Les avatars de l’arché, le retour du passé, des nouvelles sciences à Lovecraft

Les avatars de l’arché, le retour du passé, des nouvelles sciences à Lovecraft

Soumis par Lauric Guillaud le 02/07/2019
Institution: 

Les âges poétiques s’unissent dans une mémoire vivante. Le nouvel âge réveille l’ancien. L’ancien âge vient revivre dans le nouveau. G. Bachelard (La Poétique de la rêverie)

 

Si cet abîme et ce qu’il contenait existent pour de vrai,

alors c’est sans espoir. Car, tout aussi réelle, plane sur

 notre monde humain une inconcevable et moqueuse

 ombre surgie du temps. H. P. Lovecraft (« Dans l’abîme du temps »)

 

Arkhè (ἀρχή) : mot d'origine grecque signifiant le fondement, le commencement du monde ou le Premier Principe de toutes les choses. Ce qui commence mais également ce qui commande. D'origine grec, paléo- vient de palaios signifiant « ancien », et -logue vient de logos signifiant « la parole », « le discours »). La paléontologie étudie les organismes disparus ayant laissé dans les terrains sédimentaires des restes de leur corps ou des traces de leurs activités. Ces restes ou traces sont appelés fossiles (Du latin fossilis, « tiré de la terre », dérive de fodio, « fouir, creuser »).

Cette nomenclature nouvelle, remarquons-le, est saturée d’ancien (arché, paléo). Elle a pour but de légitimer des disciplines nouvelles qui contribueront à l’observation purement scientifique du monde dit primitif. On ne se doutait pas qu’en facilitant la connaissance du passé, la science allait permettre son réveil. La grande verticalité des recherches archéologiques et paléontologiques ouvrait un nouvel axe spatio-temporel grâce auquel remonteraient à la surface autant de merveilles que d’effrois, chamboulant dans tous les cas les schémas de pensée qui prévalaient depuis le siècle précédent. Les fouilles archéologiques montraient la fugacité des civilisations et les ossements déterrés par les paléontologues la pérennité du monstrueux.

Cette révolution épistémologique participa à un nouveau dynamisme de l’imaginaire qui se manifesta par l’écrit et par l’image. Le scientisme accoucha d’un nouveau fantastique qui allait s’installer jusqu’à aujourd’hui. La nouvelle fenêtre du temps ouverte par les savants n’est pas près de se fermer si l’on considère le succès du gothique, de la fiction archéologique, des films de monstres et de la littérature de l’imaginaire en général. H. P. Lovecraft est l’un des meilleurs exemples du grand renversement temporel qui s’est opéré dans la fiction. On peut ainsi se demander si ce choc épistémologique n’a pas accompagné le retour de l’arché, voire contribué au réveil des morts. L’un des paradoxes les plus saisissants du XIXe siècle est que le rationalisme et le scientisme en général ont sans le savoir contribué à modifier la flèche du temps progressiste en ouvrant les nouvelles sciences à un imaginaire du retour dont les effets sont encore palpables aujourd’hui.

 

Paléontologie et verticalité : le retour des monstres.

La « paléontologie » (1878) est « l’étude des espèces d’animaux et de végétaux des temps primitifs ». Les sciences « verticales » ont d’abord balisé le monde souterrain avant d’accompagner paradoxalement une véritable entreprise de résurrection athéologique. Il conviendrait ainsi d’adjoindre une « paléontologie-fiction » qui contribue à sa façon au même réveil collectif des défunts de l’Histoire.

Au XIXe siècle, la science, qui progresse à pas de géant, au lieu de disperser les ombres, les rassemble. La paléontologie offre enfin l'occasion aux écrivains d'asseoir leurs rêveries sur des découvertes scientifiques réelles. Victor Hugo peut s'écrier : « Dans le mastodonte, dans le mammon, dans le paléonthère, dans le dinothère géant, dans l'ichtyosaurus, dans le ptérodactyle, n'y a-t-il pas toute l'incohérence du rêve ? [...] Nier ces êtres est difficile. Les ossements de ces songes sont dans nos musées. [...] l'impossible d'aujourd'hui a été le possible d'autrefois »[1].

Les monstres, ces « rêves de Dieu », comme l’écrivait Léon Cellier, ne sont pas seulement reconstitués par la science, ils renaissent, provoquant d’abord l’enthousiasme, comme chez Balzac dans La Peau de chagrin :

Notre immortel naturaliste a reconstruit des mondes avec des os blanchis, a rebâti comme Cadmus des cités avec des dents, a repeuplé mille forêts de tous les mystères de la zoologie avec quelques fragments de houille, a retrouvé des populations de géants dans le pied d'un mammouth. Il réveille le néant [...]. Soudain, les marbres s'animalisent, la mort se vivifie, le monde se déroule[2].

En reconstituant les squelettes des animaux disparus, Cuvier ranime en effet tout un imaginaire tératologique. Pour s’en persuader, il suffit de feuilleter Le Monde avant la création de l’homme (1886) de Camille Flammarion, dont les illustrations dépeignent les créatures des ères révolues avec une dose égale d’imagination et de zèle scientifique[3].

Les illustrations « scientifiques » replacent les animaux dans leur environnement primitif, reconstruisant un nouvel espace hors du temps et de l’espace contemporain qui réveille tout un imaginaire pictural nourri de mythes et de légendes. « Les âges poétiques s’unissent dans une mémoire vivante, écrit Bachelard. Le nouvel âge réveille l’ancien. L’ancien âge vient revivre dans le nouveau. »[4] L’hypothèse des « fossiles vivants » donne corps à une réalité : celle d’une survivance d’isolats perdus que reflète la fiction[5]. Le Monde perdu (1912) de Conan Doyle s’inscrit déjà dans la modernité : fiction présentée comme « réelle », elle recèle déjà un potentiel d’émerveillement exotique et esthétique apte à la représentation cinématographique[6]. L’adaptation filmée de Harry Hoyt en 1925 amplifiera le côté menaçant du roman, le ptérodactyle se muant en un brontosaure semant la dévastation à Londres, huit ans avant King Kong.

Dès 1877, Camille Flammarion clame que « déjà, la résurrection des tombeaux antédiluviens a fait sortir de l’inconnu les formidables productions des époques antérieures »[7]. Tout se passe comme si se matérialisait dans la littérature ce fantasme paléontologique de Flammarion :

Et comment ne pas s’intéresser à ces merveilleuses conquêtes de la science moderne, qui, en fouillant les tombeaux de la Terre, a su ressusciter nos ancêtres disparus ! Á l’ordre du génie humain, ces monstres antédiluviens ont tressailli dans leurs noirs sépulcres, et, depuis un demi-siècle surtout, ils se sont levés de leurs tombeaux, un à un, sont sortis des carrières, des puits de mine, des tunnels, de toutes les fouilles, et ont reparu à la lumière du jour. […] ces vieux cadavres, déjà pétrifiés du temps du déluge, ont entendu la trompette du jugement, du jugement de la science, et ils sont ressuscités, […], et les voici qui vont défiler devant nous, étranges, bizarres, inattendus, gauches, maladroits, monstrueux, paraissant venir d’un autre monde […], nous disant dans leur silence de statues : « […] Regardez-nous et cherchez en nous l’origine de ce que vous êtes, car c’est nous qui vous avons faits[8].   

Flammarion ignore que les termes qu’il emploie activent une constellation d’images plus terrifiantes que merveilleuses, où l’on reconnaît la créature hybride de Frankenstein, les silhouettes grotesques de tous les monstres qui envahiront peu à peu notre espace mental. En plongeant dans les tombeaux, la science participe en fait au réveil gothique des morts-vivants. Toutefois, « réveiller le néant » n’est pas sans conséquence pour l’esprit humain.

Des animaux de plus en plus bizarres et déroutants vont être reconstitués, les « lézards terribles », les « dinosaures », comme les baptisera Owen en 1842. Le terme dérive du grec deinos (« formidable, terrible ») et de saura (« lézard » ou « reptile »). Owen choisit ce nom par référence à la crainte que pouvaient inspirer leur taille, leurs dents et leurs griffes souvent impressionnantes. L’onomastique joue ici un rôle considérable : loin de rationaliser le dinosaure, en dépit de la taxinomie scientifique en vigueur, Owen livre en pâture à la foule un gigantesque objet fantasmatique qu’il associe ouvertement à la terreur. Le monstrueux, loin d’être évacué, est quasiment légitimé par la parole savante, d’autant que la taxinomie privilégie l’hybridité (ichthyo-saurus) et que la constante sémantique –saure ou –saurus renvoie immanquablement à la figure inconsciente du reptile avaleur dans lequel Gilbert Durand avait décelé un « symbolisme déglutissant »[9].

Peut-être a-t-on négligé le caractère incantatoire des mots nouveaux qui exaltent l’arché, l’hybride, les « racines » grecques ou latines qui ressuscitent les « langues mortes »… et les monstres de l’Antiquité : c’est la science même, par sa propension à l’appropriation par le Verbe, qui ne révèle la nouveauté épistémologique que par le recours au discours le plus archaïque – la sacralisation de ces appellations insolites et analogues à la parole des théologiens ou des médecins d’autant plus sacralisée et vénérée par le vulgum pecus qu’elle était incompréhensible à la plupart. Comme la messe en latin, la liturgie verbale des savants retrouve le charme subtil d’un rituel dans lequel l’incantation l’emporte sur le sens. De même que le rituel en langue morte est destiné à préserver l’essence du sacré originel, le verbe du scientifique résonne, auprès d’un grand public avide de nouvelles croyances, comme un appel implicite de la science à retrouver le chemin perdu du sacré par des voies profanes. Le savant, nouveau héros/héraut des temps modernes, est l’officiant inconscient d’une nouvelle religion laïque dont les évangiles étranges et abscons sont livrés paradoxalement par des athées. C’est sans doute l’une des clés qui permet de comprendre par exemple la pérennité de la « dinomania ». Les noms si difficiles à écrire ou à prononcer des dinosaures ont quelque chose de l’indicibilité du divin.

Pour se convaincre du gigantesque apport imaginatif de la science à l’époque, il suffit de se reporter à l’œuvre de Camille Flammarion. Les êtres déterrés et homologués par la science sont dignes des créatures mythologiques : « Ces êtres fantastiques valent bien ceux que l’imagination humaine a inventés, dans les centaures, les faunes, les griffons, les hamadryades, les chimères, les goules, les vampires, les hydres, les dragons, les cerbères ; et ils sont réels » (p. 3). Tout se passe comme si le savant reprenait soudain à son compte la part d’ombre du passé, revendiquant son côté cauchemardesque. Il n’y a plus dans le mythe que du réel. L’esprit rationnel triomphe, sans se douter que la science parle aussi à l’imaginaire : même rationalisé par le discours scientifique, un monstre demeure un monstre.

Le dinosaure qui a droit de cité en 1842 ne se contente pas d’être un nom bizarre sous la plume d’Owen. Les vestiges exhumés sont d’abord collectés dans un laboratoire, comme celui de Frankenstein. Il s’agit ensuite de réunir ces restes pour en livrer une unité : le monstre est alors reconstitué méticuleusement « grandeur nature », « redressé » verticalement, avec pour effet de parler à l’imaginaire collectif. La peur de l’avalage ou de la dévoration est en outre amplifiée par le gigantisme des fossiles et la « gulliverisation » (G. Durand) qu’elle implique. En reconstruisant la charpente des animaux fossiles, les savants comme Cuvier ne font qu’accroître le vertige qui saisit un public à la fois émerveillé et terrorisé. Il suffirait alors d’un rien pour ranimer les monstres, tout au moins dans l’imagination des spectateurs.

Comme on le sait, l’imagerie des dinosaures s’est développée très tôt dans les parcs d’attraction. Précisément, Owen crée le Muséum d'histoire naturelle de Londres, à South Kensington. Il est ensuite chargé de ressusciter en grandeur réelle nos prédécesseurs, projet qui aboutit en 1854 avec l'ouverture, dans la banlieue de Londres, du Crystal Palace : un grand parc dans lequel on se promène parmi les reconstitutions de divers dinosauriens. Même si les reconstitutions sont inexactes – on le sait aujourd’hui –, « la magie de l’apparition d’un monde disparu a ‘transporté’ dans le temps des générations de visiteurs, les confrontant directement à ce qu’ils croyaient être l’expression de leurs origines » (p. 13). Étrange et stimulante époque qui permet soudain à la science de faire revivre, non seulement les ossements fossiles, mais les cités récemment mises au jour, ou leurs reliques exposées dans des musées. La science permet le vertige de la remontée temporelle grâce à l’exhumation des morts. Le monstrueux est déjà conçu comme ludique. Crystal Palace n’est que le premier maillon d’une longue chaîne qui aboutira aux parcs d’attraction modernes. Le Jurassic Park de Crichton et Spielberg, véritable train fantôme létal, reflétera la psyché occidentale contemporaine, oscillant entre high-tech et primitivisme. On ne revient aux origines qu’à ses dépens –ce qu’avait déjà démontré Wells dans sa Time Machine.

 

L’archéologie fantastique au XIXe siècle.

Le mot « archéologie » (« science des choses antiques ») vient du grec ancien archaiología et est formé à partir des éléments archaíos « ancien », lui-même issu de arkhê et lógos, « mot, discours, science ».

L’archéologie, cette grande « verticalisation » du monde et de l’imaginaire précipite la science dans un paradoxal « regressus » de l' « intériorisation » et de la recherche des « profondeurs ». La science, comme l’imaginaire, semble portée par une même lame de fond qui prend la forme d’un étrange « descensus ad inferos » (Mircea Eliade). Au voyage physique se superpose une quête quasiment métaphysique des origines, des profondeurs du temps. Si le secret se dévoile, l’exhumation systématique des reliques de l’Histoire n’est pas sans conséquence sur l’imaginaire car les morts surgissent de leur éternel repos, déferlement consécutif à une profanation, une désacralisation par la science, dont on ne voit pas la fin. Le passé fait littéralement irruption dans le présent, bousculant les certitudes les plus établies.

Au début, les nouvelles sciences du XIXe siècle contribuent au réenchantement du monde qui l’extrait de la gangue de l’Age Classique et de ses horreurs. Le potentiel fabulateur de ces sciences révèle un nouveau monde qui se présente verticalement, révélant les témoignages de notre « pré-Histoire », qu’elle soit terrestre ou mentale. Ainsi, le psychanalyste, comme l'archéologue, partagent un même souci d'exhumation des profondeurs du monde sensible comme psychique et contribuent à réveiller, à leur insu, le monde « caché » de l'enfance du monde et de l’humanité[10].

On s'aperçoit que la science, comme l'imaginaire, est portée par un même élan vers les profondeurs, par un même schème –celui de la verticalité. Mircea Eliade explique ainsi lumineusement ces analogies :

L’intériorisation et l'immersion dans les profondeurs faisaient partie du zeitgeist du début du XXème siècle. Freud venait de mettre au point la technique d'exploration des profondeurs de l'inconscient ; Jung croyait pouvoir descendre encore plus profondément dans ce qu'il appelait l'inconscient collectif ; le spéléologue Emile Racovitza était en train d'identifier, dans la faune des cavernes, des fossiles vivants d'autant plus précieux que ces formes organiques n'étaient pas fossilisables ; Lévy-Bruhl isolait dans la mentalité primitive une phase archaïque, prélogique de la pensée humaine. Toutes ces recherches et découvertes avaient un point commun : elles révélaient des valeurs, des états, des comportements jusqu'alors ignorés par la science[11].

Les romans de monde perdu partagent avec les sciences naturelles une même fascination pour l'axe vertical qui implique un double mouvement : spatial, mais aussi temporel. Comme le scientifique, le romancier explore l'« inconnu vertical », à la recherche du monde perdu de notre passé enfoui. Il s'agit de récupérer une « histoire et un savoir perdus comme les ossuaires et la flore fossile », écrit Michel Serres[12]. La quête prend ainsi la forme d'une anamnèse, d'un « itinéraire à remonter le temps à mesure qu'on va profond ». Peu à peu, le secret se dévoile : on peut contempler la vie originaire, protohistorique. Plus que de « retour à la mère », on peut parler ici de « retour à l'histoire, à l'ancien-nouveau monde » : « Le voyage est fini, la connaissance parfaite et l'initiation accomplie dès qu'a été vu le premier homme, le père de nos pères ou le dernier témoin » (p. 17).

La science ne parle pas seulement à la raison, générant des résonances dans la culture, plus particulièrement par son rapport au temps : les préfixes paleo ou archeo marquent bien cette volonté d’explorer les profondeurs du temps ; le logos ne fera qu’activer ou réactiver la connaissance des âges défunts. La littérature de l'imaginaire offre une voie royale aux rêveurs nostalgiques pour exprimer cette tendance régressive.

Paradoxe fondamental du XIXe siècle, le progressisme aboutit à l’inverse de son projet épistémologique : la connaissance frénétique du passé le plus reculé révèle une polarisation de l’origine. Dans La Nostalgie des origines, Eliade décrit les efforts des anthropologues, des historiens des religions et des scientifiques, tous habités, dans la seconde moitié du XIXe siècle par la « nostalgie du primordial » (Müller, Haeckel,  Tylor, Lang)[13].

La science a partie liée avec l’imaginaire, au point de déclencher des processus créatifs qui vont ouvrir des perspectives vertigineuses au roman d’aventures ou au fantastique. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les fouilles archéologiques ou géologiques s'intensifient, ouvrant une nouvelle fenêtre sur le passé. Il faut désormais « réajuster » l'imagination humaine, effrayée par les nouvelles perspectives historiques offertes par la science. Ces nouvelles données élargissent le champ de la relativité historique, créant un « nouveau sens du temps »[14] qui affecte la production littéraire.

L'exploration archéologique moderne suscite un regain d’intérêt pour l’Antiquité, ouvrant une « crise des savoirs » et une « crise des imaginaires »[15] qui affecte aussi bien les arts plastiques que les représentations collectives. Déchiffrer l’inscription, c’est révéler la voix du passé sanctionnant « la puissance de résurrection propre aux ruines »[16]. Faut-il donc s’étonner que le « roman archéologique » prétende à la « résurrection intégrale », alors que s’affairent dans des « sépulcres mystérieux » des savants avides de percer les mystères du passé, de lire l’avenir des ruines, de mettre au jour de « magnifiques dépouilles d’un âge oublié par l’histoire »[17], exhumations impies qu’on interprètera comme autant de viols de sépultures ? Selon Claudie Voisenat, cette « science de l’exhumation » semble toujours « marquée du sceau du sacrilège, comme si ces réalités perdues n’étaient en fait pas destinées à être portées à la connaissance, comme si, ouvrant une brèche entre deux mondes, leur mise au jour faisait trembler les limites de notre réalité »[18]. Lovecraft saura s’en souvenir (voir infra).

Le spectacle des ruines s’apparente à la nécrophilie. Pour l’imagination fin-de-siècle, hanté par la décomposition physique ou psychique, le macabre est le premier stade de la décadence. « Tout était ancien et maléfique », écrit E. F. Benson[19] – phrase typique d’une époque obsédée par le mal et par ses liens avec l’antiquité ou même la préhistoire. Dans « Le Dernier des Valerii » (1874), Henry James laisse entendre que les fouilles sont génératrices de maléfices, évoquant, dans une formule capitale, le « monstrueux héritage de l’antiquité » (p. 96) qui correspond au « retour de l’enfoui »[20]. Archéologie et fantastique ont donc partie liée dès le début en esquissant le thème du retour angoissant. Lovecraft évoquera plus tard « ces épouvantables livres pleins d’un antique savoir interdit » (« Dans l’abîme du temps », p. 271).

L’archéologie, parce qu’elle provoque l’irruption dans le présent des traces d’un passé qui par cette seule opération devient tangible, et par là même semble reprendre vie, ouvre la porte au fantastique : de Théophile Gauthier à Jensen, le thème du jeune homme tombé amoureux d’une morte antique va parcourir la littérature. Et l’archéologue va devenir un personnage familier des récits fantastiques. Comme le disent Jacques Goimard et Roland Stragliati : « en fouillant les tombes, il brise l’agencement disposé pour apaiser les morts ; il s’empare des morts eux-mêmes, les déshabille, les étudie, les sonde. Il n’en faut pas plus pour les réveiller, aux risques et périls du chercheur trop curieux »[21]. Voilà résumé le thème de la « vengeance du déterré », qui connaîtra de beaux jours dans la littérature et le cinéma (La Momie de Karl Freund, 1932).

L’exemple le plus spectaculaire de cette « archéologie-fiction » sera l’impact de l’égyptologie sur la création romanesque, avec le thème populaire de la résurrection de la momie. L’ancienne Égypte constitue en effet un terrain de chasse idéal avec sa sempiternelle malédiction des pharaons. Une fois encore, c’est la science qui donne le la à l’imaginaire. L’un des plus grands auteurs fantastiques américains, Lovecraft, incarne à merveille cet imaginaire hybride, issu des nouvelles sciences, qui modernise la tradition gothique en y mêlant les grands cycles historiques et leur cortège de divinités monstrueuses.  

 

H. P. Lovecraft ou l’abîme du temps

Avec H. P. Lovecraft, la hantise du passé secrète l'angoisse de l'avenir. Il suffit d'un bouleversement géologique qui ramène à la surface quelque antique cité sous-marine (la ville de R'lyeh) pour que la rationalité soit ébranlée. Avec Lovecraft, la descente vers les profondeurs est à la fois zoologique, archéologique et eschatologique, car en-dessous du monde sont cachés les êtres et créatures innommables, survivants de civilisations perdues, prêtes à déferler pour reconquérir leur bien. La descente dans l'espace correspond non seulement à une remontée dans le temps, vers les « commencements », mais aussi à la terrible révélation de l'insignifiance de l'homme, accident dérisoire dans le cycle de l'humanité.

Elle correspond surtout à une menace du passé archaïque, toujours verticalisée chez Lovecraft (« Le Festival », 1923 ; « La Transition de Juan Romero », 1919). « L'Appel de Cthulhu » (1926) confronte une enquête policière et scientifique aux croyances de sectes vaudoues et esquimaudes qui affirment : « Dans sa demeure de R'lyeh la morte Cthulhu rêve et attend ». Le culte est ainsi expliqué :

Ils adoraient [...] les Grands Anciens, qui avaient existé bien des âges avant qu'il n'y ait eu des hommes et qui étaient descendus du ciel pour occuper le jeune monde. Ces Anciens avaient à présent disparu dans la terre et sous la mer ; mais bien que morts, leurs corps avaient révélé leurs secrets au cours de rêves envoyés au premier homme et celui-ci avait créé un culte qui ne s'était plus jamais éteint. Ce culte était le leur et les prisonniers disaient qu'il avait toujours existé et qu'il existerait toujours, observé en cachette en des immensités lointaines ou en des lieux obscurs du monde entier, en attendant le moment où le grand prêtre Cthulhu s'éléverait de sa sombre demeure de la puissante cité engloutie de R'lyeh et réduirait à nouveau la terre à sa merci. Un jour, il appellerait, lorsque les étoiles seraient prêtes, et le culte secret, qui attendrait toujours, le libérerait[22].

Le dernier chapitre (« La folie venue de la mer ») constitue le prolongement logique de la prophétie de Cthulhu. Comme dans « La Cité sans nom », une gigantesque porte libère l'horreur suprême sur une île inconnue :

La Chose des idoles, le vert, le gluant produit des étoiles, s'était réveillée pour venir réclamer ce qui lui appartenait. Les étoiles étaient à nouveau dans la juste position, et ce qu'un culte célébré depuis des âges n'avait pu faire à dessein, un groupe d'innocents marins l'avait fait par accident. Au bout de vingt millions d'années, le grand Cthulhu était à nouveau libre et ivre de joie (pp. 85-86).

À la fin de la nouvelle, le narrateur présume que Cthulhu est à nouveau prisonnier des bas-fonds, mais affirme que le monde n’est pas à l’abri d’une nouvelle éruption, car les apparitions de la divinité marine présentent un caractère cyclique – « Ce qui s’est soulevé peut s’enfoncer et ce qui s’est enfoncé peut se soulever... » (p. 88).

La démarche de Lovecraft consiste à inverser, sinon dévoyer, les mythes ou les croyances classiques en les insérant habilement dans sa fiction dans un but apocalyptique. D’une certaine façon, Cthulhu est la version grotesque d’un souverain au tombeau attendant l’heure du Jugement Dernier pour proclamer son glorieux réveil : « les prêtres de cette religion secrète aideraient le grand Cthulhu à sortir de Sa tombe afin qu’Il ramène Ses sujets à la vie et Se remette à régner sur la Terre » (p. 106). L’usage de la majuscule est éloquent.

En 1931, Lovecraft rédige l'une de ses œuvres majeures, « Les Montagnes Hallucinées », dans laquelle l’investigation scientifique (zoologique, paléontologique, archéologique, géologique et spéléologique) a pour corollaire l’inévitable surgissement d'une entité monstrueuse qui provoque la folie de l'un des protagonistes.

Le Professeur Dyer narre l’expédition qu’il entreprend en compagnie de trois collègues et de deux étudiants, Danforth et Gedney. Dyer et Danforth aperçoivent une immense cité en ruines constituée de blocs cyclopéens de forme géométrique. Point suprême situé près du pôle, ce lieu étrange est à la frontière du temps et de l'espace. La cité unit, sur l'axe vertical du temps, le ciel, patrie originelle des Grands Anciens, et le monde souterrain qui allie à la fois le passé (les fresques historiques) et le devenir menaçant (le monstre endormi).

L'exploration « hallucinée » de la cité correspond à un bond régressif dans les abîmes temporels. Mais le passé n'est pas simplement signalé par les strates géologiques car des fresques et des sculptures murales retracent toute l'histoire de la race. L'histoire des « Grands Anciens » correspond à une vision fantasmatique – et toujours verticalisée – de l'évolutionnisme darwinien. Venues des étoiles, les créatures vécurent d'abord sous l'eau, créant des formes de vie qui furent à l'origine de la vie terrestre, les « Shoggoths » dont on trouve le nom dans le Necronomicon. Un flot d’interrogations quant à l’histoire des Grands Anciens relie soudain le passé au présent : « Combien de temps avait survécu la nouvelle ville dans la caverne marine ? Etait-elle toujours là, cadavre de pierre au sein d'éternelles ténèbres ? [...] Pouvait-on être sûr de ce qui se traînait ou non même de nos jours dans les abysses aveugles et insondables des eaux les plus profondes de la terre ? »[23].

La rotondité de l'espace des « catacombes cyclopéennes » épouse celle du temps qui renvoie le narrateur, d'abord à la tragédie initiale, puis à la menace qui se dessine. Le paroxysme de la vision finale contraint les héros à s'enfuir précipitamment, leur raison à jamais ébranlée, par l’indicible révélation de la survivance des « Shoggoths » (« la chose qui ne devrait pas être »), acmé de l’horreur absolue et de la folie. Condamné à la solitude, le narrateur lance à la face du monde cet ultime avertissement qui pourrait servir de synthèse à notre propos :

Il est absolument indispensable, pour la paix et la sécurité de l'humanité, qu'on ne trouble pas certains recoins obscurs et morts, certaines profondeurs insondées de la terre, de peur que les monstres endormis ne s'éveillent à une nouvelle vie, et que les cauchemars survivants d'une vie impie ne s'agitent et jaillissent de leurs noirs repaires pour de nouvelles et plus vastes conquêtes (p. 404).

 

Publié en 1936, « Dans l'abîme du temps » (« The Shadow Out of Time ») livre une nouvelle pseudo-histoire de notre planète, contant l'arrivée, le développement et le déclin d'intelligences dont les civilisations successives se sont disséminées avant de disparaître dans des époques antérieures à notre histoire.

Le Prof. Peasley commence son récit par un avertissement solennel à l'humanité, similaire à celui de la nouvelle précédente. Il s'agit pour l'homme de reconsidérer sa place dans l'univers, de revoir sa notion de temps et d'être prêt à affronter un péril monstrueux, mais il convient avant tout de mettre fin à toute fouille en Australie. Les puits spatio-temporels doivent être comblés afin d’empêcher toute intrusion. La recherche scientiste achoppe sur un risque majeur : les monstres révélés par la paléontologie sont bien de retour, mais sur un mode terrifiant : « Quelque chose s’était-il mis à tâtonner dans l’abîme du temps depuis quelque gouffre insoupçonné de la Nature ? »[24]. Sans le savoir, la science a réveillé le passé le plus lointain sous une forme quasi mythique. Le narrateur étudie un cycle pré-humain, la « Grand-Race », originaire des étoiles, « aussi ancienne que le cosmos ». Cette race aurait le pouvoir de se projeter mentalement dans le passé et dans le futur, investissant de force les esprits d’un autre âge.

Alors commence l’histoire de la Grand-Race, peuple ultra-scientifique qui accumule dans ses « Archives Centrales » tout le « savoir universel » passé, présent et futur, transcendant Temps et Espace. Peasley reçoit d’Australie une lettre lui annonçant qu’on vient de retrouver les vestiges d’une civilisation perdue. Reconnaissant une certaine similarité des hiéroglyphes décrits avec ceux de ses rêves, il décide d’explorer un sépulcre souterrain. Dès qu’il est à l’intérieur, il n’a aucun mal à se repérer : « Je connaissais cet endroit ». Peasley a trouvé dans cet « abîme du temps » le point nodal du cosmos, le « monde perdu » suprême où tous les plans s’interpénètrent : « S’il fallait croire les rêves et les légendes, c’était là que reposait toute l’histoire passée et future du continuum espace-temps de notre univers rédigée par les esprits captifs de toutes les planètes et de toutes les époques du système solaire » (pp. 311-312).

Pris de curiosité, le narrateur poursuit sa quête, avant de tomber sur le document qu’il recherche. Dans sa fuite, il perd le document inestimable, mais il sait ce qu'il a vu et ce qui le hantera à jamais :

Aucun œil n'avait jamais vu, aucune main n'avait touché ce livre depuis que l’homme avait fait ses premiers pas sur cette planète? Pourtant, […] je vis que les caractères bizarrement colorés n'étaient absolument pas des hiéroglyphes innommables datant de l’aube de la terre. C'étaient les lettres de notre alphabet familier, composant des mots anglais, écrits de ma propre main (p. 329).

En quelques lignes Lovecraft ébranle les fondements de la rationalité humaine, du moins sur le plan temporel. Le passé immémorial rejoint le futur le plus lointain. Le narrateur s'aperçoit avec angoisse que c'est sa propre main qui a rédigé la « lettre perdue ». La boucle est bouclée.

L'insistance de Lovecraft sur la décadence de la civilisation des « Anciens » renvoie à notre propre déclin. La dégénérescence des cités cyclopéennes des « Montagnes Hallucinées » et de « Dans l'abîme du temps » n'est que la prémonition angoissée de notre civilisation humaine menacée par l'inflation mécaniste et scientifique, préfiguration d'un monde « perdu », le nôtre : « Ces gens seront ébahis par les légendes que leur propres vieilles femmes et sorciers tisseront à propos des ruines des ponts, des métros et des fondations en béton »[25]. Dans « Le Descendant » (vers 1926), Lovecraft évoque un homme seul, en quête d’« Ailleurs » — peut-être lui-même : « Mais peut-être aussi, dans une partie inexplorée de son cerveau, détenait-il la clé mystérieuse, la clé qui lui ouvrirait enfin les portes des civilisations oubliées et futures et l’accès à des dimensions perdues qui le conduiraient aux étoiles, à l’infini, à l’éternité »[26].

Obsédé par le temps, porte de sortie vers l’ailleurs, Lovecraft, qui aime à se considérer comme un « antiquaire », voit les abîmes temporels, aussi terrifiants soient-ils, comme « une échappatoire salutaire et source de création artistique, comme un abîme salvateur lui permettant de fuir l’ennui du présent »[27]. L’auteur a ainsi tendance à valoriser le passé mais ce passé en fait le rattrape et engloutit tout espoir.

L’histoire de nos ancêtres, si nouvelle et si prodigieuse pour les hommes du XIXe siècle, s’avère déstabilisatrice pour ceux du XXe. La science semblait jadis maîtriser le passé ; dorénavant, c’est le temps qui domine l’homme et fragilise toutes ses conceptions. La mise à découvert du passé pré-historique révèle la présence d’une ombre funeste qui hante non seulement le passé mais le futur de l’humanité, celle-ci ne pouvant éviter l’éternel retour du mal, cycle qui peut s’illustrer par la réapparition de Chtulhu ou par l’émergence inéluctable des Shoggoths : « Il y avait dans tout cela l’ombre tenace et pénétrante d’un formidable secret et d’une révélation suspendue ; comme si ces flèches de cauchemar étaient les pylônes d’une redoutable porte ouverte sur les domaines interdits du rêve, les abîmes complexes des temps lointains, de l’espace et de l’ultra-dimensionnel » (p. 159).

Le recours à un vocabulaire proto-religieux (« révélation ») dans Les Montagnes hallucinées et « Dans l'abîme du temps » (« la révélation cruciale ») signale la volonté de finir sur une note réellement apocalyptique. Le narrateur des Montagnes hallucinées va jusqu’à écrire : « nous étions prêts à croire «  (p. 217) et clôt son récit sur une étrange trinité invocatoire : « l’originel, l’éternel, l’immortel » (p. 251). Le savant Peasley évoque de son côté « un monde enfoui d’une antiquité sacrilège » (p. 311), concept renvoyant à la violation du sacré. Formuler le sacrilège, c’est, d’une certaine manière, retrouver le sens du sacré.

Faute de transcendance, nous sommes face à un univers de démesure, de puissance inhumaine. On se laisse emporter vers l’« outre-espace », vers l’« outre-temps ». Le « frisson sacré » devient « peur cosmique » (p. 239). En fait, le voyageur lovecraftien, c’est « l’homme qui rétrécit » face au « cyclopéen » d’un autre espace-temps. Cette révélation d’une grandeur « inhumaine » ne peut que renvoyer à une sacralité non-religieuse, d’essence mythique. Nous sommes face à une « kratophanie » (Mircea Eliade) comme révélation d’une puissance cosmique qui implique respect, gravité, secret, et parfois prières, rites ou incantations.

Lovecraft reprend l’arché scientifique en le rejetant au fond des âges, une fois encore sur le mode mythique : « Je percevais aussi le retour d’un malaise devant les ressemblances avec les mythes archéens, et des correspondances troublantes entre ce royaume fatal et le tristement célèbre plateau de Leng dans les écrits primordiaux »[28]. Lovecraft sait ce qu’il fait car l’Archéen commence avec l’apparition certaine de la vie sur Terre : ce point de départ étant imprécis, l’Archéen permet à l’auteur de se livrer à une fantaisie originelle liée aux tribulations temporelles de la Grand-Race. On peut même soupçonner l’auteur d’avoir choisi le nom d’Arkham, antique cité « à la longue tradition d’horreur », parcourue de « sombres ruminations », par écho sémantique à arché. Comme s’il voulait lui-même s’inscrire topographiquement dans un univers premier, vers les grands commencements mythiques ou historiques, en l’occurrence le passé puritain de l’Amérique. Mais l’aspect quantitatif est secondaire ici ; que s’écoulent trois cents ans ou trois cents millions d’années, l’homme, nous dit Lovecraft, se trouve happé mentalement par des forces extérieures qui maîtrisent le « tourbillon cosmique du temps » : « Avais-je vraiment vécu cette épreuve abominable consistant à être entraîné dans un monde pré-humain vieux de cent cinquante millions d’années pendant ma mystérieuse et déconcertante amnésie ? Mon corps actuel avait-il été le véhicule d’une effrayante conscience extraterrestre issue des gouffres paléogènes du temps ? »

Comme on le voit, Lovecraft recourt à un lexique paléontologique qui subvertit lui-même la démarche scientiste. On retrouve certes chez lui le même décompte chronologique de la paléontologie classique (« le monde de l’âge permien ou triasique », p. 270) mais tout doit être soumis à la « curieuse conception du temps » (pp. 265 et 270) qui obsède le narrateur et qui le mène vers des références d’ordre légendaire ou oniriques (« Les mythes primitifs et les hallucinations modernes », p. 271). Là même où la science exhumait les dinosauriens, Lovecraft révèle le monstrueux, voire l’éclatement des cadres habituels des catégories temporelles. Toujours plus loin dans le temps et dans le futur, toujours plus inconfortable et insignifiante est la place de l’homme dans un processus qui voit l’humanité remplacée immanquablement par d’autres espèces évoluées. Jean-Charles Pichon parlait des Temps Modernes, avènement du « temps de l'homme après le temps de Dieu ». Lovecraft parle, lui, du temps de la Grand-Race après le temps de l’homme. L’homme, désormais inexistant, disparaît dans l’abîme du temps. Le temps est certes l’un des mécanismes qui stimule le plus l’inspiration créatrice de l’auteur, mais il n’est pas sans générer une véritable crise existentielle, suscitant malaise ou désespoir à travers une vision insoutenable du cosmos. « Ma conception du temps –  ma capacité à distinguer entre simultanéité et consécution – semblait subitement altérée » (p. 262). Le temps étant modelable, il n’existe pas de conception humano-centrique : l’humanité n’est qu’en sursis. Il ne reste que le rire : « Ou je rêvais, ou bien le temps et l’espace n’étaient plus que dérision ». « Si cet abîme et ce qu’il contenait existent pour de vrai, alors c’est sans espoir. Car, tout aussi réelle, plane sur notre monde humain une inconcevable et moqueuse ombre surgie du temps » (p. 329).

« The Shadow Out of Time », l’un des chefs d’œuvre de l’auteur, s’inspire des derniers développements de la relativité einsteinienne du temps. Lovecraft sent confusément sans doute qu’une nouvelle période s’ouvre, qui va révolutionner nos conceptions du temps et de l’espace. Dans « La Maison de la Sorcière » (1932), le héros est exceptionnellement doué dans des matières relevant de la physique quantique et des lois dimensionnelles. On comprend que la sorcière se sert des connaissances et capacités exceptionnelles de Gilman pour voyager à travers l'espace et le temps, semblant donner raison aux théories révolutionnaires du jeune étudiant sur la géométrie non-terrestre de sa propre chambre. Lovecraft n’hésita pas à citer dans ce texte plusieurs grands noms des mathématiques et de la physique : Planck, Heisenberg, Riemann et de Sitter. Et bien sûr Einstein, « qui allait vite réduire le temps à l’état de simple dimension » (p. 262), Lovecraft évoquant l’hypothèse de « courbures insolites de l’espace » et de contacts possibles avec : « les unités cosmiques expérimentalement concevables au-delà du continuum espace-temps einsteinien » (I, p. 468). On peut se demander quelle aurait été l’incidence de la physique quantique sur l’œuvre de Lovecraft si les dieux avaient permis qu’il vécût un peu plus vieux.

 

Conclusion

De l’enthousiasme de Flammarion au « monde nocturne » de Lovecraft, l’évolution est claire. L’archaïque « impie » se substitue à la célébration de l’arché et du paleo, avec « l’effroyable conscience étrangère venue du fond des âges paléogènes ». Le retournement est patent, ou plutôt la dynamique enclenchée au siècle dernier s’amplifie, les dinosauriens cédant la place aux terrifiantes créatures endormies de la Grand-Race. Il faut reboucher les trous, éviter « certaines profondeurs insondées de la Terre, de peur que les monstres endormis ne s’éveillent à une nouvelle vie, et que les cauchemars survivants d’une vie impie ne jaillissent de leurs noirs repaires pour de nouvelles et plus vastes conquêtes ». Ce n’est plus seulement le retour des morts mais la mort assurée pour une humanité fragile qui ne contrôle plus le temps. Mais le temps existe-t-il vraiment ?

En partant, comme les savants du XIXe siècle, des commencements de l’Histoire (le pré-humain), Lovecraft aboutit au post-humain, un monde sans Dieu mais soumis aux diktats quasi-divins de la Grand-Race. Le voyage aux Montagnes hallucinées et la quête de Peasley dans « L’abîme du temps » qui remontent aux sources d’un savoir funeste pour déboucher sur une « eschatologie perverse » parcourent métaphoriquement l’épopée biblique de la Genèse à l’apocalypse[29]. Mais Lovecraft réécrit l’histoire sacrée à sa façon : la genèse des Grands Anciens tourne le dos au créationnisme théologique et l’apocalypse finale, la « révélation » de la menace cosmique, ne conduit pas au millénarisme mais à la fin de l’homme et de son ethnocentrisme. Pour exprimer le malaise métaphysique de l’Amérique, Lovecraft réussit à « théologiser le gothique », réécrivant le Sacré comme terreur, le rêve comme cauchemar, le prodigieux [awe-ful] comme abomination [awful][30]. Ce n’est pas un hasard si la critique actuelle réévalue le gothique comme « réveil religieux solitaire, d’un genre primitif, face à un monde de rationalisme et de matérialisme desséchés »[31]. Le reclus de Providence a montré qu’on peut composer des théologies sans Dieu, mais non sans Terreur.

*

Est-ce un hasard si le monde postmoderne redécouvre aujourd’hui l’œuvre H. P. Lovecraft ? Il faudrait, pour répondre à la question, refaire l’histoire du XVIIIe siècle, marquée par la naissance du gothique. Ses prolongements se feront sentir au XIXème siècle et même au-delà. Ce courant d’originalité et de liberté, loin d’être anecdotique, est porteur d’une mutation qui dépasse le cadre purement littéraire pour devenir un enjeu de modernité. En basculant dans le ou les siècles suivants, l’on change de perspective tout en maintenant la charge imaginative du passé. Par sa prédilection pour l’inédit, la transgression des barrières, les métamorphoses, l’hybridité générique, le gothique a ouvert sur d’autres genres comme le fantastique, le thriller ou le roman policier, voire plus tard les pulps ou les bandes dessinées de super-héros. À bien y regarder, la Révolution a ouvert sur des révolutions puisque, comme le remarque Daniel Sangsue, « la Révolution française ne cesse de se répéter durant tout  le siècle » (pp. 238-239). De même, les littératures ou genres où pullulent les fantômes, « naissent en réaction aux atrocités de la Révolution, comme s’il s’agissait, pour les spectateurs et les survivants de ces atrocités, de les faire revenir, de se les rejouer constamment, pour essayer de les comprendre ou de les exorciser » (p. 239). Le noir constitue donc une éternelle revenance qui nous renvoie aux horreurs refoulées de l’Histoire tout en alimentant l’épistémé romantique, le perfectionnant même.

Tout indique qu’un mouvement comme le gothique, qui réhabilite la mort et ses symboles, qui contourne la censure des bien-pensants, qui combat « l’aridité spirituelle du temps », qui se conforme à la définition d’Artaud (« Une vraie liberté est noire ») et qui retrouve le sens du sacré, peut donner à l’homme moderne le pouvoir de supporter les horreurs de l’Histoire en y plongeant dans les couches les plus basses, les plus secrètes, les plus transgressives. Tout comme perdure le romantisme noir, les rites maçonniques persistent et signent des initiations qui, elles aussi, permettent de redonner sens au monde, en dépit de décorums ou de rituels qui semblent figés dans un sombre archaïsme. Comme le montrera le XIXème siècle, les deux voies sont complémentaires et la voix des morts continuera de revitaliser à la fois l’art et le besoin d’initiation. Si le gothique, comme l’écrit Lévy, est « une manière de dire l’Autre Chose »[32] (la précarité, l’abîme, le manque, le mal), le rituel maçonnique est une manière de vivre l’Autre Chose, en transcendant l’espace et le temps, en traversant le miroir d’Alice.

Si le prétendu Siècle des Lumières a découvert la dynamique des premiers réseaux (favorisés par l’errance balbutiante du « Grand Tour »), qu’ils soient culturels (les cercles et salons littéraires) ou initiatiques (les loges maçonniques), Lovecraft, au début du XXe siècle, se constitue un réseau unique de correspondants débouchant sur une somme épistolaire gigantesque (des milliers de lettres échangées). Cet esprit conservateur qui aime à se définir comme « antiquaire » est en fait à l’avant-garde, tout comme ses amis R. E. Howard et C. A. Smith. Il serait loisible de tisser d’intéressants parallèles entre les périodes de « clair-obscur » des « Lumières », des années 1930 et du monde contemporain. On y verrait entre autres la permanence d’un imaginaire nocturne polarisé par le retour de l’arché (et des nouvelles architectures sociales), la figure du païen et barbare, la banalisation de la jouissance (de Sade à l’orgiasme dionysiaque), la prégnance du ludique et de la mort, la tentation d’une turbulence, voire d’une violence irréfragable, le retour du refoulé, l’omniprésence du noir, de « l’instant obscur » (Bloch), du monde souterrain (thématique de la « crypte »), des « nuits sauvages », le retour de la nature et du « sauvage » (le wild étasunien), l’effervescence festive, les « affoulements » fusionnels et confusionnels, une quête diffuse de l’irrationnel, bref un nouveau sens du mythe et du sacré –autant de concepts et de tendances soulignés par l’œuvre de Michel Maffesoli pour décrire notre monde postmoderne. Les parcs à thèmes de Crystal Palace à Jurassic Park correspondent parfaitement à la définition que donne Maffesoli de la postmodernité : « Synergie de l’archaïsme et du développement technologique » (L’Instant éternel, p. 13). Les figures diaboliques des premiers « romans terrifiants », les dinosaures, dragons réenfantés par la science au XIXe siècle, le dieu du wild, King Kong en 1933 ou les créatures innommables de Lovecraft ne font que monstrer la voie nouvelle réactivée par le néo-gothique. Mais ils indiquent plus une permanence qu’une irruption violencte.

On aime aujourd’hui à citer Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». D’une certaine façon, le XVIIIème siècle constituait lui aussi « une époque de transition historique » (R. Bozzetto), un interregnum fait de lumières et de ténèbres. Les monstres ont en effet surgi mais ceux du gothique n’étaient pas les plus redoutables.

 

 

 




[1] V. Hugo, cité par L. Cellier, « Les Rêves de Dieu », art. cit., p. 84.

[2] H. de Balzac, cité par Yvette Gayrard-Valy, Les Fossiles, empreintes des mondes disparus, Paris, Gallimard, 2000, p. 67.

[3] C. Flammarion, Le Monde avant la création de l’homme, Paris, Marpon & Flammarion, 1886.

[4] G. Bachelard, La Poétique de la rêverie, Paris, PUF, rééd. 2005, p. 23.

[5] Voir notre ouvrage King Kong, ou la revanche des mondes perdus, Paris, Michel Houdiard Ed., 2006.

[6] Voir A. C. Doyle, Le Monde perdu, Paris, Livre de Poche Jeunesse, 1979 (Trad. G. Vauthier).

[7] C. Flammarion, Les Terres du ciel, Paris, Marpon & Flammarion, 1877, p. 593.

[8] C. Flammarion, Le Monde avant la création de l’homme, Paris, Marpon & Flammarion, 1886, p. 6.

[9] G. Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969, p. 244.

[10] C. Lévi-Strauss, qui s’affirmait « archéologue de l’espace », faisant un lien entre psychanalyse et géologie, écrivait  que dans les deux cas, « le chercheur est placé d’emblée devant des phénomènes en apparence impénétrables » (C. Lévi-Strauss, « Le penseur des mondes perdus », cité in Libération, 4-11-2009, pp. 4-5).

[11] M. Eliade, L’Épreuve du labyrinthe, Paris, Belfond, 1985, p. 223. NB : C'est en 1904, au cours de l'exploration d'une grotte à Majorque, qu’Emile Racovitza, le père de la « biospéléologie », découvre un petit crustacé Isopode d'eau douce fortement marqué par la vie en obscurité, mais gardant des affinités avec ses « ancêtres » marins, d’où l’appellation de « fossiles vivants ». Quant à Lucien Lévy-Bruhl, philosophe, sociologue, anthropologue, on lui doit La mentalité primitive (1922) où il décrit comment fonctionne la pensée primitive et ce qui la différencie fondamentalement de la pensée civilisée.

[12] M. Serres, « Géodésiques de la terre et du ciel », L’Arc n° 29, « Jules Verne », Paris, 1966, p. 16.

[13] « On pourrait dire que la recherche anxieuse des origines de la vie et de l'esprit, la fascination exercée par les 'mystères de la nature', ce besoin de pénétrer et de déchiffrer les structures internes de la matière que toutes ces aspirations et ces impulsions dénotent une sorte de nostalgie du primordial, de la matrice originelle universelle. La matière, la substance, représentent l'origine absolue le commencement de toutes choses : cosmos, vie, esprit. On constate un désir irrésistible de percer les profondeurs du temps et de l'espace, d'atteindre les limites et le commencement de l'univers visible, et, en particulier, de découvrir le fondement ultime de la substance et l'état germinal de la matière vivante ». M. Eliade, La Nostalgie des origines, Paris, Gallimard, réed. 1971, p. 86.

[14] R. D. Altick, Victorian People and  Ideas, London, Dent, 1974, p. 96.

[15] C. Saminadayar-Perrin, « Pages de pierre. Les apories du roman archéologique », in Rêver l’archéologie au XIXe siècle : de la science à l’imaginaire, Centre Jean-Palerne, Mémoires XXIII, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2001, p. 124.

[16] Ibid., p. 126.

[17] J. Michaud et J. Poujoulat, cités ibid., p. 155.

[18] C. Voisenat, « L’expérience archéologique, une introduction », Imaginaires archéologiques, Cahier n° 22, Ethnologie de la France, Paris, Ed. de la Maison des sciences de l’homme, 2008, p. 5.

[19] E. F. Benson, Spook Stories, London, Hutchinson, 1928, p. 208.

[20] R. Bozzetto, Passage des fantastiques : des imaginaires à l'inimaginable, Presses de l’Université de Provence, 2005, p. 64.

[21] J. Goimard et R. Stragliati, Préface, Histoires de morts-vivants, La grande anthologie du fantastique, Paris, Presses-Pocket, 1977, p. 27.

[22] H. P. Lovecraft, « L'Appel de Cthulhu », in Lovecraft, vol. 1, op. cit., p. 73.

[23] H. P. Lovecraft, Les Montagnes hallucinées et autres récits d’exploration, Saint Laurent d’Oingt, Editions Mnémos, 2013, p. 380 (traduction inédite de David Camus).

[24] H. P. Lovecraft, « Dans l’abîme du temps », in Les Montagnes hallucinées et autres récits d’exploration, op. cit., p. 264.

[25] H. P. Lovecraft, Selected Letters, Vol. II, Arkham House, 1971, p. 43.

[26] « Le Descendant », in Lovecraft, vol. 1, op. cit., pp. 56-59.

[27] Cécile Colin, « Dans l’abîme du temps : le temps dans l’œuvre d’HP Lovecraft », in L'imaginaire du temps dans le fantastique et la science-fiction, Textes réunis par L. Guillaud & N. Vas-Deyres, PU de Bordeaux, coll. Eidôlon (revue) n° 91, 2011, p. 280.

[28] On sait que l'archéen est la période la plus ancienne des temps géologiques. Il suit l’Hadéen et précède le Protérozoïque, tous trois étant regroupés sous le vocable de Précambrien (les 86 premiers pourcents de l’existence de la Terre). Son origine est aujourd'hui fixée à −4 000 millions d’années.

 

[29] Voir E. J. INGEBRETSEN, Maps of Heaven, Maps of Hell, Armonk, New York, M. E. Sharpe, 1996, p. 138.

[30] Ibid., pp. 147 et 194. 

[31] R. F. Geary, The Supernatural in Gothic Fiction, New York, Lewison, Edwin Mellen Press, 1992, p. 7.

[32] M. Lévy, Le Roman gothique anglais, op. cit., p. XXVI.