YouTube, Univers Néobaroque (1): réitération, frénésie et excentricité

YouTube, Univers Néobaroque (1): réitération, frénésie et excentricité

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 16/04/2012
Catégories: Cyberespace, Numérique

 

C’est six ans après le célèbre Video Killed the Radio Star des Buggles qui inaugurait de façon étrangement ambivalente (le groupe s’inspirait d’une nouvelle dystopique de J. G. Ballard sur un monde d’où la musique aurait été bannie) l’avènement de l’industrie culturelle du vidéoclip et l'année même où Madonna se phagocytait elle-même pour la première fois dans les remix (pratique alors toute nouvelle) de You Can Dance que le sémiologue italien Omar Calabrese théorisait L’ère néobaroque (1987) dans une étude magistrale qui a dû souffrir un long ostracisme avant de revenir en force dans le tournant du XXIe siècle.

Attentif comme nul autre aux mutations introduites dans les eighties par des nouveaux artefacts culturels tels que le walkman, le VHS, les jeux d’arcade, les synthétiseurs ou les Commodores et des nouvelles formes telles que les vidéoclips ou les spots publicitaires, Calabrese dégageait les règles de la nouvelle iconosphère qui allait parachever l’âge électrique postulé par M. McLuhan. De fait, bien qu'elle reste un document exceptionnel sur le tournant culturel, esthétique et médiatique des années 1980, l'analyse de Calabrese n’a cessé de trouver, avec le temps, une confirmation éclatante de ses postulations, notamment dans les proliférations rizhomatiques du World Wide Web qui synthétisent en une Somme impossible tous les artefacts médiatiques précédents. Plus précisément, s’il y a un phénomène à la fois médiatique, esthétique et civilisationnel qui condense de façon étonnante les prémonitions de Calabrese c’est bel et bien l’univers vertigineux et virtuellement infini de YouTube, dont le Big Bang eut lieu en février 2005, 18 ans après la publication de l’essai qui le préfigurait.

Nous y retrouvons en effet, poussées jusqu’à l’hypertrophie, les catégories esthétiques qui définissaient pour le sémiologue à l’esprit aiguisé l'«ère néobaroque» et qu’il répartissait autour de binômes complémentaires: en premier lieu, la répétition et le rythme frénétique, puis l'excentricité et le risque, le détail et le fragment, l'instabilité et la métamorphose, le désordre et le chaos, le noeud et le labyrinthe, la complexité et la dissipation et enfin la distorsion et la perversion. C’est à travers ces binômes, qui se décomposent à la fois en une série de figures, que nous allons tenter de cerner l’univers foisonnant et toujours déroutant de YouTube.

 

Un univers de la réitération (virale)

Nous y retrouvons tout d’abord l'«esthétique de la répétition», caractérisée selon Calabrese par la variation organisée, le polycentrisme et l'irrégularité réglée (1989: 60). Force est de voir que le mécanisme même de YouTube est celui de la réitération de contenus, le plus souvent extraits de médias rivaux (dont la jadis toute-puissante télévision qui était précisément le médium répétitif dont s’inspirait Calabrese dans ses réflexions, notamment à travers la notion de sérialité)1. Se dissémine alors de façon virale la réitération de certains «moments-acmé», qui vont du plus spectaculaire (les attentats du 11 septembre) au pur non-événement (dont la très fatigante et régressive série de nipplegates devenue presque un sous-genre en soi de l’infotainment contemporain, installant un voyeurisme de la dérobade tout à fait étonnant dans le contexte de pornification à l’œuvre partout ailleurs sur la Toile), au point que les chaînes prévoient désormais stratégiquement leurs moments «youtubables» (d’où, pour reprendre notre dernier exemple, ces brassières de présentatrices qui tombent stratégiquement afin de se retrouver sur le petit répétiteur viral).

C’est ainsi que Nelli Kambouri et Pavlos Hatzopoulos caractérisent la «online video aesthetics» avant tout comme répétition: “Online video feeds on repetition, repetition is the key that distinguishes the economy of online video from, let’s say, the economy of television which is based on transcription. In turn, YouTube’s huge success is partly due to its ability to make repetition almost effortless; the simplicity of ‘embedding’, the featured option of ‘replaying videos’ (Video Vortex, 125).

Et de fait il ne s’agit pas tant dans YouTube de voir que de revoir compulsivement selon la structure archaïque de la redondance narrative destinée aux enfants que l’on peut rapprocher du célèbre «Fort-Da» freudien. Mais aussi, et surtout, de donner à voir, dans une transmission frénétique qui tient de plus en plus lieu de «commerce» social, au sens où l’on employait le terme à l’ère des Lumières et du capitalisme naissant. Comme le rappelle J. Burguess “YouTube is in itself a social network site; one in which videos (rather than ‘friending’) are the primary medium of social connection between participants” (VV, 103). Vecteur de la refondation du Web en Web 2.0, YouTube s’est essaimé dans l’ensemble de la Toile, au point de devenir, par réduplication de ses contenus, un des piliers de tous les autres réseaux sociaux les imprimant de son image. En conséquence ceux-ci montrent bien souvent le spectacle quelque peu décevant d’une simple foire aux clips, gigantesque Ruche où les individus se disent davantage par ce qu’ils regardent et écoutent que par une quelconque essentialité qui leur serait propre.

D’où la réutilisation ludique du terme biologique de «meme» cher au paradigme informationnel et évolutionniste de la Nouvelle Synthèse darwinienne, renforcé par l’image pandémique du «virus» pour caractériser la foudroyante virulence de la transmission culturelle à l’ère de l’accélération terminale. YouTube se conçoit ainsi lui-même comme une «machine de réduplication de memes» à l’instar des organismes vivants. Une machine où tout devient meme, ou susceptible de l’être.

Qu’il s’agisse d’inflation humoristique par accumulation hyperbolique (comme sur 4chan.org) ou de visées subversives (le célèbre mantra de Anonymous ‘REPRODUCE. REPRODUCE. REPRODUCE’), la répétition est au centre du dispositif YouTubéen, comme le montre J. Burguess à partir d’un exemple de viralité parmi d’autres, celui du clip «Chocolate Rain»:

According to Zonday himself, the initial spike of attention for the video (which occurred several months after it was first uploaded) originated ‘as a joke at 4chan.org’, a very popular image board and a significant source of Internet ‘memes’. It seems that 4chan members ‘swarmed’ YouTube to push ‘Chocolate Rain’ up the rankings initially, motivated by the specific ethics of this internet subculture, oriented around absurdist and sometimes cruel frathouse humour. (…) It is easy to see how the ‘viral’ metaphor might apply to this piece of mischief-making. And perhaps the joke was on the mischief-makers in the end, because all of this activity created a celebrity out of Zonday. At the height of Chocolate Rain’s popularity in the northern summer of 2007, he appeared on a number of talk shows and was interviewed by the press, and eventually a self-parodying version of the song was produced for a faux-MTV film clip which was used as part of a promotional campaign for Cherry Chocolate Diet Dr Pepper. (VV, 104).

Mais la répétition est aussi un effet esthétique en soi cher à l’univers YouTube. Prolongeant son effet traditionnellement comique, elle conditionne plusieurs sous-genres youtubéens spécifiquement centrés sur l’itération. Parmi ceux-ci nul plus populaire que l’accumulation d’accidents et de chutes, alliant l’esthétique de l’aléatoire et de l’échec (epic fails) à la logique du slapstick et de la «mécanisation du vivant» postulée par Henri Bergson comme essence de l’humour, le tout poussé jusqu’à son hypertrophie terminale.

La répétition peut même aller jusqu’à se réitérer elle-même dans l’un des «effets YouTube» les plus néobaroques (spécialement destinés aux dopeheads qui sont souvent les figures du narrataire implicite de mainte merveille du site), celui du looping en boucle, tel que l’interminable reprise du «célèbre» hypertoad de Futurama (notons l’extension de la logique de la boucle dans les propres commentaires de la vidéo, qui tous tournent progressivement au mantra du crapaud hypnotiseur: «ALL GLORY TO…»), ou encore d’une phrase culte de l’autre série animée Bob l’Éponge

Tout moment YouTube est ainsi passible d’être étiré dans une répétition compulsive qui mette le spectateur en transe, en état de «suspension de l’incroyance» ou tout simplement en colère: on retrouve ainsi parmi les suggestions de vidéos similaires l’annonce de «keyboard cat 10 hours», «retarded horse and batman on drugs 10 hours», «1 hour of diggy diggy hole», «Hitler says JA for 10 minutes», etc. Qui plus est, par le fait que l’on peut invariablement répéter le clip que l’on vient de regarder, tout clip peut virtuellement devenir une boucle infinie (ce qui provoquerait à terme le Trou Noir ultime de ce «Noisy Channel» particulièrement hanté par l’entropie).

Cette esthétique obsessionnelle (et le terme est essentiel pour comprendre cet univers qui tourne à la compulsion) de la réitération est consubstantiellement liée, comme le suggérait jadis Calabrese, à une logique de la variation. N. Kambouri et P. Hatzopoulos insistent ainsi sur la dynamique de répétition et «différanciation» derridéenne à l’œuvre dans YouTube: "Our point is that if all repetition is repetition with a difference, then YouTube may be based on repetition, but it constantly produces and reproduces difference” (Video Vortex, 125).

Ce jeu de la «différance» (devenu ici véritable «diff-errance») par réitération est notamment à l’œuvre dans les multiples réduplications et détournements d’une même vidéo sous des milliers de versions, allant de l’humoristique au plus freak. Comme le signale Birgit Richard,

The ‘media-remix clips’ form a very big group, which operates with found footage, originating in the sectors of television, movies (a special form is the 5-second-movie, in which the movie is reduced to its very essentials or films like Saw are re-enacted with puppets in sixty seconds), games, cartoons, advertisement (viral marketing) and the huge sector of music videos. In this section the transformations of ‘found footage’ occupy an immense space and consist of the editing, rearrangement or fragmentation through personal selection of the media material; in addition written text is integrated or the sound is changed, e.g. by using different music, or combining the material with other found footage. (VV, 146)

Tous les pays ont ainsi connu des variations locales d’une des stars indiscutées de YouTube, le Angry German Kid, véritable égérie de la crise du sujet hypertechnologique (et nous pourrions, parodiant 1968, affirmer que «nous sommes tous des enfants allemands fâchés»… «quelquefois», ajouterait Norman Bates). 

C’est de fait l’extension audiovisuelle d’un autre phénomène essentiellement néobaroque qu’est le sampling et du mixage, piliers de la musique populaire contemporaine que la théorie esthétique de Calabrese semblait annoncer au moment même où les pionniers étaient en train d’en produire les premières manifestations (techno, hip-hop, etc.)2. Les deux univers fusionnent d’ailleurs dans maintes YouTuberies telles que le mix de «Ding dong slash harry potter saga » (version 10 heures… «This is killing my head» lit-on dans les commentaires d’une de ces âmes damnées de la compulsion youtubienne, incapable de se débrancher de cette comptine punitive).

Cette esthétique sérielle de la variation détermine les nouvelles pratiques de la «métacréation» youtubéenne, articulées autour de la mort de l’auteur vaticiné jadis par R. Barthes et qui signe désormais la naissance du youtubeur. La valeur «générative» de YouTube (au sens chomskyen, cette fois-ci –et l’on voit à quel point les pionniers du structuralisme ont conditionné l’émergence de la cyberculture qui en est en quelque sorte le prolongement et la mutation néobaroque) est ainsi davantage marquée par les phénomènes de diffusion et de réception, devenus principaux moteurs du système, que par ceux de production (écho de la mutation structurelle du capitalisme de consommation dans son ensemble).

Les «œuvres» YouTube –le qualificatif lui-même est quelque peu gênant, défiant nos catégories habituelles de classification, relevant à la fois du message, de l’artefact, de la blague, du produit marchand et de l’œuvre d’art- sont ainsi avant tout définies par ce que J. Burguess, reprenant Henry Jenkins, appelle leur «pouvoir de dissémination» (‘spreadability’):

Through reuse, reworking and redistribution, spreadable media content ‘gains greater resonance in the culture, taking on new meanings, finding new audiences, attracting new markets, and generating new values. (…)  Successful ‘viral’ videos have textual ‘hooks’ or key signifiers, which cannot be identified in advance (even, or especially, by their authors) but only after the fact, when they have been become prominent via being selected a number of times for repetition. After becoming recognisable via this process of repetition, these key signifiers are then available for ‘plugging into’ other forms, texts and intertexts – they become part of the available cultural repertoire of vernacular video. (VV, 105)

La popularité qui rendrait certaines  oeuvres virales -une infime proportion, en réalité, au milieu d’une jungle de “bruit” informationnel- tiendrait alors de leur capacité «à inviter à la participation et gratifier la répétition et l’engagement durable» (ibid), par opposition au cycle court d’autres œuvres dont le «mémétisme» n’est qu’éphémère («Internet ‘meme’-based viral videos that rely on inside jokes are ‘spoiled’ by going mainstream, and therefore quickly reach a tipping point and tend to have relatively short shelf lives», ibid).

L’on pourrait encore ajouter quantité de tropismes de la «variation organisée» qui régit YouTube, tels que le goût prononcé pour les infinies versions d’une même chanson3 ou ces autoportraits en images fixes prises sur un nombre déterminé d’années (effet esthétique démocratisé et vampirisé du vidéoart, de la photo et de la performance contemporaine) et où le narcissisme est poussé à la lisière du trouble obsessif compulsif, miroir d’une société de la dépendance littérale à l’image, indissociable de l’hyperconsommation,  fut-elle de soi. 

De fait les ramifications (elles-mêmes rizhomatiques) de la réitération youtubéenne (par ailleurs très lacanienne) sont impossibles à énumérer. YouTube devient ainsi le signe de cette «poétique de la répétition» qui semblait déjà pour Calabrese le seul réflexe possible dans le contexte de sur-saturation de la semiosis dans laquelle nous sommes immergés: “Thus the neobaroque pretends to be dynamic but is actually static. Unlike a genuinely dynamic epoch (by which I mean "revolutionary"), neobaroque taste is represented as though in perennial suspension, stimulated but not inclined to upset categories of value" (Calabrese, 1992, p. 66).

 

Un univers frénétique

Reprenant l'analyse de Severo Sarduy sur l'isomorphisme entre formes artistiques et scientifiques du polycentrisme au XVIIe siècle (1975: 41), Calabrese conçoit la frénésie de l'image comme «crarotope» typiquement néobaroque. Le vidéoclip, le spot publicitaire, les jeux vidéo et leur commune influence sur le récit cinématographique (les films de J. Woo, G. Richtie, B. Luhnmann ou les Watchowski en témoignent) se situent dans cette mouvance, qui redéfinit le rythme de notre iconosphère en général. Le rythme iconique perçu par Wölfflin comme une caractéristique essentielle du style baroque se voit ainsi radicalisé en syntonie avec l'accélération générale étudiée par P. Virilio dans la vie quotidienne des sociétés post-industrielles, l’accélération du Réel succédant à l’accélération de l'Histoire.

L’esthétique du clip YouTube, héritière tout à la fois du trailer, du vidéoclip et du spot qu’elle intègre par ailleurs tous en son sein, intronise cette esthétique de la frénésie. Forme de la brièveté ultime, le clip YouTube installe un rythme de consommation boulimique qui redéfinit notre rapport au récit et à l'image, consommés tous deux en des temps record, et tout de suite substitués par des nouveaux contenus surgis des multiples fenêtres qui entourent, tentatrices, toute capsule publiée sur le site. En cela le site web est l’héritier direct de la pratique télévisuelle du zapping (à l’âge mutant des chaînes câblées et de leurs mosaïques polycentriques) qui s'est désormais imposée comme mode privilégié de la réception. Condensant et redupliquant la logique elle-même de la télésphère altérée en son flux héraclitéen continuel et infini, elle s’est même autonomisée dans la formule à succès de programmes spécifiques tels celui, espagnol, directement intitulé Zapping ou la forme subversive des spectacles Total Crap ici à Montréal. Ce serait là désormais la seule réponse possible à la sursaturation de l’iconosphère, épileptique fil d’Ariane dans un labyrinthe qu’il est désormais impossible de surveiller de façon panoptique. 

YouTube lui-même fonctionne majoritairement comme relais de cette technique, alliant à la fois réitération, sampling et frénésie pour en faire une forme-médium essentiellement néobaroque en termes calabresiens. Et, comme pour beaucoup d’effets qu’il hypertrophie en les maximalisant, le zapping est ici poussé jusqu’aux lisières du trouble du déficit de l’attention, pathologie essentiellement néobaroque. Comme le signale Geert Lovink,

Attentive watching and listening have given way to diffuse multitasking. When we sit down at the computer, we all get ADHD. During video clips, which last an average of just 2 ½ minutes, we jump up and down, sing along, play air guitar. We behave like hyperactive children receiving too little attention, and if we don’t like something, we scream at the drop of a hat, or immediately turn to something else, conclude psychologists who study online behaviour. (VV, 10)

Cette pathologie de la réception transforme par ailleurs les récits eux-mêmes, à commencer, bien entendu, par les récits télévisuels tels que Family Guy, dont le “short-attention-span style of cutaway humor” est parodié dans le cartoon sitcom transgressif rival South Park (qui va jusqu’à suggérer que le spectacle de Seth McFarlane est littéralement écrit par des... lamantins!).

L'effet boulimique de cette frénésie, pure célébration de l’accélération devenue autotélique et produisant massivement de l’oubli, nous fait constamment osciller entre l'«euphorie perpétuelle» que critique P. Bruckner dans son essai homonyme et l’entropie.

On the one hand, a site like YouTube can be addictive, as one video drags you along to another. Yet after an hour or so, one realizes on what fine a line one has to balance to keep one’s sanity, between the joy of discovering the unexpected, the marvellous and occasionally even the miraculous, and the rapid descent into an equally palpable anxiety, staring into the void of a sheer bottomless amount of videos, with their proliferation of images, their banality or obscenity in sounds and commentary. Right next to the euphoria and the epiphany, then, there is the heat-death of meaning, the ennui of repetition and of endless distraction: in short, the relentless progress of entropy that begins to suck out and drain away all life. The point of the exercise is thus not one or the other, (…) but to sense the trembling tightrope at all times, to remain suspended between epiphany and entropy. (T. Elslander, VV 30)

Allant de pair avec la décomposition forcenée des break-beats dans la musique techno, la recherche jusqu'au-boutiste de l'«instant-acmé» culmine alors, paradoxalement, dans une «anesthénie» profonde, renforcée par la prolifération et la subdivision de supports qui constitue la mosaïque YouTube, véritable invitation à la dérive labyrinthique infinie. Bombardé par l’appel des images syncopées, le spectateur est ainsi plongé dans un polycentrisme nouveau, centre ex-centré de sa propre perception comme c’était déjà le cas dans l'espace architectural et urbanistique baroque.

On passe alors de l'écran classique, espace balayé par le regard du spectateur, à un territoire (de plus en plus tactile selon les nouveaux supports) qu'il faut explorer et dans lequel nous devons errer. Le spectateur n'est plus le témoin invisible et idéal d'une scène qui se déroulerait dans un univers diégétique (d'où découle toute l'éthique du plan-séquence chère à H. Bazin): il est plutôt en éternel sursaut, trop absorbé par sa propre quête, qui n’est en fait qu’un perpétuel appâtage et une constante dérive dans la jungle autotélique des hyperliens, pour observer véritablement ce qu'il survole (au propre et au figuré).

 

Un univers excentrique

Incarnation de la pulsion centrifuge du baroque, l'excès est à la fois de l'ordre du contenu et de la représentation, constituant le noyau même de l'iconosphère contemporaine. Tout y est marqué par ce que Paul Ardenne appelle les «esthétiques de la limite dépassée» (sous-titre de son livre sur l’Extrême, 2006). Reprenant l'esthétique baroque du monstre, de l'horreur et de l'obscène, notre iconosphère est mortellement fascinée par le trash, le gore, le X et le freak. La culture de l’excès par les marges trône ainsi sur la société de la «révolte consommée» théorisée dans The Rebel Sell par Joseph Heath et Andrew Potter, très fortement véhiculée par les industries culturelles de la mode et du rock, mais aussi amplifiée par le flux télévisuel.  Cette triade, qui informe le gros du contenu YouTube, multiplie des rituels de l'excès qui, d'une première période hard et transgressive allant des sixties à la réaction néoconservatrice des années 1980, sont passés à un régime de récupération, marchandisation et institutionnalisation, selon l'analyse désormais classique de Gilles Lipovetsky dans L'ère du vide: Die Antwoord et Marilyn Manson sont deux icônes parmi tant d’autres de cette banalisation assimilatrice de la transgression, qu’elle provienne des fringe cultures millénaristes étudiées jadis par Mark Kingwell (Dreams of MillenniumReport from a Culture on the Brink) ou du  body art extrême poussé jusqu’au culte théorique et pratique du «corps post-humain» dans le sillage de Donna Haraway.

Bien que limité par une relative surveillance de contenus qui le séparent de la pornosphère web (où l’on retrouve néanmoins son envers symétrique YouPorn), l’univers YouTube est tout entier voué à la célébration des excès en tout genre, que ce soit dans le sens du ratage (les «epic fails» si viraux), du dérapage quelconque (qu’il soit politique à la Lars Von Trier ou érotique tels ces seins dérobés que l’on ne saurait voir, déjà évoqués), du fait divers, de l’anomalie, de l’exploit sportif ou aventurier, mais avant et surtout de l’insondable bêtise qui eût fait les délices coupables de Flaubert. Aménagé par le médium télévisuel dont il signe une véritable mutation, le Règne de l’Idiot du village (fut-il global) fut jadis finement cerné par Umberto Eco dans un petit texte célèbre:

Et voici l’admirable inversion de paradigme à laquelle nous assistons: exit le personnage du comique brocardant le débile inoffensif, starisation du débile en personne, tout heureux d’exhiber sa propre débilité. Tout le monde est content: le gogol qui s’affiche, la chaîne qui fait du spectacle sans avoir à rétribuer un acteur, et nous qui pouvons à nouveau rire de la stupidité d’autrui, en satisfaisant notre sadisme. (...)Si l’idiot du village s’exhibe en jubilant, nous pouvons rire sans remords. (“Comment retrouver l'idiot du village à la télé” in Comment voyager avec un saumon, Le Livre de Poche, 1992)

Inutile de dire à quel point YouTube pousse ce Règne du nouvel idiot planétaire jusqu’à l’hyperbole, non seulement par réduplication des idioties télévisuelles dont on traque les moindres manifestations, mais par la création de nouvelles figures idiotiques. Enclenchant  des vrais phénomènes de mimétisme (le «moronic chic» qui traverse les sous-cultures skater ou douchebag), celles-ci certifient la régression infantile profonde qui caractérise la «jouissance YouTube»… «Automatic infantilisation occurs because Authority is nowhere in sight”, écrit Geert Lovink, “Power definitely exists but remains invisible and unnameable. Google permits everything, from porn to politically incorrect jokes; no one notices anyway (or so it seems). In this danger-free communication zone, which is itself barely out of diapers, we relive our childhoods, aware that unknown companies are watching over our shoulders” (VV, 10).

Le néo-idiotisme YouTube est en quelque sorte la figure de proue de ce culte à l'excentricité théorisé par Calabrese qui remonte à l'esthétique des Cours baroques, revue dans le contexte de la «société du spectacle» conspuée par Guy Debord. Emblème de l’hyperindividualisme néolibéral dans les sociétés d’hyperconsommation, ce culte est intronisé par des superstars de la freakitude telles que Lady Gaga, qui baptise affectueusement ses fans de monsters et se pare elle-même du titre ouvertement psychanalytique de Mother Monster (Barbara Creed a dû en jubiler), mais aussi la version arty-trash de Die Antwoord qui parachève (voire érotise en un nouvel «amour monstre») l’esthétique de la laideur entre le corps malade de DJ Hi-Tek, la beauté mutante de Yolandi Visser et le douchebag chic de Ninja. 

C’est encore la freakitude qui anime toute une série de pratiques culturelles telles que l’univers du cosplay ou encore l’obsession pour les modifications corporelles à la lisière du post-humain, tel l’étalage des Weird Tatoos.  

YouTube fonctionne à ce sujet comme véritable disséminateur de la freak culture, transformant n’importe quel écart de la marge en phénomène de masses néo-grotesque. Son propre caractère viral et mutant en fait un pur phénomène de l’excès et la contagion tératologique. Pour preuve cette prolifération de memes et de stars emblématiques de ce nouvel univers (dont nos chers «hyper-idiots» déjà évoqués).

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Icône des nouveaux processus de starification par le grotesque, Charlie Sheen on drugs fait le tour de la cyberplanète, ou, dans une échelle plus locale, les amis de Kevin qui interpellent le Québec, s’interrogeant sur son identité profonde. Sous couvert d’humour décalé (véritables capsules de rire pour alléger la tâche des nouveaux esclaves du Nouvel Ordre Mondial, attelés à leurs ordinateurs et smartphones comme jadis les galériens à leurs rames) il s’agit le plus souvent de l’érection d’un Nouveau Grotesque qui radicalise l’esthétique de la laideur jadis prônée par la tradition romantique, poussée ici à un jusqu’au-boutisme typiquement néobaroque, dont un emblème entre mille pourrait bien être cet étrange Lizardman ou la fascination pour les nains (63 700 entrées), ces petits héros pour un temps d’«attentes diminuées» (selon le célèbre terme du Culture of Narcissism de  C. Lasch «American Life in an Age of Diminishing Expectations») sans oublier bien entendu les gros, devenus les derniers parias de notre «euphorie perpétuelle» dont on peut légitimement se moquer, symboles grotesques d’une opulence hypertrophiée et hors de contrôle qui n’est plus de mise dans la société où le luxe rime désormais avec minimalisme et fitness. Forme particulière du culte de l’excès, la culture du risque, analysée par quantité de sociologues contemporains (Ulrich Beck, La société du risque, etc.) s’allie avec l’excentricité dans des clips de défis et de records absurdes dans le sillage de hits télévisuels tels que I bet you will ou Jackass (lancée par l’enfant terrible du néobaroque Spike Jonze). Remi Gaillard et sa devise néo-situationiste («c’est en faisant n’importe quoi que l’on devient n’importe qui») deviennent ainsi un phénomène YouTube tout en proposant le détournement de la culture du défi dans la société. Nous sommes ici proches du culte du borderline qui caractérise pour Gérard Imbert l’écran postmoderne: “Si hay algo que caracteriza el cine postmoderno es precisamente una visión desmedicalizada de las conductas asociales, que incluye lo anómico en lo vicario, la anormalidad en lo normal, los extremos en lo ordinario, como una domesticación de lo aberrante, un acercamiento permanente a lo siniestro” (Imbert, 2011, p. 267).

À la fois image du nouveau héros YouTube (dégradation de la dégradation au sens luckacsien) et de son consommateur implicite, le sujet freak comme «son semblable, son frère» le borderline est le héros culturel du nouvel hyperindivualisme, pilier, comme l’on sait, du système idéologique néolibéral:

el sujeto borderline es un sujeto en ruptura con el sistema –desintegrado- ,a la deriva, con pérdida de las referencias espacio-temporales. No es forzosamente marginal en el sentido socioeconómico de la palabra, sino que se sitúa en los bordes y puede caer en la anomia y en las conductas de riesgo. Se caracteriza por tener relaciones interpersonales caóticas y vivir estados de ánimo inestables, en un continuo vértigo emocional: ha perdido la noción de los límites (...) en un mundo en el que las categorías se diluyen (...). Es un sujeto tentado por el desorden, lo irracional, fascinado por la violencia, inquietado por la muerte (...) en un estado de entre-deux entre la razón y la sinrazón. (id, 266)

Cet “entre-deux entre la raison et la déraison” synthétise d’ailleurs très bien l’univers YouTube tel qu’il se montre à nous pour peu qu’on s’en distancie.

 

Bibliographie citée

Omar Calabrese, Neo-BaroqueA Sign of the Times, Princeton University Press, 1992

Umberto Eco, "Comment retrouver l'idiot du village à la télé" in Comment voyager avec un saumon, Le Livre de Poche, 1992

Gérard Imbert, Cine e imaginarios sociales, Madrid, Cátedra, 2011

Geert Lovink et Sabine Niederer (éd), Video Vortex (Amsterdam, INC, 2008)

Severo Sarduy, Barocco, Seuil, 1975

Pelle Snickars et Patrick Vonderau (éd), The YouTube Reader, Stockholm: KB, 2009

 
  • 1. «The nature of its successful entertainment is not much different from what audiences loved before it, in fact, it holds media primarily produced within earlier times and formats. What differs most is platform and duration: YouTube as at-home or mobile, viewer-controlled delivery system of delectable media morsels. But these morsels rely upon, integrate and condense three effective stylistics developed from previous media – humor, spectacle, and self-referentiality – to create a new kind of video organised by ease, plenitude, convenience, and speed (…). YouTube videos are often about YouTube videos which are most often about popular culture. They steal, parody, mash, and re-work recognisable forms, thus maintaining standard styles and tastes.» (A. Juhasz, VV, 138)
  • 2. De fait l’année de l’analyse de Calabrese fut aussi celle où le mythique E-mu SP-1200 en 1987 détrôna le sampler Fairlight CMI changeant durablement notre sonosphère, permettant, en outre les loops des percussions qui seront à la base du breakbeat.
  • 3. L’exemple du classique pop «Por qué te vas» de la mélancolique Jeanette nous donne rien moins que 39 allant de la cumbia au slow disco, le reggae, le ska ou l’Eurodance et couvrant littéralement le Village Global. Bien entendu ces versions préexistent, comme la plupart des contenus, l’univers YouTube, mais celui-ci leur donne comme une cohérence encyclopédique qui nous invite à une dérive continue à la recherche de nouvelles variantes.