Little Nemo in Slumberland, logiques de l'anamorphose

Little Nemo in Slumberland, logiques de l'anamorphose

Soumis par Melissa Labonté le 15/10/2012
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Ce dimanche, la bande dessinée Little Nemo in Slumberland de Winsor McCay célébrait son 107e anniversaire. On pouvait même voir sur la page d'accueil du moteur de recherche Google, un Doodle interactif rendant hommage au personnage du célèbre dormeur. Publié dans les journaux dès le 15 octobre 1905, cette oeuvre pionnière du neuvième art naît en pleine révolution industrielle. La dynamique sociale est alors à la métamorphose: toutes les sphères de la société sont touchées par cette vague importante de transformations. La nature onirique des récits de McCay semble perméable à la mouvance de l'époque: l'espace du rêve est changeant, imprévu, aucune de ses frontières n'a encore été atteinte. Dans cet esprit de conquérant, McCay aborde le médium de la bande dessinée comme le lieu propice à l'exploration de possibilités infinies. On peut voir dans Little Nemo un travail important sur les différentes modalités de la perspective visuelle, ce qui a des effets  sur la construction narrative de l'oeuvre. Pouvant être qualifiée d'anamorphique, cette modulation de la perception interroge de manière intéressante les liens entre l'image et la narration. En effet, on peut supposer que la forme de l'anamorphose est celle qui répond le mieux aux exigences du récit de rêve puisqu'elle épouse l'ambivalence d'un espace incertain dans lequel l'apparent réel n'est que subterfuge. À partir du principe anamorphique, il est possible d'observer en quoi l'image et la construction tabulaire influencent le récit et sa lecture.

Benoît Peeters, dans son livre Lire la bande dessinée, distingue quatre conceptions de la planche qui combinent de façon différente «la linéarité de la succession des cases –induite par le découpage– et la tabularité de la planche –suscitée par la mise en pages.» (Peeters: 49) De cette manière, il veut définir les différentes méthodes qu'emprunte la bande dessinée pour s'adapter à la divergence constitutive de ses paramètres. Dans le cas de McCay, Peeters étiquette certaines de ses planches d'«utilisation productrice» (66) c'est-à-dire que la forme y est prédominante, elle est l'élément qui engendre le récit. Or, ce concept peut paraître ambigu puisqu'il suppose une préconception de l'oeuvre finale: est-ce que le bédéiste s'est bel et bien laissé inspirer par une forme prédéfinie pour réaliser son intrigue ou est-ce plutôt son histoire qui a commandé la composition la plus pertinente? Est-ce que McCay a choisi, à plusieurs reprises, le dispositif en escalier parce que ça lui évoquait divers récits ou bien parce que c'est la forme qui s'accordait le mieux à ses idées?

Quoi qu'il en soit, il est vrai que l'utilisation d'une structure tabulaire non classique a nécessairement des effets sur la linéarité de la narration: il y a une prédominance de la mise en pages sur la disposition linéaire des cases. Par exemple, dans les planches de deux dimanches consécutifs, c'est-à-dire le 26 novembre 1905 et le 3 décembre 1905, McCay utilise la forme centrale du cercle pour deux histoires complètement différentes: l'une qui souligne l'Action de grâces en montrant une dinde géante qui avale la maison de Nemo et l'autre qui relate le voyage de Nemo sur la lune.

Little Nemo in Slumberland, par Winsor McCay

Cette récurrence surprenante du dispositif circulaire semple participer au développement du récit, et non l'inverse, dans le sens où «l'anecdote [se plie] aux dimensions de la planche» (67). Dans cette perspective, l'histoire est nécessairement transformée par ce choix de composition spatiale, car la lecture de gauche à droite/de haut en bas n'étant plus valide, la construction du sens se fait alors selon une autre dialectique. Le cercle au milieu de la page dirige sans cesse le regard du lecteur vers le centre, abandonnant du coup la logique début/fin vers celle de la contemplation, voire de l'éternel retour. Autrement dit, ce n'est plus la continuité qui prévaut, mais plutôt la contiguïté. Comme le souligne Peeters, «au lieu d'être un vecteur orienté vers sa fin (celle-ci nous est connue), la page est une surface dont toutes les parties sont investies, un espace privilégié de relations que le regard peut parcourir en tous sens.» (68) De cette manière, on peut dire que McCay travaille dans l'ambivalence. Autrement dit, il répond à la contrainte narrative que lui impose le cadre du sunday comics (une pleine page hebdomadaire) tout en gardant une esthétique contemplative rappelant parfois certaines affiches d'art nouveau. À partir de ces diverses exigences esthétiques, McCay crée un univers en constante métamorphose, et ce, par les ruptures formelles qu'il opère à l'intérieur de la notion de continuité. Devant Little Nemo in Slumberland, on est devant ce que Henri Van Lier appelle un multicadre mutationnel (5) c'est-à-dire que chez McCay rien ne paraît stable, pas même le cadre supportant le récit. À l'aide de cette constatation, il est possible d'établir un parallèle avec le procédé de l'anamorphose et de montrer comment ce mécanisme de la métamorphose visuelle met en place un espace hésitant entre le réel et le rêve.

Tout d'abord, il est nécessaire de définir ce qu'est l'anamorphose et comment elle peut s'appliquer au médium de la bande dessinée. Le principe de l'anamorphose est né en même temps que les études sur la perspective de Piero della Francesca et de Vinci puisqu'elle joue sur une conception rationnelle de la vision. Elle est la déformation d'une image, mais de manière réversible c'est-à-dire que l'apparente dislocation des formes peut être rétablie par un changement de perspective. Jurgis Baltrušaitis dans Anamorphoses ou thaumaturgus opticus définit l'anamorphose dans le domaine de l'art comme «une dilatation, une projection des formes hors d'elles-mêmes, conduites en sorte qu'elles se redressent à un point de vue déterminé: une destruction pour un rétablissement, une évasion, mais qui implique un retour.» (Baltrušaitis: 5) La dynamique de l'anamorphose implique donc de manière schématique le mouvement du désordre irrationnel vers un retour à la normalité, au réel. Le parallèle devient soudainement évident avec la structure narrative de Little Nemo: la déformation du réel provoquée par le rêve implique toujours, à la dernière case, le réveil et donc, le rétablissement des formes rationnelles.  Dans ce sens, la forme anamorphique peut être considérée comme une réponse esthétique au songe: entre le rêve et la réalité, entre l'illusion et la raison.

Dans l'oeuvre de McCay, c'est la case du réveil (ou la case-lit selon la dénomination de Pierre Samson) qui assure le mouvement du retour, voire l'éternel retour étant donné la formule itérative de Little Nemo – nous y reviendrons. La case finale est la seule qui ne change jamais de forme, elle est le point final soutenant l'ensemble des variations qui lui ont précédé. Pierre Samson dans son essai «Les songes de l'enfant-lit» décrit cette case immuable «telle l'ultime frontière – voire le seuil originel – de la saga de l'insatiable petit rêveur, elle maintient en opposition le monde du rêve, réceptif aux métamorphoses les plus inimaginables, avec celui, hautement prévisible, confiné et orthogonal, de la réalité.» (Samson: 22) Ainsi, la case-lit est la constante qui assure le rythme. En regard à ce qui nous intéresse, elle est également celle qui permet le changement de perspective, qui complète la variation amorcée par le principe anamorphique. Or, comme nous venons de le voir, il est vrai que la bande dessinée de McCay répond dans sa structure narrative au mouvement schématique de l'anamorphose, mais de manière formelle, nous ne sommes pas toujours en présence d'une figure anamorphique observable. Autrement dit, chez McCay, l'anamorphose peut être comprise de deux façons: à la fois dans la narration c'est-à-dire dans l'idée du rêve déformant jusqu'au retour inévitable du réel, mais aussi dans la composition tabulaire (le dispositif circulaire, par exemple). Dans cette perspective, il est important de distinguer l'anamorphose de la métamorphose qui, elle, n'implique que le changement d'une forme pour une autre, et non une modification notable de la perspective. À partir de cette distinction, certaines planches de McCay paraissent davantage évocatrices quant à l'idée d'une mutation du cadre hégémonique de lecture.

Little Nemo in Slumberland, par Winsor McCay

Revenons au dispositif du cercle et plus précisément, à partir de son utilisation dans la planche du 3 décembre 1905. Dans la perspective qui nous intéresse, la case centrale représentant le visage lunaire rappelle le cas de l'anamorphose à miroir, c'est-à-dire celle qui interpose un miroir cylindrique à une image déformée. En effet, la représentation de la lune au centre de la page s'étire, s'agrandit et se modifie pour répondre au cadre de la case, comparativement aux autres lunes dont la forme apparaît proportionnelle (dans les cases 1, 5, 6 et 7). La construction de la planche fait en sorte que le regard de lecture se ramène sans cesse à cette déformation centripète. Dans ce sens, il est possible de faire un parallèle métaphorique entre la force de l'attraction lunaire et l'influence considérable de cette case sur l'ensemble de la planche. De la première à la neuvième case, elle provoque le mouvement de rotation entre les différentes cellules narratives. Ainsi, il est possible d'observer un agrandissement progressif de l'objet lunaire dès la cinquième case jusqu'à la neuvième. Il ne s'agit donc pas d'un phénomène relatif à la métamorphose, mais bien à l'anamorphose puisqu'il y a changement de perspective: la variation du cadre influe sur la perception du lecteur. Ce rythme visuel de la rotation (rappelant celui des phases lunaires) que le processus anamorphique provoque affecte du même coup la linéarité narrative.

Dans son ensemble, le récit de cette planche raconte le voyage de Nemo, à bord de son lit, vers la lune c'est-à-dire vers le monde du rêve (slumberland) où il est reçu par Lunatix, un valet du roi Morphée. Or, la porte de cet univers se referme brusquement sur lui. Apeuré, Nemo fuit Lunatix, puis se réveille soudainement. Dans la deuxième bande, on peut observer la sortie du jeune rêveur de l'espace sécuritaire de sa chambre parallèlement à sa sortie d'une conception rationnelle de la case. Le flottement du lit pousse Nemo à l'extrémité supérieure du cadre jusqu'à ce qu'il soit expulsé de sa maison vers un espace indéfini. Dès lors, le changement de couleur de fond à chaque case périphérique illustre un univers changeant et instable. La structure gravitationnelle des cases épouse alors un temps cyclique qui semble enfermer le protagoniste au centre de la page: malgré la progression du récit, notre oeil de lecteur nous ramène sans cesse au seuil du monde des rêves, à l'entrée de la lune. De cette manière, on peut dire que la déformation anamorphique des cases permet une projection du lecteur dans l'évènement de la case. Déjà, le héros se nomme Nemo (ce qui signifie Personne) ce qui favorise l'identification du lecteur, mais il y aussi dans le découpage des cases, c'est-à-dire dans la modulation des cadres de perception, une tendance à la contiguïté – comme nous l'avons abordé précédemment. Dans ce sens, le schéma visuel ne dessine pas le chemin vers la dernière case, c'est-à-dire vers la rupture cathartique finale, mais impose plutôt au regard une phase contemplative, un retour sur soi. La forme circulaire devient cet espace propice à la projection tel un miroir déformant qui renvoie au lecteur une image irrationnelle de lui-même à la porte du monde du rêve et de l'imagination. Contrairement au cinéma, les images n'imposent pas leur ordre séquentiel, elles le suggèrent. Elles se donnent, de cette manière, disponibles aux yeux du lecteur tel un lieu d'attente d'une prise en charge de la part du regardant. Dans le cas qui nous intéresse, la perturbation de la continuité que cela engendre affecte la temporalité narrative, favorisant alors l'instant à la progression. On peut ainsi voir apparaître chez Little Nemo l'espace de l'enfance nostalgique, c'est-à-dire l'idée de refus de l'évolution, dont le processus anamorphique fait la surenchère.

Little Nemo in Slumberland, par Winsor McCay

Car s'il y a bien une métamorphose que Nemo ne connaitra jamais, c'est bien celle du vieillissement. Le seul épisode qui le présente comme étant vieux est celui du 31 décembre 1905, pour l'occasion du jour de l'an, dans lequel il visite le Père du temps. Dans cette planche, le jeune rêveur a la possibilité de voir à quoi il ressemblera chaque année de sa vie. Même si ce récit de Nemo se distingue par l'évolution ontologique du personnage (c'est la première fois qu'il revêt la modalité humaine du vieillissement), il demeure tout de même dans un cadre itératif. Pour poursuivre ce que nous avons abordé plus tôt, l'itération permet, selon Umberto Eco, de «se soustraire à la tension passé-présent-futur pour se retirer vers un instant». (Eco: 135) Ainsi, Nemo n'évolue pas dans le temps, mais bien dans l'espace, c'est-à-dire que sa métamorphose qui s'apparente à celle du vieillissement résulte de sa visite dans l'espace du temps, dans le royaume du Père du temps. Autrement dit, Nemo est prisonnier du schéma de l'éternel retour imposé par la structure fictionnelle; il n'obéit pas au temps du récit, mais bien à l'espace qui l'entoure –instable de surcroît. De cette manière, le temps de l'enfance amené par le protagoniste demeure immuable. Même si Nemo est sans cesse évacué de ce modèle narratif cyclique au terme de la planche, il est condamné à revisiter sans cesse la projection onirique d'une enfance impossible –puisqu'éternelle. Cet instant dont parle Eco se dilate donc dans un espace en dehors du temps rationnel; les formes qui le composent se projettent alors hors d'elles-mêmes, n'obéissant plus à une conception logique du monde. Autrement dit, l'action des planches de McCay se situe qu'à travers une métamorphose spatiale (et non temporelle; voilà pourquoi Nemo ne vieillit pas). C'est dans ce contexte que l'anamorphose devient effective et pertinente puisqu'elle engendre «les élasticités d'un visible» (Sterckx: 71) et donc, une dilatation du temps cyclique à partir d'une ellipse mutationnelle.

Le meilleur exemple de l'utilisation anamorphique est la planche du 2 février 1908 dans laquelle le mouvement narratif n'est suggéré que par la déformation corporelle des personnages: ils apparaissent comme s'ils étaient placés devant un miroir déformant.

Little Nemo in Slumberland, par Winsor McCay

Même si le dialogue propose un déplacement horizontal et donc, de l'ordre de la temporalité («follow me»; «if we keep on going this way»; «let's keep moving»), la seule mutation observable se fait dans l'élongation de leur corps, de manière verticale. Comme l'indique Pierre Sterckx dans son texte «Winsor McCay ou la tentation de l'anamorphose», «cadrée, centrée, unique, immobile, l'image picturale ne peut s'échapper de son destin d'icône que par élongations latérales.» (70) Il semble alors que McCay découvre dans ce processus une spécificité à la bande dessinée c'est-à-dire la transformation des zones d'ombre de l'image (le hors-cadre, les «blancs», la marge, etc.) en du séquentiel. Dans ce sens, la mutation du cadre participe à la séquentialité du récit. Ce qui distingue cette planche de 1908, c'est la manière dont l'intercase ne suggère aucun enchaînement narratif, mais dessine plutôt un labyrinthe entre les différentes cases, entre les différentes phases de transformation. «I think we are lost again», dit Nemo alors qu'il est prisonnier de cet instant anamorphique. Or, Nemo n'est pas complètement perdu puisque, dans le coin inférieur droit, résiste la case du réveil.

La progression de Nemo au coeur de Slumberland s'apparente finalement à celle d'un enfant qui découvre le monde pour la première fois, c'est-à-dire sans idée préconçue, sans conscience des rapports qui unissent le temps à l'espace. Dans ce sens, le regard de l'enfant peut s'associer à une vision anamorphique: il se construit peu à peu un cadre de perception qui l'aidera à comprendre le monde. Baltrušaitis dit de l'anamorphose qu'elle «contient une poétique de l'abstraction, un mécanisme puissant de l'illusion optique, et une philosophie de la réalité factice. C'est un rébus, un monstre, un prodige.» (5) À cheval entre le rêve et la réalité, à travers une enfance éternelle, l'univers de McCay devient ce rébus, ce monstre par une symbolisation forte de l'image dans un cadre en constante mutation. Et cela, en somme, tient du prodige.

           

Bibliographie

BALTRUSAITIS, Jurgis. 1984. Anamorphoses ou thaumaturgus opticus. Paris: Flammarion, coll. «les perspectives dépravées», 223p.

COLLECTIF. 2005. Little Nemo 1905-2005: un siècle de rêves. Paris-Bruxelles: Les Impressions nouvelles, 102p.

ECO, Umberto. 1993 [1978]. De Superman au Surhomme. Paris: Grasset, Le Livre de Poche, coll. «biblio essais», 217p.

McCAY, Winsor. 2000. Little Nemo: 1905-1914. Evergreen/Taschen, 432p.

PEETERS, Benoît. 2003 [1998]. Lire la bande dessinée. Paris: Flammarion, coll. «Champsarts», 153 p.

VAN LIER, Henri. 1988. «La bande dessinée, une cosmogonie dure» In T. Groensteen (dir.) Bande dessinée, récit et modernité, colloque de Cerisy. Paris: Futuropolis, 177p.