animal. Cette lutte contre une maladie neurodégénérative représentée comme incompréhensible prend place dans un continuum d’injustices, individuelles quand on voit les aspirations de Takeo contestées et ses avis ignorés, collectives quand il apparaît que les Mikaïs de Nagack n’ont presque aucune liberté publique et qu’ils sont les victimes d’expérimentations pratiquées par des Eridanis simulant la compassion pour mieux les exploiter. Plus l’asymétrie entre créateurs et créatures est importante, tout en se révélant moralement peu justifiable, plus la satisfaction à la voir s’inverser est importante. Dans La Cité des permutants, cette dynamique se teinte de Schadenfreude, à voir les Copies d’Elysium qui se considèrent comme toutes-puissantes détrônées par des êtres qu’ils estiment à peine sortis de l’animalité, par la seule grâce d’un raisonnement logico-scientifique. Il y a quelque chose d’une justice karmique dans la structuration de ces récits.

Ce mouvement de rééquilibrage s’accompagne d’une réévaluation en profondeur des natures exactes des êtres en présence, ce qui se manifeste par la mise en place de motifs du dédoublement. Créateurs et créatures ont au moins deux visages, une secrète faiblesse minant les êtres apparemment supérieurs, des ressources insoupçonnées se révélant chez les inférieurs. Les Copies de Greg Egan, qui se considèrent à l’origine de la création des Lambertiens, sont elles-mêmes des doubles, des créatures virtuelles répliquant des originaux humains. Leur existence même est fondée sur la manipulation de leurs itérations et la possibilité de démultiplier l’espace virtuel où leurs personnalités peuvent se développer. Comme le titre du roman l’implique, elles représentent la multiplicité des possibles d’un univers non déterministe. Au contraire, les Lambertiens sont les produits nécessaires d’un monde purement déterministe, mais leur mode de pensée se révèle porteur d’une vérité plus profonde et plus puissante que celle des Elysiens. Non seulement ils réfutent leur propre statut de créatures, devenant en quelque sorte causa sui, mais ils transforment les Copies en créatures imparfaites, éléments d’un scénario si improbable qu’il faut l’effacer. Dans les trois romans, le recours au motif du double accompagne en la justifiant l’inversion de valeurs et de positions qui affecte créateurs et créatures. Avant même que ne se manifeste le véritable visage des «dieux humains» dans la diégèse, la figure de l’Humpur se voit redoublée dans le roman de Pierre Bordage par les effrayants Kroaz, qui sont les héritiers du savoir génétique des humains, et comme le revers négatif, dissimulé, des croyances structurant les sociétés des chimères. À cela répond la fraternité qui s’établit entre les héros: les proies et les prédateurs trouvent un terrain d’entente, d’amitié et même d’amour qui transcende les instincts qui porteraient la femme-loup à dévorer l’homme-cochon. La fonction de ces dédoublements est d’établir des espaces de clarification ontologique, l’évolution narrative invalidant la conception univoque fournie initialement, pour la remplacer par une représentation plus nuancée qui rétablit, du même coup, la continuité entre créateurs et créatures.

Dans Le Jeu du Démiurge, ce mécanisme tient d’abord à la mise à distance, dans la figure de Rumack, de tous les défauts et les mensonges des Eridanis manipulateurs, qui font du «Démiurge» le responsable du mal qu’ils entretiennent. Il est encore renforcé par un autre procédé, tout aussi essentiel pour l’établissement de la sympathie du lecteur, à savoir une modalité d’organisation de l’information, qui permet la valorisation progressive des créatures au détriment de leurs créateurs. Les deux lignes d’intrigue qui alternent dans le roman mettent en regard les événements contemporains, centrés sur le destin des Mikaïs face à leurs créateurs, et le passé de la planète, qui voit les Eridanis contraints de se créer des serviteurs. Cette structuration a plusieurs effets. En dédoublant la perspective, la seconde ligne narrative révèle chez les Eridanis toujours plus de mesquinerie, de dissension et d’impuissance, tandis que la première les construit en parallèle comme des figures distantes et surhumaines. Elle permet aussi de faire coïncider le point d’aboutissement de la remémoration téléologique –comment en est-on arrivé là?– avec la résolution de l’intrigue principale, en associant du même coup la révélation d’une faute originelle –ce sont les Eridanis qui entretiennent volontairement le Mal de Rumack qui détruit l’esprit de leurs esclaves– et la représentation de leur châtiment –mort ou exil de tous les anciens dieux. Enfin, la ligne narrative de remémoration se révèle être l’effet de la fusion mentale et physique entre Takeo et un Eridani rongé par le doute, si bien que le Mikaï se substitue à son créateur, tout en devenant son double. Les créatures ne sont plus ici de simples monstres de Frankenstein insurgés: la structure narrative justifie leur révolte et manifeste symboliquement la synthèse qu’ils opèrent, en se plaçant légitimement au-dessus de leurs créateurs.

Chacun à leur manière, Les Fables de l’Humpur et La Cité des permutants sont organisés à rebours d’une révélation frappante, révélation préparée ou distillée peu à peu, de sorte qu’elle ne soit une surprise que pour les personnages, tandis que le lecteur la perçoit plutôt comme une étape nécessaire et décisive dans un processus d’émancipation. Chez Egan, cela prend la forme d’une concurrence implicite entre deux manières de produire une vie artificielle dans un espace virtuel: le simulacre des Copies dans le TVC, ou la version autonome, mais limitée du Cosmoplexe; concurrence commentée et conceptualisée par les personnages, Paul Durham défendant pour des raisons pratiques la simulation, Maria Deluca fondant la possibilité infime d’une réussite du Cosmoplexe; concurrence qui a pour étape la victoire apparente des simulacres de l’Elysium, et pour aboutissement l’avènement définitif des Lambertiens. Chez Bordage, outre la dissémination progressive d’indices au fil de l’intrigue, comme la découverte d’humains cryogénisés en vain, la morale implicite du récit est distillée par les Fabliaux de l’Humpur, courts récits ouvrant chaque chapitre, qu’il serait tentant d’attribuer à un Véhir ayant vécu la totalité des événements du roman, et sachant donc à quoi s’en tenir sur les «dieux humains». Impertinents envers les dieux et la société des chimères, ces Fabliaux préparent le renversement final, en présentant l’Humpur comme rejeté par sa création. Ainsi de ce dialogue entre un dieu humain et un vieux kroaz, en épigraphe de l’un des derniers chapitres:

- Ton ingratitude me peine, dit le dieu.
- Fallait pas nous créer si vous vouliez avoir la paix.
Retournez-en donc d’où vous venez,
ici n’y a plus de place pour vous.»
Et le dieu s’en repart en son paradis de lumière,
où coulent depuis ce jour ses larmes de tristesse
qui tombent en pluie amère
sur la terre et ses habitants.
Le dieu n’avait pas tort,
le vieux kroaz non plus.
Les dieux eux-mêmes ne savent pasquel grand mystère se cache sous leur création. (Bordage, 2007: 417)

Les Fabliaux mettent en place un espace transversal pour un discours surplombant, point de contact d’une indignation à faire partager au lecteur et d’un sens pratique suggérant d’employer la ruse et l’esprit critique pour faire évoluer la société des chimères. Ce faisant, ils manifestent la nécessité, commune aux trois romans, de comprendre et d’accepter les singularités des êtres dominés, créatures apparemment inférieures, mais dont la trajectoire d’émancipation est construite de manière à dissiper tout doute sur la supériorité morale de leurs revendications.

 

Conclusion

Les dieux antiques bénéficiaient d’une structure ontologique dyadique, leur nature ultra-mondaine leur évitant toute répercussion négative: il n’en est plus ainsi de leurs imitateurs, contraints de cohabiter avec leurs créatures, et de leur rendre des comptes. À travers des sujets et des univers très différents, les trois romans de Greg Egan, Pierre Bordage et Philippe-Aubert Côté actualisent un même scénario d’émancipation collective de créatures à l’infériorité technique manifeste, mais dont les qualités morales fondent aussi bien la pureté de leurs intentions que les moyens de l’emporter. Il paraîtrait possible de vérifier la puissance de suggestion et de conviction de ce schéma dans de nombreux autres récits, depuis R.U.R. jusqu’à Westworld. Cette matrice narrative tire sa force de l’opposition symbolique ancienne entre la faute de l’hubris, qui entraîne la chute des arrogants, et la récompense de l’humilité, qui suscite la sympathie pour les opprimés. Néanmoins, cet arrière-plan axiologique se trouve justifié et matérialisé à neuf par des enjeux propres à un univers de science-fiction singulier: chaque roman réaffirme dans ses objets spécifiques la nécessité morale qui aboutit au triomphe de créatures injustement tenues pour inférieures, mais dont les aspirations à une existence libre et autonome ont plus en commun avec les nôtres que les ambitions divines de leurs créateurs.

 

Bibliographie

Bordage, Pierre, Les Fables de l’Humpur, Paris, J’ai Lu, coll. «Science-fiction», 2007 [1999], 477p.

Côté, Philippe-Aubert, Le Jeu du Démiurge, Québec, Alire, coll. «GF», 2015, 719p.

Egan, Greg, La Cité des permutants, Paris, Le Livre de Poche, coll. «Science-fiction», 2000 [1994], 439p.

Saint-Gelais, Richard, L’Empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Québec, Nota Bene, coll. «Littératures», 1999, 402p.

  • 1. Suivant la définition de Richard Saint-Gelais, les artefacts science-fictionnels sont des «objet[s] sémiotique[s] […] dont l’énonciation, voire la fabrication, présuppose un univers de référence non pas réel, mais bien imaginaire […] – de sorte que l’objet en question se donne comme provenant de ce monde imaginaire» (Saint-Gelais, 1999: 312).
  • 2. «Il y a toutefois dans ces ridicules scénarios de nos débuts une qualité qui mérite de ne pas être oubliée: nous avons toujours eu l’intention de rencontrer les Lambertiens sur un pied d’égalité. En tant que visiteurs venus d’une planète lointaine qui élargiraient leur vision de l’univers, mais sans la soumettre ni l’abandonner complètement. Nous les aborderions comme des frères, pour confronter nos points de vue, et non comme des dieux révélateurs de la vérité absolue.» (Egan, 2000: 347-348).
  • 3. Les termes «français» servant à traduire underdog seraient «outsider» ou «challenger», eux aussi tirés du vocabulaire sportif anglophone. Je préfère conserver le terme underdog, qui renvoie explicitement au «chien ayant le dessous» dans un combat et suggère tout de suite l’empathie qui peut être éprouvée devant un être en état d’urgence vitale, se battant pour sa survie.