Un écorché des super-héros contemporains

Un écorché des super-héros contemporains

Soumis par Clémence Mesnier le 08/07/2020

Introduction

Que reste-t-il des super-héros ? Ces figures qui dominent les productions audiovisuelles de l’ère 2.0[1] sont devenues en quelques années la mythologie prégnante de notre époque, concentrant les questionnements intellectuels et idéologiques qui lui sont contemporains : les super-héros sont historicisés[2]. Si nous prenons les X-men, créés en 1963 aux États-Unis, nous constatons que ceux-ci sont devenus les meilleurs archétypes des phénomènes de stigmatisation puisqu’ils apparaissent durant la période de lutte pour les droits civiques antiracisme[3] ou en faveur des droits LGBT[4]. Le super-héros a toujours eu une fonction sociopolitique, il est le miroir des crises, des changements, des évolutions de l’ère dans laquelle il émerge. Mais ce qui fait du super-héros un être à part, c’est qu’il est marqué dans sa chair. Sa crise identitaire est liée au fait qu’il n’a pas choisi d’être un mutant : il est né ainsi et subit sa condition. Son augmentation ne relève pas d’un désir prométhéen, inclination à se rendre dieu, mais d’un fatalisme : le super-héros endure ce corps difforme et hors-norme. Il en existe deux catégories selon Umberto Eco : ceux qui sont dotés de pouvoirs surhumains (c’est-à-dire qui leur sont intrinsèques) et ceux qui sont doués de facultés terrestres normales, mais potentialisées au maximum (dont les pouvoirs sont prothétiques)[5].

Ce sont surtout des figures appartenant à la première catégorie qui nous intéressent, pour la notion de déterminisme et du poids fatal d’un corps qu’elles impliquent. C’est sur cette ruine corporelle que Marco Mancassola donne sa version désenchantée – intitulée La Vie sexuelle des super-héros –  du devenir-mutant en passant par le prisme de l’intime pour parler de la condition de l’homme contemporain, reclus dans son enveloppe corporelle.  Nous centrerons cette analyse à travers les figures qu’il a choisies pour représenter le New-York post-11 septembre ayant fait son deuil des rêves de grandeur. Dans cette fiction, Mister Fantastic, Batman, Mystique et Superman sont devenus des personnalités médiatiques à succès qui ont dû renoncer à l’utilisation de leurs superpouvoirs – sauf à des fins de divertissement, telle Mystique, douée de métamorphose, animant un show de transformiste. Abattement physique et psychologique, vacuité, pessimisme, impression de délitement : la désolation est inhérente aux figures de cette version alternative des devenirs de ceux qui furent les étendards des valeurs américaines au tournant du troisième millénaire. Mystique, personnage sur lequel nous nous attarderons, est ainsi cloîtrée dans une réclusion charnelle et sentimentale, emprisonnée dans sa peau, peau mouvante dans laquelle elle se sent aliénée. Il s’agira alors d’examiner la quête de la corporéité dans laquelle s’inscrivent ces emblèmes modernes à travers un processus de disparition d’eux-mêmes, de dissolution dans l’anonymat, d’oubli de soi. Ce même processus aboutit à une tentative de reconstitution des frontières de ces corps écorchés vifs, qui devront se confronter à l’altérité pour s’enraciner dans l’existence.

 

1. Désintégrer son identité

Comme nous l’avons vu selon la déclinaison introduite par Umberto Eco, le mutant serait plutôt du côté d’un transhumanisme (c’est-à-dire de l’augmentation des capacités) puisque celui-ci n’échappe pas à la contrainte humaine princeps, celle d’un être engendré par les lois de la nature. Le pouvoir du super-héros est l’accomplissement d’une faculté naturelle dépassée, l’aboutissement d’une capacité naturelle augmentée. Ce transhumanisme en appelle une forme de post-historicité, puisque les évènements historiques réels sont remaniés[6] par l’action des mutants qui changent ainsi le devenir de l’humanité. D’après David Le Breton, la condition de l’homme moderne est solitaire, détachée d’autrui, instable et sans cesse dans le besoin d’être rassurée, ce qui s’exprime par la quête d’incarnation de son corps. « Le corps est un reste. Il n’est plus le signe de la présence humaine, indiscutable de l’homme, il est sa forme accessoire[7] ». Le corps n’est qu’un résidu, une prothèse identitaire, un espace de recherche plutôt que de sécurité : on ne fait pas confiance à son corps. Le corps tremble, dans le sens ou il n’est plus donné, il est à acquérir. Alors que chaque être humain naît dans une peau nue, vierge, il ne se contente pas de cette vêture première mais confronte son corps à des matières artificielles afin de le recouvrir, de le protéger d’une carapace aux fonctions protectrices et identitaires, à tel point qu’il incorpore ces matières[8]. Ce n’est pas anodin que Mystique et Diablo soient les deux êtres bleus de la mythologie X-Men, deux mutants dont l’identité est tourmentée, perdue, à reconstruire. Tous deux s’inventent à travers une aspiration vers l’ailleurs : Mystique se transforme, renonçant à sa forme bleue naturelle, et Diablo porte sur son visage de multiples scarifications. Celles-ci correspondent aux péchés capitaux, puisqu’ il vit son existence comme une mise à l’épreuve, fondée à partir d’une expérience traumatique originaire sur laquelle il ne divulguera que des sensations : « beaucoup de peur, et puis ensuite, seulement la douleur[9] ». Le corps mutant est « un nouveau corps humain infiniment potentiel, c’est-à-dire en puissance d’éclatement, tendu entre figuration et défiguration, suspendu […] entre toutes ses formes[10]0 ». La scarification permet d’ouvrir son corps à l’extérieur par la violence autocentrée, elle expurge le corps. Warren, mutant ailé, coupe ses ailes afin de les cacher du regard de son père au début d’X-men : l’Affrontement final.  Se faire mal pour avoir moins mal (expression reprise à David Le Breton), reprendre le contrôle à travers la douleur, voilà la finalité de l’ouverture de la chair. Cette plaie permet de rassembler une identité fragmentée au cœur de la sensation de douleur qui met en abyme la potentielle dangerosité des mutants, qui sont pour la plupart « des fugueurs, angoissés, solitaires. La plupart de leurs pouvoirs sont si extrêmes qu’ils représentent un danger pour eux et leurs proches[11] ». Si le corps du super-héros gêne, c’est parce qu’il est trop prégnant, trop présent. « Ton corps est spécial, Red. Il exige des attentions spéciales[12] ». L’idéal du garçon de café sartrien, dissolu dans une posture sociale associée à l’exercice de ses fonctions et transformé par la discrétion, ne peut être rempli par le corps du héro, trop présent, trop rempli d’aspérités. Anxiété et vigilance permanentes sont les conditions d’existence de ces personnages (dans Xmen 2, aucun élève ne dort la nuit). Ces notions de réserve et de retenue que doit remplir le corps du mutant pour pouvoir s’insérer dans le monde sont particulièrement représentées par Mystique, personnage silencieux (elle agit sans parole, ne répond pas aux remarques des autres), qui prend congé d’elle-même. Si elle souffre, c’est parce qu’elle n’existe que par l’extimité, l’extériorité ; métamorphe, son pouvoir consiste à modifier sa propre structure cellulaire pour changer son apparence. Cela lui permet de revêtir l'apparence de n'importe quelle personne, mutante ou non. Elle est capable de copier les vêtements, les objets, les accessoires car ils sont des extensions de son propre corps. David Le Breton désigne par « blancheur » l’état d’absence à soi, la nécessité de relâcher la pression en s’éclipsant de la vie sociale. Réponse à un sentiment de saturation, la blancheur fait du vide. Mystique (qui ne parvient plus à être reliée aux autres à force de se transformer en eux), et Malicia[13] (qui ne peut toucher aucune personne sous peine d’absorber  leur énergie vitale) échouent à faire de leurs corps des interfaces. Mystique ne peut entrer en relation que lorsqu’elle se met dans la peau d’un autre ; Malicia vit recluse, hors contact. Pourtant, c’est le toucher qui donne des repères, qui donne chair au monde en attestant de sa tangibilité, de sa réalité. Le toucher est le sens du réel, de son acceptation. « Sentir, c’est fondamentalement être au contact des choses et se sentir, s’éprouver de telle manière que l’on vit des transformations de sa relation au monde sans pouvoir assimiler ses sensations, toujours particulières, à des évènements de sa conscience ou même à des perceptions qui, par définition, se rapporteraient à un objet. « Sentir, c’est être avec le monde, l’éprouver sympathiquement[14]». Le sens tactile est constitutif du schéma corporel, de la délimitation des contours de l’enveloppe. Être voué à ne plus avoir de contact corporel, désoeuvre l’individu et l’enferme dans sa chair. Devenue un organe inutilisable, la peau est privée de sa fonction perceptive et du rôle social qui en découle[15]. Scarifiés (Diablo), handicapés (Charles-Xavier est paraplégique), mutilés (les ailes de Warren), les super-héros se sentent maudits, horsnormes, décriés et interdits de contact avec le monde extérieur. Parce qu’elle est une frontière entre dedans et dehors, la peau est une surface jouant le rôle d’interface où s’établit le contact entre le sujet et le monde. Or le monde est également un monde relationnel. Si la peau est une coupure, alors la relation ne fonctionne pas. Leurs corps semblent absents, ruinés, à l’image des espaces dans lesquels se déroulent les films du cycle X-Men. Le ruin-porn[16] est une esthétique née à Détroit[17] suite à la décadence de la ville. Assemblage des termes ruin et porn, il s’agit de désigner la boulimie d’images de l’espace urbain tombé en décrépitude à cause de la désindustrialisation et de la crise des subprimes de 2008. La pornographie quant à elle désigne trois éléments : une représentation obscène et sa marchandisation. Les ruines urbaines reflètent ce que furent des lieux de consommation. Olivier Schefer[18]  y voit une fin des temps, un retour à la case départ. Le proto et le post seraient deux phases d’un même refus de l’histoire, visant à éradiquer le présent pour se complaire dans un passéisme. Les ruines sont des lieux de mémoire qui constituent une figure offerte à la contemplation car elles fixent le regard sur les restes d’un monde aboli – des restes cependant encore reconnaissables, encore familiers (en ce sens, ce sont des apparitions), un monde à la fois inaccessible mais proche. Les monuments fossilisés sont la preuve que quelque chose a été puis qu’un événement cataclysmique a eu lieu, suivi par un vide. Le ruin porn fait de la ville un fantôme. Cette analyse de l’espace à la fois érotisé et décrépi est métonymique quant à la représentation des personnages mutants, scindés, tout comme l’espace en ruines, dans la dialectique entre fascination et répulsion. « Mes pieds, ton aspect bleu, ne seront jamais beaux pour personne[19] ». C’est peut-être dans cet amer constat qu’il faut chercher le salut du mutant, au cours d’une quête esthétique du regard de l’autre comme résiliation de sa ruine corporelle.

 

2. La nécessité de devenir autre pour exister

« L’anonymat est la première défense d’un mutant face à l’hostilité du monde[20] ». Mystique incarne donc, comme nous l’avons constaté précédemment, le phénomène que David le Breton appelle « la blancheur », l’effacement comme plaisir qui décharge du fardeau d’être soi. Cette aspiration au renouveau se remarque notamment dans les processus de changement de nom. Chaque mutant possède deux dénominations : un nom de naissance et un nom mutant, lié à sa spécificité. Raven devient alors Mystique, Logan/Wolverine, Marie/Malicia, Bobby/Iceberg… Mystique dit de son nom de naissance qu’il est un « nom d’esclave[21] », elle est celle qui renie son passé, son histoire. Alors que les injonctions sociales requièrent en permanence de se justifier, de pouvoir témoigner d’une histoire, d’un statut social, de s’ajuster à des normes, Mystique maintient son existence dans une page blanche pour ne pas prendre le risque de se montrer, pour se protéger et ne pas être touchée. Elle se situe à la frontière du désir de disparaître et de celui de devenir autre, par sa capacité singulière à se métamorphoser. La transformation est un moyen de s’alléger, de vivre dans une autre temporalité, de flotter entre plusieurs existences à incarner. Devenir n’importe qui rend absent au monde, au regard d’autrui et aux relations sociales. Le besoin de blancheur visent à prendre congé de soi, à s’expurger (à l’instar des scarifications qui ouvrent la chair au sens propre afin d’en extraire à la fois symboliquement et matériellement une souffrance tellement forte qu’elle a besoin d’être délivrée) pour répondre au sentiment de saturation. Le corps est engourdi, fatigué, usé par la pression, « elle eut l’impression que les limites de son corps fluctuaient, incertaines, comme si elle allait se transformer une nouvelle fois[22] ». La cinéaste Julia Ducournau élabore de la notion de « vie reptilienne[23] » à travers la mue d’une peau en renouvellement, la possibilité de régénération d’un corps à travers le changement de peau, d’apparence. Mystique n’a pas d’histoire, elle se remplit d’altérité pour combler le vide laissé par son propre passé. Cette mue passe par la peau, organe métonymique de l’identité ; en effet, la mutante a seulement besoin de voir la surface cutanée d’autrui pour prendre son apparence : « je regarde la peau d’une personne, je me concentre sur une partie de son corps et le reste vient tout seul. L’ensemble du corps, les attitudes. Une seule partie du corps peut tout révéler d’une personne[24] ».  Se multiplier lui permet de ne plus être personne, de se projeter sur des avatars.

 « Le masque ou le vêtement peuvent transformer le corps en image en le dissimulant pour exposer quelque chose qu’il ne saurait montrer lui-même[25] ». L’altérité recherchée à travers le masque des transformations est un moyen de se cacher, d’être dans la peau d’un autre afin de construire une carapace dissimulatrice – et salvatrice pour Mystique[26]. L’apparence d’autrui agit tel un vêtement qui limite le regard d’autrui afin de la masquer. Avec ses métamorphoses incessantes, Mystique sabre sa vie intime, elle s’efface. Mystique ne ressent de plaisir que dans la peau des autres, lorsqu’elle se transforme, qu’elle voit ses contours devenir instables[27]. Mystique parle de confusion, de torpeur, d’intoxication pour décrire ses transformations. L’intrusion de l’autre est usante : « les corps masculins étaient les plus difficiles. Expulser la sensation de leur poids, de leur menton couvert de barbe, expulser la sensation de leurs poils, de leurs muscle »[28]. Son corps conjugue le particulier et la pluralité. Mystique souffre de cette fatigue d’être elle-même, d’une impuissance à vivre par elle-même. Elle est tellement libre de choisir sa vie, à travers les multiples formes que celle-ci peut revêtir, que la liberté de choix devient angoisse à cause de ce trop-plein : « elle avait faim de corps, pas seulement de ceux en qui elle pouvait se transformer, mais elle comprenait que le problème n’était pas le corps des autres. C’était le sien qui était trop lointain, presque hors d’atteinte[29] ». Si Mancassola choisit de centrer le devenir des super-héros qu’il met en scène autour de la question de la sexualité et des relations amoureuses, c’est parce que celles-ci cristallisent l’être-au-monde de l’individu, « l’accueil de l’autre comme tel, accueil du nouveau et de l’imprévisible, désir de lui faire toute la place »[30]. Ce corps inabordable est perçu comme une coquille vide que chacun cherche à combler selon son bon vouloir. En effet, les amants potentiels de Mystique ne la recherchent pas en tant que personne mais ils lui demandent de se transformer en eux-mêmes afin de pouvoir avoir un rapport charnel avec soi-même, en miroir. Mystique sert à accomplir un fantasme de gémellité incestueuse. C’est là une fascination démiurgique qu’ils pensent pouvoir réaliser à travers le corps-réceptacle de la mutante[31]. L’amour est narcissique et l’ego de l’homme infini, semble dire Mancassola. C’est toujours soi que l’on recherche à travers l’autre. Le corps de Mystique est décrit comme : « [un] corps changeant. [Un] corps solitaire, orgueilleux, un corps qui n’acceptait pas de se mêler aux autres corps, qui préférait se changer en eux, les connaître sans les toucher »[32]. David Le Breton, dans Disparaître de soi, décrit l’amour comme le fait de se laisser porter par les évènements, de s’abandonner à la dépendance tranquille, s’en remettre à autrui pour lui déléguer sa fragilité. C’est là la notion de « vulnérabilité[33] », en tant que dépendance à autrui, capacité à être touché, blessé, en tant qu’altération du corps qui échappe au personnage de Mystique. Mystique, en refusant cette dépendance, reste enfermée dans une névrose de l’indépendance. La mutante est gangrénée par une confusion identitaire car elle n’a pas le sentiment de son corps, elle ne le différencie pas des autres corps étrangers, étant donné qu’elle n’est constituée que d’une suite de métamorphoses. Son corps est un passage, un tunnel, un pont entre plusieurs peaux qui n’admet pas la notion de proximité. La proximité n’est pas la fusion. La proximité, c’est l’exposition à l’autre, c’est-à-dire que la subjectivité est saisie dans son altérite – celle de l’autre, non synthétisée ou ramenée au même, mais aussi la mienne, atteinte par l’autre, altérité en soi qui rend possibles l’écoute, la proximité, la compassion.[34]  C’est effectivement en acceptant le fait d’être constitué par le monde plutôt que de lui résister qui sauvera ces personnages. Mystique, dans X-Men : First Class (X-Men : le commencement), n’accepte son corps qu’à partir du moment où il est reconnu par le regard de Magneto : « je préfère la vraie Raven. J’ai dit : la vraie. La perfection.  ». Mystique cherche alors à se vêtir, et il lui répond : « Tu n’as pas à te cacher […] Tu es une créature exquise, toute ta vie le monde a tenté de te soumettre, il est temps de briser tes chaînes[35] ». C’est à partir de cette révélation, de cette reconnaissance de sa particularité comme qualité constitutive de son identité, que Mystique arborera son apparence bleue. C’est également dans le regard de l’autre que Malicia accepte la vulnérabilité malgré son incapacité première à toucher d’autres corps. Elle trouve son altérité à travers des alter-ego : Wolverine, fait d’ « adamentium » (un métal qui le rend immortel) et Iceberg, qui gèle tout ce qu’il touche. Elle saisit que par c’est par l’expérience de l’altérité qu’elle pourra accepter son pouvoir. Une première expérience est effectuée dans l’opus inaugural des X-men. Au cours de cet événement initiatique, Malicia découvre pour la première fois un être qui résiste à son effort, qui ne meurt pas lorsqu’elle le touche. Il s’agit de Wolverine, à qui elle absorbe les capacités de guérison. Le toucher relève de sa propre volonté, elle est l’agent actif de l’action ; lors de la seconde prise de contact, elle en sera l’agent passif. La transfusion de pouvoirs entre Wolverine et Malicia (à la fin de X-men) est la perfusion d’une altérité salvatrice. Malicia agonise, Wolverine l’étreint alors afin de lui transmettre sa faculté de guérison : ce sera finalement lui qui agonisera, Malicia ayant aspiré le transfert de sa force. Vulnarabilité et toucher sont au principe de la régénération et de la résolution de la problématique identitaire à laquelle les mutants sont confrontés. La peau est donc la métonymie de la personne, l’organe qui la relie au monde et à partir duquel les fictions mutantes cinématographiques et littéraires peuvent se déployer pour exposer un corps postmoderne, écorché, amenuisé, mais dont la force réside dans la capacité à se régénérer en s’inventant une nouvelle peau et en acceptant sa vulnérabilité.

 

Conclusion

Le mutant se fuit, il échappe à lui-même et à son corps incontrôlable. La mutation est une nouvelle configuration sensible qui reconstruit un rapport au monde en abolissant la frontière entre le mutant et ce qui l’environne, créant des points de jonction entre la chair et les objets qui lui sont étrangers. Ruinés, scarifiés, méprisés : ces corps désintégrés demandent à être réintégrés, et c’est la tentative de reconstituer une enveloppe par le biais de l’altérité qui permettra de faire de la chair est une matière malléable. Les super-héros et notamment les mutants nous lèguent un regard déformé sur nous-mêmes, de l’intensification du monde que nous subissons à même notre corps. Perte d’identité dans la norme, stigmatisation, rejet sont autant d’imprégnations néfastes demandant à être expurgés. A travers le personnage métamorphe qu’est Mystique, archétype du super-héros contemporain, nous constatons que le processus d’anonymat constitue la première étape à travers la disparition de soi, la dissolution de ses limites. La discrétion d’un corps disparaissant est un premier pas vers l’autre, afin de le faire apparaître, de lui laisser de la place. Mais la crise identitaire et l’enfermement dans un peau-prison ne peuvent se résoudre en restant tel une monade, forclos à l’intérieur de soi. La résolution passe par la confrontation à l’altérité, la menace du moi par des formes de non-moi afin de le réinvestir son corps. « Tout individu est un vestiaire de personnages qui lui collent à la peau »[36]. La blancheur devient ainsi une condition de renouvellement de soi en se nourrissant de l’autre, en se confrontant à l’étrangeté de l’étranger.

 

 

Bibliographie :

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Filmographie :

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Sitographie :

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PROST, Violette, Ruin Porn : mémoire de fin d’étude [en ligne] http://www.violetteprost.com/pages/ecrits/memoire-de-fin-d-etudes.html (consulté le 29/03/2017).




[1] Selon le programme répertorié par Comicsalliance, quarante films sont prévus entre 2014 et 2020. Source : WHEELER, Andrew, « supermovies : this is what the next few years of your life looks like », Comicsalliance, [en ligne] http://comicsalliance.com/supermovies-this-is-what-the-next-few-years-of... (consulté le 17/04/2017).

[2] La pop-culture est évolutive, porteuse d’éphémère. Nous n'avons pas suffisamment de recul pour savoir ce qui restera d'elle à travers le temps. Mutante, elle dépend des innovations technologiques ; moderne, ses frontières sont mouvantes, en perpétuel renouvellement.

[3] L’opposition fondamentale des X-Men se joue entre deux écoles, deux façons de concevoir l’insertion des mutants au sein de la société humaine. Magneto, personnage vindicatif, est assimilé à Malcom X, pour son radicalisme ; tandis que le professeur Xavier l’est à Martin Luther King, défendant une cohabitation pacifique entre humains et mutants.

[4] Ce que l’on constate dans X-Men 2, lors de la scène d’un « coming-out mutant » entre Bobby/Iceberg et ses parents. Il est aussi question de « solution au problème mutant », ce qui n’est pas sans rappeler une référence à la solution finale.

[5] 5 Cette seconde catégorie concerne les héros augmentés du type Ghost In The Shell où l’humanité, cyborguisée, est devenue une construction artificielle. Le générique d’ouverture nous montre en effet la genèse industrielle du major Mira, dont le corps est usiné à la manière d’une carrosserie mécanique. Ce que questionnent ces superhéros, c’est la conjugaison du savoir et de la liberté créatrice à travers l’augmentation de l’homme via les nouvelles technologies. Parmi les figures les plus représentatives de cette seconde catégorie, Iron-Man, alias Tony Starck, un industriel américain qui, après avoir reçu des éclats dans son thorax, met au point un dispositif destiné à ralentir leur progression dans son corps, dont les potentialités sont augmentées par une armure. Avec Iron-Man, le « faire » articule l’  « être » et l’ « avoir » ; c’est l’action qui donne à l’homme son outil d’augmentation lui permettant d’ « être plus ».

 

[6] Voir X-Men, l’Apocalypse dans lequel la crise des fusées de Cuba est revisitée.

[7] LE BRETON, David, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 1990. Remanié et réédité en collection Quadrige, 2013, p. 47.

[8] Le tatouage, pratique universellement partagée, injecte ainsi des substances colorantes dans la peau afin de la restructurer d’inscriptions, hybridant le corps avec un élément externe dont la fonction élémentaire est l’écriture.

[9] SINGER, Bryan, X-men 2, 2003, minute 27.

[10] GROSSMAN, Evelyne, « Avant-Propos » à ARTAUD, Antonin, Van Gogh ou le suicidé de la société, Paris, Gallimard, coll. L’Imaginaire, 2001, p. 18.

[11] SINGER, Bryan, X-men, 2000, minute 28.

[12] MANCASSOLA, Marco, La vita erotica dei superuomini, 2011. Traduit de l’italien par Vincent Raynaud, La vie sexuelle des super-héros, Gallimard, 2012, p. 13.

[13] Nous pouvons rapprocher de cette figure féminine le personnage d’Alisha Daniels dans la série Misfits. Alisha, à chaque contact avec une personne, lui transmet une frénésie et une appétence sexuelle la concernant. Toutes deux sont condamnées à rester hors du sens du toucher, sous peine de tuer ou d’être tuée.

 

[14] PELLUCHON, Corine, Les Nourritures. Philosophie du corps politique. Paris, Seuil, coll. L’ordre philosophique, 2015, p. 37.

[15] La peau assure des fonctions de protection (contre le soleil, contre la déshydratation, contre l’environnement et le risque d’intrusion), de régulation métabolique (régulation thermique, synthèse de vitamine D). C’est un organe de perception par les capteurs qu’elle comporte. La peau assure la communication avec autrui, c’est là son rôle psychosomatique (en reflétant des états intérieurs –rougissement, frissons … ), duquel découle un rôle social, renvoyant une image de notre personne à autrui et nous reliant à lui par le contact.

[16] PROST, Violette, Ruin Porn : mémoire de fin d’étude [en ligne] http://www.violetteprost.com/pages/ecrits/memoire-de-fin-d-etudes.html (consulté le 29/03/2017).

[17] The Crow (Alex Proyas, 1994), It Follows (David Robert Mitchell, 2014), Lost River (Ryan Gosling, 2014), Gran Torino (Clint Eastwood, 2008), 8 Mile (Curtis Hanson, 2002)… Autant de films qui se déroulent à Détroit, terre de désolation propice à des films aux thématiques sombres, ou le terrain est propice à dévier du social au fantastique.

[18] EGANA, Michel, et SCHEFER, Olivier, Esthétiques des ruines. Poétique de la destruction, PUR (Presses universitaires de Rennes), 2015

[19] VAUGHN, Matthew, X-Men : First Class (X-Men : le commencement), 2011, 1 heure 25.

[20] SINGER, Bryan, X-Men, 2000, minute 27.

[21] SINGER, Bryan, X-Men, l’affrontement final, minute 11.

[22] MANCASSOLA, Marco, op. cit., p. 403.

[23] DUCOURNAU, Julia, « La morale des cannibales », Cahiers du Cinéma, n°731, mars 2017, p. 53-54.

[24] MANCASSOLA, Marco, op. cit., p. 426.

[25] BELTING, Hans, Bild-Anthropologie : Entwürfe für eine Bildwissenschaft, Müchen, Wilhelm Fink Verlag, 2001. Traduit de l'allemand par Jean Torrent, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, coll. Le Temps des images, 2004, p. 129

[26] Nous pensons à Peau d’Âne, conte dans lequel la protagoniste se cache du désir incestueux de son père en se dissimulant sous une cape faite de la peau d’un âne. L’altérité contenue dans l’animalité sauve la jeune fille en la travestissant sans trahir son identité.).

[27] Dans sa métamorphose, Mystique fait penser à l’artiste Orlan qui cisèle sa chair pour expérimenter de nouveaux modes de corporéité. La Réincarnation de Sainte Orlan est une série de neuf performances/opérations chirurgicales dans lesquelles l’artiste est au bloc opératoire, consciente, opérée afin de correspondre aux critères normatifs de beauté établis par l’histoire de l’art occidental. Orlan rentre dans de nouvelles peaux en modifiant la sienne, en la rendant autre, en faisant pénétrer de l’altérité en soi, une altérité copiée sur l’apparence des modèles qu’elle a choisis.

[28] MANCASSOLA, Marco, op. cit., p. 395

[29] MANCASSOLA, Marco, op. cit., p. 481

[30] PELLUCHON, Corine, « Philosophie de l’amour et humanisme », in Amour toujours ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, p. 60-63.

[31] La fascination démiurgique anime l’un des autres super-héros les plus populaires, dans l’univers Batman. Il s’agit là du Joker ; celui de Tim Burton (Batman, 1989) est animé d’une préoccupation cosmétique : il veut refaçonner le monde à son visage en tailladant le sourire de ses victimes pour leur imprimer une marque qui lui soit semblable et qui appose sa signature. Le Joker de Christopher Nolan (The Dark Knight, 2008) veut en finir avec la possibilité du bien, faire du monde un charnier où tout est voué à pourrir. Un masque blafard, pâte molle coulante et laissant apparaître par transparence des morceaux de chair en dessous

[32] MANCASSOLA, Marco, op. cit., p. 481

[33] « Vulnérabilité vient du latin vulnus, qui signifie blessure. Une personne vulnérable est une personne qui peut être facilement blessée et qui a du mal à se défendre toute seule. […] Cette attention, […] accordée à la qualité de la vie présente, invite à penser la vulnérabilité à la fois comme fragilité et comme ouverture. La fragilité de l’autre souligne mon devoir de ne pas l’abandonner, la responsabilité étant ici, au-delà de l’obligation professionnelle ou familiale, ce qui s’impose à moi comme à celui qui atteste de la dignité de l’autre. Cela ne signifie pas que cette dignité soit relative à ce que je vois ou sais de l’autre. L’autre comme tel échappe à la connaissance et à ma mesure. Sa transcendance est intacte. Pourtant, il m’appartient de le lui signifier.» PELLUCHON, Corine, « La vulnérabilité en fin de vie », Texte de la communication du 30 juin 2012, Congrès de la SFAP, Strasbourg. Paru intégralement dans la Revue JALMAV, N° 111, décembre 2012, p. 27-46. [En ligne] http://corine-pelluchon.fr/wp-content/uploads/2013/07/texte-La-vulnérabilité-en-fin-de-vie.pdf (consulté le 24/04/2017).

[34] PELLUCHON, Corine, L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie. PUF, coll. Quadrige, 2004, p. 258.

[35] VAUGHN, Matthew, X-Men : First Class (X-Men : le commencement), 2011, 1h30

[36] LE BRETON, David, op. cit., 2015, p. 184