Les lignées maudites dans la tragédie d´Assassin´s Creed Odyssey

Les lignées maudites dans la tragédie d´Assassin´s Creed Odyssey

Soumis par Samuelle Guimond le 22/02/2021
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Assassin’s Creed est une série de jeux vidéo historique d’action, d’aventure et d’infiltration produite par Ubisoft depuis 2007. Les jeux de cette série sont indépendants les uns des autres puisqu’ils mettent en scène des protagonistes différents dans un contexte historique et géographique particulier. Le plus récent, Assassin’s Creed Odyssey, paru en 2018, est celui qui nous intéresse. Le récit se déroule pendant la Grèce antique. Cette époque est également celle que nous associons aujourd’hui à l’âge d’or du théâtre grec; Sophocle, Euripide et Aristophane sont même présents dans le jeu. Puisque l’occasion s’y prêtait, Ubisoft semble avoir eu l’idée de s’inspirer de la tragédie grecque antique pour écrire son scénario, tout en l’actualisant. En effet, il est possible d’établir plusieurs liens entre le sort réservé aux familles maudites des grandes tragédies de la Grèce antique est celui réservé à la famille des personnages principaux du jeu. Après avoir brièvement résumé le jeu, nous définirons la tragédie pour ensuite faire dialoguer le concept des lignées maudites de la tragédie grecque avec le récit d’Assassin’s Creed Odyssey.

D’abord, pour la première fois, Ubisoft offre le choix du protagoniste au joueur : il peut choisir d’incarner Kassandra ou Alexios. Les deux ont la même personnalité, ont la même quête et rencontrent les mêmes obstacles lorsqu’ils sont choisis comme protagoniste; leurs rôles sont tout simplement inversés. Pour alléger la lecture, Kassandra sera ici considérée comme protagoniste, d’autant plus qu’elle est celle que Ubisoft a choisie d’utiliser pour la novellisation du jeu[1].  

Kassandra est née à Sparte où elle a été entraînée à la maison par sa figure paternelle, Nikolaos, afin qu’elle devienne une grande guerrière. Elle a vécu en paix avec lui ainsi que sa mère Myrrine, la fille du général Léonidas, et son petit frère Alexios, jusqu’au jour où l’Oracle de Delphes a émis une prophétie selon laquelle Alexios causerait la chute de Sparte. Les rois ont donc décidé de le jeter à la mer du Mont Taygetos et Kassandra, encore enfant, a également poussé l’assassin de son frère. Parce qu’elle a trahi Sparte, Nikolaos l’a jetée à la mer à son tour. Le jeu débute plusieurs années après ces événements, sur Kephallonia, une île plutôt isolée et pauvre du monde grec. Kassandra, maintenant adulte, y travaille comme misthios, c’est-à-dire mercenaire. Elle est rapidement forcée à quitter l’île parce qu’un homme du nom d’Elpenor lui donne comme contrat d’assassiner le Loup de Sparte, un général spartiate. Kassandra réalise rapidement que ce général est Nikolaos, l’homme qu’elle croit être son père et celui qui a accepté de la jeter à la mer des années plus tôt. Au cours de son voyage, elle apprend qu’Elpenor fait partie du Culte de Kosmos, un ordre secret qui tente de s’insérer dans toutes les sphères de la société grecque afin de contrôler le pouvoir politique et la guerre. Elle apprend aussi que ce Culte est celui qui dicte les prophéties à l’Oracle de Delphes et qu’il est donc la cause de tous ses malheurs. De plus, alors qu’elle se déguise et assiste à une rencontre entre les membres du Culte, elle découvre que son frère est toujours vivant et qu’il se fait appeler Deimos. Il est devenu la plus grande arme du Culte de Kosmos et a été corrompu par la haine et la guerre puisqu’il a été élevé ainsi. Kassandra comprend donc rapidement que le Culte en a après sa famille, alors elle part en croisade contre eux, en plus de vouloir retrouver et réunir les siens. 

Dans ce bref résumé, des éléments tragiques ont déjà été nommés, comme la prophétie brisant la famille de Kassandra ou encore le fait que son frère, qu’elle chérissait tant étant enfant, est devenu son plus grand ennemi à travers les années. Aristote, dans sa Poétique, décrit la tragédie comme étant « l’imitation d’une action noble, conduite jusqu’à sa fin et ayant une certaine étendue […] et qui par l’entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre. [2] » Dans Assassin’s Creed Odyssey, l’action débute dans une famille noble, mais Kassandra se fait lancer du Mont Taygetos en étant enfant et elle perd alors toute trace de noblesse. Même à la fin du jeu, une fois acceptée de nouveau à Sparte, elle n’accorde pas d’importance à son statut. Cependant, la pitié et la crainte sont en effet des émotions présentes tout au long du récit, tout comme la douleur, l’angoisse et le chagrin. Plus récemment, Jean-Pierre Vernant, historien et anthropologue ayant consacré sa vie à l’étude de la Grèce antique, a poussé la réflexion d’Aristote encore plus loin. Il affirme que la tragédie fait vivre des émotions autant aux personnages qu’aux spectateurs, mais explique aussi que : 

La tragédie fait apparaître une forme nouvelle de conscience en mettant en pleine lumière cet homme déchiré et en conflit, qui s’interroge sur ce qui, dans ses actes, lui est imputable. Ainsi, cette conscience tragique du héros ainsi que celle du spectateur apparaît comme le pendant de la réflexion sur la responsabilité et la volonté se construisant dans le temps.[3]

Autrement dit, en plus de faire vivre des émotions, de générer une véritable catharsis, la tragédie inviterait à réfléchir sur la responsabilité et volonté; elle amènerait autant le personnage que le spectateur, ou dans notre cas le joueur, à réfléchir sur ses actions et sur sa situation malgré les émotions déchirantes et profondes qui habitent le personnage et qui font écho sur lui. Kassandra y réfléchit et cela l’amène également à agir contre le destin que le Culte de Kosmos a tenté de lui tracer; elle décide de l’affronter. Assassin’s Creed Odyssey serait donc une tragédie, car en plus de faire vivre des émotions fortes, autant à l’intérieur de la diégèse qu’à l’extérieur, il impose une réflexion sur la situation dramatique en elle-même. La protagoniste, à travers le joueur, peut agir sur son destin tragique et tenter de le changer. 

Puisque la quête de Kassandra tourne autour de sa famille et de son désir d’avoir une famille unie, bien que plusieurs éléments tragiques soient présents tout au long du récit, nous avons décidé de nous attarder plus précisément au caractère maudit de la famille de la protagoniste, très commun dans les tragédies de la Grèce antique. En effet, comme le décrit Claudie Voisenat, « [leur] destin est entaché d’une souillure qui entraîne généralement un crime commis accidentellement ou non sur un ou plusieurs des membres mâles de leur propre famille.[4] » Prenons l’exemple des Labdacides, famille d’Œdipe et Antigone, entre autres. Dans la mythologie, c’est Apollon qui jette une malédiction sur Laïos, le père d’Œdipe, qui est amoureux de son élève Chrisis et qui l’amène à se suicider de honte. L’amour de Laïos pour le jeune homme est la souillure qui a provoqué la colère d’un dieu. Par ce fait, la malédiction ne s’arrête pas à Laïos puisqu’Œdipe tuera inévitablement son père et épousera sa mère tandis qu’Antigone, la fille d’Œdipe, sera emmurée vivante pour avoir voulu donner à son frère Polynice une sépulture décente alors qu’il était considéré comme un traître par la cité. Pour la lignée des Labdacides, la souillure se rend plus loin encore puisqu’elle atteint même la génération qui n’a même pas connu Laïos. Daniel Weiss explique que l’histoire de cette lignée « outre l’interdit de l’inceste maternel morbide et le trouble induit sur la succession des générations, illustre également comment le secret sur ses origines est susceptible d’entraîner des traumatismes et de la honte sur soi pour les générations futures.[5] »

Autrement dit, il affirme que des tensions non résolues dans une lignée peuvent toujours impacter sur les individus issus de cette même lignée. Dans les tragédies grecques comme celles de Sophocle, les dieux jouent évidemment un rôle dans ces impacts. Chrisis s’est enlevé la vie parce qu’il avait honte de sa relation avec Laïos, tout comme Œdipe se crève les yeux pour avoir tué son père et avoir couché avec sa mère. C’est un sentiment de honte de soi qui les habite tous les deux. Pour ce qui est d’Antigone, il s’agirait plutôt d’un traumatisme quant à la perte de son frère et à l’impossibilité de lui rendre hommage qui la conduira à sa perte. Elle se suicidera une fois enfermée, ultime acte de résistance contre Créon qui l’avait envoyée entre ces quatre murs afin qu’elle souffre longtemps. Hémon, le fils de Créon et fiancé d’Antigone, s’enlèvera également la vie de chagrin mais également de honte par rapport à l’homme qu’est devenu son père. Bref, la lignée des Labdacides est traversée par des souffrances, des épreuves et des morts précoces. Aucun d’eux ne peut échapper à son destin tragique. 

Dans Assassin’s Creed Odyssey, la malédiction n’est pas lancée par des dieux, même si c’est d’abord ce que croient les personnages puisque la prédiction vient de l’Oracle de Delphes. Kassandra apprend pendant son voyage à travers la Grèce que c’est plutôt le Culte de Kosmos qui dicte les paroles à l’Oracle de Delphes et elle comprend rapidement qu’il en a après sa famille depuis l’époque de son grand-père Léonidas. En effet, le Culte, avait comme intérêt d’encourager Xersès Ier de Perse à envahir la Grèce, prétextant qu’il ferait régner l’ordre sur la Grèce plutôt que le chaos. En vérité, le but du Culte est plutôt de priver les habitants de leur liberté et de les contrôler en influençant les guerres et les politiques du monde grec. Alors que Léonidas consultait la Pythie pour savoir s’il devait ou non combattre l’invasion perse avec ses soldats, des membres du Culte siégeaient derrière elle et mettaient trop de pression sur le général afin qu’il ne combatte pas. Cela a donc suffi à lui faire comprendre qu’ils utilisaient la Pythie pour servir leurs intérêts. Il va même jusqu’à les menacer en disant : « La Pythie répète ce que vous lui chuchoté à l’oreille. Elle est votre pantin depuis trop longtemps. Et je vais mettre un terme à tout     cela! [6] » Il attise donc la colère du Culte, d’autant plus que, même s’il meurt sur le champ de bataille, il parvient à empêcher l’invasion perse.

Le Culte de Kosmos a une dent contre Léonidas. Il le considère comme étant plus fort que la moyenne et donc trop dangereux pour le contrôle que le Culte désire exercer sur les Grecs. Il veut que sa famille paie, puisque cette force les habitera sans doute, eux aussi. Lorsque Myrrine, la fille de Léonidas, aura des enfants, ils forceront la Pythie à prononcer la prophétie mentionnée plus tôt, c’està-dire que le jeune bébé Alexios causerait la chute de Sparte. En vérité, le Culte souhaite s’emparer de lui et l’utiliser afin de semer la violence sur son passage pour enfin exercer son contrôle sur le monde grec. Lorsque Kassandra l’apprend, elle est déchirée, mais elle désire également anéantir le Culte de Kosmos et retrouver son frère et toute sa famille. Tout comme dans Antigone, « la loi de la famille est aussi importante et sacrée que la loi de la cité [7] ». Kassandra est prête à renouer avec un criminel ayant brisé des vies à cause des souvenirs qu’elle a de lui lorsqu’il n’était qu’un bébé. Sa haine du Culte de Kosmos amène une compassion pour Alexios; elle est chavirée à l’idée que sa famille ait été brisée, mais elle comprend aussi qu’Alexios a été manipulé et elle souhaite le ramener sur le droit chemin. Sa quête ne sera pas simple. Il n’est pas certain qu’elle réussira puisque cela dépend des choix que le joueur fera tout au long de la partie.

En effet, à plusieurs moments du jeu, le joueur est amené à prendre des décisions et à choisir parmi des options de dialogue. À chaque rencontre avec Alexios, Kassandra peut, à travers les options qui s’offrent au joueur, le convaincre qu’il est manipulé par le Culte et lui affirmer qu’il a toujours sa place au cœur de la famille spartiate, ou au contraire, attiser sa colère. Marie Laure-Ryan affirme :

Les décisions de l’usager font bifurquer l’histoire du monde virtuel sur des sentiers différents. Ces décisions sont ontologiques au sens où elles déterminent quel monde possible et, conséquemment, quelle histoire se développeront à partir d’une situation où se présente un choix.[8]

Alexios est rencontré très tôt pendant le jeu, mais il ne peut qu’être sauvé à la fin. Kassandra souhaite ce dénouement, mais en bout de ligne, ce sont les décisions du joueur qui lui permettront d’atteindre son objectif. Le monde possible dans lequel Alexios survit est atteignable selon certaines conditions; il ne faut jamais que Kassandra montre d’agressivité envers lui, il faut qu’elle le protège lorsque l’occasion se présente et il faut qu’elle lui fasse comprendre que le Culte le manipule sans lui mettre les mots dans la bouche. Autrement, Alexios pourra obliger Kassandra à le tuer, se suicider ou encore tuer Myrrine sous les yeux de sa sœur. Ainsi, même si cette portion de l’histoire peut bien se terminer, elle peut également se terminer en tragédie.  

Par contre, le sort qui s’acharne sur la lignée de Kassandra ne s’arrête pas au Culte de Kosmos et à la façon dont Alexios a été corrompu par leurs mensonges et manipulations. Même si Kassandra parvient à sauver les membres de sa famille, une autre menace plane au-dessus d’elle : l’Ordre des Anciens. Ce dernier travaille avec le Culte de Kosmos, mais représente une menace bien plus grande puisqu’il semble posséder plus de ressources et avoir une capacité d’infiltration encore plus grande. La branche de l’Ordre qui s’en prend à Kassandra vient de la Perse. Ses membres en avaient d’abord après Darius, un homme plutôt âgé qui, des années plus tôt, a assassiné le tyran Xersès Ier de Perse, c’est-à-dire le même roi qui a fait la guerre à Léonidas. Pour se venger de Darius, l’Ordre est parvenu à travers les années à tuer tous les membres de la famille de Darius, sa femme et ses enfants, sauf son fils Natakas, agissant ainsi comme une véritable malédiction. Ensemble, Darius et Natakas ont voyagé en Grèce pour essayer de fuir l’Ordre, mais celui-ci a entendu parler de Kassandra qui anéantissait le Culte de Kosmos, alors il en a eu après elle également et s’est aussi rendu en Grèce. Lorsque Kassandra fait la connaissance de Natakas et Darius, c’est pour qu’ils affrontent ensemble l’Ordre des Anciens.

Les personnages vivent donc dans l’incapacité de demeurer heureux; une menace fait toujours surface. Les deux lignées sont maudites, non pas par les dieux mais par deux organisations qui veulent établir leur domination partout sur leur passage. Si le joueur peut influencer le cours des événements lorsque Kassandra combat le Culte de Kosmos, avec l’Ordre des Anciens, il n’en est rien. En effet, même si des options de dialogues demeurent, ceux-ci n’ont pas la possibilité d’affecter les moments les plus importants de l’histoire. Selon Alain Zind, un jeu vidéo qui réduit ainsi les possibilités du joueur peut le faire afin « d’assumer et d’assimiler pleinement le scénario proposé [9] ». Dans le cas de cette portion du jeu, Ubisoft continue d’impliquer le joueur en le faisant passer par tout une gamme d’émotions. Il assume autant les beaux moments que les moments tragiques qui s’y produiront puisque les uns comme les autres sont inévitables. En effet, alors que la paix semble rétablie en Grèce, Kassandra et Natakas se marient et ont un fils ensemble, Elpidios. Cet enfant est donc issu de deux lignées maudites.

Dans les tragédies grecques, la fatalité est omniprésente et impose aux familles des drames et des deuils immenses puisque les personnages ne peuvent pas combattre leur destin. Après la naissance d’Elpidios, même s’il est heureux d’enfin pouvoir vivre paisiblement, Natakas affirme: « Kleta et Phila, sur la plage, elles n’ont pas échappé à leur destinée. Ça se termine toujours dans le sang. Ma famille a fui si longtemps… Peutêtre certaines choses sont-elles inévitables.[10] » Après avoir vu encore une fois des alliées mourir, Natakas est conscient du poids du destin qui pèse sur eux. Ses frères et sœurs ont tous péri de la main de l’Ordre; il sait qu’il est le prochain sur la liste. Il résiste depuis longtemps, mais est également conscient du fait qu’il pourrait ne pas voir son fils grandir. Bianca Zagolin affirme : « Si la noblesse du héros tragique réside dans l'acceptation lucide de cette fatalité, il est pétri d'une imparfaite humanité, audacieuse mais faible, qui ne cesse d'opposer son courage à la douleur et à la futilité de ses gestes, qui refuse de renoncer à l'espoir.[11] »

Il est vrai que la réaction de Natakas est plutôt paradoxale puisqu’il tente de résister à son destin tout en étant convaincu qu’il rencontrera son trépas prochainement. Pourtant, au moment où il prononce ces mots, cela fait longtemps que l’Ordre n’a pas donné signe de vie. Néanmoins, il avait raison : des soldats de l’Ordre avec Amorgès, leur chef, à leur tête attaqueront le village de Dyme où la petite famille est installée. Natakas sera tué pendant l’attaque alors qu’une ruée de soldats se jettera sur lui puisqu’il était celui qui protégeait Elpidios et son fils sera donc capturé. Ainsi, des années plus tard, la malédiction que l’Ordre avait souhaitée sur la famille de Darius sera exaucée : il aura enterré tous ses enfants en plus de sa femme. Kassandra et Darius uniront leurs forces une fois de plus pour arracher Elpidios à l’Ordre. Cependant, tout au long de leur quête, les membres de l’Ordre diront à Kassandra qu’elle est trop dangereuse et puissante pour s’occuper d’un enfant puisqu’elle ne fait qu’attirer la guerre et la destruction. Elle parviendra à retrouver son fils, mais décidera de le laisser à son grand-père pour qu’il l’emmène en lieu sûr, caché de tous, parce qu’elle croit que s’il reste avec elle, il sera toujours attaqué, lui aussi.

Tout au long de cet épisode pour lequel la tragédie est inévitable, le joueur est impuissant; il est pris dans la même fatalité que Kassandra puisque peu importe ses choix et ses actions, les conséquences dramatiques ne pourront pas être évitées. Les membres de l’Ordre manipulaient la protagoniste lorsqu’ils affirmaient qu’elle incarnait la guerre puisqu’ils étaient ceux qui l’obligeaient à se battre en premier lieu en faisant du mal à ses proches, mais elle a tout de même fini par les croire, par accepter le sort qu’ils avaient en tête pour elle. C’est un message d’espoir mais également empli de tristesse qu’elle laisse à Elpidios :

Tu combattras et tu tomberas. Parfois, tu penseras ne jamais pouvoir te relever. Tu seras tenté de rester à terre, mais tu te relèveras, Elpidios, parce que tu es fort, parce que ta lignée est forte et parce que toujours nous nous relevons. Tu demanderas pourquoi et même si tu ne me connaîtras jamais, je te le dis : tu es mon fils et je combattrai à jamais pour toi. Pour toi, et pour tous ceux qui te succéderont.[12]

Ainsi, plusieurs éléments sont importants dans ce passage. Tout comme Natakas, Kassandra est consciente de la fatalité imposée à sa lignée. Elle croit que, comme Léonidas et Darius avant elle, elle est considérée comme une menace et que son destin est de combattre ceux qui font du mal à sa famille. Encore une fois, la loi de la famille est celle qui prime pour la protagoniste; elle sacrifie son rôle de mère afin de s’assurer qu’Elpidios ne soit pas plongé dans la guerre comme elle. C’est par amour pour son fils et pour sa descendance future qu’elle lui offre l’exil, avec son grand-père. Elle assure la continuité de sa lignée, allant ainsi à l’encontre de ce que désiraient l’Ordre des Anciens et le Culte de Kosmos. Elle accepte de demeurer une cible pour ses ennemis, mais refuse qu’Elpidios en soit une et le fait ainsi disparaître. Cette action pourrait être vue comme l’ultime tentative de sa part de sauver sa lignée, sa descendance.

Puisqu’Elpidios est l’ancêtre d’Aya, un personnage important pour la série Assassin’s Creed puisqu’elle a co-fondé la faction qui deviendra l’ancêtre des Assassins quelques siècles après l’histoire de Kassandra, il est possible d’affirmer que la protagoniste a réussi à protéger sa descendance en sacrifiant sa maternité. Bref, c’est en acceptant sa fatalité de combattante tout en contestant le destin imposé à sa lignée que Kassandra parviendra à atteindre, du moins en partie, son but puisqu’elle sauvera sa lignée tout en abandonnant ce à quoi elle tient le plus.

 Ainsi, les principales lignées d’Assassin’s Creed Odyssey sont toutes autant maudites que les célèbres familles des tragédies grecques de l’époque de Sophocle. Dans un cas comme dans l’autre, des personnages ne parviennent pas à éviter le destin tragique qui leur est imposé et, même lorsqu’ils réussissent à s’en sortir, ils perdent toujours quelque chose de précieux. Néanmoins, dans Assassin’s Creed Odyssey, les personnages tentent davantage de résister à leur fatalité que dans les tragédies grecques. En effet, après une vie de mensonges et de haine, Kassandra peut tout de même réussir à convaincre Alexios de quitter le Culte de Kosmos et de se bâtir une nouvelle vie, tout comme elle épargne à Elpidios une vie dans la guerre et la violence. Sauver Alexios peut s’avérer une véritable réussite tandis qu’il y a un prix à payer pour sauver Elpidios : Natakas est mort et Kassandra ne connaîtra jamais son fils. Le fait d’exiler son fils empêche le sort réservé à sa famille de s’acharner sur lui. Elle accepte sa propre fatalité pour le sauver, lui, de la sienne. Selon Claudie Voisenat, dans la mythologie grecque, il n’est pas impossible de contrer son destin, mais la seule façon de le faire serait de plaire aux dieux : « Les effets de la souillure et les risques de contamination qui lui sont inhérents peuvent être neutralisés par des rites et des actes purificatoires. [13] »

Cependant, dans Assassin’s Creed Odyssey, ces actes purificatoires ne mèneraient nulle part puisque la souillure, l’acte ayant engendré la malédiction, n’a pas provoqué la colère des dieux; la prétendue souillure a été commise par Léonidas et Darius, lorsqu’ils ont désiré faire tomber respectivement de Culte de Kosmos et l’Ordre des Anciens. La malédiction n’en est pas réellement une, mais les deux factions désirent que leur pouvoir et leurs actions pèsent sur les personnages autant qu’une réelle malédiction. Ainsi, la tragédie d’Assassin’s Creed Odyssey n’est pas divine, mais bien politique. Ce sont des factions désirant établir une tyrannie sur le monde grec qui s’en prennent à la protagoniste et à sa lignée. L’un comme l’autre désire infiltrer le pouvoir politique pour mieux régner et, ainsi, contrôler la population. Ils veulent que Kassandra se sente souillée par les actions de Léonidas et de Darius au point d’arrêter de les combattre afin qu’ils puissent atteindre leurs objectifs. Toutefois, même si elle souffre au cours de sa quête, comme tous les héros tragiques, elle refuse de se laisser abattre et tente de libérer sa lignée de cette souillure que le Culte de Kosmos et l’Ordre des Anciens voient en elle.

Kassandra porte en elle une résistance, tout comme Antigone. La majeure différence entre les deux réside dans le fait qu’Antigone sacrifie son être entier tandis que Kassandra sacrifie une part d’elle-même seulement. Antigone refuse d’obéir à Créon, de se soumettre à lui, ce qui causera sa perte. L’amour de sa famille prime sur tout le reste. En effet, comme l’affirme Charles Guittard : « Antigone affronte sa mort avec une confiance que renforcent ses convictions : l’unité de tous les êtres qui lui sont chers, de tous les membres de sa famille si cruellement éprouvés par les malheurs terrestres, va se reformer dans les entrailles d’une Terre Mère.[14] » Autrement dit, Antigone croit que les membres de sa famille se retrouveront dans la mort. C’est pourquoi elle ne la craint pas et l’accepte, même si elle est déchirée par la situation. Elle n’a pas respecté les lois de la cité et a été condamnée à mort par Créon, mais les lois de la famille sont demeurées et ce sont celles auxquelles elle adhère réellement.

Pour Kassandra, il en va de même. Elle n’est pas condamnée à mort, mais elle est condamnée à passer sa vie sur un champ de bataille et tout ce qu’elle fait, elle le fait pour sa famille. Plus d’une fois, elle risque sa vie pour parler à Alexios plutôt que de le combattre. Lorsqu’elle envoie Elpidios au loin, c’est également par amour pour lui. Autant dans la tragédie d’Assassin’s Creed Odyssey que dans celle d’Antigone, l’amour est au cœur du choix des protagonistes. Kassandra et Antigone ont le poids du destin et de la fatalité sur les épaules, mais en bout de ligne, elles ne s’y soumettent pas à lui et choisissent ce qu’elles croient être le mieux. Elles utilisent leur libre-arbitre pour résister, mais la tragédie demeure et elles doivent tout de même faire un sacrifice. Les malédictions lancées sur leurs lignées restent plus fortes qu’elles. Le poids des actions de Léonidas et de Darius pèse autant sur Kassandra que celles commises par Laïos pour Antigone; la nature des malédictions n’affecte pas l’influence qu’elles peuvent avoir sur les individus. La lignée de la protagoniste d’Assassin’s Creed Odyssey est donc frappée de plein fouet par la fatalité, tout comme celles des personnages des grandes tragédies grecques de l’époque de la Grèce antique. En effet, Léonidas et Darius ont provoqué la colère du Culte de Kosmos et de l’Ordre des Anciens, imposant ainsi involontairement une souillure aux générations à venir de leur lignée. 

Néanmoins, la tragédie du jeu diffère tout de même des tragédies écrites par Sophocle, Euripide et Eschyle. Plus de deux millénaires séparent ces tragédies, donc il est normal que la tragédie ait évolué à travers les siècles. Assassin’s Creed Odyssey ne se conclut pas par la mort de sa protagoniste. Selon les actions du joueur, elle peut parvenir à sauver sa famille, mais elle sacrifie une part d’elle-même. Elle accepte de ne servir qu’à combattre et protéger la population des menaces à venir et renonce à la possibilité d’une vie simple et paisible puisque ses ennemis ont réussi à la convaincre que ce n’était pas pour elle. Vivre ainsi, en reniant une grande partie d’elle-même, est tout aussi douloureux que la mort pour Kassandra, voire plus encore, puisqu’elle ne cesse de répéter qu’elle n’oubliera jamais Natakas et Elpidios. Elle doit apprendre à vivre avec leur absence et continuer son éternel combat plutôt que de quitter le monde des vivants. Sa vie est brisée, mais elle est encore vivante, alors sa souffrance fera à jamais partie d’elle. De plus, le sort qui s’acharne sur Kassandra n’a rien à voir avec les dieux puisqu’il s’agit d’une succession d’actions politiques provoquées par le Culte de Kosmos et l’Ordre des Anciens qui la considèrent comme une menace.

Assassin’s Creed Odyssey reprend donc les codes de la tragédie de la Grèce antique, mais les réactualise.  Les dieux ne prennent généralement plus autant d’importance dans le monde contemporain, mais la politique demeure centrale et la corruption existe bel et bien. En déplaçant la fatalité imposée par les dieux vers une manipulation faite par des hommes et en choisissant de faire souffrir à jamais la protagoniste plutôt que de la faire mourir, les scénaristes d’Assassin’s Creed Odyssey génèrent une nouvelle forme de tragédie qui serait davantage contemporaine. Selon Lise Gauvin, il pourrait donc s’agir d’une réécriture : « La notion de réécriture, entendue au sens d’écriture-palimpseste ou de reprise d’un texte antérieur, est au cœur même de l’acte d’écrire dans la mesure où celui-ci ne saurait s’accomplir sans référence à une tradition littéraire déjà constituée.[15] » Assassin’s Creed Odyssey ne reprend pas un texte entier, mais il reprend des codes tragiques tout en s’ancrant dans la tradition littéraire déjà existante de la tragédie grecque. La fatalité imposée à des lignées maudites se trouve au cœur du récit, mais comme nous venons de le mentionner, cette fatalité est seulement différente de celle de l’époque de Sophocle. Elle se rapproche plus de la nôtre tout en étant placée dans un scénario qui se déroule à l’époque de l’âge d’or de la tragédie grecque.

Assassin’s Creed Odyssey serait donc une tragédie inspirée des grands classiques qui pourrait à la fois s’ancrer à notre époque et à l’époque à laquelle se déroule son récit, soit il y a plus de deux millénaires. La fatalité se répercute également sur le joueur puisque, même s’il peut sauver Alexios, il ne peut ni garder Natakas en vie ni empêcher Darius d’emmener Elpidios au loin. Tout comme la protagoniste, il se trouve impuissant face à ces événements et ne peut que les subir puisque ce scénario tragique est inévitable, imposé. 

En conclusion, Assassin’s Creed Odyssey est une tragédie au sens où l’entendait Aristote puisque le jeu met en scène des personnages dont la souffrance suscite la pitié et la crainte chez le joueur. La lignée de Kassandra se trouve maudite par une organisation secrète, le Culte de Kosmos, parce que son grand-père Léonidas a décidé de leur tenir tête et de les affronter des années plus tôt. La lignée de Natakas, qu’elle épousera, se trouve aussi maudite par l’Ordre des Anciens à cause des actions du père de ce dernier, Darius. Cependant, la façon dont sont traitées les lignées maudites du jeu diffèrent légèrement de la tragédie grecque originale : la protagoniste ne meurt pas et la malédiction est lancée par des organisations ayant un désir de contrôle politique et militaire immense sur l’entièreté du monde grec. Assassin’s Creed Odyssey, puisqu’il repend les codes de la tragédie grecque tout en les réactualisant, pourrait donc être vu comme une réécriture, comme une nouvelle version de ce type de tragédie. En plaçant l’action dans l’époque de la Grèce antique tout en abordant des thèmes comme la mort, le deuil et la corruption, le jeu peut s’ancrer à la fois dans son époque et dans l’époque actuelle. Bien que la tragédie soit au cœur du jeu et que nous ayons concentré nos recherches sur la fatalité imposée à des familles maudites, d’autres formes importantes du théâtre de la Grèce antique peuvent y être reconnues. Par exemple, le simple fait que Kassandra traverse la Grèce au complet à la recherche de sa famille perdue se rapproche d’une odyssée et donc d’une épopée. Il y a également plusieurs clins d’œil comiques, comme un cheval de Troie apparu sans explication après une soirée arrosée, ce qui s’apparenterait plutôt à la comédie.

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Zanin, Enrica, « Les commentaires modernes de la Poétique d’Aristote », Études littéraires, vol. 43, n°2, 2012, p. 55-83.

Zagolin, Bianca, « Sauvons Antigone », Moebius, n°111, 2006, p. 113-117.

Zind, Alain, « Le gameplay comme prolongement de la construction narrative »,

Conserveries mémorielles, vol. 23, en ligne, <http://journals.openedition.org/cm/3327>, consulté le 5 décembre 2019.




[1] Liana 'Lili' Rupert, « Assassin’s Creed Odyssey Novel Stars Kassandra as Canon Protagonist », Comicbook, 2018, en ligne, < https://comicbook.com/gaming/2018/06/23/assassins-creed-odysseykassandra-canon-protagonist/>, consulté le 20 novembre 2019.

[2] Aristote, Poétique, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Les Classiques de Poche », 2015 [environ -335],       p. 92.

[3] Pierre Ponchon, « D’un miracle à l’autre : la tragédie grecque et le tragique selon Vernant » Cahier philosophes, vol. 4, n°26, 2007, p. 40.

[4] Claudie Voisenat, « La rivalité, la séparation et la mort. Destinées gémellaires dans la mythologie        grecque », L’Homme, t. 28, n°105, 1988, p. 94.

[5] Daniel Weiss, « Évolution sociohistorique de la famille », Journal français de psychiatrie, n°37, 2010,     p. 23.

[6] Jonathan Dumont et Scott Philips (dir.), Assassin’s Creed Odyssey, Québec, Ubisoft, Playstation 4, 2018.

[7] Daniel Weiss, op. cit.

[8] Marie-Laure Ryan dans Samuel Archibald et Bertrand Gervais, « Le récit en jeu : narrativité et interactivité », Protée, vol. 34, n°2-3, 2006, p. 32.

[9] Alain Zind, « Le gameplay comme prolongement de la construction narrative », Conserveries mémorielles, vol. 23, en ligne, <http://journals.openedition.org/cm/3327>, consulté le 5 décembre 2019.

[10] Jonathan Dumont et Scott Philips (dir.), op. cit.

[11] Bianca Zagolin, « Sauvons Antigone », Moebius, n°111, 2006, p. 117.

[12] Jonathan Dumont et Scott Philips (dir.), op. cit.

[13] Claudie Voisenat, op. cit., p. 95.

[14] Charles Guittard dans Sophocle, Antigone, Paris, GF Flammarion, 1999 [environ -442 pour la pièce],     p. 142-143.

[15] Lise Gauvin, « Écrire/Réécrire le/au féminin : notes sur une pratique », Études françaises, vol. 40, n°1, 2004, p. 11.