Une époque éventrée. La société victorienne dans From Hell

Une époque éventrée. La société victorienne dans From Hell

Soumis par André-Philippe Lapointe le 14/01/2014
Catégories: Crime, Bande dessinée

 

L’époque victorienne est généralement apparue, dans l’histoire britannique, comme une période très positive, tant en progrès techniques qu’en avancées sociales. La mort de la reine semble conclure cette période prospère: «Victoria Ire, reine de Grande-Bretagne et d’Irlande, […] rendait son dernier soupir, au terme du règne le plus long et le plus glorieux de l’histoire d’Angleterre» (Bédarida: 119). Au moins deux périodes apparaissent cependant durant son règne: un «âge d’or du monde britannique (1848-1880)» suivi d’un «âge de l’impérialisme (1880-1914)» (Jarrige: Sommaire). Alan Moore s’est rigoureusement informé avant d’écrire son histoire se déroulant principalement en 1888, l’année des meurtres de Jack l’Éventreur. Effectivement, dans From Hell, Moore indique précisément ses sources à partir de la page 511 jusqu’à la page 552. Il retravaille ainsi entièrement les conceptions de cette époque, la rendant particulièrement sombre par une hiérarchisation sociale évidente. Il réinvente également un personnage de la culture populaire, Jack l’Éventreur, en le présentant comme un représentant émérite de la noblesse britannique en cette période trouble. Des classes sociales (et sexuelles) bien définies apparaissent clairement à travers plusieurs exemples présents dans le récit: un mariage brisé, une enquête arrêtée, des vies de prostituées. Lorsque quatre femmes menacent la couronne, leur lettre se rend jusqu’à Victoria, qui réagit impitoyablement. L’histoire de sir William Gull, les meurtres qu’il entreprend, ses déplacements temporels et son procès par son ordre, la franc-maçonnerie, permettent de retravailler un personnage mythique. Après tout, les paroles du vrai Gull, qui serait Jack l’Éventreur selon l’hypothèse acceptée par cette bande dessinée (et posée dans le livre Jack the Ripper: The Final Solution de Stephen Knight), n’indique-t-elle pas que «[t]out doit être considéré avec son contexte, ses mots et ses faits» (Moore et al.: 4)?

 

Secret -de la division (des classes, des sexes)

Un écart prodigieux sépare les personnages qui se rencontrent à l’intérieur du récit. Les riches n’occupent que certains quartiers, d’autres sont réservés aux plus pauvres, ces divisions excluant normalement qu’un prince puisse côtoyer une simple commerçante.

Le début du récit présente un mariage impossible et la naissance d’un enfant illégitime, celui du prince Eddy et d’une boutiquière. L’instructeur du prince, Walter, qui représente la frontière entre ces deux milieux sociaux, sait qu’un malheur va arriver à suite de son incapacité d’agir, d’où son expression de profonde déconfiture (20) juste avant que le prince accepte de s’engager. Il ne sait pas seulement à quel point ce malheur va aller loin. Les moyens dont disposent la couronne et la franc-maçonnerie réunies, c’est-à-dire respectivement les pouvoirs officiel et secret sont à peu près illimités. Ce qui résulte du mariage «est si simple»: «[son] ami royal s’est amusé et une femme du peuple a subi les CONSÉQUENCES» (63). La reine demande d’abord à Gull de s’occuper de la jeune femme, qui «doit être réduite au SILENCE» (56). Lorsque le secret du mariage risque d’être révélé, il doit à nouveau régler le problème. La police peut au besoin fermer les yeux et contrôler le déroulement de l’enquête, ce qu’elle fait d’ailleurs. Un policier arrive alors même que Gull tient un couteau tâché de sang, et son interlocuteur ne s’intéresse qu’à lui indiquer où se trouve la prochaine cible.

Alan Moore déconstruit le roman policier classique, celui du roman à énigme. Todorov explique comment théoriquement ce type de roman est composé:

Ce roman ne contient pas une, mais deux histoires: l'histoire du crime et l'histoire de l'enquête. Dans leur forme la plus pure, ces deux histoires n'ont aucun point commun. [...] La première histoire, celle du crime, est terminée avant que ne commence la seconde (et le livre) (Todorov: 2004).

Dans la mesure où l'on assiste à l'autopsie du noble meurtrier en parallèle au travail de l'inspecteur Abberline, ce schéma théorique est altéré. L’enquête que mène l’inspecteur ne peut qu’aboutir à un cul-de-sac. L'alternance entre son histoire et celle du meurtrier rend compte de la nette supériorité sociale de Sir Gull, le plaçant loin du policier de par l'espace où il vit et de par le temps de son histoire. Ce qui conduit finalement Abberline au domicile du criminel ne sont pas des indices, mais un médium lié lui aussi à cette biographie hachant l'histoire classique. Et, révéler la vérité devient en effet impossible au moment du dénouement. Il s’agit du médecin royal extraordinaire, position sociale qui rend le personnage non seulement au-dessus de tout soupçon, mais aussi impossible à accuser publiquement. La discussion (Moore et al.: 435-438) entre Abberline et la femme du docteur illustrent bien les différences de classes sociales. Le premier est extrêmement poli (utilise l’apostrophe «madame» à cinq reprises, tient son chapeau devant lui) et hésitant (par son attitude craintive qu'exposent le bégaiement de ses paroles: «C’est … c’est», «Hum, et bien, c’est une affaire assez délicate»), et atténue son interrogatoire, qui est très bref («vous parler quelques instants», «certain que nous n’aurions plus besoin de vous importuner», «aussi brefs que possible»). La dame exprime l’insignifiance de la visite (l'air sévère, elle dit: «C’est très importun, inspecteur […] Rentrez donc, s’il le faut, mais je vous préviens que je ne pourrai vous consacrer longtemps», «Mère? Qui est là? / Personne, ma chérie», «[un inspecteur,] venu poser des questions impertinentes»), mène l’interrogatoire (pose les questions, l’inspecteur est assis tandis que la femme reste debout, en position de supériorité) et se fâche quand elle connaît le motif de leur visite: «Les ASSASSINATS? Misérable, qu’est-ce que vous racontez? Vous êtes en train de me dire que vous êtes venu ici accuser mon mari d’être ce… ce Jack l’Éventreur?», «Un SENTIMENT? Vous calomniez mon mari à cause d’un SENTIMENT d’un médium». Elle conclut que «[c]’est une HONTE» d’attribuer «ces sordides atrocités», «des petits crimes», au «CHIRURGIEN de Sa Majesté». Par petits crimes, elle ne qualifie pas les crimes eux-mêmes qui ne sont assurément pas petits, mais leur auteur, qui doit appartenir au peuple, au bas de la hiérarchie sociale. Cette défense cache sa détresse. En effet, après l’aveu de son mari, sa femme avoue l’avoir toujours su. Elle a d’ailleurs précédemment énuméré tout ce qui pourrait le rendre suspect. Au final, seul son rang social le protège, car personne n’oserait accuser directement le médecin royal. Accuser n'importe quel médecin constitue déjà une hypothèse osée étant donné la valeur sociale des gens de cette profession.

Alors qu’il avait auparavant déterminé que l’assassin pouvait fort bien être un médecin contrairement à l'avis de ses collègues (228), Abberline est très embarrassé de se trouver chez sir William Gull alors qu’il n’a fait que suivre la piste relativement farfelue d’un médium. Face à ce noble, l’inspecteur devient réellement pathétique, tellement Sir Gull est naturellement au-dessus de tous soupçons:

Eh bien, euh… Je suis désolé pour tout cela Sir William. Seulement, eh bien, nous avons reçu des informations sur… Eh bien… sur les MEURTRES de WHITECHAPEL. Bien sûr, c’est idiot, je sais, mais… Eh bien, vous savez, on doit vérifier ces choses-là et… Voyez-vous ce qu’il y a, c’est que quelqu’un pensait que vous étiez le COUPABLE. (438) 

Outre son discours excessivement hésitant, l’inspecteur ne le regarde qu’avec difficulté, et son phylactère se divise par trois fois. Après la confession de Gull, la figure d’Abberline se décompose. Il jure en constatant l’identité de l’assassin: «Oh, Jésus. Qu’est-ce que je vais faire, maintenant, bordel? Enfin quoi, c’est le foutu MÉDECIN ROYAL! Il côtoie Sa Majesté! C’est lui qui… C’est lui qui…», suivi immédiatement dans la même case d’un petit «Eh merde», main dans la figure. Il ne peut qu’en référer à ses supérieurs. Ceux-ci étouffent l’affaire «pour la Reine et le pays» (441). Un bouc émissaire est mis en place par la police afin d’aider la population à oublier. Druitt, personnage inadapté aux règles sophistiquées de la société aisée, est aidé à écrire une lettre exposant ses malheurs provoqués par les autorités (la perte de son emploi) et à se suicider. Le pouvoir impose finalement le silence aux deux témoins, Abberline et le médium, par un dilemme facile: «une substantielle PENSION», sinon «[ils] n’atteindr[ont] pas l’âge de la retraite» (463). Abberline va s’y plier, mais il est humilié et dégoûté. De fait, l’humiliation physique le mène à vomir (464). Cet échec professionnel s’ajoute d’ailleurs à sa liaison avec une prostituée dont le sort est malheureux.

Des couleurs sombres avec quelques percées de lumière insistent sur la noirceur  qui entoure la vie des prostituées et dont le chapitre trois est représentatif. Lorsqu’il y a de la lumière, c’est généralement parce qu’elles se retrouvent avec un client riche et laid (par exemple, le bain du retraité (199-200)). Le sexe est mécanisé, représente une manière répétitive et désagréable d’obtenir le peu d’argent dont elles disposent pour vivre, à défaut de ne rien posséder qui ait de quelconques valeurs: «On s’vend déjà nous-mêmes à trois pence le tour !» (75). Le lieu où elles vivent est d’ailleurs dévastateur pour le corps selon Gull, elles ne mangent pas assez et dorment mal. Même avant que le médecin ne commence à traquer les quatre prostituées, un danger masculin les guette déjà: la bande d’Old Nichol réclame une somme élevée pour leur protection. C’est d’ailleurs pour tenter de payer cette somme qu’elles veulent faire chanter Walter.

L’engrenage qui lance Gull sur les quatre femmes à partir du moment où celles-ci demandent leur argent est magnifiquement exposé sur une séquence de trois pages (83-85). La première montre Walter déjà affligé, qui remet la lettre de chantage à la mère d’Eddy, Alix. Cette dernière doit en référer à Victoria, ce qui finit d’achever Walter, écroulé aux pieds d’Alix. La grosseur des cases diminue graduellement tandis que l’artiste s’affaisse progressivement, amenant un passage d’un plan de demi-ensemble, montrant bien le décor, à un plan moyen, où n’apparaissent que les deux personnages. Des lignes verticales, qui découlent du décor (des rideaux), permettent également de figer chacune des expressions de Walter et d’insister sur son malheur final.

La page suivante montre la mère d’Eddy, conciliante, face à une reine résolue. Au début, les lignes verticales continuent de produire un statisme: Alix attendant pendant que Victoria lit la lettre, la décision immédiate de cette dernière, Alix proposant une autre possibilité, l’inflexibilité de la reine, Alix n’ayant pas d’autre choix que d’accepter et partant profondément bouleversée. Outre la diminution de la taille des cases, les traits sont entièrement décomposés dans les deux dernières cases de la page. Cet effet amplifie les attitudes finales des deux protagonistes. Des lignes horizontales, qui peuvent représenter l’aura de puissance et de détermination de Sa Majesté, viennent s’opposer aux lignes verticales des cases où Alix est la seule visible, marquant sa position plus nuancée, faible, lente et statique. L’avant-dernière case montre les lignes horizontales de Victoria envahir l’espace vertical d’Alix, présentant la décision victorieuse. Le premier phylactère qui évoque Gull est standard, le second se divise à quatre reprises, c’est-à-dire une division par mot (en excluant le déterminant le), insistant sur chaque mot qui exprime sa volonté.

Tandis qu’il y a une certaine confrontation dans les deux premières séquences, la troisième présente deux personnages intéressés. La reine veut régler l’affaire, et le docteur, l’accepter. La transmission de la lettre à Gull illustre le transfert de responsabilité qui découle de la mission qu’il va exécuter (transmission également réalisée à la première case entre Walter et Alix, et Alix et Victoria). Les lignes horizontales (l’aura de Victoria) ont déjà presque disparu à la première case où apparaît la reine. Elles disparaissent d’ailleurs entièrement après que Gull s’assure qu’il convient de «[t]outes» les éliminer, exposant un accord parfait de même qu’une certaine proximité (la reine l’appelle «sa mouette», il peut baiser sa royale main). Ce dernier point montre une relation établie de façon impressionnante, Gull refusant de serrer la main du cocher du prince, trop rustre pour son état, trente pages auparavant. La deuxième case de la séquence prend les proportions de Gull parfaitement droit et s’adapte lorsqu’il s’agenouille devant la reine. De plus, même quand la case diminue, il reste debout, imposant et près pour sa mission, que les quelques lignes horizontales n’entravent nullement, puisqu’il les domine majestueusement.

Si chacune des trois séquences longuement décrites couvre une page, une séquence est réalisée à travers les trois pages, une case en haut de chaque page. Il s’agit du résultat des trois conversations. La calèche est d’abord vue à travers un plan trop rapproché, rendant l’action encore incompréhensible. Puis, deux roues, qui sont engagées dans un mouvement circulaire, exprimé par plusieurs lignes diagonales, apparaissent clairement. La dernière case complète l’illustration en montrant plus loin le cheval. Malgré le mouvement qu’exprime chaque case par une variété de lignes généralement obliques, les trois cases ne réalisent pas la succession d’un mouvement. Ce sont trois plans d’un moment unique de mouvement intense, qui attend d’être expliqué. C’est un peu ce que sont les meurtres de Gull, un moment bref et bouillant dans une vie éminemment riche et complexe. 

 

Dans un noble esprit du temps

Cette bande dessinée réussit à transformer une figure populaire, le meurtrier From Hell, en personnage complexe et extrêmement ambigu. Tel qu’il est présenté, cet ambitieux personnage s’est incroyablement accompli, devenant à la fois médecin émérite et haut franc-maçon. Il réalise une vie exemplaire officiellement, à la lumière, et impressionnante officieusement, dans l’ombre. C’est d’ailleurs Netley, le cocher royal ayant un regard intérieur sur l’œuvre de Gull, qui déclare que «[c]’est l’un des plus grands. Le plus grand du pays» (269).

Lorsqu’il explique la cause de son succès professionnel, il évoque une comptine que lui a récitée sa mère durant son enfance: «Si j’étais tailleur, je mettrais un point d’honneur,/ À être le meilleur de tous les tailleurs./ Et si j’étais rétameur, aucun autre rétameur comme moi ne pourrait savoir/ réparer une bouilloire» (342). À son adolescence, il suit parfaitement la logique scientifique telle qu’elle est expliquée par son recteur: «Les fondations mêmes de la science et de la médecine reposent sur une préoccupation pour les formes de la nature… …leur fonctionnement, leurs aspects… l’émerveillement qu’elles contiennent et qui émeut le cœur des hommes» (33). Parallèlement à ce discours, les cases montrent un petit animal disséqué par Gull. Plus tard, à travers ses dissections sur des humains, il éprouve toujours un certain émerveillement à étudier les mécaniques. Sa curiosité continue pendant le récit: il observe, touche et mesure l’homme éléphant et va voir une momie fraîchement arrivée au musée. Ces deux études dénotent déjà un intérêt pour les monstres et la normalité ainsi que pour la mort. Ses connaissances quant aux différentes formes de savoir (littéraire, historique, philosophique, religieux, ésotérique) sont également prodigieuses. Devenu adulte, son «parcours est remarquable» (35), il est largement récompensé durant ses études en médecine, discipline qu’il enseigne. Il est par la suite initié à la franc-maçonnerie dans laquelle il progresse rapidement. Ses compétences chirurgicales et son appartenance à l’ordre l’amènent à soigner le prince Eddy et à recevoir le titre de médecin royal. Sa crise cardiaque durant laquelle il voit Yabulon, sorte de dieu franc-maçonnique, l’affecte particulièrement. Il va analyser lui-même son état de potentiel délire à la suite de sa faiblesse. Parallèlement à sa crise, une gradation quant aux actions pour la couronne se produit. Alors qu’il soigne le prince et qu’il respecte parfaitement le serment d'Hippocrate avant sa faiblesse, il doit par la suite calmer une boutiquière (ablation d’une partie du cerveau), puis directement tuer des prostituées.

Gull n’est cependant pas intéressé à simplement éliminer ces femmes (tâche officielle), mais à intégrer leur mort dans un projet plus vaste (tâche personnelle) auquel il réfléchit beaucoup. Avant d’écrire sa lettre «[d]e l’enfer» (316), qui devient le titre du livre, il déclare justement que l’enfer est un «rayonnant abîme où les hommes se rencontrent eux-mêmes» (313). Il vise à travers son projet à insister symboliquement sur la place prédominante de l’homme sur la femme, et le compare «aux légendes classiques, avec leurs différents niveaux de sens» (88), la rendant également comparable à une œuvre d’art, analyse amusante chez un tel personnage pour le lecteur d’une bande dessinée sur Jack l’Éventreur. Le lecteur regarde d’ailleurs Gull procéder à ses autopsies pendant que lui lit une gigantesque autopsie du personnage. C’est la sacralisation des meurtres qui permet de donner un sens à son travail. Les rituels s’observent mieux durant les trois premiers meurtres par les étapes précédant la mort. Après quoi, la relation de prédation qui existe entre Gull et ses victimes va s’intensifier et  hâter ses actions. Elle s’identifie notamment par une série d’oppositions entre le prédateur et la proie: noble/ peuple, riche/ pauvre, médecin/ malade, force physique masculine/ faiblesse physique féminine. Avant le premier sacrifice, une certaine aura visuelle provoquée par des couleurs délavées (140-141) entoure la préparation de Gull et revient à la fin du rituel, marquant une expérience particulière du temps. Dans les trois premiers meurtres, le «fruit dionysien» (105) qu’est le raisin et qui provoque l’ivresse est d’abord offert par le tueur à sa victime, «une cérémonie» (149) peut être évoqué avec plus ou moins d’ironie tout comme l’éternité – Gull offrant à ses victimes une place dans l’histoire – comparée aux étoiles ou au mariage. La mort par strangulation précède la coupe chirurgicale dans des lieux adéquats (par exemple, «‘‘Buck’s Row’’. Ha ha. Nommé d’après l’animal sacrificiel de Diane» (152)). Lors du troisième crime, le discours socialiste permet un parallèle judicieux, ce qu’il affirme philosophiquement étant en train de se produire littéralement (par exemple, le cri de détresse: «Vous appellerez la mort à grands cris en tendant les mains en vain…» (263)). Ce même discours reste cependant sourd au vrai cri et ne peut aider la pauvre prostituée. Pour le quatrième meurtre où Gull se trompe et assassine une autre femme, le médecin se jette sur sa proie avec une violence animale (des hématomes apparaissent durant l’examen de la police) et la tue avec son couteau alors qu’elle est encore vivante. Les cases permettent de figer son expression de terreur (269). Les mains et la chemise tachées de sang, et son rire dément (270) montrent sa férocité. Pour le dernier meurtre, la terreur de la victime est encore plus visible, son sang éclabousse sur les murs, puis elle est longuement découpée (le visage, le sein, etc.) pour le rituel. Avant qu’il soit projeté dans le temps, un effet  de ralentissement est créé par un contraste très accentué de tons et de très gros plans (354-355).

Toute cette violence permet de s'affranchir quelques instants du continuum spatio-temporel. En effet, Gull arrive progressivement à voyager dans le temps. Par son rituel et plusieurs sacrifices, il vit une expérience particulière et sort de la temporalité normale pour rejoindre le temps sacré. Mircea Eliade distingue à ce sujet deux types de temps.

Il y a les intervalles de Temps sacré, le temps des fêtes (en majorité, des fêtes périodiques); il y a, d'autre part, le Temps profane, la durée temporelle ordinaire dans laquelle s'inscrivent les actes dénués de signification religieuse. Entre ces deux espèces de Temps, il existe, bien entendu, une solution de continuité; mais, par le moyen des rites, l'homme d'abord: le Temps sacré est par sa nature même réversible, dans le sens qu'il est, à proprement parler, un Temps mythique primordial rendu présent (63). 

Ainsi, le temps sacré permet de rejoindre l'origine et, avec elle, le sens original. Retournant aux sources, Gull a ainsi accès à la connaissance. Cette suprême initiation le projette dans le futur et de voir l'avenir de l'humanité. Déjà lorsqu’il est dans une ruelle avec sa deuxième victime, il se produit une distorsion temporelle: il voit l’intérieur d’un appartement éclairé par une ampoule et une télévision auxquelles s’ajoute un homme aussi surpris que lui. Après le quatrième meurtre, il se retrouve un instant dans le futur (lumière omniprésente, gratte-ciel, habillement différent), mais est désappointé par la faible durée du voyage et de n’avoir pas atteint le nombre maçonnique cinq (qu’il va atteindre grâce à son erreur). Son cocher ne le voit d’ailleurs plus durant cet instant, il tente une explication réaliste, qui ne le convainc pas: «Vous voilà! Le ciel soit loué, sir, le ciel soit loué. Dans le noir, je… mes repères. J’ai dû les perdre l’espace d’un instant. J’vous voyais PLUS, je… h mon Dieu, sir. Oh mon Dieu. Où vous étiez PASSÉ?» (Moore et al.: 273). Un voyage spatio-temporel se produit vraiment durant le dernier meurtre. Il voit James Hinton, ami et père de Charles Hinton, pionnier dans le domaine de la quatrième dimension, il donne un cours de médecine à des étudiants et il se retrouve dans un bureau moderne où il observe notamment le regard blasé des individus et les lumières artificielles, éléments n’ayant aucun sens pour lui. Il accuse par la suite les hommes du futur de ne plus donner de signification à leurs actions. Cette critique ne peut qu'être significative pour lui: ses actes seraient complètement barbares et empreints d'une folie bestiale s'ils ne renvoyaient pas à quelque dessein supérieur. Si les hommes à venir deviennent purement matérialistes, son œuvre ne pourra être reçue, et lui-même ne pourra être considéré que comme un fou meurtrier. Sa chute va le rapprocher de son image populaire, habituelle. Lorsqu’il devient franc-maçon, il voit déjà une image de sa fin (37) –une mouette pourrissante, symbolisant sa mort lointaine (la reine l’appelle «[s]a mouette») tandis que l’inspecteur et le médium, devenus vieux, marche sur la grève des années après que les crimes soient terminés, étant eux-mêmes les derniers vestiges de l’histoire. Plusieurs autres visions momentanées surviennent par ailleurs avant les assassinats, annonçant déjà sa future habileté.

Après sa confession à l'inspecteur, Gull est jugé par son ordre. Il affirme que ce jugement est sans valeur étant donné qu’il est devenu supérieur aux autres membres, sur-initié comparé à ceux-ci, qui ne peuvent alors plus être considérés comme des «pairs» (447) aptes à le juger. Il affirme que ceux-ci sont perdus dans les abstractions, reproduisant mécaniquement des rituels qui ont perdu leur signification. Lui, qui est nommé chevalier de l’Est, va réaliser ses meurtres, rituels signifiants donnant accès au temps sacré, dans East End. Il est choisi par le Grand Architecte, a donc atteint «une vérité plus ancienne rendue enfin explicite» (448). Il est cependant arrêté dans son exposé lorsque son génie le dépasse, plongeant dans le passé par une vision. Il ne peut les convaincre de la pertinence de ses actions comme il l’a fait avec la reine, en lui expliquant qu’il s’oppose à une secte révolutionnaire dans l'intérêt du pouvoir monarchique. Gull est finalement perdu par la grandeur de son œuvre qu’il ne contrôle plus. Il continue de se déplacer dans le temps, plutôt inconscient dans son nouvel état d’aliéné mental.

L’époque parfaitement cristallisée expose le traitement horrible qui peut être réservé aux pauvres et aux femmes (la boutiquière et les prostituées). Abberline échappe (en partie) au sort de sa classe en acceptant le jeu du pouvoir. Sir William Gull représente cette époque de développement dont la fin prévaut sur les moyens; homme déterminé, ses crimes d’une extrême violence lui permettent de marquer le temps. Un autre personnage dont les actions horribles ont été déconstruites pour être retravaillées est Caligula dans la pièce de théâtre de Camus. L’œuvre pédagogique qu’entreprend l’empereur permet de l’éloigner de sa pure cruauté historique. L’Éventreur reste toutefois un personnage plus énigmatique, les multiples théories qu’il a inspirées ne ferment jamais complètement la question. Les deux personnages sont par ailleurs détruits par leur quête respective: Gull est englouti par des visions qu’il ne contrôle plus, Caligula est assassiné par ses sujets.

 

Bibliographie

Œuvre étudiée

Moore, Alan, Eddie Campbell, From Hell, Paris, Delcourt, 2001, 575 p.

 

Textes théoriques

Bédarida, François, L’ère victorienne, Paris, Presses universitaires de France, 1997, 127 p.

ELIADE, Ircea, Le Sacré et le Profane, Paris, Gallimard, coll. «Folio essais», 1965, 186 p.

Jarrige, François, Le Monde britannique (1815-1931), Paris, Bréal, 2009, 189 p.

TODOROV. 2004. «Poétique de la prose (choix) suivi de Nouvelles recherches sur le récit (1971, 1978)». In Aerius. En ligne. <http://ae-lib.org.ua/texts/todorov__poetique_de_la_prose__fr.htm#01>.